3 Résistance

« Nafai m’a raconté quelque chose, un jour », dit Shedemei à Surâme. Celle-ci, douée d’une infinie patience, attendit qu’elle poursuive.

« Avant que tu le… que tu le choisisses.

— Je me rappelle cette époque, fit Surâme, peut-être pas si infiniment patiente, finalement.

— Au moment où tu essayais de les empêcher, Issib et lui, d’en découvrir trop long sur toi.

— C’était Issib, le vrai point noir, tu sais. C’est lui qui avait eu l’idée de me résister.

— En attendant, il n’y a réussi qu’après s’être adjoint Nafai.

— Et ça m’a gênée pendant quelque temps.

— Oui, j’imagine, face à ces deux garçons qui se battaient comme de beaux diables. Tu as dû mobiliser toutes tes ressources pour contrer leurs efforts.

— Non, pas toutes ; loin de là, même.

— N’empêche que tu as fini par baisser les bras.

— Disons que je leur ai ouvert mes secrets.

— Oui, enfin, tu as cessé de les combattre et tu les as enrôlés dans ton camp. Mais tu n’avais pas le choix, n’est-ce pas ?

— Je connaissais leur valeur depuis toujours. J’ai simplement décidé à ce moment-là que c’était d’eux que je me servirais pour assembler un vaisseau opérationnel.

— Les aurais-tu choisis s’ils n’avaient pas tant joué les mouches du coche ?

— J’avais déjà choisi leur père pour… précipiter les événements.

— Mais c’est Luet que tu guignais, n’est-ce pas ?

— Nafai se montrait très insistant et très ambitieux. Il ne supportait pas de ne pas être au cœur de l’action. J’ai estimé que cela pouvait s’avérer utile. Et je n’ai pas eu à choisir entre Luet et lui, puisqu’ils ont fini par se marier.

— Oui, tous les éléments se sont ajustés selon tes plans, je n’en doute pas !

— Je suis programmée pour être infiniment adaptable tant que je ne dévie pas des plus hautes priorités. Mes plans ont changé, mais mon objectif n’a jamais varié.

— Parfait : c’est exactement ce que je voulais démontrer. » Shedemei se mit à rire. « Si je ne te connaissais pas, dame Surâme, je croirais que tu défends ton amour-propre.

— Je n’ai pas d’amour-propre.

— Je suis heureuse de te l’entendre dire. Je me suis débarrassée du mien il y a longtemps.

— Qu’est-ce donc que tu voulais démontrer ?

— Nafai t’a forcée à le remarquer, à le prendre en compte, à l’écouter.

— Nafai et Issib.

— Ils l’ont fait en te résistant, et de telle manière que tu as dû modifier tes plans pour tenir compte de leur… comment as-tu dit ?… de leur ambition.

— Issib était têtu. C’était Nafai, l’ambitieux.

— Ah ! J’imagine bien que, dans tes fichiers, il y a toute une liste d’adjectifs accolés à chacun de nos noms.

— Ne sois pas sarcastique, Shedemei. Ça ne convient pas à une femme qui s’est dépouillée de son orgueil.

— Veux-tu, oui ou non, écouter mon plan ?

— Ah, c’est donc un plan, pas une démonstration ?

— Tu as toujours le pouvoir d’influencer les hommes ?

— Dans une zone réduite de la planète, en effet.

— Je ne te parle pas de l’autre bout du monde, ne t’inquiète pas. Il s’agit seulement du Gornaya.

— Dans le Gornaya, oui, je peux exercer une certaine influence.

— Et tu disposes de la technique dont tu te servais sur Harmonie pour nous empêcher d’accéder aux technologies dangereuses…

— En rendant les gens temporairement stupides ? Oui.

— Et tu peux toujours émettre des rêves.

— Pas de façon aussi puissante que la Gardienne.

— Mais des rêves quand même. Des rêves clairs.

— Oui, et beaucoup plus clairs que ceux de la Gardienne.

— Alors écoute : un groupe de soldats nafari est en train de remonter la vallée du Tsidorek. Quand ils arriveront près du lac Sidonod, la région est tellement remplie d’Elemaki qu’ils devront choisir un trajet discret mais dangereux, très haut à flanc de montagne. Cependant, le massif est très érodé par là ; en certains endroits, la crête est si affaissée que les vallées sont reliées entre elles par un col étroit. S’ils parviennent à se faufiler dans ce col, ils enfileront un canyon qui les mènera tout droit à Chelem, là où Akmaro et les siens subissent l’esclavage des Elemaki.

— De Pabulog et de ses fils, tu veux dire.

— Donc, à l’approche du col, la Gardienne essaiera naturellement de les y aiguiller.

— Ça paraît logique.

— En effet, mais si tu les rends stupides et qu’ils passent à côté ?

— La Gardienne leur fera faire demi-tour, voilà tout. D’ailleurs, pourquoi voudrais-je les empêcher de secourir Akmaro ?

— La Gardienne tentera de leur faire faire demi-tour, nuance. Entre-temps, tu les auras dirigés le long de la montagne jusqu’au canyon où la Zidomeg prend naissance.

— À Zidom, fit Surâme, comprenant enfin. Là où le gros des Zenifi est maintenu prisonnier, plus ou moins en esclavage, par les Elemaki.

— Je ne te le fais pas dire. Monush croira avoir rempli sa mission, puisqu’il aura trouvé un groupe de Zenifi esclaves des fouisseurs. Il imaginera un moyen de les récupérer.

— Il ne peut pas faire passer toute cette population le long du flanc de la montagne !

— Non, reconnut Shedemei. Il faudra lui envoyer des rêves pour l’inciter à remonter la vallée de l’Ureg, puis à franchir le col qui mène à celle du Padurek.

— Ce qui le fait passer tout près du groupe d’Akmaro.

— Là encore, la Gardienne s’efforcera de pousser Monush à rechercher Akmaro et les siens.

— Et je m’interpose de nouveau. Mais ce n’est pas mon rôle, Shedemei. Mon but n’est pas de gêner la Gardienne de la Terre.

— Non, c’est d’obtenir son aide pour pouvoir retourner sur Harmonie. Eh bien, si tu la déranges suffisamment, ma chère, peut-être t’y renverra-t-elle pour t’empêcher de l’importuner davantage.

— Je ne crois pas en être capable. » Surâme se tut un instant. « Mon programme risque de m’interdire de me rebeller consciemment contre les objectifs de la Gardienne, tels que je les conçois.

— Eh bien, vérifie. Mais garde ceci à l’esprit : tant que la Gardienne ne te parle pas, qu’est-ce qui te dit que le coup que je te propose n’est pas précisément ce qu’elle attend de toi ? Rien que pour prouver ta valeur ?

— Shedemei, tu divagues à nouveau dans le romanesque. Je suis une machine, pas une marionnette qui aspire à la vie. Je n’ai pas d’épreuve à passer. Je fais ce pour quoi je suis programmée.

— Ah oui ? Tu es programmée pour prendre des initiatives. Tu en as maintenant l’occasion. Si ça ne plaît pas à la Gardienne, qu’elle te dise d’arrêter. Mais, au moins, vous communiquerez.

— Je vais y réfléchir.

— Parfait.

— Ça y est. J’ai réfléchi. C’est d’accord.

— Déjà ? » Shedemei avait beau savoir que Surâme était un ordinateur, elle s’étonnait toujours de tout ce que la vieille machine pouvait accomplir dans le temps qu’il fallait à un humain pour prononcer un seul mot.

— J’ai lancé une vérification générale et rien dans ma programmation ne s’oppose à ton idée. Je peux l’appliquer. Nous déclencherons donc l’opération quand Monush sera au bon endroit, et nous verrons alors combien de couleuvres la Gardienne est capable d’avaler avant de condescendre à entrer en contact avec moi. »

Shedemei éclata de rire. « Pourquoi ne veux-tu pas le reconnaître, vieille comédienne que tu es ?

— Quoi donc ?

— Que tu es vraiment en rogne contre la Gardienne !

— C’est faux. Je m’inquiète de ce qui risque de se produire sur Harmonie.

— Du calme : ton autresoi est sur place, comme diraient les anges.

— Je ne suis pas un ange.

— Moi non plus, mon amie.

— Je sens du regret dans ta voix.

— Mon travail, c’est le jardin. La terre sous mes pieds me manque.

— Le moment est venu de faire un nouveau tour à la surface ?

— Non, dit Shedemei. C’est inutile : rien de ce que j’ai planté la dernière fois ne donnerait encore de mesures intéressantes. Ce serait perdre mon temps et prendre des risques disproportionnés.

— Tu as le droit de t’amuser. Même celle qui porte le manteau du pilote stellaire a le droit de faire certaines choses par pur plaisir.

— En effet, et je n’y manquerai pas. Le moment venu.

— Tu as une volonté d’acier.

— Et un cœur de verre. Froid et fragile. Je vais dormir un peu. Tu pourrais en profiter pour concocter un rêve.

— Les tiens ne te suffisent pas ?

— Je ne parlais pas de moi, mais de Monush.

— Je plaisantais.

— Ah. Eh bien, la prochaine fois, fais-moi un clin d’œil pour m’avertir. » Elle quitta le terminal et alla se coucher.


Monush et ses hommes passèrent une nouvelle nuit sur une corniche étroite au-dessus de la vallée. Loin en contrebas, les torches du village fouisseur brûlaient tard ; la plupart des quinze compagnons du soldat les virent dégoutter, puis clignoter avant de s’éteindre. Malgré la fatigue, ils avaient du mal à s’endormir, car s’ils roulaient par-dessus bord dans leur sommeil, c’était un plongeon de plus de vingt perches qui les attendait avant qu’un ressaut de rocher n’interrompe leur chute – en même temps, sans doute, que le fil de leur existence. Les hommes avaient enfoncé des pieux dans des anfractuosités de la corniche, ou, en l’absence de crevasses, les avaient entassés pour s’y arrêter s’ils commençaient à rouler vers le bord. Mais au final, le sommeil restait précaire et il ne s’écoulait probablement pas une minute où plus de la moitié des hommes dormaient en même temps.

Pourtant, cette nuit-là, Monush s’assoupit assez pour rêver et, à son réveil, il savait la route à suivre pour trouver les Zenifi. Le chemin d’altitude qu’ils suivaient allait s’élargir et commencer à descendre, mais en un certain point, si l’on grimpait, on parvenait à un col qui donnait sur une vallée voisine. Là, on voyait un grand lac et, en s’engageant dans la cluse du torrent qui s’en échappait, on arrivait finalement au lieu dont avait rêvé Edhadeya.

Il émergea du songe alors que le ciel commençait à s’éclaircir. Il retira soigneusement du roc les piquets enfoncés à la main et les rangea dans son sac. Puis il grignota un bout de gâteau de maïs froid, seul repas de sa journée, sauf s’ils trouvaient à manger en cours de route, éventualité bien improbable sur des versants aussi escarpés et à une telle altitude. Ils se trouvaient dans la « Couronne du Gornaya », la région la plus élevée de la chaîne montagneuse qui abritait depuis bien longtemps les peuples de la terre, du milieu et du ciel. C’était ici que les sept lacs s’étaient formés, tous sacrés, mais aucun davantage que le Sidonod, la source pure du Tsidorek, le fleuve saint qui traversait le cœur de Darakemba. Certains des hommes avaient espéré contempler le Sidonod lui-même, mais en vain, Monush le savait maintenant : le col se présenterait trop tôt. Dans moins d’une heure.

Sans prononcer un mot – car le son portait loin dans l’air sec et raréfié de la montagne –, Monush donna le signal du départ. Tous les hommes étaient éveillés et ils se mirent en chemin, lents et raides au début, le long de l’étroite corniche. Par deux fois, la saillie disparut et ils durent alors grimper ou descendre pour en atteindre une autre leur permettant de continuer.

Puis la rampe s’élargit et s’abaissa en direction d’une zone où la progression serait plus facile. Monush reconnut aussitôt le site et se dit…

Se dit quoi ? Il avait oublié. Quelque chose à propos de cette région…

« Qu’y a-t-il ? » demanda Chem, son second. À voix basse, bien sûr.

Monush secoua la tête. Il l’avait sur le bout de la langue, un mot ? une idée ? Il ne se rappelait pas. Ah ! Un rêve !

Mais le rêve s’était enfui. Monush avait oublié ce dont il parlait et ce qu’il signifiait.

Faut-il être bête ! songea-t-il. Aller m’imaginer que mes rêves pourraient me révéler des vérités comme celui d’Edhadeya !

Faisant signe à sa troupe de le suivre, il s’engagea dans la descente. Une demi-heure plus tard, ils contournaient un épaulement et contemplaient ce que tant de ses hommes avaient rêvé de voir sans oser l’espérer : le saint Sidonod, scintillant sous les premiers rayons du soleil.

En contrebas, des villages ponctuaient les rives du lac, chacun avec ses feux de cuisine. Naturellement, les huttes et les rares maisons n’abritaient que des humains ; les fouisseurs vivaient à proximité dans des arbres évidés et des tunnels souterrains. Toute la scène baignait dans une profonde atmosphère de paix. Pourtant, les soldats le savaient bien, si ces gens, humains comme fouisseurs, apprenaient qu’une troupe de Nafari passait sur la corniche, ce serait une clameur immédiate et des partis armés se lanceraient à l’assaut de la falaise. Certes, ce ne serait pas la mort assurée pour l’expédition, malgré sa taille réduite, car même les fouisseurs, grimpeurs-nés, auraient du mal à escalader les rochers. Mais en fin de compte, les Elemaki prendraient pied sur la corniche et forceraient les Nafari à se battre jusqu’à la mort, ou bien ces derniers n’auraient d’autre ressource que de monter toujours plus haut, jusqu’aux altitudes où les hommes meurent de froid, perdent connaissance ou sombrent dans la folie.

Ils poursuivirent donc leur chemin en silence, protégés par leurs tuniques et leurs jambières couleur de terre, leurs couvertures de même teinte drapées et épinglées sur leurs épaules, la peau et les cheveux barbouillés de boue pour mieux se fondre dans la falaise.

Si seulement nous pouvions franchir ces montagnes en évitant ce lac surpeuplé ! songeait Monush. Et soudain une pensée éclata dans son esprit. Mais bien sûr que c’est possible ! Juste derrière nous, il y a un… il y a un… Il avait oublié. À quoi avait-il pensé ? À quelque chose un peu plus haut sur le chemin ? Pourquoi ? Personne ne les poursuivait. Aurait-il oublié un de ses hommes ? Il fit halte et les compta rapidement. Ils étaient tous là – et, profitant de la pause, la plupart regardaient bouche bée le lac à leurs pieds. Monush leur fit signe d’avancer. La corniche se remit à monter. Ils passèrent deux nuits en vue du lac, puis ils le quittèrent.

Ils pénétrèrent dans une zone plus aisée d’accès, mais d’autant plus dangereuse. Les montagnes, moins hautes, verdoyaient à leur sommet et chaque vallée abritait au moins quelques occupants, en général des fouisseurs, souvent aussi des humains, et de temps en temps un hameau d’anges, pour la plupart esclaves d’un village elemaki proche, ou « libres » mais tributaires du roi elemaki local. À plusieurs reprises, des anges en vol repérèrent les soldats, mais loin de lancer l’alerte ils poursuivirent leur chemin comme s’ils n’avaient rien vu. L’un d’eux piqua même vers le sol, se posa sur une branche près du détachement, puis, montrant la crête que Monush et ses hommes avaient entrepris de suivre, fit non de la tête. Pas par là, disait-il. Monush acquiesça, s’inclina comme devant un ami, et l’ange s’envola pour disparaître au loin.

Bonne chose, pour nous en tout cas, que les Elemaki traitent si durement les quelques anges contraints de vivre chez eux, songea Monush. Ça nous permet d’avoir des amis partout. Des amis sans grand pouvoir, certes, mais toujours bons à prendre en territoire ennemi.

Le quarantième jour de l’expédition, ils arrivèrent au confluent de quatre rivières ; les cours d’eau se fondaient en un seul, séparés d’à peine quelques perches les uns des autres. Les flots bouillonnaient, et pourtant, nul fouisseur, nul humain, nul ange n’habitait là. « Il n’y a personne pour recevoir le don d’un tel lieu saint ? » murmura Chem.

Monush hocha la tête, puis sourit. « Des gens le reçoivent peut-être plus loin en aval. »

Faisant avancer sa troupe dans cette direction, il constata qu’aucune nouvelle hauteur ne se dessinait à l’horizon. Le terrain allait bientôt changer.

Et soudain il comprit. Le sol disparaissait devant eux. L’eau de la rivière fusait comme une flèche dans le vide avant de retomber en pluie dans la vallée en contrebas. C’était un lieu de pouvoir, le seul à la connaissance de Monush où l’eau d’un torrent se transformait directement en pluie sans s’élever d’abord dans le ciel sous forme de nuages.

« Il y a moyen de descendre ? demanda Chem.

— Comme tu l’as dit, répondit Monush, c’est un site sacré. Tu vois ? De nombreux pieds ont escaladé cette falaise. »

Il y avait en effet une voie d’accès, presque un escalier, avec des marches taillées dans le roc et des planches pour retenir la terre. « Un infirme pourrait y passer », observa Alekiam, le seul à parler le dialecte le plus courant chez les fouisseurs elemaki. Certes, les chances étaient minimes d’en rencontrer qui n’aient pas adopté le torg, le sabir commercial dérivé de la langue humaine originelle, adapté à la prononciation des fouisseurs et des anges et augmenté de milliers de leurs termes. Mais c’était possible, au milieu de ces hautes montagnes où, disait-on, dans certaines vallées reculées, fouisseurs et anges vivaient encore ensemble à l’ancienne manière, les fouisseurs volant au peuple du ciel ses statues pour les adorer comme des dieux, tout en lançant des raids pour enlever les enfants des anges et les dévorer. De mémoire d’homme, personne n’avait jamais rencontré une telle communauté, mais peu doutaient que cette situation puisse encore exister, où les fouisseurs appelaient les anges « viandes-du-ciel » et les anges les fouisseurs « diables », tous avec d’excellentes raisons.

« Silence, dit Monush. Les parages sont fréquentés ; qui sait qui nous attend en bas ? »

Mais il n’y avait personne et, à cette altitude moindre, la terre donnait des fruits de saison. Monush mena ses hommes au sommet d’une butte qui dominait la rivière issue de l’averse perpétuelle, au pied de la falaise. Il en laissa douze là, avec ordre d’ouvrir l’œil et de se nourrir de fruits sans se perdre de vue les uns les autres, tandis qu’il emmenait Alekiam, Chem et un vigoureux soldat du nom de Lemech capable de rompre le cou d’un homme d’une simple gifle.

Au fil de leur prudente progression le long du cours d’eau, ils constatèrent à divers signes que la région avait connu un fort peuplement. On distinguait encore nettement les limites d’anciens champs, malgré la végétation envahissante, et on apercevait çà et là des zones qui avaient été dégagées et pavées afin d’empêcher les fouisseurs de s’infiltrer par en dessous dans les maisons.

« Où sont tous les gens ? demanda Chem, alors qu’ils se trouvaient précisément au milieu d’un de ces terrains empierrés. Ils bâtissaient bien, mais ils ont disparu.

— Erreur », fit Lemech.

Un jeune humain de haute taille se tenait à l’orée de la forêt. Il n’était pas là l’instant d’avant.

« Salut, ami ! » dit Monush, renonçant à l’espoir d’éviter une confrontation.

Sur un signe du jeune homme, une bonne trentaine de soldats s’avancèrent sur la plateforme de pierre. Où se cachaient-ils ? Monush et ses compagnons avaient pourtant fait le tour de la zone pavée avant de s’y engager.

« Déposez vos armes, ordonna-t-il à voix basse.

— Dans le cœur d’un fouisseur, d’accord, répondit Lemech.

— Nous sommes à leur merci. Si nous nous rendons, nous vivrons peut-être assez longtemps pour que les autres viennent à notre secours.

— Si ça se trouve, ce sont les gens que nous cherchions, remarqua Chem. Ils n’ont pas de fouisseurs avec eux. »

Il avait raison ; ils déposèrent donc leurs armes sur le pavage de la plate-forme.

Aussitôt, les nouveaux venus s’emparèrent d’eux, les entravèrent et les forcèrent à courir à travers bois jusqu’à ce qu’ils débouchent sur un ensemble d’une vingtaine d’estrades de pierre ; de nombreux bâtiments s’y dressaient, des maisons pour la plupart, demeures orgueilleuses dont certaines auraient mieux porté le nom de manoir, de palais ou de temple ; l’édifice le plus imposant était une tour solitaire dont le sommet dépassait la cime des arbres. De là-haut, on devait pouvoir surveiller tout le pays, se dit Monush, et voir de loin l’ennemi approcher.

Si les soldats ne l’avaient pas bâillonné, tout comme ses hommes, il aurait pu leur demander s’ils étaient des Zenifi ; mais au lieu de cela, on les jeta dans une salle sans doute conçue autrefois pour y entreposer des vivres, mais aujourd’hui vide, exception faite des quatre prisonniers qui s’y trouvaient désormais.

Dans le rêve d’Edhadeya, songea Monush, est-ce que les Zenifi ne suppliaient pas qu’on vienne à leur secours ?


Akma émergea de son rêve en tremblant de peur. Mais il n’osa pas crier, car, pour les fouisseurs qui les surveillaient, une voix qui s’élevait dans la nuit équivalait à une prière au Gardien – et Pabulog avait décrété qu’une prière adressée au Gardien par les partisans d’Akmaro constituait un blasphème passible de mort. Bien sûr, on ne tuerait pas un enfant pour avoir poussé un simple cri ; mais les fouisseurs traîneraient les occupants de la hutte au dehors et les battraient pour les obliger à confesser que l’un d’eux avait prié. Les enfants avaient appris à s’éveiller en silence, aussi affreux que soient leurs cauchemars.

Néanmoins, il fallait le raconter tant qu’il était frais à son esprit. Il aurait voulu réveiller sa mère, lui demander de le prendre dans ses bras pour le consoler. Mais il était trop grand pour cela, il le savait ; dans le même temps qu’il en jouirait, il aurait honte d’avoir besoin de son réconfort.

C’est donc son père qu’il secoua doucement ; Akmaro roula enfin de côté. « Qu’y a-t-il, Akma ?

— J’ai fait un rêve.

— Un vrai rêve ?

— Le Gardien avait envoyé des hommes nous sauver. Mais un nuage d’obscurité et une brume d’eau leur ont bouché la vue et ils se sont perdus. Ils ne viendront plus, maintenant.

— Comment savais-tu que le Gardien les avait envoyés ?

— Je le savais, c’est tout.

— Très bien. Je vais y réfléchir. Rendors-toi. »

Akma avait fait ce qu’il pouvait, il en était convaincu. La suite dépendait de son père. Il aurait dû se sentir satisfait, pourtant, il en était loin ; en vérité, il était furieux. Ce qu’il voulait, ce n’était pas que son père y réfléchisse, mais qu’il en discute, qu’il laisse son fils l’aider à en découvrir le sens. C’était son rêve à lui, après tout ! Son père l’avait écouté, avait pris son rêve au sérieux, mais à partir de là, il considérait que c’était à lui seul de décider qu’en faire, comme si Akma n’était qu’une machine, semblable à l’Index des légendes !

Eh bien, je ne suis pas une machine, se dit Akma, et je suis aussi capable qu’un autre de trouver un sens à ce rêve !

Il signifie que… que…

Que le Gardien avait envoyé des hommes nous sauver et qu’ils se sont perdus. Quoi d’autre ? Comment Père pourrait-il l’interpréter différemment ?

D’un autre côté, ce n’est peut-être pas à l’interprétation qu’il réfléchit, mais à ce qu’il faut faire maintenant. Si le Gardien devait lancer une autre expédition de secours, pourquoi m’envoyer ce rêve ? Non, ça doit vouloir dire qu’il n’y aura pas d’autres sauveteurs ; c’est à nous de nous sauver tout seuls.

Et Akma sombra dans le sommeil, la tête pleine de rêves de bataille où il affrontait ses tourmenteurs l’épée à la main ; il se voyait dressé au-dessus du cadavre décapité de Pabul ; il entendait Udad gémir, assis par terre, les tripes répandues sur les genoux, étonné du carnage que le petit Akma avait infligé à son corps. Pour Didul, Akma imagina une longue confrontation au terme de laquelle l’adolescent suppliait d’avoir la vie sauve, tout orgueil disparu, ses joues aristocratiques striées de larmes. Dois-je te laisser vivre, alors que tu m’as battu et couvert de sarcasmes pendant d’innombrables semaines ? Les insultes, je pourrais les pardonner. Mais puis-je te laisser vivre, alors que tu as si souvent fait pleurer ma sœur à force de la gifler ? Puis-je te laisser vivre, alors que tu as poussé les autres enfants à l’épuisement jusqu’à ce que les plus faibles s’écroulent sous le soleil brûlant et que tu te moques en les recouvrant de terre comme s’ils étaient morts ? Puis-je te laisser vivre, alors que tu as perpétré ces horreurs devant leurs parents, les sachant impuissants à défendre leurs petits ? C’est ce que tu as fait de pire, d’humilier nos parents, de les avilir devant leurs propres enfants. Et pour ça, Didul… pour ça, ma lame te tranche le cou, ta tête tournoie en l’air, rebondit par terre en dansant avant de rouler aux pieds de ton père. Qu’il pleure, ce tyran cruel, qu’il essaye donc de remettre ta tête sur tes épaules, de rendre à tes lèvres leur petit sourire pervers ; il ne peut pas, n’est-ce pas ? Il est impuissant ! Le voici devant moi, le petit Muwu agrippé à sa jambe, et il me supplie de lui laisser au moins un fils, au moins le dernier de ses garçons, mais je n’épargnerai personne parce que tu n’as fait grâce à personne.

La tête ainsi pleine de rêves de vengeance, Akma se rendormit.


Monush fut tiré du sommeil par deux hommes qui le saisirent par les bras et le traînèrent, tout ligoté, hors de l’entrepôt humide. Il entendit que l’on traitait ses hommes de même, mais ne put rien voir à cause de la lumière du jour qui l’éblouissait. Ses yeux commençaient à peine à s’y habituer lorsqu’on l’amena devant la cour du roi.

Car c’était manifestement le roi, cet homme qui était apparu le jour de leur capture. Mais il n’avait rien de royal alors, et, encore maintenant, Monush le trouvait un peu jeune et manquant d’assurance. Il était assis bien droit sur le trône et il commandait avec aplomb, mais… Monush n’arrivait pas à mettre le doigt sur ce qui clochait. Si, peut-être : on aurait dit qu’il regrettait d’occuper cette position.

Pourquoi cette curieuse répugnance ? Aurait-il préféré ne pas avoir à juger ces étrangers ? Ou ne pas être roi ?

« Comprends-tu mon langage ? demanda le roi.

— Oui », répondit Monush. L’accent était un peu bizarre, mais pas particulièrement remarquable. Personne à Darakemba ne l’aurait pris pour un Elemaki.

« Je suis Ak-Ilihi, fils de Nuab qui fut jadis Nuak, le roi des Zenifi. Mon grand-père, Zenifab, a conduit notre peuple hors de la terre de Darakemba pour reprendre possession du pays de Nafai, qui était l’héritage naturel des Nafari, et il a été fait roi par la voix du peuple. C’est par ce même droit que je règne aujourd’hui. À présent, dis-moi quelle audace vous a poussés à vous approcher des murailles de la cité de Zidom, pendant que je me trouvais en dehors en compagnie de mes gardes. C’est votre intrépidité qui m’a décidé à ne pas laisser mes hommes vous mettre à mort sans entendre d’abord de vos lèvres pourquoi vous avez osé violer tous les traités et défier notre loi à l’intérieur des frontières du petit royaume que les Elemaki nous ont laissé. »

Le roi se tut. Puis : « Tu es autorisé à parler. »

Monush fit un pas et s’inclina devant Ilihiak. « Ô roi, je te suis reconnaissant, devant le Gardien de la Terre, de m’avoir laissé la vie sauve et de me permettre de parler ; je m’exprimerai librement car je comprends maintenant que, si tu avais su qui je suis ainsi que ceux qui m’accompagnent, tu n’aurais pas permis de nous voir entravés et emprisonnés. Mon nom, ô roi, est Mon, et c’est par le bon plaisir du roi Motiak de Darakemba que mes hommes m’appellent Monush.

— Motiak ! s’exclama le roi.

— Non pas Motiab, qui régnait lorsque ton grand-père a quitté Darakemba, mais son petit-fils. C’est lui qui nous a lancés à la recherche des Zenifi, car un rêve envoyé par le Gardien disait que les Zenifi étaient esclaves des Elemaki et aspiraient à la liberté. »

Ilihiak se leva. « Alors, je me réjouis et, quand je l’annoncerai au peuple, il se réjouira également. » Ses paroles étaient formelles, mais, Monush s’en rendit compte, sincères aussi. « Détachez-les », ordonna-t-il aux gardes.

Une fois débarrassé de ses liens aux poignets et aux chevilles, Monush éprouva pendant quelques instants des difficultés à rester debout ; mais les hommes qui l’avaient traîné jusqu’au trône le soutinrent d’une main ferme.

« Je te le dis en toute franchise, Monush – car tu mérites d’être ainsi appelé par tous les souverains, puisque Motiak t’a donné ce nom –, si nos frères de Darakemba peuvent nous libérer des lourdes taxes et du joug cruel des Elemaki, c’est avec joie que nous nous ferons vos esclaves, car mieux vaut être esclaves des Nafari que de voir les Elemaki nous dépouiller de tout ce que nous produisons.

— Ilihiak, répondit Monush, je ne suis pas Ak-Moti le grand, mais je puis t’assurer qu’il n’est pas homme à nous envoyer vous chercher dans le seul but de vous réduire en esclavage à Darakemba. Vous permettra-t-il de demeurer un peuple à part à l’intérieur des frontières de Darakemba, et te confirmera-t-il sur ton trône en tant que monarque vassal ? je n’ai pas le pouvoir de le dire. Mais je sais ceci : Motiak est un homme juste et bon, choisi par le Gardien, et il ne fera pas esclaves ceux qui souhaitent devenir de loyaux citoyens.

— S’il nous autorise à nous installer dans ses frontières et sous sa protection, nous y verrons le signe de son immense générosité et n’en demanderons pas davantage. »

Monush entendit ces paroles, mais il connaissait assez les manières des rois pour savoir qu’Ilihiak marchanderait âprement pour obtenir toute l’indépendance et tout le pouvoir possible de la part de Motiak. Cependant, c’était affaire de souverains, pas de soldats. « Ilihiak, nous sommes ici peu nombreux, mais d’autres nous attendent plus loin. Me permettras-tu de…

— Allez, sans perdre un instant. Vous êtes libres. Si vous souhaitez nous punir de vous avoir emprisonnés, partez, nous ne ferons rien pour vous arrêter. Mais si vous avez pitié de nous, revenez avec vos autres compagnons et débattons ensemble des moyens de nous délivrer des Elemaki. »


Chebeya travaillait en silence et s’efforçait de ne pas regarder deux des fils de Pabulog qui s’amusaient à faire tomber Luet. Elle avait envie de hurler, mais elle savait en même temps que protester ne ferait qu’aggraver la situation pour tout le monde. Pourtant, quelle femme pouvait supporter de voir son enfant maltraitée par des brutes sans réagir et de continuer à trimer comme si de rien n’était ?

Luet se mit à pleurer.

Chebeya se redressa. Aussitôt, deux fouisseurs se dirigèrent vers elle, un fouet épais à la main. Ils surveillaient chacun de ses gestes, évidemment, parce que c’était la mère de Luet. Elle se figea sur place, ne dit rien, resta simplement toute droite.

« Au travail ! » aboya le fouisseur.

Un instant, Chebeya lui lança un regard de défi, puis elle se courba et reprit le binage du maïs.

Où était la Gardienne de la Terre ? Depuis le rêve d’Akma leur apprenant que les sauveteurs ne venaient pas, elle passait ses journées à se poser la question. Si la Gardienne s’intéresse assez à nous pour envoyer un songe à Akma, pourquoi n’intervient-elle pas ? Akmaro dit qu’elle nous met à l’épreuve ; mais quelle est l’épreuve et comment la réussir ? Veut-elle que nous nous transformions en une nation de pleutres ? Ou bien veut-elle que nous nous révoltions contre les enfants de Pabulog, ces monstres, et nous fassions tuer ? Chacun doit imaginer une issue, avait dit Akmaro. Nous devons trouver un moyen de sortir de cette situation par nous-mêmes : voilà l’épreuve à laquelle nous soumet la Gardienne. Une fois que nous y serons parvenus, elle nous aidera.

Mais si elle était si maligne, pourquoi ne faisait-elle pas elle-même quelques suggestions ?

Mieux que personne, Chebeya savait les ravages que provoquait en eux l’esclavage. Peu de gens étaient au courant de son don, et seulement des femmes, à l’exception de son époux, naturellement ; mais alors qu’autrefois elle avertissait Akmaro des petites lézardes qui apparaissaient dans la communauté avant qu’elles débouchent sur des querelles ouvertes, elle ne pouvait plus aujourd’hui qu’assister, impuissante, à l’affaiblissement, au quasi-anéantissement des liens entre amis, de parent à enfant, de frère à sœur. Ils font de nous des animaux en nous privant de nos affections humaines. Nous ne songeons plus qu’à survivre, à éviter le fouet. Chaque fois que nous baissons les yeux, que nous laissons nos enfants se faire brutaliser, nous les aimons un peu moins, parce que c’est seulement en les aimant moins que nous pouvons supporter de les voir souffrir.

Sauf Akmaro. Lui, il aimait ses enfants davantage ; la nuit, il disait tout bas à Chebeya sa fierté de les voir si forts, si courageux, si riches de vertu. Cela tenait peut-être à sa résistance apparemment illimitée aux tourments émotionnels. Il souffrait pour ses enfants – personne mieux que Chebeya ne savait à quel point –, mais il faisait d’autant plus corps avec eux. Son amour pour eux ne lui fait pas peur, au contraire de bien des parents. Suis-je comme lui ? ou comme eux ?

Ce qui inquiétait le plus Chebeya dans sa famille, c’était la distance croissante qu’Akma semblait mettre entre son père et lui. Le petit en voulait-il à Akmaro de ne pas l’avoir sauvé des persécutions des fils de Pabulog ? Impossible ; si Luet pouvait comprendre, Akma aussi. Alors, qu’était-ce donc qui le poussait à fuir une relation naguère si étroite entre son père et lui ?

En silence, Chebeya se moqua d’elle-même. Pourquoi me ronger les sangs pour une tension entre mon fils et son père ? Dans une semaine, dans un mois ou dans un an, nous serons tous morts – assassinés, ou bien morts de faim ou de maladie ! Quelle importance ce jour-là qu’Akma n’ait pas ressenti la même loyauté envers son père qu’autrefois ?

Ce qui me manque, c’est de pouvoir en parler à Hushidh ou Chveya, à l’une des anciennes déchiffreuses. Elles devaient comprendre mieux que moi ce que je vois. Akma déteste-t-il son père ? Est-ce de la colère ? de la peur ? Les loyautés se déplacent, se modifient sous mes yeux et parfois la raison en est évidente, mais d’autres fois tout reste obscur. Hushidh et Chveya ne connaissaient pas l’incertitude, elles ; elles savaient toujours ce qu’il fallait faire, elles étaient toujours inspirées.

Mais pas moi ; tout ce que je sais, c’est que mon époux est en train de perdre l’amour de notre fils. Et que suis-je aux yeux de Luet, moi, sa propre mère, quand j’attends sans rien dire que ces brutes aient fini de la martyriser ?

Une résolution soudaine et irrésistible envahit Chebeya. Ils finiront par nous tuer, quoi qu’il arrive. Mieux vaut mourir en laissant à Luet la certitude que sa mère l’aime.

Elle se redressa.

Les fouisseurs s’étaient détournés d’elle, mais ils remarquèrent vite qu’elle avait arrêté de travailler. Ils convergèrent vers elle.

Chebeya poussa sa voix pour se faire entendre des fils de Pabulog.

« Pourquoi avez-vous si peur de moi ? »

Le procédé marcha : un des garçons répondit. Le troisième fils, celui qui s’appelait Didul. « Je n’ai pas peur de toi !

— Alors, pourquoi ne viens-tu pas me brutaliser, moi, au lieu d’une petite fille moitié moins grande que toi ? » Chebeya mit tout son mépris dans sa voix, et vit avec plaisir Didul devenir cramoisi.

Autour d’elle, d’autres adultes murmuraient : « Chut ! Assez ! Tais-toi ! Nous allons tous nous faire battre ! »

Chebeya ne les écoutait pas. Elle ne prêta aucune attention non plus aux gardes, presque sur elle à présent, le fouet levé. « Didul, si tu n’es pas un lâche, prends un fouet et frappe-moi toi-même ! »

L’arme d’un fouisseur s’abattit sur son dos. Avec une grimace de douleur, elle vacilla sous la puissance du coup.

« Tu es bien comme ton père ! cria-t-elle. Trop peureux pour agir en personne ! »

Un nouveau coup tomba. Mais alors Didul hurla : « Stop ! »

Chaque fouisseur la cingla encore une fois avant d’obéir. À genoux, Chebeya sentit le sang ruisseler sur son dos. Mais Didul s’approchait et elle mit à profit les précieux instants qui restaient avant qu’il arrive. Se redressant lentement, elle le regarda dans les yeux et dit : « Ainsi, le petit Didul garde un peu de fierté. Comment est-ce possible ? Les enfants d’Akmaro ont du courage – tu as beau les tourmenter, les as-tu jamais entendus demander grâce ? Crois-tu que si l’on battait ton père comme ces petits enfants, il se montrerait aussi brave ?

— Ne parle pas de mon père, blasphématrice ! » cria Didul.

Mais Chebeya vit ce que l’adolescent ne pouvait pas voir : qu’elle avait semé le trouble en lui. Ses paroles avaient légèrement affaibli le lien entre ses frères et lui.

« Tu vois ce que ton père vous enseigne ? À martyriser de petits enfants ! Mais toi, tu as de l’amour-propre. Tu as honte de faire ce que ton père t’ordonne. »

Didul arracha son fouet à l’un des fouisseurs. « Je vais te le montrer, mon amour-propre, moi, blasphématrice !

— Parce que c’est lui qui te permet de lever un fouet contre une femme désarmée ? »

Ah, les mots avaient porté, elle le vit.

« Non, poursuivit-elle, un digne fils de Pabulog ne peut frapper que les gens impuissants à se défendre. As-tu déjà vu ton père se dresser au combat comme un homme ?

— Il le ferait s’il avait de vrais hommes à combattre ! » cria Didul.

Chebeya chercha la réplique la plus efficace. « Je crois qu’au fond de toi, Didul, tu sais très bien ce que ton père nous inflige. Pourquoi vous a-t-il envoyés nous tourmenter, à ton avis ? Pourquoi vous a-t-il ordonné de maltraiter les enfants ? Parce qu’il savait que vous en auriez honte ! Parce qu’une fois que vous auriez fait pleurer des enfants, vous vous sauriez aussi abjects et lâches que lui, et ainsi jamais il ne risquerait d’entendre ses propres fils se moquer de lui, car il pourrait toujours leur répondre : “Oui, mais qui est-ce qui a frappé des petites filles ?” »

Furieux, Didul laissa s’exprimer sa violence. Le coup atteignit Chebeya en travers des épaules, la mèche du fouet s’enroula autour d’elle et lui cingla la joue. Les yeux éclaboussés de sang, elle n’y vit plus rien l’espace d’un instant.

« Ne traite pas mon père de lâche ! hurla Didul.

— En ce moment même, fit-elle, tu le hais parce qu’il fait de toi un lâche qui répond aux paroles d’une femme par le fouet. Si ce que je t’ai dit n’était pas vrai, Didul, tu ne serais pas dans une telle rage.

— Rien de ce que tu as dit n’est vrai !

— Tout est vrai ; la preuve, c’est qu’à l’instant où tu t’en iras, les gardes vont me battre à mort, rien que pour t’éviter à jamais de m’entendre. » Chebeya parlait avec conviction ; elle craignait fort de n’exprimer que la simple réalité.

« S’ils te battent, ce sera pour te punir de tes mensonges !

— Et toi, si tu ne me croyais pas, Didul, tu ne ferais que rire de mes paroles. »

Elle le tenait. Elle voyait le nouveau filament qui le reliait à elle. Elle était en train de se l’approprier, de distendre sa loyauté envers son père.

« Je ne te crois pas !

— Tu me crois, Didul, parce que chaque fois que tu maltraites un de ces enfants, tu as honte. Je le lis dans tes yeux. Tu ris comme tes frères, mais au fond tu te fais horreur. Tu crains de ressembler à ton père.

— Mais je veux ressembler à mon père !

— Ah oui ? Alors, que fais-tu ici ? Ton père, lui, ne se souille pas les mains à battre lui-même des enfants ; il envoie des brutes faire le travail à sa place. Non, tu ne peux pas être comme ton père parce que l’humain survit en toi. Mais ne t’inquiète pas : encore quelques années à martyriser des bébés et il ne restera plus trace d’humanité dans ton cœur. »

Pendant son discours, Udad, un des frères aînés de Didul, s’était approché. « Pourquoi écoutes-tu cette sorcière ? demanda-t-il. Fais-la tuer !

— Voilà la voix de ton père, enchaîna Chebeya : tue celui qui ose te dire la vérité. Mais n’agis pas en personne. Fais accomplir la besogne par un autre. »

Udad s’adressa aux fouisseurs. « Pourquoi restez-vous à l’écouter les bras ballants ? Elle s’est emparée par magie de l’esprit de mon crétin de frère…»

Avec un cri de rage, Didul se retourna, le bras levé comme pour cingler Udad de son fouet. Celui-ci se recroquevilla en se protégeant le visage et implora d’une voix suraiguë : « Ne me frappe pas ! Ne me frappe pas !

— Vois donc, dit Chebeya. Vois-toi tel que tu seras, une fois que ton père en aura fini avec toi. »

Elle observa les derniers filaments rattachant Didul à Udad qui se chargeaient de honte et de colère, transformés en un lien négatif. « Mais es-tu déjà comme lui, Didul ? Ou bien reste-t-il une part d’humanité en toi ? »

Udad, humilié, recula. « Je vais dire à Pabul que tu laisses la femme d’Akmaro te retourner contre nous tous !

— Cela te fait-il peur, Didul ? demanda Chebeya. Il va te dénoncer. Cela te fait-il peur ?

— Je m’en vais, répliqua Didul. Je ne veux plus écouter tes mensonges.

— C’est ça, va-t’en, que les gardes puissent me tuer. Mais je te le promets : si je meurs ici aujourd’hui, ton cœur entendra toujours ma voix ! »

Le regard étincelant d’une colère implacable, Didul s’adressa aux fouisseurs : « Je veux la voir vivante demain, sans davantage de traces de coups de fouet qu’elle n’en a déjà !

— Ce ne sont pas les ordres de votre père », rétorqua l’un d’eux.

Didul eut un sourire carnassier. « Ses ordres sont d’obéir à ses fils. S’il arrive malheur à cette femme, je vous fais écorcher vifs. Oserez-vous vérifier si je dis vrai ? »

Ah, ce feu dans ses yeux ! Il avait un talent de commandement, Chebeya le voyait. Elle avait attisé sa fierté qui brûlait maintenant comme un brasier dans son cœur.

Les fouisseurs baissèrent le nez.

D’un geste méprisant, Didul rendit son fouet à celui qui le lui avait prêté. Puis il s’adressa encore une fois à Chebeya. « Reprends le travail, femme. »

Elle soutint son regard. « J’obéis au fouet. Mais n’aimerais-tu pas un jour voir quelqu’un t’obéir par véritable respect ? » Malgré son dos meurtri et le sang dans ses yeux, elle se baissa, ramassa la houe et se mit à vaguement grattouiller la terre. Les pas de l’adolescent s’éloignèrent.

« Je vais la tuer, dit un des fouisseurs. Qu’est-ce qu’il y pourrait ? Son père n’apprécierait pas d’apprendre qu’il l’a écoutée.

— Crétin ! répondit l’autre. S’il veut que son père nous fasse exécuter, tu t’imagines qu’il va lui raconter la vérité ?

— Eh bien, il n’y a qu’à le dire nous-mêmes à Pabulog.

— Ah, génial ! Tu veux aller raconter à Pabulog que son fils s’est fait réduire au silence par cette femme ? Combien de temps crois-tu qu’on nous laisserait vivre, si nous répandions cette histoire ? »

Chebeya les écoutait, amusée. Ses paroles avaient fait leur effet sur ces fouisseurs aussi. Pourtant, son plan n’allait pas bien loin ; il s’agissait seulement de semer un peu de zizanie parmi les fils et les soldats de Pabulog. Et elle risquait encore de se faire tuer. En tout cas, ce qu’elle avait accompli aujourd’hui, elle allait le payer en souffrance durant bien des jours à venir.

« Ce que tu as fait était stupide, souffla quelqu’un. Tu aurais pu nous faire tous abattre !

— Et alors ? répliqua quelqu’un d’autre. Akmaro ne nous a-t-il pas demandé à tous de réfléchir à un moyen de nous délivrer par nous-mêmes ? Au moins, elle, elle a imaginé quelque chose ! »

Didul et Udad revenaient près de Luet et d’Akma. La petite s’écarta, mais Akma les attendait de pied ferme. Qu’avait-il entendu des discours de sa mère ? Peut-être tout ; peut-être presque rien. Mais il ne bougea pas.

Udad le bouscula ; l’enfant recula en chancelant, mais ne tomba pas. La scène n’avait jusque-là rien d’original. Non, la surprise, ce fut qu’alors Didul se jeta sur son frère et l’envoya s’étaler dans la poussière. Udad se releva d’un bond, prêt à se battre. « Qu’est-ce qui te prend ? Tu veux ta raclée ? »

Didul le regarda dans les yeux. « C’est tout ce que tu sais faire, alors ? Rosser les plus petits que toi ? Si tu me touches, tu prouveras que tout ce qu’elle a dit sur nous était vrai ! »

Udad resta planté là, démonté, perdu. Sous les yeux de Chebeya, les liens d’attachement se modifiaient : Udad, toute assurance disparue, n’aspirait plus qu’à la bonne opinion de Didul, désespéré, honteux de s’en voir privé, tout comme Didul, de son côté, recherchait celle de Chebeya. C’était le début de la loyauté. Ne serait-ce pas la vengeance parfaite, de retourner les propres fils de Pabulog contre leur père ?

Non, pas la vengeance. La délivrance. C’est vers ce but que nous tendons tous : nous sauver nous-mêmes, puisque la Gardienne ne paraît pas disposée à intervenir.


« Ce n’est pas clair, dit Surâme. Ton plan marche-t-il ou non ? »

Shedemei eut un petit rire forcé. « Ma foi, au moins, la Gardienne nous a remarquées. Vois ce rêve qu’elle a envoyé à Akma, et la soudaine impulsion de Chebeya de défier les fils de Pabulog. Enfin, si tout ça venait bien de la Gardienne.

— Pourtant, elle ne nous parle toujours pas. Nous ne sommes que deux moucherons qui lui bourdonnent aux oreilles ; elle nous chasse sans même y penser.

— Eh bien, continuons à bourdonner.

— Les plans de la Gardienne se poursuivront sans dévier, quoi que nous fassions.

— J’espère bien. Mais, à mon avis, elle s’intéresse beaucoup à ce que font les gens ; en bas, sur Terre, bien sûr, mais ici aussi, dans notre vaisseau. Elle s’intéresse à tout ce qui se passe.

— La Gardienne ne se préoccupe peut-être que des habitants de la Terre, et plus du tout de ceux d’Harmonie. Mieux vaudrait peut-être que j’y retourne sans attendre pour annoncer à mon autresoi que notre mission est achevée et que les humains de la planète peuvent désormais faire ce qu’ils veulent.

— À moins que la Gardienne n’ait encore besoin de toi ici. » Une idée traversa soudain l’esprit de la généticienne. « Ou alors, elle a encore besoin des pouvoirs du vaisseau, du manteau du pilote stellaire.

— C’est peut-être toi qui lui es nécessaire. »

Shedemei se mit à rire. « Quoi, j’aurais en stock des semences et des embryons qu’elle voudrait me faire introduire quelque part sur Terre ? Un simple rêve et je m’en occupe !

— Donc, nous continuons à patienter.

— Non, nous continuons à la harceler, à l’exemple de Chebeya. Nous allons tirer la vieille ourse de son repaire et la chatouiller un peu.

— Les implications de ta métaphore m’échappent. Une ourse qu’on chatouille de trop près peut devenir dangereuse et destructrice.

— Oui, mais elle t’accorde une attention sans faille ! » Shedemei se remit à rire.

« J’ai l’impression que tu n’as pas encore tout le respect voulu pour la puissance de la Gardienne, fit Surâme.

— Quelle puissance ? Tout ce que j’ai vu de la Gardienne jusqu’à maintenant, ce sont des rêves.

— Si tu n’as rien vu d’autre, c’est que tu n’as pas regardé.

— Ah bon ?

— Prends le Gornaya, par exemple, ce massif qui s’élève jusqu’à des altitudes impossibles. D’après les données géologiques datant d’avant le départ des humains, il y a quarante millions d’années, aucune formation, aucun mouvement tectonique ne peut en être à l’origine. Les plaques de la région ne se déplaçaient pas dans les directions voulues pour créer des plis et des soulèvements aussi extraordinaires. Puis, brusquement, celle des Cocos s’est mise à coulisser vers le nord avec une vitesse et une force bien supérieures à celles de tout mouvement tectonique jamais enregistré. Elle s’est heurtée à la plaque des Caraïbes avec une énergie cinétique beaucoup trop élevée pour être absorbée par subduction. »

Shedemei poussa un soupir. « Je suis biologiste. La géologie est pour moi un domaine pratiquement incompréhensible.

— Mais le résultat, tu peux le comprendre : une dizaine de chaînes de montagnes, chacune avec des sommets dépassant les dix mille mètres. Et elles sont apparues en l’espace de dix millions d’années.

— C’est rapide ?

— Aujourd’hui encore, la plaque des Cocos se déplace vers le nord trois fois plus vite qu’aucune autre sur Terre. Conclusion : il y a, sous la croûte terrestre, un courant de roche en fusion qui file à grande vitesse vers le nord – le même qui a fait coulisser l’Amérique du Nord le long de la vallée du Mississippi, qui a réduit l’Amérique centrale en menus morceaux, les a écrasés les uns contre les autres et…» Surâme s’interrompit.

« Qu’y a-t-il ?

— Je me livre à de petites recherches.

— Ah ! Désolée de t’avoir dérangée.

— Ç’a dû commencer avant le départ des hommes de la Terre, dit Surâme.

— Oui ?

— Les séismes, les volcans le long de la dorsale des Galapagos… qu’est-ce donc qui a enseveli la Terre sous la glace pendant une période ? Dans ma mémoire, tout était lié aux agissements des humains, aux guerres, aux armes nucléaires et biologiques. Mais comment tout cela a-t-il rendu la planète inhabitable, précisément ?

— J’adore observer un esprit brillant à l’œuvre, fit Shedemei.

— Il va falloir que j’étudie toutes mes archives concernant cette période, pour vérifier si l’on peut ou non éliminer la possibilité que la destruction des zones habitables découle du mouvement de la plaque des Cocos et non directement des guerres.

— Tu prétends que le déplacement aberrant de cette plaque pourrait être dû aux guerres ? C’est absurde ! »

Surâme ne releva pas la raillerie. « Pourquoi tous les humains sans exception ont-ils fui la Terre ? Les fouisseurs et les anges se sont bien débrouillés pour survivre, eux. Je n’y avais jamais pensé, pilote stellaire, mais ne trouves-tu pas cela un peu suspect ? Un groupe d’humains aurait sûrement pu subsister, en zone équatoriale, par exemple.

— Je t’en prie ! Tes algorithmes de raisonnement incluent la créativité et la curiosité, je le sais bien, s’exclama Shedemei, mais est-ce que tu envisages sérieusement l’idée que les erreurs criminelles des humains pourraient être à l’origine des déplacements de la plaque des Cocos ?

— Je dis que les actions humaines ont pu inciter la Gardienne de la Terre à faire bouger la plaque en question.

— Et comment s’y serait-elle pris, s’il te plaît ?

— Je ne puis concevoir d’entité dotée d’une puissance suffisante pour mouvoir les courants de magma sous la croûte de la planète, avoua Surâme. Mais je ne conçois non plus aucune force naturelle capable de déclencher toutes les singularités à l’origine du Gornaya. Ce monde est plein d’étrangetés et d’anomalies, Shedemei, telle l’interdépendance symbiotique dans laquelle vivaient anges et fouisseurs. Tu as dit toi-même qu’elle était artificielle.

— Et mon hypothèse est que ces modifications ont été introduites exprès par les humains avant leur départ.

— Mais pour quoi faire, Shedemei ? À quoi cela servait-il ? Et puis, pourquoi prendre cette peine, sachant qu’ils allaient quitter la planète sans espoir de retour ?

— Nous avons tendance, je crois, à mettre trop d’événements sur le compte de la Gardienne, de ses complots et de ses plans. Elle émet des rêves et influence le comportement humain, point final ; nous n’avons la preuve de rien d’autre.

— Nous n’avons pas de preuve, ou bien nous avons la plus évidente qu’on puisse imaginer. Je dois faire des recherches. Il y a des hiatus dans mes connaissances. On m’a dissimulé la vérité, mais je sais que la Gardienne trempe dans tout cela.

— Cherche tout ton soûl. Je suis impatiente d’en voir le résultat.

— Tu sais, il est possible qu’on m’ait programmée pour ne pas découvrir la vérité. Et que je sois programmée pour ne pas découvrir le programme qui me cache la vérité.

— C’est un cercle vicieux.

— J’aurai peut-être besoin de ton aide.

— En attendant, moi, j’ai besoin de dormir, répliqua Shedemei en bâillant. Je ne crois pas qu’un ordinateur, même la Gardienne de la Terre, puisse avoir de l’influence sur des choses comme les courants magmatiques. Mais je veux bien t’aider, si je le peux. Peut-être qu’au fil de cette hypothèse grotesque nous tomberons sur un élément utile.

— Au moins, tu gardes l’esprit ouvert, dit Surâme.

— Je prends ça pour un compliment », répondit Shedemei.


Cette nuit-là, dans leur hutte, Akmaro et Akma lavaient et pansaient les blessures de Chebeya.

« Tu aurais pu te faire tuer, Mère, dit Akma à voix basse.

— C’est l’acte le plus courageux qu’il m’ait été donné de voir », déclara Akmaro.

Chebeya pleurait en silence, soulagée de n’avoir pas été massacrée dans le champ, effrayée rétrospectivement de sa propre audace, reconnaissante à son époux de louer son geste.

« Comprends-tu, Akma, ce qu’a fait ta mère ? demanda Akmaro.

— Elle a tenu tête, et on ne l’a pas tuée.

— Cela va plus loin, Akma. C’est un don que ta mère possède depuis toujours. C’est une déchiffreuse.

— Hushidh », murmura Luet. Les histoires de Hushidh la déchiffreuse étaient célèbres chez les femmes et les fillettes – sans parler de celles de Chveya, la fille de Nafai et de Luet, l’Ancienne dont le nom de Chebeya dérivait.

« Elle voit les relations entre les gens, expliqua Akmaro à son fils.

— Je sais ce qu’est une déchiffreuse, répondit Akma.

— C’est un don du Gardien. Il a dû voir, il y a bien des années, la situation où nous nous trouvons aujourd’hui ; il a donc accordé un grand talent à Chebeya pour que, le jour venu, elle puisse démêler la conspiration du mal qui pèse sur nous. Depuis toujours, nous avions parmi nous le pouvoir de faire ce que ta mère a ébauché aujourd’hui. Le Gardien attendait seulement que nous en prenions conscience, que ta mère trouve le bon moment pour agir.

— Moi, j’ai eu l’impression qu’elle agissait seule, remarqua Akma.

— Est-ce que tu as vu ? Alors, c’est que ta vision est encore immature et brouillée. Car ta mère s’est dressée avec la puissance du Gardien en elle, et avec l’amour de son mari et de ses enfants dans le cœur. Si Luet, toi et moi ne nous étions pas trouvés dans le champ avec elle, crois-tu qu’elle aurait agi ainsi ?

— Nous, nous étions là. Mais où était le Gardien ?

— Un jour, tu apprendras à voir la main du Gardien dans bien des circonstances. »

Quand les enfants furent endormis, Chebeya posa la tête sur la poitrine de son époux, se serra contre lui et pleura.

« Oh, Kmadaro, Kmadaro, j’ai eu si peur d’aggraver notre situation !

— Expose-moi ton plan, dit-il. Si je le connais, je pourrai t’aider.

— Je ne le connais pas. Je n’en ai pas.

— Alors, voici celui qui m’est venu en te regardant et en t’écoutant. J’ai cru d’abord que tu cherchais à pousser ces garçons à se rebeller contre leur père ; mais j’ai compris ensuite que tu réalisais quelque chose de beaucoup plus subtil.

— Ah ?

— Oui : tu conquérais le cœur de Didul.

— S’il en a un.

— Tu lui enseignais à être un homme. C’est un concept nouveau pour lui. Je crois qu’il se voudrait bon, Bedaya. »

Elle réfléchit. « Oui, tu as raison, je pense.

— Aussi n’allons-nous pas semer la zizanie parmi ces garçons ; non, nous allons nous en faire des amis et des alliés.

— Est-ce possible, à ton avis ?

— En avons-nous le droit, veux-tu dire ? Oui, Bedaya. Ils sont ce que leur père leur a appris à être et ils n’y peuvent rien. Pourtant, si nous avons l’occasion de leur montrer une autre voie, ils peuvent encore devenir intègres. C’est cela que le Gardien attend de nous : non que nous éliminions nos ennemis, mais que nous nous en fassions des amis.

— Ils ont si souvent fait du mal à mes enfants… murmura Chebeya.

— Alors, qu’il sera doux le jour où, à genoux, ils demanderont ton pardon ainsi que celui de tes enfants, et où vous répondrez : Nous savons que vous n’êtes plus les mêmes qu’autrefois. Vous êtes nos frères, désormais.

— Jamais je ne pourrai leur parler ainsi.

— Aujourd’hui, oui. Mais quand tu les verras changer, ton cœur aussi changera.

— Tu veux toujours voir le meilleur chez les autres, Kmadaro.

— Pas toujours ; mais aujourd’hui, chez ce garçon, j’ai décelé une étincelle d’honnêteté. Soufflons sur cette étincelle et alimentons-la.

— J’essaierai », dit Chebeya.

Allongé sur sa paillasse, Akma avait entendu la conversation de ses parents et songeait : Quel genre d’homme est mon père, pour inciter Mère à se faire l’amie de ceux-là mêmes qui l’ont fouettée jusqu’au sang ? Je ne pardonnerai jamais ces gens, jamais, même s’ils ont l’air de changer. On ne peut pas faire confiance à des amis des fouisseurs. Ils sont devenus des fouisseurs eux-mêmes, des créatures abjectes, crasseuses, qui ne sont à l’aise que dans des trous, comme des vers de terre.

Si Père parlait d’enseigner et de pardonner à un ver de terre comme Didul, c’était simplement une nouvelle preuve de sa lâcheté. Toujours courir, se cacher, enseigner, pardonner, fuir, se soumettre, s’incliner, supporter… Où trouvait-on dans le cœur de Père le courage de se dresser et de se battre ? C’était Mère et non lui qui avait tenu tête à Didul et aux fouisseurs, aujourd’hui. S’il avait vraiment aimé sa femme, il aurait passé la nuit à jurer de venger ses blessures sanglantes.

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