6 Désillusion

Deux fois l’an, Akmaro faisait le tour des sept Maisons du Gardien. À son arrivée dans une région de l’empire de Darakemba, tous les prêtres et tous les professeurs venaient à la Maison et il leur prodiguait son enseignement, écoutait leurs problèmes et les aidait à prendre leurs décisions. Il prenait grand soin de ne pas permettre aux prêtres de le traiter comme d’autres prêtres avaient jadis traité les rois : pas de courbettes, pas d’attentions particulières ; on se touchait mutuellement les avant-bras ou les ailes en un salut égalitaire ; quand on s’asseyait, c’était en cercle, et Akmaro désignait l’un ou l’autre, au hasard, pour diriger la séance et répartir les temps de parole.

Un jour, il se présenta comme d’habitude à la Maison du Gardien de Bodika, la dernière adjonction à l’empire de Darakemba. Le pays était en paix, n’ayant plus le désir de résister à l’autorité de Motiak. Mais l’enseignement d’Akmaro… c’était une autre affaire. « Il faut qu’ils comprennent bien que ça ne vient pas de moi, dit Akmaro. Tout ce que je sais, je l’ai appris de Binaro ou grâce à des rêves envoyés par le Gardien, parfois à moi, mais plus souvent à d’autres.

— C’est tout le problème, père Akmaro », fit Didul. Les fils de Pabulog s’étaient tous faits prêtres ou professeurs et consacraient leur vie au Gardien qui les avait délivrés des mensonges et de la haine de leur père. « En partie, en tout cas. Pas mal de gens ici prétendent recevoir de vrais rêves qui disent qu’en Bodika, au moins, le Gardien refuse le mélange des gens de la terre, du ciel et du milieu.

— Ce sont de faux rêves, répondit Akmaro.

— D’après eux, ce sont les tiens qui sont faux. Le résultat, c’est que nous sommes obligés de leur demander de croire, non pas dans le Gardien, mais en ce que tu dis du Gardien.

— Il y a des lois contre l’escroquerie ! s’exclama un prêtre. On ne peut pas laisser ces gens attaquer les enseignements des Maisons du Gardien !

— Didul ne nous permet pas de les faire comparaître devant le suzerain de Bodika », renchérit un autre.

Akmaro se tourna vers Didul, qui répondit :

« Je soupçonne le suzerain de nourrir une sympathie secrète pour ceux qui soutiennent que les fouisseurs sont des esclaves par nature, même s’ils sont libres aux yeux de la loi.

— De toute façon, il est préférable que ces questions ne passent pas au tribunal, dit Akmaro.

— Comment le royaume peut-il être unifié si tout un chacun peut se prétendre porte-parole de la Gardienne ? demanda un professeur, une femme du ciel, il faut quand même des limites !

— Ce n’est pas à nous de dire au Gardien à qui il peut ou non s’adresser.

— Alors, quand vas-tu interdire aux femmes de parler du Gardien au féminin ? s’enquit un vieil homme.

— Le jour où le Gardien nous révélera s’il possède un utérus ou non, nous dirons à l’un ou l’autre groupe de changer de conception. L’as-tu déjà vu ? »

Le vieil homme grogna que non, bien sûr.

« Alors, ne sois pas trop pressé de censurer le point de vue des autres, dit Akmaro. Qui sait si ce n’est pas toi qui devras finalement t’habituer au féminin ? »

Didul éclata de rire, comme beaucoup d’autres – des jeunes, pour la plupart. Mais, reprenant son sérieux, il ajouta : « Tu es grand-prêtre de Darakemba depuis treize ans déjà, père Akmaro, mais nombreux sont ceux qui refusent encore tout changement. Dans cette salle même, il est des femmes qui détestent devoir professer devant des congrégations où se trouvent des hommes, et des hommes qui détestent enseigner à des femmes. Il est des anges qui répugnent à instruire des humains, et des humains qui renâclent à instruire des anges. Est-ce ainsi partout, ou seulement ici, à Bodika, où même les prêtres et les professeurs ne suivent pas les préceptes du Gardien ?

— Continuent-ils néanmoins à s’adresser à ces congrégations mixtes ? demanda Akmaro.

— Oui. Mais certains ont abandonné leur poste parce qu’ils n’en pouvaient plus.

— Vous en avez nommé d’autres à leur place ?

— Oui.

— Alors, c’est ici comme ailleurs. Le brassage des hommes et des femmes, des gens de la terre, du milieu et du ciel en un seul peuple, celui des Protégés du Gardien, ce brassage ne peut s’accomplir en un an, ni même en treize.

— Les dissensions parmi nous sont parfois violentes, fit Didul.

— Et tu prends toujours parti contre nous ! s’écria un jeune ange.

— Je prends le parti du Gardien ! » corrigea Didul.

Akmaro se leva. « Ce à quoi je voudrais que vous songiez, mes amis, c’est que le Gardien nous demande bien plus que de simplement collaborer comme des égaux.

— Dans ce cas, occupons-nous-en et oublions le mélange des espèces ! cria une femme ange.

— Mais si nous-mêmes, prêtres et professeurs, ne parvenons pas à nous unir, répliqua Akmaro, comment espérer que les gens prêtent foi à nos discours ? Regardez-vous, regardez comme vous vous êtes séparés, les femmes humaines des femmes anges, là-bas les hommes humains, ici les hommes anges, et où sont les fouisseurs ? Êtes-vous toujours installés tout au fond ? dans le coin le plus reculé ? »

Un fouisseur se dressa, l’air mal à l’aise. « Nous n’aimons pas jouer des coudes pour nous mettre en avant, Akmaro.

— Vous ne devriez pas avoir à jouer des coudes. Combien d’entre vous ici connaissent-ils seulement le nom de cet homme ? » Didul s’apprêtait à répondre, mais Akmaro retint sa main. « Toi, tu le connais, naturellement, Didul. Mais les autres ?

— Comment le saurions-nous ? pépia un ange. Il est tout le temps occupé avec ses petites réunions dans les cavernes et les tunnels des fouisseurs !

— Est-il le seul ? Les humains et les anges n’enseignent-ils pas aussi aux fouisseurs ? »

Didul intervint. « C’est là le point le plus délicat, père Akmaro. Il demeure une profonde rancœur contre les humains et les anges chez les anciens esclaves. Ils ne se sentent pas en sécurité. Parmi ceux de la terre, les Protégés du Gardien ne feraient pas de mal à une mouche, mais il y en a d’autres.

— Et les fouisseurs présents aujourd’hui, se sentent-ils en sécurité parmi les humains et les anges ? » demanda Akmaro.

Les fouisseurs échangèrent des regards embarrassés. « Ici, oui », dit finalement l’un d’eux.

Akmaro eut un rire amer. « Pas étonnant que ceux qui mentent sur les desseins du Gardien rencontrent tant de facilité à convertir les gens à leur point de vue. Quel genre d’exemple voient-ils parmi les Protégés ? »

Puis ils passèrent à d’autres sujets et soumirent de nombreuses questions au jugement d’Akmaro, mais un malaise diffus persista jusqu’à la fin de la réunion, et si certains, à mesure que la journée avançait, firent l’effort de franchir les frontières entre les groupes, d’autres se replièrent davantage sur le noyau dur de leur espèce.

Enfin le soir tomba, et tandis que le chant vespéral des anges et des humains montait dans le ciel de Bodika, Akmaro accompagna Didul chez lui.

« Toujours pas marié ? demanda Akmaro. Malgré tous mes conseils ?

— Vingt ans, c’est encore jeune. »

Akmaro regarda Didul dans les yeux. « Tu me caches quelque chose. »

Didul sourit tristement. « Il y a bien des choses qu’hommes et femmes cachent, parce qu’elles n’apporteraient qu’affliction. »

Akmaro lui tapota l’épaule. « C’est vrai. Mais parfois on se tourmente inutilement : on s’imagine qu’en disant la vérité on fera souffrir les autres, alors qu’en réalité la vérité les libérerait.

— Je t’avouerai peut-être ce que j’ai sur le cœur. J’en rêve.

— Eh bien, vas-y.

— Ce ne sont pas de vrais rêves, père Akmaro. Rien que… des rêves. » Il paraissait très mal à l’aise.

« Qu’y a-t-il pour dîner ? demanda Akmaro. Je suis affamé. Ça me fatigue et ça me creuse de parler.

— J’ai des galettes. Ou plutôt, je peux en faire cuire. Le temps de préparer le feu près de la pierre à cuire…

— Didul, la règle veut que les prêtres travaillent pour gagner leur vie, pas qu’ils croupissent dans la pauvreté absolue. Une pierre à cuire !

— Ça me suffit. Et puis, je travaille… Bon, je ne possède pas de terre. Je l’ai donnée aux fouisseurs qui y avaient été esclaves. Je ne voulais pas vivre de mes loyers.

— Tu la leur as donnée ! Tu n’aurais pas pu au moins la leur vendre, en leur permettant de te rembourser un peu chaque année et… ?

— Elle m’avait été offerte. Je ne l’avais pas gagnée, et certains de ces fouisseurs avaient peiné dessus toute leur vie.

— Alors, comment gagnes-tu tes pitoyables petites galettes ?

— J’ai aussi des haricots, de bonnes épices, des légumes et des fruits frais toute l’année.

— Mais comment ? Ne me dis pas que tu acceptes des dons de ceux à qui tu enseignes. C’est interdit, même s’ils sont faits de bon cœur.

— Non, non ! se récria Didul. Jamais, non ! Je loue mes services. Je travaille à la journée chez ceux qui auraient été autrement mes locataires. Et chez d’autres aussi, récemment. J’ai les bras plus longs que les fouisseurs et les anges ; je me débrouille bien à la faux, je sais tracer un sillon droit, et personne n’abat les arbres et ne dresse le bois plus adroitement que moi. Même ceux qui refusent mes enseignements m’engagent quand ils ont un arbre à couper.

— Un ouvrier journalier… Les plus pauvres parmi les pauvres.

— Ce n’est pas bien ?

— Oh, si, très bien ! Mais tu me fais honte de mes loyers !

— Mes choix personnels n’imposent rien aux autres. » Il prit de la farine de maïs finement broyée et entreprit de la mélanger avec de l’eau et une pincée de sel.

« Mais quand tu parles, toi, les fouisseurs et les anges t’écoutent, je parie », dit Akmaro. Il aida Didul à façonner des boules de pâte et à les aplatir.

Didul haussa les épaules. « Certains, oui. La plupart.

— La situation est aussi terrible que la réunion l’a laissé entendre ?

— Pire.

— Je ne tiens pas à recourir à la loi pour obtenir l’obéissance.

— De toute façon, ça ne marcherait pas. Tout ce dont la loi est capable, c’est de modifier le comportement des gens quand ils se savent observés. Comme tu me l’as enseigné dans la terre de Chelem, le fouet est impuissant devant le cœur résolu.

— Exact. Mais que vais-je dire à Motiak ? Qu’il faut en revenir à l’ancien système parce que les gens refusent de respecter une prêtrise sans roi à sa tête ?

— Non, pas ça.

— Ou pire, lui dire qu’il faut renoncer à enseigner les préceptes du Gardien ? Mais j’ai relu les rêves des Héros tels que Nafai et Oykib les ont inscrits dans les anciens livres et je n’y trouve toujours qu’un seul et même sens : le Gardien désire que nous formions un peuple unique, nous, les trois espèces, les deux sexes, les riches et les pauvres. Comment puis-je refuser cette mission ?

— Tu ne peux pas, fit Didul en plaquant une galette sur la pierre grésillante.

— Mais si nous forcions tout le monde à vivre ensemble…

— Ce serait absurde. Les anges ne peuvent pas vivre dans des terriers, ni les fouisseurs dormir la tête en bas accrochés à des perchoirs.

— Quant aux humains, ils ont une terreur innée des espaces clos comme des hauteurs.

— Conclusion : nous devons continuer à essayer de les persuader, trancha Didul.

— Alors il n’y a plus d’espoir. » Akmaro retourna une galette. « Déjà que je n’arrive pas à te convaincre de prendre femme, ni de m’expliquer pourquoi tu refuses.

— Tu ne vois donc pas pourquoi ? Regarde dans quelle misère je vis !

— Eh bien, épouse une femme prête à travailler dur et aussi peu intéressée par les richesses que toi.

— Combien y en a-t-il de cette sorte ?

— J’en connais beaucoup. Mon épouse est comme ça. Ma fille aussi. »

Didul rougit et Akmaro comprit aussitôt. « Ma fille ! C’est ça, n’est-ce pas ? Tu viens quatre fois par an à Darakemba pour t’entretenir avec moi – et tu es tombé amoureux de ma fille ! »

Didul secoua la tête, cherchant à nier.

« Mais enfin, jeune imbécile, pourquoi ne lui as-tu rien dit ? Elle n’est pas bête, elle a dû remarquer ton intelligence, ta gentillesse, et aussi, du moins c’est ce que m’ont dit des femmes de mon entourage, que tu es sans doute le plus joli garçon de Darakemba !

— Comment puis-je lui parler ?

— Je te suggère d’utiliser une colonne d’air montant de tes poumons, que tu transformerais en voyelles et en consonnes à l’aide de tes lèvres, de ta langue et de tes dents.

— Dans notre enfance, je l’ai tourmentée. Je l’ai humiliée, ainsi qu’Akma, devant tout le monde.

— Elle l’a oublié.

— Non. Et moi non plus. Il ne se passe pas un jour sans que je me rappelle ce que j’étais et ce que j’ai fait.

— D’accord, elle n’a sûrement pas oublié. Je voulais dire qu’elle t’a pardonné depuis longtemps.

— Pardonné… mais il y a une grosse différence entre le pardon et l’amour qu’une épouse porte à son mari. » Il soupira. « Veux-tu de la pâte de haricots ? C’est sacrément relevé, mais la dame de la terre qui me l’a préparée est le meilleur cordon-bleu que je connaisse. »

Akmaro tendit sa galette et Didul y étala la pâte à l’aide d’une cuiller de bois. Puis Akmaro roula la galette, en replia une extrémité et mordit dans l’autre. « C’est aussi bon que tu me l’avais promis. Luet aimerait, aussi. Ce n’est jamais trop épicé pour elle. »

Didul éclata de rire. « Père Akmaro, tu ne connais donc pas ta propre famille ? Imagine que je parle à Luet. De mariage, je veux dire. Chaque fois que je la vois, nous passons notre temps à discuter de choses et d’autres, d’histoire, de science, de politique, de religion, de tout sauf de sujets personnels. Elle est… supérieurement intelligente. Trop raffinée pour moi ; mais même si je trouvais le courage de me déclarer, même si, par impossible, elle m’aimait, et même si tu donnais ton consentement, cela resterait irréalisable. »

Akmaro haussa les sourcils. « Quoi, existerait-il un lien de consanguinité que j’ignorerais ? Je n’avais pas de frère, ma femme non plus, donc tu ne peux pas être un neveu dont je n’aurais jamais eu connaissance.

— C’est Akma, coupa Didul. Akma ne m’a jamais pardonné. Si Luet m’aimait, il le prendrait comme un camouflet. Et si tu consentais en plus à notre mariage, il n’y aurait plus de pardon possible. Il deviendrait enragé. Il… Je ne sais pas de quoi il serait capable.

— Il ouvrirait peut-être enfin les yeux et oublierait ses idées puériles de vengeance. Il n’est plus le même depuis cette époque, je sais, mais…

— Mais rien, l’interrompit Didul. C’est moi le responsable. C’est évident : toute sa haine provient de l’humiliation que je lui ai fait subir le premier jour et tant d’autres par la suite…

— Tu n’étais qu’un enfant.

— Mon père ne me faisait pas claquer un fouet au-dessus de la tête, Akmaro. J’aimais ça ! Tu ne comprends pas ? Quand je vois des gens se moquer de petits fouisseurs à cause de leur pauvreté, parce qu’ils vivent dans des terriers, qu’ils sont sales, que… je les comprends ; je comprends les tourmenteurs. J’en étais un. Je sais ce qu’on ressent quand on a chassé toute compassion de son cœur et qu’on rit de la douleur des autres !

— Tu n’es plus le même, aujourd’hui.

— J’ai rejeté cette part de moi-même. Mais je suis exactement le même.

— Quand tu as traversé le fleuve…

— Un homme nouveau, oui, je suis devenu un homme nouveau. Un homme qui ne fait pas ces choses, oui. Mais je suis encore et toujours celui qui les a faites !

— Pas pour moi, Didul. Ni pour Luet, je pense.

— Pour Akma, père Akmaro, je suis celui qui l’a anéanti devant sa sœur, sa mère, son père, ses amis, son peuple. Et s’il arrivait que Luet et moi nous mariions – non, s’il entendait seulement dire que je le désire, ou que Luet l’accepte, ou que tu l’approuves – ce serait l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres. J’ignore ce qu’il ferait, mais il le ferait.

— Il n’est pas violent. Il est doux, même s’il nourrit d’anciennes rancunes.

— Ce n’est pas pour ma vie que je crains. Je sais seulement que quelqu’un d’aussi intelligent qu’Akma, d’aussi doué, d’aussi charismatique… quelqu’un comme lui trouverait le moyen de nous faire regretter de lui avoir fait un tel affront.

— Si je comprends bien, tu refuserais à ma fille la chance d’épouser un des plus beaux esprits de tout l’empire uniquement parce que son frère est incapable de dépasser sa rancœur puérile ?

— Nous ignorons ce qui s’est passé dans le cœur d’Akma, père Akmaro. C’était peut-être un enfant à l’époque, mais ce n’est pas pour ça que ses sentiments sont obligatoirement puérils. »

Akmaro termina sa dernière galette. Comme il n’y avait plus de pâte de haricots pour la fourrer, elle était sèche et salée. « J’ai besoin de boire un peu d’eau, dit-il.

— Le Milirek n’a pas de source pure ; il descend de montagnes basses et certaines sont dépourvues de neige la plus grande partie de l’année.

— Je bois l’eau que le Gardien me donne dans chaque pays. »

Didul éclata de rire. « Alors, j’espère que tu ne sortiras pas du Gornaya ! Les eaux à demi croupissantes des terres plates ne sont pas salubres ; elles sont boueuses, fétides et infestées de bestioles. Je connais quelqu’un qui a bu de cette eau une fois sans la faire bouillir et il n’a cessé de se vider qu’après avoir perdu le tiers de son poids ; sa femme s’apprêtait déjà à l’enterrer, ne serait-ce que pour s’épargner la peine de creuser de nouvelles latrines ! »

Akmaro fit la grimace. « J’ai entendu ce genre d’histoires, moi aussi. Mais il faudra que nous apprenions à vivre dans les terres plates. La paix règne chez nous depuis si longtemps qu’il arrive des gens de partout ; des réfugiés elemaki, des gens de vallées cachées, qui viennent en Darakemba parce que l’autorité de Motiak y a instauré la paix et l’abondance. La paix durera, j’espère. Mais l’abondance… Il faut trouver le moyen de mettre les terres plates en valeur.

— Les fouisseurs ne peuvent pas y creuser de terriers, ils sont aussitôt inondés. Les anges ne peuvent non plus y nicher : les arbres ont des branches si grosses et ils sont si serrés que les jaguars ont accès partout.

— Dans ce cas, imaginons des maisons bâties sur des radeaux ou quelque chose comme ça. Nous avons besoin de terre. Et peut-être qu’en ouvrant de nouveaux territoires, mon jeune ami, où fouisseurs, anges et humains seront obligés de vivre tous dans des maisons similaires, nous parviendrons à créer l’harmonie que nous avons tant de mal à réaliser ici, dans le Gornaya.

— J’y réfléchirai. Mais j’espère que tu soumettras la question à des hommes et des femmes plus intelligents que moi.

— Crois-moi, je l’ai fait et je le ferai encore. Et à de plus intelligents que moi aussi. C’est un principe que j’ai appris de Motiak : ne jamais perdre son temps à demander conseil à plus stupide que soi.

— C’est rassurant, fit Didul.

— Comment ça ?

— Eh bien, je peux m’adresser à n’importe qui.

— Attention : la fausse modestie, si charmante soit-elle, reste néanmoins fausse.

— Bon, d’accord, je suis plus malin que certains, reconnut Didul. Comme ce professeur qui prétend que les anges ont peur de descendre dans les terriers des fouisseurs.

— Et ce n’est pas vrai ?

— Je connais trois anges médecins à qui ça arrive tout le temps et ils n’ont jamais eu d’ennuis.

— Peut-être nos professeurs auraient-ils moins peur s’ils étaient persuadés que leur enseignement a autant de valeur que les simples des médecins.

— Et nous y revoilà : si les croyants n’étaient pas si bourrelés de doutes, ils auraient beaucoup moins de mal à convertir les incroyants.

— Oh, leurs doutes ne me gênent pas : s’ils pouvaient seulement faire comme s’ils croyaient, ils seraient plus persuasifs.

— Je ne te connaîtrais pas si bien, je penserais que tu prônes l’hypocrisie.

— Je préfère vivre parmi des gens qui se conduisent comme il faut que chez des gens qui pensent comme il faut, répliqua Akmaro. Je n’ai pas remarqué plus d’hypocrisie chez les premiers que chez les derniers, et, au moins, ceux qui agissent bien n’entraînent pas les autres dans des discussions à n’en plus finir. »


Ahanant, Bego suivait Akma et Mon sans cesser de se plaindre. « Je ne vois pas pourquoi votre mystérieuse discussion n’aurait pas pu avoir lieu dans mon bureau ! Je suis trop vieux pour vos petits jeux et, vous l’avez peut-être remarqué, mes jambes sont moitié moins longues que les vôtres ! »

À quoi Akma répondit, impitoyable : « Eh bien, vole ! »

Par-derrière, Mon lui flanqua une bourrade qui l’envoya, chancelant, dans un buisson au bord du chemin. Akma se retourna, prêt à se mettre en colère ou à rire, suivant l’intention qu’il lirait dans les yeux de Mon.

« Aie un peu de respect pour mon ami, dit Mon calmement, sinon pour son âge et sa position. »

Akma sourit aussitôt, de son sourire le plus charmant, le plus séduisant, avec l’efficacité qui ne faisait jamais défaut ; son expression suggérait l’humilité, l’effacement, une protestation d’innocence crédible, une promesse d’amitié, enfin, tout ce que la personne concernée souhaitait y lire d’agréable. Mon restait toujours perplexe devant ce sourire alors même qu’il effaçait sa colère ou sa jalousie. D’où provenait donc un tel pouvoir sur les autres ?

« Ah, Bego, je te taquinais, tu l’as compris, j’espère ! dit Akma. Tu me pardonnes, mon vieil ami ?

— Je te pardonne à chaque fois, répondit Bego d’un ton las. Comme tout le monde ; pourquoi te fatiguer à poser encore la question ?

— J’offense donc si souvent les gens que me pardonner est devenu une habitude ? » demanda Akma, et de la peine se mêlait maintenant à son sourire. Mon eut envie de lui passer un bras autour des épaules, de le serrer contre lui, de l’assurer qu’il n’offensait personne.

Mais comment fait-il ?

« Pas plus que n’importe quel jeune homme de vingt ans brillant, indiscipliné, oisif et paresseux, répondit Bego. Tenez, ici, au milieu de cette prairie. Si vous ne voulez pas d’oreilles indiscrètes, c’est l’idéal.

— Ah, dit Mon en pointant le doigt en l’air. Oublierais-tu les yeux fureteurs qu’il y a là-haut ?

— L’étoile fixe, répondit Bego. Oui, je sais, on dit que Surâme voit à travers les toits, les feuilles et la terre ; pourquoi s’en faire, dans ce cas ? »

Akma se jeta par terre et atterrit dans une position nonchalante mais élégante qui aurait eu l’air affectée chez quelqu’un de moins souple et de moins naturel. « Qui sait combien de centaines de tunnels de fouisseurs se croisent sous cette prairie ? fit-il.

— Ce n’est pas une prairie, dit Mon. C’est le parc de mon père et personne n’a le droit de creuser en dessous.

— Ah ! Alors, on peut être sûr que même les vers de terre ne s’en approchent pas ! »

Mon ne put s’empêcher d’éclater de rire. « Eh oui, l’autorité de Père est universelle !

— Pourquoi sommes-nous ici ? demanda Bego. La position assise n’est pas la plus agréable pour moi.

— Mais, Bego, répliqua Akma, nous sommes tous pareils, maintenant, humains, anges et fouisseurs, tu ne le savais pas ? Le Gardien a parlé.

— Eh bien, le Gardien ferait bien de me fournir un nouveau postérieur s’il veut que je l’installe sur des chaises et autres reposoirs tristement inconfortables.

— Mon et moi avons réfléchi, dit Akma.

— Tous les deux ensemble ? Allons, vous avez peut-être réussi à fabriquer une pensée, si vous vous y êtes pris assez longtemps et assez souvent.

— Nous avons étudié les textes qui parlent des Héros. Et celui que les Zenifi ont trouvé il y a treize ans.

— Les Rasulum, grogna Bego.

— Et nous voulions te soumettre une idée, dit Mon.

— Vous ne pouviez pas le faire à mon bureau ? Juste après le cours que je donne aux petits derniers du roi, par exemple ?

— Il est possible que notre question relève de la haute trahison », fit Akma.

Bego se tut aussitôt.

« Nous savons le respect que tu as pour les recherches scientifiques et tu ne nous dénoncerais pas. Mais qui sait ce que pourrait rapporter quelqu’un qui surprendrait notre conversation ? Avec d’éventuelles exagérations ?

— Que peut-on trouver de séditieux dans les textes anciens ? demanda Bego.

— Si nous avons raison, dit Akma, nous pensons qu’il y a près de dix ans que tu l’insinues toi-même.

— Je n’insinue jamais rien, rectifia Bego. Et quant à savoir si vous avez raison, c’est Mon qui possède le talent de certitude.

— C’est bien ça, le problème, intervint l’intéressé. Si nous ne nous trompons pas, il n’est plus question de faire confiance à ce prétendu talent que j’aurais. Et si nous nous trompons, ma foi, même réponse : aucune certitude de ma part.

— Voilà pourquoi nous nous adressons à toi.

— Tu crois que ce don que tu tiens du Gardien serait imaginaire ? fit Bego, incrédule.

— Je crois que bien des choses peuvent venir à l’esprit sous le coup de l’hystérie, répondit Mon.

— Même des intuitions tout à fait pénétrantes, renchérit Akma. Par exemple, lors de l’épisode fameux et inoubliable où Mon t’a aidé à traduire les textes sur les Rasulum. Comment savoir s’il ne parvenait pas à la certitude que tu te trompais ou que tu avais raison en interprétant inconsciemment tes gestes, tes déplacements, tes intonations, tes expressions ?

— Qu’aurait-il pu en tirer ? Je ne savais rien !

— Si, la vérité, peut-être, mais sans en avoir conscience. »

Bego fit ondoyer ses ailes en signe d’ignorance.

« Alors, Akma et moi avons cherché à voir si les anciens textes contiennent quoi que ce soit qui prouve ne serait-ce que l’existence d’un Gardien de la Terre.

— Personne n’en doute, fit Bego.

— Regarde les récits, dit Akma : ceux de l’époque des Héros prétendent que toute vie humaine avait quitté la Terre, que jusqu’au jour où le Gardien a fait venir les Héros d’un pays du nom d’Harmonie ou de Basilica – les textes sont ambigus…

— Basilica désigne l’étoile fixe, le coupa Bego, et Harmonie la planète qui gravite autour.

— Disent les exégètes, qui n’en savent pas plus long que nous, puisque toutes leurs conclusions sont fondées sur les mêmes textes. Et je dis, moi, que les récits des Héros sont manifestement erronés ; il y avait des gens ici : les Rasulum. » Bego haussa les épaules. « Cela a jeté quelque trouble dans la communauté savante.

— Allons ! s’exclama Mon. C’est précisément ce point-là que tu nous lances à la figure chaque fois que nous discutons d’histoire ! Tu veux que nous en tirions quelque chose, alors ne viens pas jouer les innocents, maintenant ! »

Akma prit la relève. « Et si les humains n’avaient jamais quitté la Terre ? S’ils s’étaient simplement retrouvés contraints de rester à l’écart du Gornaya pendant le temps où les volcans et les séismes le façonnaient ? Les Héros parlent d’une époque où les continents se sont heurtés, se sont plissés en formant les plus hautes montagnes du monde. Imaginons que ce soit ça qui ait donné naissance à la légende de la dispersion : plus un seul humain dans le Gornaya, donc plus d’humains dans le monde… Mais en réalité, ils avaient migré vers le nord, vers les territoires des prairies. Après quoi, une terrible guerre éclate et tous les humains qui le peuvent s’enfuient devant les Rasulum. Certains bravent les anciens tabous et pénètrent dans le Gornaya ; peut-être même arrivent-ils en bateau, mais comme ils craignent, ce faisant, de déclencher la colère de leurs dieux – Surâme et le Gardien de la Terre –, ils prétendent venir des étoiles et non d’Opustoshen.

— Dans ce cas, pourquoi la langue des feuilles d’or est-elle si différente de la nôtre ? demanda Bego.

— Parce que ce ne sont pas quatre ou cinq malheureux siècles qui nous séparent des Héros ; en réalité, ils ont coupé les ponts avec les Rasulum il y a mille ans, peut-être davantage. De là, les langues se sont différenciées de plus en plus, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de ressemblance.

— Et quel est le rapport avec les anges et les fouisseurs ?

— Aucun ! s’écria Mon. Justement ! Les humains sont arrivés, ont dominé tout le monde et ont imposé leurs dieux à tous ! Mais les fouisseurs n’adoraient-ils pas des dieux que fabriquaient les anges ? Et les anges n’avaient-ils pas leurs dieux à eux ? Il n’était pas question de Gardien ! Les anges et les fouisseurs avaient évolué de leur côté, dans le Gornaya, pendant que les humains se trouvaient dans les territoires du Nord.

— Qu’en est-il de l’histoire de Shedemei découvrant un organe inconnu chez les anges et les fouisseurs, qui les obligeait à cohabiter ?

— D’après le récit, elle a rendu les uns et les autres malades, ce qui a fait disparaître l’organe à la génération suivante, répondit Akma. Aujourd’hui, donc, il n’y a pas la moindre preuve que cet organe ait jamais existé ; c’est bien commode.

— Tous les récits donnent des preuves invérifiables à notre époque, enchaîna Mon. C’est un truc classique de rhétorique que le premier crétin venu est capable de démonter lors d’un débat public ou devant un tribunal. On appelle la nouvelle étoile apparue dans le ciel “Basilica” – mais qui nous dit qu’elle n’a pas toujours été là ?

— Les textes sont effectivement équivoques là-dessus, fit Bego.

— La seule preuve dont nous disposions vraiment, reprit Akma, est en complète contradiction avec les récits des Héros. Ils prétendent qu’il n’y avait pas d’humains sur Terre à leur arrivée ; mais les ossements d’Opustoshen et les feuilles d’or des Rasulum affirment le contraire. Tu nous suis ? Notre unique preuve dément tout le reste. »

Bego regarda les deux jeunes gens d’un œil placide. « Ma foi, voilà qui est séditieux, pour le coup, fit-il enfin.

— Mais ce n’est pas obligatoire, dit Akma. C’est ce que j’expliquais à Mon : l’autorité de son père tient à ce qu’il descend en droite ligne du premier Nafai. Cette partie des textes n’est pas remise en question. Le royaume n’est pas contesté.

— Non, intervint Bego : seul ton père est contesté. »

Akma sourit. « Si mon père enseigne aux gens à adopter un comportement qui ne leur convient pas seulement parce que le Gardien l’ordonne, et qu’il s’avère tout à coup que le Gardien n’existe pas, alors la volonté de qui mon père cherche-t-il à imposer ?

— Je crois que ton père est un homme sincère.

— Sincère mais qui se fourvoie. Et les gens détestent ce qu’il enseigne.

— Pas les anciens esclaves.

— Les gens, j’ai dit, insista Akma.

— J’en déduis que tu ne tiens pas les fouisseurs pour des gens, répliqua Bego.

— Je les tiens pour les ennemis naturels des humains et des anges. Et je pense aussi qu’il n’y a aucune raison pour que les humains dominent les anges.

— Revoilà la sédition, sans erreur possible.

— Pourquoi ne pas imaginer une alliance ? dit Mon. Un roi pour les humains, un roi pour les anges, tous deux gouvernant des peuples disséminés sur le même territoire ?

— Impraticable, rétorqua Bego. Un territoire ne peut avoir qu’un seul roi. Autrement, ce serait la guerre et la haine entre humains et anges. Les Elemaki sauteraient sur l’occasion pour nous anéantir.

— Mais rien ne nous forcerait à vivre ensemble », dit Akma.

Bego se tourna vers Mon. « Est-ce ce que tu veux ? Toi, qui enfant rêvais de devenir…

— J’en ai fini avec ces désirs puérils ! s’exclama Mon. D’ailleurs, si je n’avais pas vécu parmi les anges, je ne les aurais jamais eus !

— Je les trouvais plutôt mignons. Et un peu flatteurs, peut-être, quand on pense au nombre d’anges qui rêvent d’être humains.

— Il n’y en a aucun ! cria Mon. Pas un seul !

— Beaucoup, au contraire.

— Alors, c’est qu’ils sont fous !

— Très probablement. Bien, voyons si je vous comprends bien. Il n’y a pas de Gardien et il n’y en a jamais eu ; les humains n’ont jamais quitté la Terre, mais seulement le Gornaya. Les fouisseurs et les anges n’ont jamais dépendu les uns des autres et Shedemei n’a jamais enlevé le moindre organe chez eux en provoquant une épidémie. Par conséquent, rien ne nous oblige à modifier nos habitudes de vie, nos coutumes sous prétexte que c’est, selon Akmaro, la volonté du Gardien : les trois espèces réunies en un seul peuple, les Protégés du Gardien, le Peuple de la Terre.

— Exactement, dit Akma.

— Bon, et alors ? » demanda Bego.

Akma et Mon s’entre-regardèrent. « Comment ça, et alors ? fit Akma.

— Alors pourquoi m’en parlez-vous ?

— Parce que tu pourrais éventuellement en discuter avec Père, le convaincre d’arrêter de faire appliquer ces lois.

— Et retirer à mon père son autorité », dit Akma.

À ces paroles, Bego cilla. « Si je tenais de tels propos au roi, mes chers amis, je me retrouverais aussitôt déchargé de toute responsabilité. C’est le seul changement que vous en obtiendriez.

— Mon père tient donc le roi complètement sous sa coupe ? demanda Akma.

— Doucement, dit Mon. Personne ne tient mon père sous sa coupe.

— Tu sais bien ce que je voulais dire ! répondit Akma d’un ton impatient.

— Et je connais Motiak, intervint Bego. Il ne changera pas d’avis, parce qu’à ses yeux vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez. Pour lui, le fait même que de vrais rêves ont conduit les soldats d’Ilihiak à la découverte des textes des Rasulum prouve que le Gardien voulait qu’on les trouve. Par conséquent, c’est le Gardien qui corrige les erreurs des Héros – preuve supplémentaire qu’il existait alors et qu’il existe toujours. Vous n’arriverez pas à convaincre quelqu’un qui met tant d’acharnement à croire en le Gardien. »

Exaspéré, Akma tapa du poing dans l’herbe. « Il faut absolument empêcher mon père de répandre ses mensonges !

— Ses erreurs, le reprit Bego. N’oublie pas : tu ne dois pas te montrer déloyal au point d’accuser ton père de mentir. Qui te croirait, alors ?

— Ce n’est pas parce qu’il y croit que ce ne sont pas des mensonges, insista Akma.

— Ah, certes, mais ce ne sont pas ses mensonges à lui. Donc, en parlant de ton père, il faut dire “erreurs”. »

Mon eut un petit rire. « Tu l’entends, Akma ? Il est avec nous. C’est ça qu’il cherche à nous faire comprendre depuis le début.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda Bego.

— Les conseils de stratégie que tu nous donnes », répondit Mon.

Akma se redressa sur les coudes, tout sourire. « C’est vrai, non, Bego ? »

Celui-ci haussa de nouveau les épaules. « Pour l’instant, une stratégie est hors de question : Akmaro est trop intimement lié à la politique du roi et vice versa. Mais un jour viendra peut-être où les Maisons du Gardien seront plus nettement séparées de la résidence royale.

— Que veux-tu dire ? demanda Akma.

— Seulement ceci : il y en a qui souhaitent jeter le roi à bas de son trône parce qu’ils sont mécontents de sa politique.

— Ce n’est pas du tout notre but ! s’écria Mon.

— Naturellement. Aucun individu sensé ne le voudrait. Si nous ne connaissons plus d’invasion elemaki chaque année, c’est uniquement grâce au bloc que forme l’empire de Darakemba, aux armées et aux espions qui patrouillent et protègent constamment nos frontières. Seule une infime minorité de fanatiques et de fous désire renverser le trône. Cependant, cette fraction séditieuse trouvera davantage de soutien à mesure que ton père fera appliquer les réformes d’Akmaro. Tôt ou tard, une guerre civile s’ensuivra, et peu importe le vainqueur, nous en sortirons affaiblis. Certains souhaitent l’éviter et revenir à la situation antérieure.

— Les anciens prêtres, tu veux dire, jeta Mon avec mépris.

— Quelques-uns, oui, répondit Bego.

— Et toi aussi, fit Akma. Toi aussi, tu veux revenir à la situation antérieure.

— Je n’ai pas d’opinion sur les questions d’intérêt public. Je suis un intellectuel et je vous décris d’un point de vue intellectuel l’état présent du royaume. Certains désirent éviter la guerre civile, protéger le trône et empêcher Akmaro d’appliquer ces lois démentes, offensantes et ridicules qui prétendent abolir toute distinction entre hommes et femmes, humains, fouisseurs et anges, bref, mettre un terme à tous ces projets de pardon et de compassion. »

Akma l’interrompit d’un ton amer. « Ce n’est qu’un masque pour ceux qui veulent faire de ce pays une terre où les fouisseurs se promènent librement, les armes à la main, en tourmentant ceux qui valent mieux qu’eux et…

— À t’entendre, j’en viendrais presque à craindre que tu ne sois de ceux qui cherchent à détruire le royaume, le coupa Bego. Si tel est le cas, Akma, tu n’es d’aucune utilité à ceux qui souhaitent préserver le trône. »

Akma se tut et se mit à tirer sur des brins d’herbe. Une motte se détacha soudain, lui projetant de la terre au visage. Furieux, il se passa la main sur la figure.

« Mais imaginons que ceux qui veulent préserver le trône disent aux gens : “Attendez ; les enfants de Motiak ne croient pas à toutes ces bêtises sur l’égalité des espèces aux yeux du Gardien ; les enfants d’Akma n’ont pas l’intention de perpétuer la politique démente de leur père. Soyez patients ; quand l’heure sera venue, tout redeviendra comme avant.”

— Je ne suis pas l’héritier de la couronne, objecta Mon.

— Dans ce cas, tu devrais peut-être t’atteler à convaincre Aronha, répondit Bego.

— Oui, mais même si j’y parvenais, Père se contenterait de remettre le royaume aux mains d’Ominer en nous passant par-dessus la tête à tous les deux.

— Alors, il faut peut-être aussi convaincre Ominer et même Khimin. » À la mimique dégoûtée de Mon, Bego se mit à rire. « Il n’est pas bête ; c’est le fils de sa mère, certes, mais aussi de ton père. Que pourra ton père si tous ses enfants rejettent sa politique ?

— Au mien, ça sera égal, répondit Akma. Il choisira simplement un de ses favoris pour lui succéder en tant que grand-prêtre. J’imagine qu’il n’a jamais pensé une seconde à moi pour ce poste !

— Dii-dul ! » cria Mon d’un ton moqueur.

Akma devint rouge de colère en entendant le nom de Didul.

« Peu importe, de toute façon, qui pourrait succéder à ton père, reprit Bego. Si son propre fils prêche publiquement contre sa politique, son pouvoir s’en trouvera irrémédiablement sapé. Même parmi ses prêtres et ses professeurs, la dissension et le manque de confiance règnent. Certains vous écouteront, d’autres pas ; mais les Protégés seront affaiblis.

— Ha, Akma ! Je t’imagine bien en train de prêcher ! s’exclama Mon avec ironie.

— Je m’en tirerais bien, je crois, répliqua Akma. Si je n’avais pas toutes les chances de me faire arrêter pour trahison. »

Bego hocha la tête. « Eh oui, c’est tout le problème. C’est pourquoi il vous faut être patient. Travaille sur tes frères, Mon ; aide-le, Akma. N’y allez pas trop fort, faites simplement des suggestions, soulevez des questions. Vous finirez par les faire passer dans votre camp.

— Comme tu l’as fait pour nous ? » fit Akma.

Bego haussa les épaules derechef. « Je ne vous ai jamais suggéré de trahir, et je m’en garde bien encore aujourd’hui. Je veux que vous découvriez la vérité par vous-mêmes. Je ne vous la fais pas ingurgiter de force comme certains.

— Mais quelle garantie avons-nous que quelque chose bougera ?

— À mon sens, en évinçant les prêtres nommés par le roi, Akmaro et Motiak se sont engagés sur une pente qu’il est impossible de remonter. Elle les mène, à la fin des fins, vers une séparation de la religion et du pouvoir. Et lorsque nous en serons là, mes jeunes amis, la loi ne vous empêchera plus de prêcher ce que bon vous semble. »

Mon s’esclaffa. « Si je faisais encore confiance à mon talent, je dirais que Bego a raison sans la moindre erreur possible ! Ça va se réaliser bientôt ! C’est forcé !

— Et maintenant que vous avez décidé comment sauver le royaume des croyances excessivement inclusives d’Akmaro, pourrais-je rentrer et me trouver un juchoir où me suspendre pour détirer mes muscles douloureux ?

— Nous pouvons te transporter, si tu veux, proposa Mon d’un air espiègle.

— Coupez-moi la tête et transportez-la, elle, ça m’évitera encore plus d’efforts. Le reste de mon organisme ne m’est plus d’une grande utilité. »

Ils éclatèrent de rire et se levèrent. Ils prirent le chemin de la résidence royale d’un pas plus lent qu’à l’aller, mais aussi plus dansant, plus bondissant. Et quand ils croisèrent Khimin, qui suait sang et eau pour apprendre un poème par cœur, ils lui causèrent la surprise de sa vie en l’invitant à les accompagner. « Pourquoi ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux.

— Parce que même si ta mère est une imbécile diplômée, déclara Mon, tu restes quand même mon frère et qu’il y a trop longtemps que je te traite de façon indigne. Donne-moi une chance de me racheter. »

Tandis que Khimin s’approchait d’eux avec circonspection, Akma murmura à Mon : « Tu ne peux plus reculer, maintenant.

— Bah, qui sait ? Il n’est peut-être pas si nul que ça ; d’après Edhadeya, il est très bien pour peu qu’on lui laisse l’occasion de s’exprimer.

— Eh bien, Edhadeya va être contente. »

Mon cligna de l’œil. « Si tu veux, je peux lui dire que c’est toi qui as eu l’idée de récupérer le rejeton de Dudagu Dermo ! »

Akma haussa les épaules. « Je ne fais pas les yeux doux à ta sœur, Mon. Elle a trois ans de plus que moi.

— Je ne tiens peut-être pas mon don du Gardien, répliqua Mon, mais je sais reconnaître un mensonge ! »

Khimin était maintenant assez près pour les entendre et la conversation dévia pour l’inclure. À leur arrivée devant la résidence royale, Akma et Mon avaient tant usé de leur charme sur le malheureux jeune homme de dix-huit ans qu’il était à genoux devant eux et les aurait crus s’ils lui avaient affirmé que ses pieds étaient des souches et son nez un navet.

À peine dans la maison, Bego les quitta et se paya le luxe de se servir de ses ailes dans les couloirs, dérapant sur le sol tout en chantonnant des bribes d’airs joyeux. Ils sont très futés, ces gamins, se disait-il. Ils vont y arriver, pour peu qu’on leur entrouvre la porte. Ils vont y arriver !


Luet adorait les visites que sa mère faisait à Dudagu dans la résidence royale car, après les politesses d’usage à l’adresse de la reine qui vieillissait mal et passait ses journées à se plaindre de sa mauvaise santé, elle avait le droit de s’excuser et de s’en aller à la recherche d’Edhadeya. Elle avait pris cette habitude à cinq ans à peine, alors qu’Edhadeya était une grande de dix ans, inaccessible ; elle s’étonnait aujourd’hui, en y repensant, que la fille du roi se fût montrée si gentille pour une enfant moitié plus jeune et encore récemment esclave des fouisseurs. À moins que ce ne fût justement la cause : Edhadeya l’avait peut-être prise en pitié en apprenant l’histoire de ses souffrances. Bref, peu importait l’origine, leur amitié était maintenant dans sa pleine fleur, alors qu’Edhadeya était une jeune fille de vingt-trois ans, Luet de dix-huit et déjà femme.

Elle trouva son amie occupée avec les musiciens à leur apprendre une nouvelle composition. Les percussionnistes n’arrivaient apparemment pas à sentir le rythme. « Ce n’est pas compliqué, disait Edhadeya. Ce n’est difficile qu’à retenir ; mais si vous entendez comment ça s’insère dans la mélodie…» Sur quoi elle se mit à chanter d’une voix douce et haute ; soudain un percussionniste, puis le second, commencèrent à percevoir la façon dont la cadence s’intégrait dans l’air qu’elle chantait, et sans même y penser, Luet se mit à tourner sur elle-même, les bras levés, sautillant au pas d’une danse improvisée.

« Tu fais honte à ma pauvre chanson ! s’écria Edhadeya.

— N’arrête pas, c’était magnifique ! »

Mais Edhadeya s’interrompit quand même et laissa les musiciens répéter la chanson pendant qu’elle allait se promener avec Luet dans le potager. « On a des asticots partout. Autrefois, nous avions des esclaves dont l’unique tâche consistait à les ôter des feuilles. Aujourd’hui, nous n’avons plus les moyens de payer un employé pour cette tâche, si bien que tous nos légumes sont pleins de trous et que, de temps en temps, une salade se déplace toute seule. Alors, on crie au miracle et on continue à manger.

— Je dois t’avertir qu’Akma a encore un accès de mauvaise humeur, ces temps-ci, dit Luet.

— Ça m’est égal. Il est trop jeune pour moi. Il l’a toujours été. Si je me suis crue amoureuse de lui, ce devait être lors d’un délire. »

Luet leva les yeux au ciel. « Comment ? Tant de nuages ? Il me semblait que tu tombais amoureuse d’Akma chaque fois qu’il pleuvait !

— Pour l’instant, il ne pleut pas. Et aujourd’hui, ce n’est pas une de tes journées où tu es amoureuse de Mon ?

— De personne, répliqua Luet. Je ne ferais pas une bonne épouse, je crois.

— Et pourquoi pas ?

— Je n’ai pas envie de rester dans une maison à donner des ordres matin, midi et soir. J’ai envie d’aller au-dehors comme Père, enseigner, parler…

— Il travaille.

— Dans les champs, je sais ! Mais ça aussi, je le ferais ! Tout ce que je veux, c’est ne pas rester enfermée ! Ça provient peut-être de mon enfance passée aux champs, ou bien, au fond, j’ai toujours la crainte que, si je ne travaille pas, un fouisseur deux fois plus grand que moi va me…

— Oh, Luet, je fais des cauchemars chaque fois que tu parles comme ça !

— J’en tiens un ! s’exclama Luet en lui présentant un asticot.

— Très joli », répondit Edhadeya.

Luet écrasa le vermisseau entre ses doigts et en fit une boulette qu’elle laissa tomber par terre. « Et une salade qui ne bougera pas toute seule !

— Luet », dit Edhadeya, et aussitôt le ton de la conversation changea du tout au tout. Ce n’étaient plus deux jeunes filles qui badinaient ensemble. C’étaient désormais des femmes qui parlaient d’affaires sérieuses. « Qu’est-ce qui prend à ton frère, ces temps-ci ? Qu’est-ce qui se trame entre lui et les miens ?

— Il est toujours fourré avec Mon, répondit Luet. Je crois qu’ils étudient avec Bego, ou quelque chose comme ça.

— Donc, il ne te dit rien ? Parce qu’à eux, il leur parle.

— Eux ?

— Il ne s’agit plus seulement de Mon, maintenant. Il a des conversations avec Aronha, Ominer et Khimin.

— Eh bien, c’est sympa qu’il fasse participer Khimin. Pour ma part, je ne trouve pas ce gosse aussi affreux que…

— Oh si, il est affreux ! Mais il est potentiellement récupérable, et si je pensais que c’est le but d’Akma et de Mon, je serais contente. Mais ce n’est pas le cas.

— Ah ?

— Hier, quelqu’un a parlé de vrais rêves devant moi ; ce n’était rien, une remarque en passant. Je ne me rappelle même plus… un des conseillers, je crois, qui venait voir Père. Au moment où il a prononcé sa phrase, il s’est trouvé que j’ai détourné le regard et j’ai vu Ominer lever les yeux au ciel avec un air de dérision. Alors, je l’ai suivi et, une fois seule avec lui dans la cour, je l’ai flanqué sans ménagement le dos au mur et je lui ai demandé pourquoi il s’était moqué de moi.

— Tu fais toujours preuve d’une douceur sans pareille, murmura Luet.

— Ominer n’écoute rien tant qu’il n’a pas mal. Et je reste plus forte que lui, pour le moment.

— Bon, alors, qu’a-t-il répondu ?

— Il a nié s’être moqué de moi. De qui, dans ce cas ? lui ai-je demandé. Et il a dit : “De lui.”

— De qui ?

— Eh bien, du conseiller qui me parlait. Alors, j’ai dit : “On ne peut pas en vouloir aux gens de se rappeler mon rêve des Zenifi quand ils me voient. Ce n’est pas tout le monde qui fait de vrais rêves.” Et il a rétorqué – écoute ça, Luet : “Personne n’en fait !”

— Personne ? » Luet éclata de rire, puis s’aperçut qu’Edhadeya n’y voyait rien de comique. « Dedaya, j’ai fait de vrais rêves, tu en as fait, ma mère est déchiffreuse, Mon possède un talent de vérité, Père aussi fait de vrais rêves, et… Enfin, c’est grotesque !

— Je le sais bien. Je lui ai demandé pourquoi il disait ça et il a refusé de répondre. J’ai eu beau le pincer, le chatouiller… Luet, Ominer est incapable de rien me cacher : j’ai toujours réussi à lui arracher un secret en cinq minutes par la torture. Mais cette fois, il faisait semblant de ne pas comprendre de quoi je lui parlais.

— Et il y a un rapport avec Akma et Mon, à ton avis ?

— C’est sûr. Luet, la seule raison pour laquelle Ominer me cacherait un secret, c’est parce qu’il aurait encore plus peur de quelqu’un d’autre. Et les deux uniques personnes qu’il craint davantage que moi, c’est…

— Ton père ?

— Ne dis pas de bêtises ! Père est gentil comme tout quand il lui arrive de remarquer Ominer – ce qui n’est pas fréquent : il se fond dans les murs. Non, c’est Mon et Aronha. Tous les deux, je pense. J’ai ouvert l’œil ce matin : mes quatre frères se sont retrouvés en compagnie du tien, et je ne sais pas de quoi ils parlaient, ce qu’ils manigançaient, mais…

— C’est en relation avec l’idée que les vrais rêves n’existent pas. »

Edhadeya acquiesça. « Je ne peux pas raconter ça à Père, ils se contenteraient de nier.

— Et si tu lui mentais ?

— L’atmosphère a changé ; j’ai une mauvaise impression, une impression sinistre ; je crois qu’ils complotent quelque chose.

— Ne dis pas ça, fit Luet. C’est de nos deux familles qu’il s’agit, quand même !

— Ce ne sont plus de petits garçons. Nous continuons à étudier et nous en oublions parfois que nous n’allons plus vraiment à l’école, à part Khimin. Nous sommes des hommes et des femmes, désormais. Si Akma n’était pas le fils de ton père, il gagnerait déjà sa vie. Aronha joue les petits soldats, mais il a trop de temps libre, et mes autres frères aussi. On oblige les prêtres à travailler, mais pas les fils du roi. »

Luet hocha la tête. « Père a voulu pousser Akma à gagner sa vie alors qu’il n’avait que quinze ans. C’est l’âge où les enfants d’ouvriers…

— Je sais.

— Et Akma a simplement répondu : “Quoi, tu vas rester près de moi avec un fouet si je refuse ?” C’était vraiment méchant !

— Ton père n’était pourtant pas surveillant à cette époque affreuse, dit Edhadeya.

— Mais il a pardonné aux surveillants. Et aux Pabulogi. Pas Akma, et il leur en veut toujours.

— Au bout de treize ans ! s’exclama Edhadeya.

— Akma se nourrit de sa rancune comme un embryon de poulet de son liquide vitellin. Même quand il pense à autre chose, même sans en avoir conscience, il bout intérieurement. Il a été mon professeur, un temps. Nous sommes devenus très proches, alors. Mais si je m’approchais trop, si je touchais son affection là où il ne fallait pas, c’était un déchaînement de violence immédiat. Quelquefois, j’en restais choquée, comme Elemak et Mebbekew, sans doute, lorsque Nafai les a jetés à terre d’un éclair sorti de son doigt.

— Cyclothymie. Je prenais ça pour de la simple mélancolie.

— Oh, c’est sans doute ça, dit Luet, mais quand cette humeur le saisit, c’est sur mon père que tout retombe.

— Et sur les Pabulogi.

— Ils ne viennent pas souvent ici. Quand les prêtres se présentent pour rencontrer Père, Akma s’arrange pour être ailleurs. Il doit y avoir des années qu’il n’a pas vu un seul des Pabulogi.

— Mais toi, si. »

Luet eut un sourire triste. « Le moins souvent possible.

— Même sur son lit de mort, comme elle l’appelle, Mère capte tous les commérages, et elle dit que Didul a pour toi les yeux de… de…

— De mon pire cauchemar.

— Allons, tu veux rire !

— Il ne s’agit pas de lui personnellement. Mais imagine qu’il décide un jour de tomber amoureux de moi ? Que je l’aime en retour ? Il serait plus rapide et plus miséricordieux que je tranche la gorge d’Akma pendant son sommeil.

— Quoi, sa neurasthénie puérile t’empêcherait d’épouser l’homme que tu aimes ?

— Je ne suis pas amoureuse de Didul. Ce n’est qu’une hypothèse.

— Lutya, mon amie, la vie est bien compliquée dans la résidence royale, ne trouves-tu pas ?

— Elle l’est probablement autant chez les paysans les plus pauvres. Au fond de leurs terriers, les anciens esclaves sans le moindre pouvoir ont sans doute exactement les mêmes problèmes : rancœurs, amours, colère, peur, haine…

— Mais quand ils se querellent dans leurs tunnels, ils n’ébranlent pas tout le royaume.

— Ma foi, c’est ta famille. Pas la mienne. »

Edhadeya ôta un asticot d’une feuille. « Il y a des gens qui font des trous un peu partout dans le royaume, Lutya. Imagine que nos frères fassent partie des vers ?

— C’est de ça que tu as peur, n’est-ce pas ? En niant l’existence de la Gardienne, il n’est plus obligatoire de collaborer avec les fouisseurs ni les anges, ni…

— Mon adore les anges. Il mourrait de ne plus vivre parmi eux.

— Mais son amour du peuple du ciel est-il plus fort que la haine d’Akma envers celui de la terre ?

— Quand il sera au pied du mur, Mon ne renoncera pas à son amour des anges.

— Voire. Ce serait affreux s’ils se mettaient à…

— N’y pense plus. Jamais nos frères ne trahiraient, dit Edhadeya.

— Donc, tu n’as pas peur. »

Edhadeya s’assit sur un banc en soupirant. « Si. »

Une voix s’éleva derrière elles. « De quoi ? »

Elles se retournèrent. C’était Chebeya, la mère de Luet. « Déjà fini ? demanda Luet.

— La pauvre Dudagu est épuisée. »

Edhadeya eut un reniflement dédaigneux.

« Ne fais pas ce bruit-là en forêt, lui conseilla Chebeya, tu risquerais d’attirer un jaguar !

— Vous considérez comme anormal que je méprise ma belle-mère, mais je ne vois pas pourquoi, dit Edhadeya.

— Ton père l’aime, lui.

— Ça démontre simplement son infinie capacité à aimer.

— De quoi parliez-vous à mon arrivée ? demanda Chebeya. Et ne me dites pas que ce n’était pas important, j’ai vu le lien qui vous unissait. »

Edhadeya et Luet échangèrent un regard. « Vous hésitez sur ce que vous pouvez ou non me raconter ? demanda Chebeya. Je vais vous simplifier la tâche : commencez par tout me dire. »

Et elles s’exécutèrent.

« Je me charge de les observer un peu, décida Chebeya quand elles en eurent fini. En les voyant ensemble, je peux en apprendre beaucoup.

— Comment Mon en viendrait-il à ne pas croire aux vrais rêves ? s’interrogea Edhadeya. Il sait discerner la vérité de l’erreur ; il a su que mon rêve à propos de votre famille était vrai !

— Ne sous-estime pas le pouvoir de persuasion de mon fils, répondit Chebeya.

— Mon n’est pas une marionnette, objecta Edhadeya. Je le connais.

— C’est exact. Mais moi, je connais le talent d’Akma.

— Il en a un ? s’étonna Luet.

— Ah, évidemment, c’est la petite sœur qui s’en aperçoit après tout le monde ! se moqua Edhadeya.

— Il possède le même don que moi, reprit Chebeya.

— Il n’en a jamais rien dit !

— Non, parce qu’il n’en a pas conscience. Les hommes fonctionnent différemment des femmes, je pense. Ils n’ont pas autant de facilité que nous à former des communautés – je parle des hommes humains ; les anges ne sont pas comme ça. Enfin, peut-être que si, je n’en ai pas assez l’expérience pour en parler. Tout ce que je sais, c’est que lorsqu’un homme possède le don de déchiffrer, il ne perçoit pas les liens entre les gens comme je les perçois : inconsciemment, il cherche et trouve divers moyens de réunir tous les fils éparpillés dans sa main.

— Donc, il ne voit pas la toile que forment les gens, dit Luet. Il se transforme simplement en araignée ? »

Un frisson parcourut Chebeya. « Je ne lui ai pas expliqué son talent. Je crains que, s’il en devient conscient, la situation n’empire. Il risque de devenir plus fort et…

— Dangereux », termina Edhadeya.

Chebeya se détourna. « Il attire les gens et ils veulent lui faire plaisir.

— Au point que Mon accepte de renoncer à son amour du peuple du ciel ? demanda Edhadeya.

— Pour le savoir, il faut que je les voie ensemble. Mais si quelque chose tenait vraiment à cœur à Akma et qu’il avait besoin de l’aide de Mon, je pense que Mon s’y prêterait.

— Mais c’est horrible ! s’écria Edhadeya. Est-ce que ça veut dire que lorsque je croyais l’aimer…

— Je l’ignore, répondit Chebeya. Ou plutôt, non, je le sais : si tant est qu’il est capable d’aimer, il t’a aimée, de temps en temps.

— Mais plus maintenant.

— Récemment, non. »

Des larmes jaillirent des yeux d’Edhadeya. « C’est complètement ridicule ! dit-elle. Je ne soupire même pas après lui, je passe des jours entiers sans penser à lui… Mais c’est son talent, n’est-ce pas ? »

Chebeya secoua la tête. « Quand il attire les gens, ça ne dure pas longtemps ; un jour ou deux. S’il ne reste pas près de toi, ça s’efface. Et il y a une semaine que tu ne l’as pas vu.

— Mais je le vois tous les jours !

— Oui, mais pas de près, intervint Luet.

— Il a parlé avec toi, posé ses yeux sur toi, interagi avec toi, reprit Chebeya. Tu peux te fier à tes sentiments envers lui. Ils sont parfaitement réels.

— C’est d’autant plus dommage, murmura Edhadeya.

— Mère, dit Luet, je crois qu’il se passe quelque chose de très dangereux. À mon avis, Akma et les fils de Motiak mijotent un plan.

— Comme je l’ai dit, je vais voir si mon observation confirme ce dont vous parlez.

— Et si c’est le cas ?

— J’en avertirai ton père. Et ensuite, peut-être, nous irons trouver le roi. Et il est possible qu’il veuille vous entendre.

— Et quand tout le monde aura parlé à tout le monde, fit Edhadeya, nous nous retrouverons comme avant, pieds et poings liés ! »

Chebeya sourit. « Toujours optimiste, hein ? Dedaya, aie un peu confiance. Ton père, mon mari et moi-même sommes peut-être vieux, mais nous disposons encore de quelque pouvoir. Nous pouvons modifier le cours des choses.

— Je remarque que vous n’avez pas inclus ma belle-mère dans votre groupe », fit Edhadeya, perfide.

Chebeya eut un sourire de parfaite innocence. « Pauvre Dudagu ! Il serait incongru de parler de pouvoir à propos d’une personne aussi fragile qu’elle. »

Edhadeya s’esclaffa.

« Accompagne-moi à la maison, Luet. Nous avons du travail. »

Edhadeya les embrassa toutes deux et les regarda quitter la cour. Puis elle se radossa sur le banc et contempla le ciel. Quand le soleil était à l’inclinaison adéquate, elle avait parfois l’impression de distinguer l’étoile Basilica malgré l’éclat du jour. Mais aujourd’hui, les nuages bouchaient la vue. Il allait sûrement pleuvoir.

« Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée, murmura-t-elle, as-tu l’intention d’agir ? »


Shedemei chargeait des vivres dans la navette quand Surâme chuchota encore une fois dans son esprit : Es-tu certaine que ce soit bien judicieux ?

— Tu ne crois pas pouvoir me protéger ? rétorqua Shedemei.

Je peux empêcher qu’on te tue.

— Je n’en demande pas davantage.

Je ne vois pas ce que tu pourrais découvrir que je ne trouverais plus vite et avec plus d’exactitude.

— Je veux connaître ces gens, c’est tout. Je veux les connaître personnellement.

Tu ne peux pas les connaître rien qu’en bavardant avec eux aussi bien que moi en scrutant leurs pensées.

— Pourquoi m’obliger à te le dire ? Tu ne peux pas lire la vérité dans mon esprit ?

La vraie question est : le peux-tu, toi ?

— Oui. Je descends parce que je me sens seule. Là, c’est bien ce que tu voulais entendre ?

Oui.

— Eh bien, voilà qui est fait. J’ai envie d’entendre une voix organique. Ne le prends pas pour une insulte, mais j’ai vraiment envie d’avoir le sentiment que des gens me connaissent.

Ça ne me vexe pas. J’espérais que tu ferais quelque chose de ce genre. Je regrette seulement que tu n’aies pas choisi un moment plus favorable. Tes possibilités d’intervention sont très réduites, pour l’instant.

— Je sais. Et je ne prétends pas obéir à tel ou tel motif noble et généreux. C’est seulement que je me sens prête à m’extirper de cette coquille de métal et à me frotter de nouveau à mes semblables. » Une pensée lui traversa soudain l’esprit. « Quel âge est-ce que j’ai ? On va sûrement me le demander.

Physiquement ? Le manteau te maintient en excellente santé. On pourrait te donner la quarantaine. Tu n’as pas encore atteint la ménopause. Tu n’y arriveras d’ailleurs jamais, sauf si tu m’ordonnes de t’y amener.

— Essaierais-tu de me dire que je devrais avoir un autre enfant ?

Je te conseille simplement d’être prudente quant à tes moyens de soigner ta solitude.

Shedemei eut une moue de dégoût. « La société d’en bas entretient un fort tabou contre les relations sexuelles hors mariage. Je n’y vais pas pour mettre la pagaille dans la vie d’un pauvre homme esseulé.

C’était une idée en passant.

— Tu es sûre que tous ces avertissements ne seraient pas motivés par une toute petite parcelle de jalousie ?

Cela ne fait pas partie de mon programme.

— J’ai le loisir de marcher à la surface de cette planète et certaines créatures me reconnaîtront comme l’une des leurs. Tu ne regrettes jamais de…

J’ignore ce que sont les regrets.

— Et c’est bien dommage.

C’est fort aimable de ta part de pousser ta compassion pour moi jusqu’à l’anthropomorphisme. Mais si j’étais dotée des sentiments que tu me prêtes, on pourrait déduire, dans un sens technique, de ce que tu viens de dire que tu te réjouis de mes imperfections.

— Ça fait partie de mon programme à moi », répondit Shedemei.

Les panneaux furent verrouillés. La navette fut éjectée du vaisseau Basilica et projetée dans l’atmosphère.

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