7 L’école De Rabaro

Le soleil se déversait tant par les hautes et larges fenêtres de la salle d’hiver, réfléchi par les murs nus et chaulés, que Mon avait peine à imaginer lumière plus éclatante au-dehors. Si ses frères et lui pouvaient se réunir là pour se faire rudoyer par Akma – non, pour discuter avec lui –, c’est que personne n’utilisait la salle d’hiver en été : elle était trop chaude et trop lumineuse. Mon avait du mal à garder les yeux ouverts. Sans les mouches bourdonnantes qui s’acharnaient à vouloir sucer la transpiration dont il était couvert, il y aurait beau temps qu’il dormirait.

Pour autant, Mon n’était pas opposé aux idées d’Akma ; mais ils en avaient parlé tant et plus avant d’approcher Aronha, Ominer et Khimin, si bien que pour lui, ce n’était que du rabâchage. Et il était naturel qu’Akma menât les séances, car Mon n’avait pas sa patience pour affronter les questions de Khimin, toujours à côté du sujet, ni le refus obstiné d’Aronha d’accepter certains points depuis longtemps prouvés et plus que prouvés. Seul Ominer paraissait saisir du premier coup ce que disait Akma, mais même lui ralentissait les séances et les rendait fastidieuses, car lorsqu’il avait compris un élément de discussion, il fallait qu’il le répète à Akma sous une forme différente. Entre la bêtise de Khimin, l’entêtement d’Aronha et l’enthousiasme d’Ominer, on mettait des heures à progresser de trois fois rien ; telle était du moins l’impression de Mon. Akma, lui, le supportait. Il savait donner le sentiment que les questions et les commentaires n’étaient pas d’une stupidité sans bornes.

Une petite pensée s’insinua dans la conscience de Mon : Akma a-t-il agi de la même façon avec moi ? Les idées que nous avons élaborées « ensemble » ne seraient-elles en réalité que les siennes propres ? Jusqu’où va son habileté à convertir les gens à son point de vue ?

Aussitôt, il rejeta cette pensée, non parce qu’elle n’était pas vraie, mais parce qu’elle impliquait qu’il n’était pas intellectuellement l’égal d’Akma et c’était évidemment faux. Bego n’avait jamais caché que Mon était le meilleur élève qu’il avait jamais eu.

« Les humains et les anges peuvent cohabiter, disait Akma, parce que l’habitat naturel des deux espèces, c’est l’air libre et la lumière. Les humains ne savent pas voler, c’est exact, mais notre structure physique bipède nous élève au-dessus des autres animaux. Nous nous concevons comme voyant le monde de haut, ce qui, en esprit, nous rapproche du peuple du ciel. Les fouisseurs, en revanche, sont des créatures de l’obscurité, des cavernes ; dans leur attitude naturelle, leur ventre traîne sur la terre humide des souterrains. Ce que les êtres intelligents et raffinés abhorrent, les fouisseurs l’adorent ; ce que les fouisseurs apprécient, les êtres à la sensibilité supérieure s’en détournent avec dégoût. »

Mon ferma les yeux pour échapper à la blancheur insupportable de la lumière. Tout au fond de lui, un sentiment intense vibrait, une certitude à laquelle, dans son enfance, il avait appris à se fier, et qu’au cours des dernières années il s’était attelé – entreprise combien plus difficile ! – à nier. Ce sentiment se tapissait en dessous et en retrait de la zone se son esprit où se formaient les mots. Mais, comme il fournissait des mots pour décrire des mélodies inexplicables, son esprit avait appris le terme qui allait avec ce sentiment : faux. C’est faux. C’est faux. Les mots palpitaient dans sa tête. Fermer les yeux n’y changeait rien. Ça ne signifie rien, se dit Mon. Ce n’est qu’un vestige de mon enfance. C’est seulement le Gardien qui essaye de me pousser à douter de ce que dit Akma.

Qu’est-ce que je raconte ? Je ne crois pas au Gardien de la Terre, et me voilà en train de l’accuser de faire tourner sans arrêt dans ma tête cette ridicule litanie délirante ! Je n’arrive pas à me débarrasser de mes superstitions alors même que j’essaye de m’en délivrer ! Il se mit à rire de lui-même.

Il rit tout haut, ou bien il respira comme s’il riait – il n’en fallait pas plus à Akma pour le remarquer.

« Mais je me trompe peut-être, dit celui-ci. C’est Mon qui s’y entend vraiment sur ce sujet. Pourquoi riais-tu, Mon ?

— Je ne riais pas. »

Faux, c’est faux, c’est faux.

« Ma première idée, Mon, tu t’en souviens, c’était que les trois espèces devaient vivre séparées, mais tu as soutenu que les humains et les anges pouvaient cohabiter à cause des affinités entre eux.

— Tu veux dire que ça vient de Mon ? demanda Aronha. Mon, qui a sauté du haut d’un grand mur à trois ans parce qu’il voulait voler comme un ange ?

— J’étais seulement en train de me faire la réflexion, déclara Mon, que tout ce que tu dis des fouisseurs, les anges pourraient aussi le dire de nous : nous sommes des créatures qui rampent au ras du sol, même pas fichues de se suspendre convenablement à une branche, sales, croupissant dans la terre…

— Mais pas poilues ! s’exclama Khimin.

— Personne ne nous écoutera, intervint Ominer, si nous commençons à raconter que les anges valent mieux que les humains. Et le royaume va s’effondrer si nous disons que les humains et les anges doivent se séparer. Si on veut que ça marche, il faut exclure les fouisseurs et les fouisseurs seuls. »

Mon lui jeta un regard surpris. Akma aussi.

« Si on veut que quoi marche ? demanda ce dernier.

— Tout ça. Le truc à quoi on se prépare. »

Mon et Akma échangèrent un coup d’œil.

Ominer s’aperçut qu’il avait dit quelque chose qu’il ne fallait pas. « Quoi ? » Personne ne répondit.

Alors, Aronha, du ton mesuré qui lui était habituel, intervint : « J’ignorais qu’il était question de rendre ces discussions publiques.

— Tu t’imaginais peut-être qu’on allait attendre que tu sois couronné ? fit Ominer, méprisant. Avec toute cette précipitation, tout ce mystère, je pensais qu’Akma nous préparait à nous dresser contre la prétendue religion d’Akmaro – il serait plus juste de parler de sa volonté de dominer et de détruire notre société, et de vendre notre royaume aux Elemaki. Je pensais qu’on allait organiser une résistance dès maintenant, avant qu’il ait réussi à faire accepter les fouisseurs comme des personnes à part entière dans tout Darakemba. Sinon, à quoi bon perdre notre temps ? Sortons tout de suite et faisons-nous en vitesse des copains chez les fouisseurs ; comme ça, ils ne nous laisseront pas de côté quand ils prendront le pouvoir ! »

Akma eut un petit rire. Les autres y virent un signe d’assurance – mais Mon connaissait assez Akma pour savoir qu’il riait ainsi lorsqu’il avait un peu peur. « En effet, c’était probablement le but que nous visions tous, au fond, dit Akma, mais je ne crois pas qu’il avait acquis le statut de plan ! »

Ominer éclata d’un rire sarcastique. « Tu prétends qu’il n’y a pas de Gardien, et pour moi tes preuves sont concluantes ; tu prétends que les humains n’ont jamais quitté la Terre, que nous ne sommes pas plus vieux que le peuple du ciel ni de la terre, que nous avons simplement évolué sous des latitudes différentes, et c’est parfait. Tu prétends qu’à cause de tout ça, ce qu’enseigne ton père est faux et que tout ce qui compte, en réalité, c’est de savoir quelle culture va survivre et dominer les autres ; la réponse, c’est de virer les fouisseurs de Darakemba et de préserver notre civilisation conjointement créée par les humains et les anges, la civilisation des Nafari. Que les Elemaki, avec leur répugnante alliance entre des humains et des rats de souterrains, restent coincés dans le Gornaya ; pendant ce temps, nous trouverons le moyen de domestiquer les grandes plaines inondables de la Severless, de la Vostoiless, de la Yugless et de multiplier notre population jusqu’à écraser les Elemaki sous le nombre… Tous ces plans sont merveilleux, Akma ; et tu viens me dire que tu n’as jamais pensé à les exposer publiquement ? Allons, Akma, nous ne sommes pas complètement idiots ! »

À en juger par leur expression, c’était la première fois que Khimin et Aronha y songeaient, eux, mais étant donné le ton d’Ominer, ils n’allaient sûrement pas avouer leur navrante stupidité.

« En effet, dit Akma. Au bout d’un moment, nous en aurions parlé à d’autres personnes.

— À des foules entières, rectifia Ominer. Ne compte pas faire changer Père d’avis : Akmaro transporte son cerveau dans son sac de voyage. Et aucun de ses conseillers n’acceptera de se ranger de notre côté en s’opposant à sa volonté. De plus, si nous parlons de nos idées à voix basse, en douce, nous passerons pour des conspirateurs, et quand nous les présenterons au grand jour, nous aurons l’air de traîtres. Donc, la seule façon d’empêcher Akmaro d’anéantir Darakemba, c’est de l’affronter ouvertement, publiquement. D’accord ? » Faux. C’est faux. C’est faux. Par réflexe. Mon faillit répondre par le message qui résonnait dans son esprit. Mais, il le savait, c’était un vestige de sa foi enfantine dans le Gardien ; il devait surmonter cette superstition et s’en débarrasser s’il voulait mériter le respect d’Akma. Ou de Bego, ou de ses frères, ou de n’importe qui. Le respect d’Akma.

Aussi, plutôt que de répéter ce que disait son cœur, il laissa parler son seul intellect : « Oui, tu as raison, Ominer. Mais il est vrai qu’Akma et moi n’en avons jamais discuté. Akma y avait sans doute déjà pensé, mais pas moi. Pourtant, maintenant que tu m’y fais songer, je sais que tu as raison. »

Aronha posa un regard grave sur lui. « Tu sais qu’il a raison ? »

Mon comprit la question d’Aronha : il voulait l’assurance que le don de discernement de Mon participait à leur combat. Mais ce dernier refusait désormais de considérer ces impressions comme du « savoir ». Le savoir, c’était ce que la raison découvrait, ce que la logique défendait, ce que la preuve matérielle démontrait. Donc, à la question d’Aronha, Mon pouvait répondre honnêtement en employant le seul sens du verbe « savoir » auquel il croyait encore. « Oui, Aronha, je sais qu’il a raison, je sais qu’Akma a raison, et je sais que moi j’ai raison. »

Aronha hocha calmement la tête. « Nous sommes les fils du roi. Nous ne disposons que de l’autorité qu’il veut bien nous donner, mais nous jouissons d’un prestige immense. Ce serait un coup fatal pour les réformes d’Akmaro si nous nous dressions publiquement contre elles. Et si parmi nous il y a non seulement les Motiaki mais aussi le propre fils d’Akmaro… – Les gens nous remarqueront, fit Akma.

— Ils vont en rester sur le cul, oui ! s’exclama Ominer.

— Mais c’est de la trahison, dit Khimin.

— Rien dans notre discours ne remet en cause l’autorité du roi, intervint Ominer. Tu n’as donc pas écouté ? Nous confirmons l’ancienne alliance des humains et des anges ; nous confirmons la décision de nos ancêtres de ne permettre qu’aux descendants de Nafai de devenir rois des Nafari. Ce que nous refusons, c’est cette superstition ridicule qui prétend que le Gardien aime les fouisseurs autant que les peuples du ciel et du milieu.

— Vous savez, dit Khimin, si on réfléchit, les anges sont le peuple du ciel et nous, les humains, sommes le peuple de la terre ; les fouisseurs ne sont rien du tout !

— Nous n’allons pas nous attirer beaucoup de sympathie, rétorqua sèchement Akma, si nous traitons les humains de “gens de la terre” ! »

Khimin eut un rire nerveux. « Oui, c’est vrai.

— Ominer a raison, reprit Akma, mais moi aussi quand je dis que nous ne sommes pas prêts. Il faut que chacun de nous soit capable de discourir sur le sujet à tout moment.

— Moi ? s’écria Aronha. Je ne suis pas comme toi et Mon ; il ne me suffit pas d’ouvrir la bouche pour pouvoir parler pendant des heures !

— C’est Akma qui a ce don, pas moi », répliqua Mon.

Ominer s’esclaffa. « Arrête, Mon ! Tu te rappelles notre blague : Est-ce que Mon est réveillé ? – Je ne sais pas ; est-ce qu’il parle ? Oui ? Alors, il est réveillé ! »

Mon fut piqué au vif, bien que ce ne fût manifestement pas le but d’Ominer. Il pinça les lèvres, bien résolu à ne plus rien dire tant qu’on ne le supplierait pas de parler.

« L’important, reprit Akma, c’est d’agir en parfaite solidarité. Si tous les fils de Motiak et celui d’Akmaro s’unissent pour s’opposer à la nouvelle politique, tout le monde comprendra que, quelles que soient les décisions du roi actuel, le prochain régnera sur un royaume où les fouisseurs ne seront pas citoyens. Ça encouragera les nouveaux affranchis à retourner là où est leur place, chez les Elemaki. Et personne ne peut nous accuser de nous dresser contre la liberté, puisque nous prévoyons de libérer tous les esclaves d’un seul coup – mais à la frontière, afin de ne pas créer d’affranchis désireux d’accéder à la citoyenneté d’une nation qui n’est pas la leur. C’est d’ailleurs faire preuve de bienveillance que de reconnaître les différences insurmontables entre nos deux espèces et de dire un adieu poli mais ferme aux fouisseurs qui se croient civilisés. »

Les autres hochèrent la tête. C’était un bon programme. Ils l’approuvaient unanimement.

« Mais si un des fils de Motiak – un seul ! – donne l’impression de ne pas soutenir l’un des points de ce programme, si un seul des fils de Motiak témoigne qu’il croit encore aux absurdités dont Akmaro essaye de convaincre les gens…»

Auxquelles notre peuple croit depuis l’époque des Héros, songea Mon.

«… tout le monde supposera que Motiak désignera simplement celui-là comme son héritier et lésera les autres. Résultat ? Tout un tas de gens influents s’opposeront à nous pour des raisons strictement politiques, afin de se placer dans le camp du vainqueur inévitable. Mais s’ils constatent qu’il n’y a pas d’autre héritier possible que l’un de vous, qui refusez tous la conspiration pro-fouisseurs d’Akmaro, ils se rappelleront que les rois ne vivent pas éternellement et, à défaut de nous aider activement, ils se tiendront cois pour ne pas s’attirer l’animosité du futur souverain.

— Ne joue pas les modestes, intervint Mon. Tout le monde s’attend que le poste de grand-prêtre te revienne après que ton père… euh… se sera dépouillé de sa chair comme d’un vieux manteau. » Les autres pouffèrent en entendant cet euphémisme désuet.

Cependant, Aronha avait sans doute remarqué une expression fugace sur le visage de Khimin, et à la fin du petit fou rire il fit ce commentaire, manifestement adressé au fils cadet de son père : « Au cas où quelqu’un ici aurait l’idée de rompre les rangs pour devenir l’héritier, laissez-moi vous assurer que l’armée ne respectera pas d’autre héritier que moi, tant que je vivrai et que je désirerai le trône une fois que mon père n’en voudra plus. Si votre motivation première est la soif de pouvoir, la seule façon dont vous finirez par l’obtenir, c’est en restant à mes côtés. »

Mon fut ébranlé. C’était la première fois qu’il entendait Aronha menacer quelqu’un de son pouvoir futur ou parler si crûment de ce qui risquait ou non de se passer après la mort de Père. Il n’appréciait pas non plus la manière dont Aronha disait « mon père », au lieu de « notre père », ou, tout simplement, « Père ».

Akma se mit soudain à geindre : « Non ! Non, non ! » puis il se plia en deux sur sa chaise, le visage entre les mains.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » Tous se précipitèrent vers lui ou se penchèrent sur lui, le croyant pris de malaise.

Il se redressa soudain, puis se leva de son siège. « C’est ma faute. J’ai semé la zizanie parmi vous. C’est à cause de moi qu’Aronha a dit des choses abominables. Ça n’en vaut pas la peine ! Si je n’avais pas rencontré Mon, si nous n’étions pas venus en Darakemba, si nous avions eu la dignité de mourir à Chelem sous le fouet des fouisseurs et de leurs traîtres de maîtres humains, Aronha n’aurait jamais prononcé de telles paroles !

— Je m’excuse, dit Aronha, l’air profondément honteux.

— Non, c’est moi qui m’excuse ! rétorqua Akma. Je suis venu vous trouver en ami, dans l’espoir de vous gagner à ma cause, la cause de la vérité, pour sauver ce peuple des théories démentes de mon père ; mais au lieu de ça, j’ai retourné le frère contre le frère et je ne peux pas le supporter ! » Il se sauva si précipitamment de la salle qu’il en renversa sa chaise.

Les quatre garçons restés entre eux gardèrent le silence un long moment, puis tout à coup Khimin et Aronha se mirent à parler en même temps.

« Aronha, je ne me serais jamais opposé à toi ! Ça ne m’est jamais venu à l’esprit ! » s’écria Khimin, cependant qu’Aronha s’exclamait : « Khimin, pardonne-moi d’avoir seulement pu te prêter ce genre d’idée, je n’ai jamais voulu te… Tu es mon frère, quoi que tu fasses, et je…»

Brave Aronha qui ne sait pas faire de discours ! Gentil petit hypocrite de Khimin ! Mon faillit éclater de rire.

Ominer, lui, ne se gêna pas. « Écoutez-vous donc ! “Je ne t’ai jamais voulu de mal !” » Moi, si, mais je le regrette vraiment, vraiment ! « Allons ! tout ce qu’Akma demande, c’est qu’on se serre les coudes avant notre première apparition publique. Alors, occupons-nous-en, d’accord ? Ce n’est pas compliqué : il suffit de la fermer quand l’un de nous fait quelque chose qui énerve les autres. C’est ainsi qu’on se conduit toujours devant Père – et c’est pour ça qu’il ignore à quel point on déteste la reine ! »

Khimin pâlit, puis rougit. « Pas moi !

— Vous voyez ? reprit Ominer. C’est ton droit de ne pas être d’accord avec nous, Khimin. Aronha disait seulement ceci : On ferme son clapet et on peut encore arriver à nos fins.

— Je suis d’accord avec vous sur tout, sauf… sur Mère, fit Khimin.

— Oui, bon, ça va, on est tous affreusement navrés pour elle ; la pauvre chérie, si ce n’est pas triste de mourir comme ça de la maladie la plus lente du monde !

— Assez, trancha Aronha. Tu prêches la paix entre nous, Ominer, mais tu n’arrêtes pas de taquiner Khimin comme si vous étiez tous les deux des gamins de trois ans !

— On n’a jamais été bébés ensemble, répliqua Ominer d’un ton acide. J’étais déjà grand longtemps avant sa naissance !

— S’il vous plaît », dit Mon calmement, profitant d’un silence dans la discussion pour que tous l’entendent. Son ton posé lui valut l’attention générale. « À vous écouter, on croirait presque à l’existence du Gardien, qui nous rendrait tous stupides pour nous empêcher de nous unir contre sa volonté. »

Comme d’habitude, Aronha prit ses paroles trop au sérieux. « Est-ce que le Gardien existe ?

— Non, il n’existe pas. Combien de fois faudra-t-il te le prouver avant que tu cesses de poser la question ?

— Je n’en sais rien. » Aronha planta son regard dans celui de Mon. « Peut-être jusqu’à ce que j’oublie le passé : depuis ta plus tendre enfance, chaque fois que tu me disais qu’une chose était vraie et juste, ça se révélait exact.

— J’avais vraiment raison à tous les coups ? demanda Mon. Ou bien, tout simplement, avais-tu autant que moi envie de croire que des enfants de nos âges pouvaient détenir certaines connaissances ? »

Faux. C’est faux. C’est faux.

Mon conserva un visage impassible – du moins, il l’espérait.

Aronha eut un sourire mi-figue mi-raisin. « Va chercher Akma, dit-il à Mon. Si je le connais bien, il ne doit pas être loin. Il attend qu’on l’invite à revenir. Vas-y, Mon, ramène-le. Nous serons solidaires. Pour le bien du royaume. »


Khideo accueillit Ilihiak en le serrant contre lui. Non, pas Ilihiak : Ilihi. Un homme qui avait jadis été roi et qui refusait aujourd’hui qu’on lui trouve rien d’extraordinaire ; la main du Gardien, disait-il, ne l’avait pas touché. C’était très étrange, presque comme un échec. Mais pas celui d’Ilihi, à la vérité ; plutôt l’échec de l’Univers lui-même.

« Et comment va la… comment va ton épouse ? » demanda Khideo.

Les politesses d’usage et vides de sens ne prirent qu’un petit moment, d’autant que la femme de Khideo était décédée depuis de nombreuses années, alors qu’elle essayait de mettre au monde leur premier enfant. Ç’aurait dû être un garçon. D’après la sage-femme, il avait la tête si grosse, comme son père, qu’il avait complètement déchiré sa mère en passant par le canal de vie. Khideo avait alors compris qu’il l’avait tuée, car un enfant par lui conçu était trop gros pour une femme. Le Gardien le destinait à rester sans enfant ; mais au moins, il n’était pas obligé de tuer d’autres femmes pour défier la volonté du Gardien. Aussi Ilihi, au courant de ces événements, ne s’enquit-il pas de sa famille.

« Le poids du gouvernement n’est pas lourd à tes épaules, Khideo. »

Celui-ci éclata de rire. Du moins le voulut-il. Il ne parvint qu’à émettre un bruit de gorge sec. Il toussa. « Je sens mes muscles s’affaiblir. Le soldat que j’étais vieillit et s’amollit. Je me dessèche de l’intérieur. Enfin, en tout cas, je ne deviendrai pas un vieux gros bonhomme comme certains. Je serai mince et frêle.

— J’espère ne plus être là pour le voir !

— Je suis plus âgé que toi, Ilihi ; je mourrai avant toi, je te l’assure. Un vent se lèvera de l’est, une terrible tempête qui m’emportera par-dessus les montagnes jusqu’à l’océan, mais je serai tellement sec que je flotterai à la surface comme une feuille morte, jusqu’à ce que le soleil me réduise en poussière et me dissolve entièrement. »

Ilihi le regarda avec une expression si singulière que Khideo lui donna une bourrade affectueuse, comme à l’époque où, Ilihi n’étant que le troisième et le moins aimé des fils de Nuak, il l’avait pris en pitié et lui avait enseigné à devenir un homme et un soldat. Ils étaient ensemble le jour où Khideo, à bout, avait juré de tuer le roi. Là aussi, il avait donné une petite bourrade à Ilihi et vu ses yeux s’emplir de larmes. Khideo lui avait demandé ce qu’il avait et Ilihi avait craqué, pleuré et lui avait raconté ce que Pabulog lui avait fait depuis qu’il était tout enfant. « Il ne l’avait plus fait depuis des années, avait dit Ilihi. Je suis marié ; j’ai une fille. Je croyais que c’était fini. Mais il m’a arraché à la table de mon père au petit-déjeuner et il a recommencé. Deux de ses gardes me tenaient pendant ce temps. » Un froid mortel avait envahi Khideo à l’audition de ce récit. « Ton père ignore quel usage Pabulog fait de toi, n’est-ce pas ? » Et Ilihi : « Bien sûr que non. Je le lui ai dit. D’après lui, si cela m’arrive, c’est parce que je suis faible. Le Gardien voulait que je sois une fille. »

Khideo avait connaissance de bien des horreurs qui se perpétraient dans le royaume de Nuak. Il bouillait en voyant le roi maltraiter son entourage, tolérer des vices innommables chez ses plus proches collaborateurs, ne garder que quelques rares hommes de cœur parmi les puissants du royaume – mais au moins ils étaient là, et puis Nuak était le roi. Pourtant, cette fois, c’était plus qu’il ne pouvait en supporter. Roi ou non, personne ne pouvait laisser son fils dans une telle situation sans frapper le coupable. Khideo ne considérait pas de son rôle de tuer Pabulog : c’était à Nuak de le faire ou, à défaut, à Ilihi, quand il serait parvenu, après bien des tourments, à l’âge adulte. Mais Khideo était un soldat, qui avait fait serment de protéger le trône et le peuple de tout ennemi. Il savait maintenant qui était l’ennemi : Nuak. S’il le jetait à bas, tous les autres tomberaient à sa suite. Il jura donc de tuer le roi de sa propre main. Il le tenait à sa merci au sommet de la tour et s’apprêtait à l’éviscérer de son épée courte, comme on élimine un adversaire poltron, lorsque Nuak aperçut, aux frontières du pays, une immense armée elemaki lancée à l’attaque. « Il faut me laisser vivre ! Je dois prendre la tête de la défense de notre pays ! » s’était écrié Nuak, et Khideo, qui n’agissait que pour le bien du peuple, avait reconnu la justesse de ses paroles.

Alors Nuak avait entraîné en retraite l’armée tout entière, ne laissant qu’une poignée de braves pour défendre les femmes et les enfants. Loin de là, en rase campagne, les hommes qu’il avait indignement fait reculer l’avaient torturé jusqu’à la mort. Et dans la cité, Khideo avait dû supporter l’humiliation de voir l’épouse d’Ilihi, en tête des jeunes filles, aller plaider pour la vie des habitants, parce que les épées n’étaient pas en nombre suffisant pour contenir les Elemaki, fût-ce un seul instant.

Tout cela, Khideo l’avait présent à l’esprit chaque fois qu’il se trouvait en présence d’Ilihi. Il l’avait vu, adolescent, dans sa plus grande faiblesse ; il l’avait vu devenir un homme et régner sur un royaume. Mais les dégâts étaient là. Ilihi restait brisé. Sinon, pourquoi aurait-il rejeté le trône ?

Pourtant, ayant entendu le thanatopsis badin – du moins le voulait-il badin – de Khideo, Ilihi lui adressa un regard empli d’une étrange inquiétude. « À t’écouter, on dirait que tu aspires à la mort, alors que ce n’est pas vrai, je le sais.

— En effet, j’aspire à la mort, Ilihi, répondit Khideo. Mais pas à la mienne. »

Ils éclatèrent de rire à l’unisson.

« Ah, Lihida, mon vieil ami, j’aurais dû être ton père !

— Crois-moi, Khideo, sauf dans le sens biologique, tu l’as été. Tu l’es toujours.

— Tu es donc venu chercher un conseil paternel ?

— Ma femme a surpris des rumeurs. »

Khideo leva les yeux au ciel.

« Oui, elle savait que tu ne l’écouterais pas, mais, de toute façon, dès que je t’aurais révélé ce que nous avons appris, tu aurais su que cela venait d’elle. Aucun homme n’aurait pu me le dire. »

De notoriété publique, Ilihi avait rejeté le refus absolu des Zenifi de cohabiter avec le peuple du ciel ; dans sa propre maison, les anges venaient en amis et souvent, ce pour quoi jamais aucun citoyen de la terre de Khideo n’aurait dévoilé de secret à Ilihi. On ne pouvait pas lui faire confiance.

Avec les femmes, c’était différent. Les hommes ne peuvent pas contrôler leurs épouses, ce n’était pas plus compliqué ; par nature, elles sont bavardes et manquent de discernement pour savoir à qui se fier et de qui se méfier. Ilihi et sa femme étaient des gens bien, honnêtes ; mais quand il s’agissait de défendre le mode de vie Zenifi – le mode de vie humain –, mieux valait ne pas compter sur Ilihi. L’ennui, c’est que Khideo refusait de lui mentir. Si Ilihi désirait avoir confirmation de ces rumeurs, il savait qu’il pouvait se renseigner auprès du gouverneur de la terre de Khideo.

« Des rumeurs ?

— D’après elle, certains personnages haut placés de la terre de Khideo se vanteraient de ce que le fils d’Akmaro et ceux du roi se seraient convertis aux principes des Zenifi.

— C’est faux, répondit Khideo. Je puis te l’assurer, même les plus optimistes d’entre nous ne nourrissent pas l’espoir que ce groupe de jeunes gens déclare un jour que les anges et les humains ne doivent pas cohabiter. »

Ilihi réfléchit un moment en silence.

« Alors, dis-moi ce que ce groupe va déclarer, fit-il enfin.

— Rien, peut-être. Comment le saurais-je ?

— Ne me mens pas, Khideo. Ne commence pas aujourd’hui à me mentir.

— Je ne te mens pas. Je devrais l’envoyer mon poing dans la figure pour oser m’accuser ainsi.

— Quoi, l’homme qui se dit sec comme une feuille morte, m’assommer à coups de poing ?

— Ce ne sont que des histoires.

— Ce qui veut dire que tu as une source de renseignements à qui tu fais implicitement confiance.

— Mais pourquoi ne seraient-ce pas seulement des histoires, des rumeurs ?

— Parce que, Khideo, je connais ta façon de recueillir l’information. Tu n’aurais jamais accepté le titre de gouverneur de cette terre si tu n’avais un ami haut placé dans le conseil de Motiak.

— Et comment me serais-je fait un tel ami, Ilihi ? Tous les proches du roi sont en place depuis toujours – depuis bien avant notre arrivée. À la vérité, tu es le seul homme que je connaisse qui soit l’ami de Motiak. »

Ilihi lui jeta un regard perçant et se mit à réfléchir. Puis il sourit. Enfin, il éclata de rire. « Espèce de vieil espion rusé ! s’exclama-t-il.

— Moi ?

— Ô Zenifi au cœur pur, tenant inébranlable de la loi de ségrégation, tu n’obtiens tes renseignements d’aucun homme du conseil du roi ! Cela pourrait signifier que ton informateur est une femme, mais je ne le pense pas, en grande partie parce que, pendant ton bref séjour à la capitale, tu as réussi à offenser toutes les femmes influentes qui auraient pu t’aider. Ça veut donc dire que ton informateur doit être un ange ! »

Khideo secoua la tête sans rien dire. On sous-estimait Ilihi. Depuis toujours. Et il avait beau le savoir, Khideo ne pouvait s’empêcher de s’étonner chaque fois qu’Ilihi, à partir de la preuve la plus mince, filait tout droit à la bonne conclusion.

« Tu as contracté une alliance avec un ange, dit encore Ilihi.

— Pas une alliance.

— Vous êtes utiles l’un à l’autre, alors. »

Khideo hocha la tête. « Peut-être.

— Akma et les fils de Motiak complotent bien quelque chose.

— Pas une trahison. Ils ne feraient rien qui puisse affaiblir le pouvoir du trône. Et les fils de Motiak ne feraient rien qui puisse nuire à leur père.

— De toute façon, tu ne tiens pas à ce qu’on renverse Motiak, dit Ilihi. Ni toi, ni aucun Zenifi ; vous êtes satisfaits de l’arrangement actuel, de vous trouver ici, dans ces terres marécageuses…

— Satisfaits ? Chaque parcelle de terrain que nous cultivons, il faut l’arracher au fumier et la transporter ici pour surélever le sol au-dessus du niveau inondable. Il faut ensuite l’endiguer à l’aide de poutres et de pierres – que nous devons faire venir par radeau de régions plus en altitude…

— Mais vous êtes quand même dans le Gornaya.

— Cette terre est plate, voilà ce qu’elle est ! Plate et pleine de fondrières.

— Vous êtes satisfaits, reprit Ilihi, parce que vous bénéficiez de la protection des armées de Motiak qui maintiennent les Elemaki à l’écart, cependant que le roi vous permet de vivre sans anges dans votre ciel.

— Ils sont tout le temps dans notre ciel ; mais ils ne vivent pas parmi nous. Nous ne leur faisons pas de mal et ils ne nous embêtent pas.

— Mais Akmaro, lui, vous embête, n’est-ce pas, à professer les idées de Binaro ?

— Binadi, corrigea Khideo.

— Binaro, qui disait que le grand péché des Zenifi, c’était de refuser non seulement les anges, mais également les fouisseurs. Que le Gardien froncerait le sourcil sur nous tant que dans tous les villages du monde entier, les humains, les fouisseurs et les anges ne vivraient pas en harmonie. Et que ce jour-là, le Gardien viendrait sur Terre sous la forme d’un humain, d’un fouisseur et d’un ange, et que…

— Non ! » s’exclama Khideo d’un ton furieux, avec un geste violent de la main. S’il avait atteint Ilihi, le coup l’aurait assommé, car, en vérité, Khideo avait peu perdu de sa grande vigueur. Mais sa main ne rencontra rien, l’air seulement, ou un moustique invisible et inaudible.

« Ta colère demeure un spectacle effrayant, Khideo.

— On aurait dû exécuter Binaro avant qu’il ait converti Akmaro. Nuak a trop attendu, voilà ce que je pense !

— Nous ne serons jamais d’accord sur ce sujet, Khideo. Ne nous disputons pas.

— Non, ne nous disputons pas.

— Dis-moi seulement ceci, Khideo : y a-t-il un plan visant à déchaîner des violences contre Akmaro ? »

Khideo secoua la tête. « On en a parlé. J’ai fait savoir qu’au premier qui lèverait la main sur Akmaro, j’arracherais le cœur en passant par la gorge.

— Vous étiez amis, lui et toi, n’est-ce pas ? »

Khideo acquiesça.

« Aujourd’hui, pour toi, chacune de ses paroles est une goutte de poison, mais tu lui restes loyal ?

— Je place les amis au-dessus des idées.

— Si j’appréciais davantage tes idées, Khideo, je ne serais peut-être pas si heureux que tu places l’amitié au-dessus d’elles. Mais c’est sans importance. D’après toi, donc, Akma et les Motiaki ne projettent aucune action violente, ni contre leurs pères respectifs ni contre personne ?

— C’est exact.

— Mais ils complotent quelque chose.

— Réfléchis-y. Ce que tisse Akmaro peut être détissé. »

Ilihi hocha la tête. « Motiak n’osera pas poursuivre ses propres fils pour trahison.

— Je crois qu’il ne le pourrait pas, même s’il l’osait.

— Pour avoir bravé l’autorité du grand-prêtre nommé par le roi lui-même ?

— Je ne pense pas que nous ayons de grand-prêtre.

— Ce n’est pas parce qu’Akmaro dédaigne le titre d’og…

— Motiak a aboli la nomination des prêtres par le souverain. Akmaro est arrivé de l’extérieur, prétendument désigné par le Gardien de la Terre lui-même. Son autorité ne lui vient pas du roi. Par conséquent, remettre en question ses enseignements n’est pas trahir. »

Ilihi se mit à rire. « Imagines-tu que Motiak va se laisser duper par ce genre de finesses juridiques ?

— Non, répondit Khideo. Et c’est pourquoi tu n’as pas entendu les voix de ces excellents jeunes gens de sang royal prôner la résistance contre l’abject mélange des espèces qu’enseigne Akmaro et la révocation de l’autorité des hommes sur les femmes.

— Mais quelque chose se prépare.

— Disons qu’il y aura d’abord un test. J’ignore en quoi il consistera – ça ne me regarde pas –, mais il va donner du fil à retordre à Motiak et Akmaro. Et quelle que soit la solution qu’ils choisiront, elle… clarifiera les choses pour nous.

— Tu m’en as dis davantage que tu n’y étais obligé.

— Parce que même si tu vas tout droit chez Motiak lui raconter ce que je viens de te révéler, ça ne changera rien à l’affaire. Il a déjà semé les graines. Akmaro perdra son statut de chef de la religion de Darakemba.

— Si tu crois que Motiak va manquer à sa parole et priver Akmaro de sa fonction…

— Pense à ce que je t’ai dit, Ilihi. Le test va avoir lieu, et à l’issue Akmaro ne dirigera plus la religion de Darakemba. C’est inéluctable et aucune mise en garde ne l’empêchera, parce que les germes de cet événement ont déjà été plantés par le roi lui-même.

— Tu es trop malin pour moi, Khideo, je ne te suis plus.

— Comme toujours.

— C’est ce que s’imaginent tous les pères ; et tous les fils refusent de le croire.

— Eh bien, qui a raison ? demanda Khideo. Les pères pleins d’assurance ? Ou les fils enfermés dans leur refus ?

— À mon avis, les pères se croient trop fines mouches, à tel point que le jour où ils veulent apprendre à leurs fils ce qu’ils savent, ceux-ci se méfient parce qu’ils cherchent encore où est l’astuce.

— Quand je voudrai t’enseigner ma sagesse, dit Khideo, tu le sauras et tu me croiras.

— J’ai un secret à te révéler, moi aussi, Khideo : ta sagesse, tu me l’as déjà enseignée et je sais déjà ce que tu prépares pour ce pauvre Akmaro.

— Tu fais semblant d’être au courant dans l’espoir que je vais tout te dire ; penses-tu vraiment pouvoir me piéger ainsi ? Non, renonces-y. Ça ne marchait pas quand tu avais quinze ans, et ça ne marche pas plus aujourd’hui !

— Permets-moi de te révéler quelque chose que tu ne sais peut-être pas : même si Akmaro a été ton ami…

— C’est toujours mon ami.

— … il est plus fort que toi. Et que moi, que Motiak, que n’importe qui. »

Khideo éclata de rire. « Akmaro ? Il ne fait que parler ! C’est du vent !

— Il est plus fort que nous tous, mon ami, parce qu’il accomplit la volonté du Gardien de la Terre, et que le Gardien de la Terre arrivera à ses fins ; il arrivera à ses fins avec nous, ou bien il nous éliminera pour faire place à une autre souche de ses enfants. Peut-être des descendants des jaguars et des condors, cette fois, ou alors, il se tournera vers la mer et choisira les fils et les filles des calmars ou des requins. Mais force restera au Gardien.

— S’il est si puissant, Ilihi, pourquoi ne nous transforme-t-il pas, tout simplement ? Il pourrait faire des fouisseurs, des anges et des humains des êtres pacifiques, heureux, satisfaits de leur sort, qui vivraient ensemble dans une ménagerie obscène !

— Peut-être parce qu’il ne veut pas d’une ménagerie, parce qu’il souhaite que nous comprenions son plan, que nous le désirions, que nous le suivions parce qu’il nous paraît bon.

— Qu’est-ce que c’est que cette religion pour midinettes évaporées ? Combien de temps Motiak resterait-il roi s’il attendait des gens qu’ils lui obéissent parce qu’ils aiment la loi et désirent s’y conformer ?

— Pourtant, c’est bien pour ça qu’ils obéissent, Khideo.

— Ils obéissent à cause de son armée d’hommes munis d’épées, Ilihi.

— Mais ces hommes munis d’épées, pourquoi obéissent-ils ? Rien ne les y oblige, tu sais. À tout moment, l’un d’eux, indigné par les menées du roi, pourrait…

— Ne me jette pas cette histoire à la figure pour plaisanter, le coupa Khideo. Pas au bout de tant d’années.

— Je ne plaisante pas. J’observe seulement que si une nation obéit à un bon souverain comme Motiak, c’est parce qu’au bout du compte les gens les plus intègres et les plus énergiques savent qu’il est de leur intérêt qu’il reste en place. Son règne leur apporte la paix. Même s’ils n’apprécient pas tous ses décrets, ils peuvent trouver le moyen d’être heureux en Darakemba. Toi, c’est bien pour ça que tu lui obéis, non ? »

Khideo acquiesça.

« Il y a longtemps que je réfléchis à cette question : pourquoi le Gardien n’a-t-il pas empêché Père d’agir comme il l’a fait ? Pourquoi ne nous a-t-il pas menés vers la liberté au lieu de nous laisser croupir en esclavage pendant des années avant la venue de Monush ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Quel était son dessein ? Cette question m’a tourmenté jusqu’au jour où j’ai compris que…

— Tu me rassures. J’ai cru que tu allais me dire que la réponse t’avait été donnée par ton épouse. »

Ilihi lui adressa un regard peiné et poursuivit : « J’ai compris que le Gardien n’aurait eu aucun usage d’une bande de marionnettes soumises à sa volonté. Ce qu’il veut, ce sont des compagnons. Tu comprends ? Il veut que nous devenions comme lui, que nous désirions les mêmes choses que lui, que nous travaillions pour les mêmes buts, librement, volontairement, parce que nous en avons envie. Alors seulement les paroles de Binaro s’accompliront et le Gardien viendra vivre parmi le peuple de la Terre. »

Khideo frissonna. « Si c’est vrai, Ilihi, alors je suis l’ennemi du Gardien de la Terre.

— Non, mon ami. Seules tes idées sont ses ennemies. Par bonheur, tu es plus fidèle à tes amis qu’à tes idées – et cela fait partie de ce que le Gardien attend de nous. En vérité, je pense que dans l’avenir, malgré le dégoût que t’inspire le mélange des espèces, tu laisseras le souvenir d’un des plus grands défenseurs des amis du Gardien.

— Ha !

— Regarde-toi, Khideo. Bien des gens partagent tes idées, mais qui sont tes amis ? Qui sont ceux que tu aimes ? Moi ; Akmaro.

— Pas seulement ; j’aime beaucoup de personnes.

— Moi, Akmaro, mon épouse…

— Je déteste ton épouse !

— Tu te ferais tuer pour elle ! »

Khideo ne répondit pas.

« Et maintenant, un ange, ton fameux informateur. Pour lui aussi, tu serais prêt à mourir, non ?

— Avec tous ces gens pour lesquels je me ferais volontiers tuer, c’est un miracle que je sois encore vivant !

— N’as-tu pas horreur de t’apercevoir que quelqu’un te connaît mieux que tu ne te connais toi-même ?

— Si, répondit Khideo.

— Je le sais. Pourtant, il y a eu autrefois un homme qui me connaissait mieux que moi-même. Qui a perçu en moi la force que j’ignorais posséder. Et veux-tu que je te dise ?

— Tu détestais ça.

— J’ai remercié le Gardien de m’avoir envoyé cet homme. Et je le supplie encore aujourd’hui de le protéger. Je m’adresse encore au Gardien pour lui dire : “Ce n’est pas ton ennemi. Il croit l’être mais c’est faux. Protège-le.” Voilà ce que je lui dis.

— Tu parles au Gardien ?

— Sans arrêt, en ce moment.

— Et il te répond ?

— Non. Mais il faut dire que je ne lui pose aucune question. La seule réponse dont j’ai besoin de sa part, c’est celle-ci : je regarde ce qui m’entoure et je vois partout sa main qui guide le monde. »

Khideo se détourna, dissimulant son visage. Il ignorait la raison de son attitude ; aucune émotion particulière ne la motivait. Simplement, il ne supportait pas de regarder Ilihi dans les yeux à cet instant précis. « Va voir Motiak, murmura-t-il. Dis-lui ce que tu dois lui dire. Rien ne nous arrêtera.

— Peut-être bien, répondit Ilihi. Mais si rien ne vous arrête, ce sera parce que, sans vous en rendre compte, vous aurez servi les desseins du Gardien. »

Il l’embrassa – sur l’épaule, parce que son visage était détourné – et quitta le jardin du gouverneur de la terre de Khideo. Celui-ci n’en bougea pas pendant encore une heure, jusqu’à l’arrivée de la pluie du soir. Il rentra dans la maison trempé. Il n’avait pas de serviteur pour le sermonner. Du jour où il avait appris qu’Akmaro et sa femme s’occupaient seuls de leur cuisine et de leur lessive, il les avait imités. Il n’avait l’intention de le céder en rien à Akmaro, ni en vertu, ni en prétention, ni en sacrifice. Nul ne pourrait jamais dire : Khideo avait peut-être raison, mais Akmaro était un homme meilleur que lui. Non ; les gens seraient forcés de le reconnaître : Khideo était aussi bon que lui, et en plus il avait raison.

Oui, tout cela était bel et bon, mais n’empêche que c’était Akmaro qui avait gagné la libre obéissance d’Ilihi. Il lui avait dérobé ce trésor, au bout de toutes ces années.


Capitale d’un grand empire, Darakemba restait néanmoins une bourgade par bien des côtés. Certains potins se répandaient rapidement jusque dans les maisons les plus nobles. C’est ainsi qu’il fallut à peine quelques semaines pour que la nouvelle de l’ouverture d’une école arrive aux oreilles de Chebeya. « Elle l’a baptisée “Maison de Rasaro” ! Imaginez-vous une telle effronterie ? » « Je lui ai demandé qui en était le directeur, et elle m’a répondu que c’était elle ! » « Elle prétend enseigner exactement à la manière de l’épouse du Héros Volemak, comme si quelqu’un pouvait le savoir ! » « Aucun enfant ne sort de ce qu’on peut appeler une bonne famille, mais ce qui est effrayant, c’est qu’elle mêle ces enfants avec… avec ceux de… d’anciens…

— Esclaves », termina Chebeya. Elle dut faire un effort méritoire pour ne pas rappeler à ses amies ce que son mari et elle avaient passé la dernière décennie à prêcher : aux yeux du Gardien, les enfants de la terre n’avaient pas moins de valeur que ceux du milieu ou du ciel.

« Et il paraît qu’elle serait prête à faire des classes de garçons et de filles mélangés, si certains parents manquaient de discernement et de décence au point de l’y autoriser ! »

Après réflexion, Chebeya rédigea un mot qu’elle fit porter à la nouvelle école par un des professeurs qui résidait non loin de là. Elle y invitait la nouvelle enseignante à lui faire une visite.

Le lendemain, le message lui revint ; au dos, gribouillé à la hâte, il y avait ces mots : Merci, mais l’école occupe toutes mes journées. Venez me voir, si vous voulez.

D’abord, Chebeya fut surprise et, elle dut se l’avouer, vaguement vexée. Elle était l’épouse du grand-prêtre, quand même ! Et voilà que cette femme refusait son invitation et la conviait, elle – avec quelle désinvolture ! – à venir la voir, et à l’école, s’il vous plaît, même pas à son domicile !

Chebeya s’en voulut aussitôt de ce sursaut de dignité outragée. Et puis ce nouveau professeur n’en était que plus intéressant. Elle fit part à Luet de ce qu’elle avait appris et de ce qu’était devenue son invitation ; Luet insista pour l’accompagner. Lorsqu’elles se mirent en route, Edhadeya s’était entre-temps jointe à elles. « J’ai envie de voir de quoi Rasa avait l’air comme professeur, expliqua-t-elle.

— Tu n’espères tout de même pas que cette école ressemblera à celle de la légende ? fit Chebeya.

— Et pourquoi pas ? Rien que le fait qu’une femme la dirige la rend plus proche de celle de Rasa qu’aucune autre de ma connaissance !

— On dit que chez les fouisseurs les écoles de filles ont toujours été dirigées par des femmes, intervint Luet.

— Oui, mais cette femme-ci est humaine, lui rappela Edhadeya. Elle est humaine, n’est-ce pas ?

— Elle se fait appeler Shedemei, répondit Chebeya. Le nom d’autrefois, tout entier, pas Sedma comme nous disons aujourd’hui. »

Ses cadettes s’essayèrent à prononcer le nom.

« Ils devaient articuler différemment, jadis, fit Luet. Notre langue a-t-elle donc changé à ce point ?

— Bien obligé, pour permettre aux anges et aux fouisseurs de la parler, dit Edhadeya. Il existait, prétend-on, des phonèmes que les gens du ciel et ceux de la terre étaient incapables de reproduire ; ils ont disparu, de nos jours.

— Peut-être n’est-ce pas la langue qui s’est modifiée, remarqua Luet, mais eux qui ont appris à émettre de nouveaux sons !

— Il est impossible de savoir à quoi ressemblait la langue d’autrefois, dit Chebeya ; vous disputer à ce sujet est oiseux.

— Mais nous ne nous disputons pas, répondit Luet. C’est notre façon de bavarder.

— Ah ! fit Chebeya. Un soupçon de désaccord, avec une pincée d’insolence envers ta mère ? » Mais elle sourit et les deux jeunes filles éclatèrent de rire ; après une longue traversée d’un quartier suranné qui n’avait jamais été à la mode, elles débouchèrent sur l’avenue qu’elles cherchaient. Un vieil ange installé sur un juchoir sous sa véranda observait les allées et venues des passants. « Aïeul, dit Luet, parce qu’elle était la plus jeune, pouvez-vous nous indiquer le chemin de la nouvelle école ?

— L’école de filles ? demanda le vieil homme.

— Il y a donc tant d’écoles dans cette rue ? rétorqua Luet d’un air innocent, en effaçant toute trace de moquerie de sa voix.

— Les trois maisons accolées, là-haut, qui font l’angle. » Et il leur tourna le dos, ce qui, chez un vieillard, n’était pas aussi grossier que chez un jeune. Mais elles l’entendirent malgré tout marmonner : « Une école pour rats de boue !

— Un des Protégés, certainement ! fit Edhadeya à mi-voix.

— Oh oui ! acquiesça Luet. Je l’ai vu tout de suite ! »

Elles étaient trop bien élevées pour se moquer ouvertement du vieillard – ou du moins trop conscientes de l’image qu’elles devaient donner, car n’importe qui pouvait reconnaître en elles la fille du roi accompagnée de la femme et de la fille du grand-prêtre.

Ce n’est qu’une fois devant les trois maisons abritant l’école qu’elles comprirent en quoi sa situation était particulièrement bien adaptée pour un établissement où devaient se mêler les trois espèces. Un peu plus loin, sur la rue transversale, s’étendait un terrain vague où un bouquet de vieux arbres touffus au bord d’un ruisseau n’avait jamais connu la hache. Quelques huttes se dressaient là, qu’occupaient peut-être des humains indigents, et des toits de chaume dans les arbres indiquaient la présence d’anges désargentés. Ces indices seuls auraient suffi à qualifier l’endroit de taudis ; mais les femmes savaient que les deux rives du ruisseau étaient grêlées de souterrains, habitations d’affranchis qui avaient dilapidé leur prime de libération et vivaient désormais dans une misère noire, louant leurs services à la journée s’ils étaient en bonne santé, mendiant ou mourant de faim s’il leur manquait les qualifications pour trouver des tâches à la pièce. Akmaro prêchait souvent que l’existence de tels bidonvilles prouvait que le peuple de Darakemba était indigne de la grande richesse et de la prospérité que le Gardien lui avait données. Bien des pauvres ne survivaient que grâce aux dons de nourriture que les Protégés faisaient à la Maison du Gardien et que prêtres et professeurs distribuaient ensuite dans les terriers. Certaines personnes avaient même le front d’affirmer qu’elles donneraient davantage si elles n’avaient pas la certitude que leurs aumônes iraient en majorité à des fouisseurs paresseux. Comme si ces derniers n’avaient pas déjà perdu la moitié de leur existence, voire plus, comme esclaves – non rémunérés, naturellement – dans les demeures des riches !

Ainsi, cette Shedemei avait choisi d’ouvrir son école à proximité d’habitations de fouisseurs ; sa volonté d’y intégrer leurs enfants était donc sérieuse. Mais à cet emplacement, les brises venues des montagnes occidentales lui apporteraient aussi les effluves tristement célèbres du ruisseau. Le ruisseau des Rats, comme disaient certains. Akmaro, lui, l’appelait toujours le ruisseau du Gardien. Les gens bien élevés n’en parlaient pas du tout.

Étant donné que les portes des trois bâtiments étaient ouvertes et que les trois vérandas abritaient des fillettes occupées à réciter à voix basse, à apprendre par cœur ou simplement à lire des textes, il était difficile de deviner quelle était l’entrée principale. D’ailleurs, cela s’avéra sans importance, car Shedemei sortit en personne accueillir les visiteuses.

Chebeya sut immédiatement que ce devait être elle : il émanait d’elle une aura de grande autorité ; elle les salua avec une brièveté presque inconvenante et les invita à entrer. « Les petites descendent à l’instant faire leur sieste de l’après-midi, dit-elle ; je vous demanderai donc de parler doucement dans le couloir. »

Une fois dans l’école, elles se rendirent compte que cette Shedemei avait dû louer non seulement les bâtiments d’angle, mais aussi des aîtres à l’intérieur du pâté de maisons, car les enfants dormaient à l’ombre de quelques vieux arbres plantés dans une cour centrale – enfin, les petites qui n’étaient pas suspendues aux branches basses, naturellement. Chebeya remarqua plusieurs femmes qui allaient d’une enfant à l’autre, aidant l’une à s’étendre confortablement, apportant un verre d’eau à l’autre. Étaient-ce des professeurs ou des servantes ? Et d’abord, cette distinction avait-elle cours ici ?

« Je n’en crois pas mes yeux ! murmura soudain Edhadeya.

— Ce ne sont que des enfants qui dorment, répondit Chebeya, se méprenant sur la surprise d’Edhadeya.

— Non, je parle de… Se pourrait-il que ce soit la vieille Uss-Uss ? Je la trouvais très âgée quand elle était ma domestique personnelle, et je ne l’ai plus vue depuis… oh, si longtemps que je la croyais morte ; mais là, j’ai eu l’impression de voir se diriger vers cette porte…

— Je n’ai jamais connu ta fameuse Uss-Uss, fit Luet ; j’aurais du mal à t’aider à l’identifier. »

Chebeya finit par repérer de qui Edhadeya parlait : une vieille fouisseuse voûtée à la démarche lente et traînante.

Au même instant, Shedemei revint de la cour. Edhadeya la questionna aussitôt. « Cette femme de la terre, celle qui entre dans la maison en face… ce n’est pas Uss-Uss, n’est-ce pas ?

— Je vous remercie de ne pas l’avoir appelée, dit Shedemei. Cela aurait réveillé les enfants, et sans aucun résultat, car votre ancienne servante est presque complètement sourde, aujourd’hui. À propos, nous la nommons Voojum, ici.

— Voojum, oui, bien sûr. Moi aussi, je la nommais ainsi, les derniers mois avant qu’elle nous quitte. J’ai bien souvent pensé à elle depuis.

— C’est vrai », affirma Luet.

Un souvenir revint à Edhadeya, qui se mit à l’exprimer d’une voix douce, atténuée. « Elle est partie de chez nous dès que Père a libéré tous les esclaves. Son départ ne m’a pas surprise. Elle m’avait dit son rêve de posséder une maison à elle ; pourtant, j’avais espéré qu’elle resterait comme libre employée. Elle était bonne avec moi. En vérité, c’était plus une amie qu’une servante. Je regrette qu’elle ait décidé de s’en aller. »

Quand elle répondit, Shedemei avait une voix qui évoquait le croassement d’un corbeau. « Elle n’a pas décidé de s’en aller, Edhadeya ; c’est la reine qui l’a renvoyée : elle était trop vieille, inutile, et elle avait une mauvaise influence sur vous.

— C’est faux !

— Oh, Voojum n’a pas oublié les mots de la reine ; ils se sont imprimés dans sa mémoire. »

Edhadeya rectifia : « Non, je voulais dire qu’elle n’a jamais eu de mauvaise influence sur moi ! Elle m’a appris beaucoup : à voir au-delà de moi-même, à… J’ignore tout ce qu’elle m’a appris. Ça se passe trop loin au fond de mon cœur. »

L’expression de Shedemei se radoucit, et elle prit la main de la jeune fille – à la surprise passagère de celle-ci, car les étrangers devaient demander la permission avant de toucher la personne d’un enfant de sang royal. « Je suis heureuse que vous sachiez l’estimer, dit Shedemei.

— Et moi, qu’elle soit chez vous », répondit Edhadeya. Au soulagement de Chebeya, loin de protester contre les privautés de Shedemei, elle plaça sa main sur celle de l’enseignante. « Dans une bonne maison, au déclin de ses jours. J’espère que ses devoirs sont légers, mais bien réels : elle a trop de fierté pour ne pas gagner sa vie par ses propres moyens. »

Shedemei eut un petit rire sec. « Ses devoirs sont assez légers, je pense. Mais tout aussi réels que les miens, puisque ce sont les mêmes. »

Luet émit un hoquet de surprise, puis se couvrit la bouche, stupéfaite. « Excusez-moi », murmura-t-elle.

Chebeya demanda, pour détourner l’attention de l’embarras de sa fille : « Elle est donc professeur ?

— Chez le peuple de la terre, répondit Shedemei, on l’a toujours considérée comme une sage, comme une gardienne des récits anciens. Elle était très célèbre parmi les esclaves. Ils lui faisaient arbitrer leurs querelles, bénir leurs bébés et lui demandaient de prier pour les malportants. Elle a une affection particulière pour Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. »

Edhadeya hocha la tête. « Celle dont vous portez le nom. »

Cette réflexion parut amuser Shedemei. « Elle même, en effet. Vous parlez d’elle, en général, comme de “l’épouse de Zdorab”, je crois.

— Par mesure de respect, expliqua Chebeya, nous nous efforçons d’éviter les vaines répétitions des noms des Femmes Premières.

— Et est-ce pour la même raison que les hommes en parlent ainsi ? » demanda Shedemei.

Luet se mit à rire. « Non. Les hommes sont incapables de se rappeler les noms des femmes.

— Dans ce cas, il est bien malheureux que vous ne mentionniez jamais ces noms ; cela leur rafraîchirait la mémoire, dit Shedemei.

— Nous parlions de Voojum, intervint Edhadeya. Si elle enseigne à ses élèves à moitié aussi bien qu’elle m’a enseigné, la redevance que paient les parents est bien placée !

— Pourrai-je citer la fille du roi quand je ferai de la publicité pour l’école ? » s’enquit Shedemei.

Chebeya ne put laisser passer cette effronterie. « Aucune d’entre nous n’a exigé le respect traditionnel dû à sa place dans la société, Shedemei, mais votre sarcasme aurait été insultant pour n’importe qui, pas seulement pour la fille du roi !

— Edhadeya a-t-elle besoin de vous pour la protéger d’un professeur à la langue acérée ? rétorqua Shedemei. Est-ce pour cela que vous êtes ici ? Pour vous assurer de mes bonnes manières ?

— Je suis navrée, dit Edhadeya. J’ai dû prononcer des mots qui vous ont offensée. Je vous en prie, pardonnez-moi. »

Shedemei la regarda en souriant. « Et voilà. Vous vous excusez sans même savoir ce que vous avez fait pour me mettre en colère. C’est ce qu’enseigne Voojum. D’aucuns parlent de mentalité d’esclave, mais elle répond que la Gardienne lui a appris à s’adresser à tout le monde comme à son maître, et à servir chacun comme si elle était sa servante. Ainsi, son maître ne pouvait rien exiger d’elle qu’elle ne donnât déjà librement à tous.

— J’ai l’impression, dit Chebeya à Edhadeya, que ton ancienne domestique est en effet très sage.

— Une réflexion qu’on entend souvent, non seulement dans mon école mais chez tous les gens de la terre, fit Shedemei, c’est que la fille de Motiak a eu bien de la chance de passer son enfance en compagnie de Voojum. La plupart s’imaginent aussi que vous n’avez pas su l’estimer à sa juste valeur. Je suis heureuse de constater que cette supposition est infondée. »

Edhadeya sourit et inclina la tête devant ce qui était manifestement un suprême effort de la part de cette femme revêche pour rétablir la paix. « Se souvient-elle de moi ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien. Elle évoque peu ses jours de captivité, et personne chez nous n’aurait la grossièreté de lui en parler. »

Autant pour la pacification. Ces paroles firent à Edhadeya l’effet d’un soufflet. Chebeya allait suggérer qu’elles avaient assez abusé du temps de Shedemei quand celle-ci dit : « Allons, venez. Vous voulez visiter cette école, oui ou non ? »

La curiosité l’emporta sur les blessures d’amour-propre, d’autant plus qu’Edhadeya ne paraissait pas s’en ressentir. Elles suivirent donc Shedemei qui leur montra les différentes salles de classe, la bibliothèque – remplie d’un nombre stupéfiant de livres pour une école récemment ouverte –, la cuisine, les dortoirs pour les pensionnaires. « Naturellement, toutes les élèves de Rasa vivaient sur place, expliqua Shedemei. Elles étaient si proches les unes des autres qu’elles formaient comme une famille. Elles appelaient leur directrice tante Rasa, et elle parlait de ses résidentes comme de ses nièces. Ses propres filles n’avaient droit à aucun traitement de faveur.

— Pardonnez ma question, dit Chebeya, mais où trouve-t-on ces détails sur l’institution de Rasa ? »

Sans répondre, Shedemei mena ses visiteuses à une chambre qui ressemblait à une cellule. « Pour certaines de mes enseignantes, cette pièce est des plus ascétiques ; pour d’autres, elle est d’un luxe incomparable. C’est sans importance : si elles travaillent pour moi et prennent pension chez moi, c’est dans ce genre de chambre qu’elles logent.

— Quel professeur occupe celle-ci ? demanda Luet.

— Moi.

— Je dois reconnaître, dit Chebeya, que cette école ne pourrait être mieux en adéquation avec les préceptes de mon époux s’il en avait rédigé lui-même les statuts. »

Shedemei lui adressa un sourire froid. « Mais il n’a jamais rédigé de statuts pour une école de filles, n’est-ce pas ?

— Non », répondit Chebeya, avec l’impression d’avouer quelque affreux méfait.

Après bien des détours au travers des bâtiments connexes, elles étaient arrivées à l’autre extrémité de la cour, près de la porte où avait disparu Voojum. Sans étonnement, elles la trouvèrent en train de donner un cours dans une salle du rez-de-chaussée.

« Vous plairait-il d’aller l’écouter un petit moment ? murmura Shedemei.

— Je ne voudrais pas la déranger, répondit Edhadeya.

— Elle ne vous entendra pas et elle n’a plus très bonne vue. Cela m’étonnerait qu’elle vous reconnaisse d’un bout à l’autre de la salle.

— Dans ce cas, oui, s’il vous plaît. » Edhadeya se tourna vers ses compagnes. « Ça ne vous ennuie pas, n’est-ce pas ? »

Elles firent signe que non ; Shedemei les fit entrer et leur offrit des tabourets en tous points semblables à ceux qu’occupaient les élèves. Seule Voojum elle-même bénéficiait d’un fauteuil avec bras et dossier, ce que nul ne pouvait lui reprocher étant donné sa faiblesse.

Elle faisait cours à un groupe de filles plus âgées que la moyenne, qui n’étaient pourtant sûrement pas en classe supérieure, puisque l’école venait à peine d’ouvrir.

« Donc, Emiizem a demandé à Oykib : “À quelle vertu la Gardienne de la Terre accorde-t-elle le plus de valeur ? Est-ce à la haute taille des Anciens ?” – car c’est ainsi qu’on appelait les gens du milieu quand ils sont revenus sur Terre – “ou aux ailes des viandes-du-ciel ?” – car tel était l’horrible nom que nous donnions aux gens du ciel et qu’Emiizem n’avait pas encore appris à ne pas employer – “ou à l’adoration fervente que nous portons aux dieux ?” Que pensez-vous qu’Oykib a répondu ?” »

Chebeya écouta plusieurs élèves repousser une à une les vertus que ne possédait qu’une seule des trois espèces et réfléchit. Ce n’était rien d’autre que de l’endoctrinement. Mais peu à peu les propositions des jeunes filles prirent un caractère plus universel et, de temps en temps, plus subtil. L’espérance. L’intelligence. La compréhension de la vérité. La noblesse. Chaque proposition entraînait des considérations sur la vertu en question et sur la possibilité de s’en servir ou non à l’encontre des lois de la Gardienne. Cette conversation, de nombreux indices le prouvaient, était une sorte d’examen ; les élèves avaient déjà discuté de ces vertus, y avaient réfléchi, en avaient débattu. Un malfaiteur pouvait espérer échapper au châtiment. On pouvait employer l’intelligence à déstabiliser et à détruire un homme vertueux. Celui qui comprend la vérité n’y attache pas nécessairement de la valeur et ne prendra pas obligatoirement fait et cause pour elle ; les menteurs doivent comprendre la vérité afin de pouvoir défendre leur mensonge. Une femme noble peut très bien sacrifier tout ce qu’elle a pour une cause indigne, si sa noblesse ne s’accompagne pas de sagesse.

« La sagesse, alors, dit une élève. Car n’est-ce pas la vertu qui permet de savoir la volonté de la Gardienne ?

— À ton avis ? » répondit Voojum d’un ton posé.

Évidemment, le niveau sonore de toute cette conversation était très élevé, d’une part parce que la surdité de Voojum l’exigeait sans doute, et d’autre part à cause de l’exubérance naturelle des élèves. Cependant, jamais Chebeya n’avait vu une telle loquacité dans une salle de classe. Certes, elle avait observé des professeurs qui essayaient d’inciter leurs étudiants à la discussion, mais jusqu’à présent sans résultat. Cherchant à en comprendre la raison, elle eut une soudaine intuition : Voojum ne voulait pas que ses élèves devinent une réponse qu’elle dissimulait dans son esprit, mais plutôt qu’elles défendent et attaquent les idées venues d’elles-mêmes, et elles le savaient. Et puis elle respectait leurs réponses ; non, elle respectait les jeunes filles elles-mêmes, comme si leurs idées étaient dignes de considération.

Et elles l’étaient. Plus d’une fois, Chebeya eut envie de prendre part au débat, et elle sentait Luet et Edhadeya s’agiter à ses côtés – sans doute pour la même raison.

Finalement, Edhadeya n’y tint plus et prit la parole. « N’est-ce pas précisément l’argument que Spokoyro réfutait dans son dialogue avec les Khrugi ? »

Un silence de mort s’abattit dans la pièce.

« Excusez-moi, dit Edhadeya. Je n’avais pas à parler, je sais. »

Chebeya se tourna vers Shedemei, espérant qu’elle prononcerait quelques mots pour atténuer la tension, mais la directrice paraissait tout à fait satisfaite de la situation.

C’est Voojum qui intervint. « Ce n’est pas toi qui es en cause, mon enfant. C’est ce que tu as dit. »

Une des élèves – une fille de la terre – précisa : « Nous attendions que vous racontiez l’histoire de… de Spokoyro et des Khrugi. Nous ne la connaissons pas. Ce devaient être des humains. Et pas des Anciens. Et des hommes.

— C’est interdit, dans cette classe ? demanda Edhadeya.

— Non, répondit son interlocutrice, l’air un peu perdue. Mais… l’école s’est ouverte récemment, et le cours d’aujourd’hui porte sur les philosophes moralistes du peuple de la terre, alors…

— Pardonnez-moi, dit Edhadeya. J’ai parlé sans savoir. Mon exemple n’était pas pertinent. »

Voojum reprit la parole ; sa voix chevrotait souvent, mais elle ne parlait pas trop fort comme souvent les personnes sourdes. « Ces jeunes filles n’ont pas reçu d’éducation classique. Mais toi, si. Tu as beaucoup de chance, mon enfant. Ces élèves, elles, doivent se débrouiller avec les pauvres présents que je puis leur faire. »

Edhadeya éclata d’un rire sarcastique et se reprit aussitôt ; mais il était trop tard.

« Je connais ce rire, dit Voojum.

— J’ai ri parce que je savais que tu te moquais de moi, répondit Edhadeya. Et par ailleurs, moi aussi, je me suis “débrouillée” avec tes “pauvres présents”.

— Si je comprends bien, mon enseignement t’a diminuée.

— Je ne t’ai jamais dit cela. Et je ne l’ai jamais entendu dire jusqu’à aujourd’hui.

— Je ne t’ai jamais parlé en femme libre.

— Et je ne t’ai jamais parlé autrement qu’en enfant impertinente. »

Peu à peu, les élèves finirent par comprendre qui était leur visiteuse, car elles savaient toutes que Voojum avait jadis été la servante personnelle de la fille du roi. « Edhadeya ! murmuraient-elles.

— Ma jeune maîtresse, acquiesça Voojum, devenue aujourd’hui une dame. Tu étais souvent grossière, mais jamais impertinente. Maintenant, éclaire-nous, je te prie. Quelle est la vertu à laquelle la Gardienne attache le plus de valeur ?

— J’ignore la réponse d’Oykib, parce que cette histoire est inconnue des humains, dit Edhadeya.

— Tant mieux. Ainsi, au lieu de te reposer sur ta mémoire ou de deviner bêtement, tu vas devoir réfléchir.

— À mon sens, la vertu que la Gardienne apprécie le plus, c’est de savoir aimer comme elle aime.

— Peux-tu l’expliquer ? Comment la Gardienne aime-t-elle ?

— L’amour de la Gardienne, commença Edhadeya, manifestement concentrée, étudiant des idées qu’elle n’avait jamais examinées sérieusement jusque-là, l’amour de la Gardienne, c’est l’amour de la mère qui punit son enfant parce qu’il a mal agi, mais qui serre ce même enfant contre elle pour le consoler de ses larmes. »

Edhadeya attendit le déchaînement d’opinions contradictoires qui avait accueilli les propositions précédentes, mais seul le silence lui répondit. « Je vous en prie, dit-elle, ce n’est pas parce que je suis la fille du roi que vous n’avez pas le droit de me contredire, comme vous vous contredisiez mutuellement il y a un instant. »

Le silence persista, toutefois sans raclement de pieds ni regards gênés. « Peut-être ne sont-elles pas en désaccord avec toi, dit Voojum ; peut-être espèrent-elles que tu vas un peu développer cette idée. »

Edhadeya releva aussitôt le défi. « Pour moi, la Gardienne désire que nous voyions le monde comme elle le voit ; que nous nous mettions à sa place et tentions de créer, là où nous sommes, une petite île où toutes les autres vertus puissent se partager entre gens de bonne volonté. »

Il y eut un murmure dans la classe. « C’est une vraie rêveuse qui parle, chuchota une élève.

— Et je pense, poursuivit Edhadeya, que si c’est bien la vertu la plus estimée de la Gardienne, alors tu as créé ici une classe vertueuse, Voojum.

— Il y a bien longtemps, dit Voojum, à l’époque où je vivais dans les chaînes, chaînes parfois de fer, mais toujours de pierre sur mon cœur, il existait une pièce où je pouvais me rendre, où quelqu’un reconnaissait mes vertus et prêtait l’oreille à mes pensées comme si j’étais vraiment vivante, comme si j’étais une authentique créature de lumière et non un ver condamné à vivre dans la boue et l’obscurité. »

Edhadeya éclata en larmes. « Je n’ai jamais été aussi bonne envers toi que tu le dis, Uss-Uss !

— Oh si, toujours. Ma petite fille se rappelle-t-elle comme je la serrais contre moi lorsqu’elle pleurait ? »

Edhadeya se précipita vers elle et la prit dans ses bras. Sidérées, les élèves regardèrent Edhadeya et Voojum qui pleuraient, chacune à sa façon.

Chebeya se pencha par-dessus le tabouret vacant d’Edhadeya et murmura à Shedemei : « C’est ce que vous espériez, n’est-ce pas ? »

Shedemei répondit sur le même ton : « C’est une bonne leçon, je trouve ; pas vous ? »

De fait, c’était une belle image que celle de la fille du roi étreignant une vieille fouisseuse, sanglotant toutes deux de joie, du souvenir du temps passé, d’un amour qui avait traversé les ans.

« Et qu’avait dit Oykib ? chuchota Chebeya à Shedemei.

— Il n’a pas vraiment répondu. Il a seulement dit : “Pour répondre à cette question, il faudrait que je sois le Gardien.” »

Chebeya réfléchit quelques instants. Puis : « Mais c’est quand même une réponse. La même que celle d’Edhadeya. »

Shedemei sourit. « Oykib était un aigrefin ; il faisait ce qu’il voulait des mots. »

C’était déconcertant, cette tendance qu’avait Shedemei de parler des Héros comme si elle connaissait tous leurs secrets.


Elles passèrent le reste de la journée dans l’école et, au dîner, partagèrent la table de Shedemei. Le repas était simple – bien des femmes riches l’auraient dédaigné, et Luet remarqua que certains plats laissaient Edhadeya perplexe. Mais chez Akmaro, Luet et sa mère mangeaient l’humble chère des gens du commun, et elles se restaurèrent avec plaisir. Pour Luet, c’était évident, tout était leçon dans l’école de Shedemei – non, la « Maison de Rasaro ». Les repas, la conversation autour de la table, la façon de cuisiner, de faire le ménage, le pas discret mais alerte des gens dans les couloirs, tout avait un but, tout exprimait une manière de vivre, de penser, de traiter les autres.

Au dîner, Edhadeya paraissait d’humeur folâtre, ce que Luet comprenait tout en s’en inquiétant. On eût dit qu’elle avait perdu son sens du décorum, sa discrète circonspection. Elle essayait de faire dire quelque chose à Shedemei, mais Luet ignorait ce qu’elle avait derrière la tête.

« Nous avons entendu dire que vous étiez dangereuse, que vous incitiez les fouisseurs à la révolte, avançait Edhadeya.

— Intéressante conception, répondit Shedemei. Au bout de je ne sais combien d’années d’esclavage, les fouisseurs devraient attendre l’arrivée d’une humaine d’âge mûr pour nourrir des idées de rébellion ? Et de rébellion contre quoi, maintenant qu’ils sont libres ? À mon avis, vos amis doivent être consumés de culpabilité, pour redouter ainsi une révolte dont le motif n’existe plus.

— C’est aussi ma conclusion, fit Edhadeya.

— Dites-moi la vérité, à présent. Ce n’est pas à vous qu’on a conté ces histoires, n’est-ce pas ? »

Edhadeya jeta un coup d’œil à Chebeya. « Non, naturellement ; à la mère de Luet.

— Et pourquoi pas à vous ? Parce que vous êtes la fille du roi, et que c’est votre père qui a libéré les esclaves ? Pensez-vous que ces gens lui pardonneront un jour cette gaffe ? »

Edhadeya réprima un éclat de rire. « Attention, on ne doit pas parler ainsi à la fille du roi. Et moi, je dois me boucher les oreilles quand quelqu’un dit que mon père a gaffé.

— Mais au conseil du roi, ne le critique-t-on pas librement ? C’est du moins ce que j’ai entendu dire.

— Ma foi, oui, mais ce sont ses hommes qui le critiquent.

— Et vous, vous êtes quoi ? Son poisson rouge ?

— Une femme ne porte pas de jugement sur les actes d’un roi ! » À nouveau, Edhadeya étouffa son fou rire, comme si la conversation était du plus haut comique.

Shedemei rétorqua sèchement : « Par ici, j’ai l’impression qu’une femme attend qu’un homme l’avertisse que sa vessie est pleine pour aller pisser ! »

C’en fut trop pour Edhadeya. Elle éclata d’un rire tonitruant et tomba de son tabouret.

Luet l’aida à se relever. « Mais qu’est-ce qui te prend ? lui demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien, répondit Edhadeya. Je me sens complètement…

— Complètement libre, proposa Shedemei.

— À l’aise, termina Edhadeya presque en même temps.

— Mais tu ne te conduis jamais comme ça, même chez toi ! protesta Luet.

— C’est vrai. » Soudain, les yeux d’Edhadeya s’emplirent de larmes. Elle se tourna vers Shedemei. « Était-ce vraiment ainsi chez Rasa ?

— Il n’y avait ni gens de la terre ni gens du ciel. C’était une autre planète, et la seule espèce intelligente, c’était l’espèce humaine.

— Je veux rester ici, dit Edhadeya.

— Vous êtes trop jeune pour enseigner.

— J’ai reçu une excellente instruction.

— Vous avez fait d’excellentes études, voulez-vous dire. Mais vous n’avez pas encore vécu. Par conséquent, vous ne m’êtes d’aucune utilité.

— Alors, laissez-moi rester comme élève !

— Vous ne m’avez donc pas écoutée ? Vos études sont terminées.

— Dans ce cas, laissez-moi rester comme employée. Vous ne pouvez pas me renvoyer chez moi ! »

Chebeya ne put s’empêcher d’intervenir. « À t’entendre, on dirait que tu vis un enfer chez ton père !

— Je ne compte pour rien, vous ne comprenez pas ? Je suis le poisson rouge de mon père, c’est vrai ! Un animal de compagnie ! Je préfère encore faire la cuisine ici…

— Vous l’avez vu, nous faisons la cuisine à tour de rôle, dit Shedemei. Il n’y a pas de place pour vous chez nous, pas encore, Edhadeya. Ou plutôt, devrais-je dire, il y a une place, mais vous n’êtes pas encore prête à l’occuper.

— Combien de temps devrai-je attendre ?

— Si vous attendez, vous ne serez jamais prête. »

Edhadeya se tut et se remit à manger d’un air songeur, tout en sauçant son bol avec un reste de pain.

À son tour, Luet se décida à faire une remarque qui la tracassait depuis l’après-midi. « Vous avez refusé l’invitation de Mère sous prétexte que vous étiez trop occupée. Mais votre école tourne très bien toute seule. Vous auriez pu venir chez nous. »

Chebeya lui lança un regard noir. « Luet, il me semble t’avoir inculqué de meilleures manières que…

— Laissez, Chebeya, intervint Shedemei. J’ai refusé votre invitation parce que des maisons de riches et de rois, j’en ai déjà vu. Tandis que vous, vous n’avez jamais vu d’école comme celle-ci. »

La mère de Luet se raidit. « Nous ne sommes pas riches.

— Et vous trouvez le temps de faire des visites pendant les heures ouvrées ? Vous vivez peut-être modestement, Chebeya, mais je ne vois pas trace de poussière ni de sueur sur votre visage. »

Ces paroles blessèrent sa mère, Luet le vit bien, et elle s’arrangea pour faire dévier la conversation vers un terrain moins sensible. « Je n’avais jamais entendu parler d’une femme directrice d’école.

— Simple preuve de la malhonnêteté des hommes qui vous ont éduquée. Rasa était non seulement directrice d’école, mais aussi professeur, et elle a eu comme élèves Nafai, Issib, Elemak, Mebbekew et encore bien d’autres garçons.

— Mais c’était dans l’ancien temps », fit Luet.

Shedemei eut un rire sec comme un aboiement et rétorqua : « Je n’ai pas l’impression que c’était il y a si longtemps ! »

Après le dîner, elles se promenèrent lentement dans la cour tandis que les enfants chantaient en chœur dans leurs chambres, dans la salle des bains, ou lisaient aux dernières lueurs du jour. Le chant avait quelque chose d’étrange et il fallut un moment aux visiteuses pour mettre le doigt dessus. Luet s’arrêta court et ne put s’empêcher de s’exclamer : « J’ignorais que les fouisseurs chantaient ! »

Shedemei lui passa un bras autour des épaules. Luet fut surprise : elle n’aurait jamais cru cette femme froide capable d’un tel geste d’affection. Ce n’était pas l’attitude d’un homme envers plus faible que lui, qui montre l’affection, mais aussi le pouvoir, la supériorité, la possession. C’était un geste… oui, un geste de fraternité. « Oui, vous l’ignoriez ; moi-même, je n’avais jamais entendu leurs voix s’élever pour chanter avant d’ouvrir cette école. » Shedemei marcha un moment en silence à côté de Luet. « Vous savez, Luet, autant que je le sache, les fouisseurs ne chantaient pas, à l’origine, lorsqu’ils vivaient à proximité des anges. D’une part, ils étaient toujours en guerre ; d’autre part, peut-être, chanter était pour eux une activité de « viande-du-ciel », et par conséquent en dessous de leur dignité. Mais ensuite, devenus esclaves, ils ont perdu toute dignité et ont appris à chanter. Il y a peut-être une leçon à tirer de cette histoire, ne croyez-vous pas ? »

Sur l’instant, Luet crut que Shedemei avait préparé son discours de longue date et que la leçon s’adressait spécialement à elle, mais elle devait s’apercevoir plus tard que Shedemei ne faisait en réalité qu’une simple observation sans aucun sous-entendu. « Je crois comprendre, dit Luet. J’ai été esclave, autrefois, vous savez. Pensez-vous que toutes les chansons de mon existence viennent de cette époque ? Devrions-nous tous traverser une phase de captivité ? »

À sa grande surprise, elle vit des larmes dans les yeux de Shedemei. « Non. Personne ne devrait connaître la captivité. Certains y trouvent de la musique, comme vous, comme tant de gens de la terre ici, mais seulement parce que cette musique était déjà en eux et n’attendait que la première occasion pour s’exprimer. Mais votre frère, lui, n’a pas trouvé beaucoup de musique dans sa captivité, n’est-ce pas ?

— Comment connaissez-vous mon frère ? demanda Luet.

— A-t-il trouvé de la musique ? insista Shedemei, refusant de se laisser distraire.

— Je n’en sais rien.

— Pourquoi ?

— Parce qu’à mon avis, sa captivité n’a pas encore pris fin. »

Nouveau silence. Puis Shedemei répondit à mi-voix : « Oui. Oui, je crois que vous avez raison. Quand sa captivité s’achèvera, peut-être que lui aussi trouvera une chanson dans son cœur.

— Je l’ai entendu chanter. Ça ne vaut pas grand-chose.

— Non, vous ne l’avez pas entendu. Et quand il chantera, si ça lui arrive un jour, ce sera un chant comme vous n’en aurez jamais entendu.

— En tout cas, si c’est Akma qui chante, ce sera faux. »

Shedemei éclata de rire et la serra contre elle.

Elles s’approchaient de la porte d’entrée de l’établissement, et l’un des professeurs était déjà en train de l’ouvrir, un instant, Luet crut que c’était pour les laisser sortir, mais elle se trompait. Trois hommes se tenaient sous la véranda, et deux d’entre eux étaient des humains de la garde royale. Le troisième était un ange et Luet s’aperçut bientôt qu’il s’agissait du vieil Husu, l’ancien chef des espions qui avait pris sa retraite au poste soi-disant moins exigeant d’officier de la garde civile. Que pouvait-il bien fabriquer là ?

« Je détiens un rôle d’accusations à l’encontre de la femme nommée Shedemei. » Il eut du mal à articuler le nom.

Avant que Shedemei puisse ouvrir la bouche, Chebeya s’avança. « De quoi s’agit-il ? »

Husu se troubla aussitôt. « Dame Chebeya…» bredouilla-t-il. Puis, remarquant Edhadeya, il recula d’un pas. « On ne m’avait pas prévenu… Il doit y avoir une erreur, je pense !

— Non », dit Shedemei. Elle posa une main légère sur l’épaule de Chebeya. « Vous êtes peut-être déchiffreuse, mais vous n’êtes pas Hushidh, je ne suis pas Rasa, et ce brave homme n’a rien à voir avec Rashgallivak. »

En vain, Luet s’efforça de retrouver les détails de l’épisode auquel Shedemei faisait allusion. Une histoire avec Hushidh la déchiffreuse qui aurait anéanti l’armée de Rashgallivak… Mais Husu n’avait plus d’armée. Elle ne comprenait pas et ne comprendrait pas mieux plus tard.

« Husu, vous avez un rôle d’accusations, dites-vous ?

— Dois-je vous les lire ?

— Non, c’est moi qui vais vous les énoncer, répondit Shedemei. Un comité d’hommes du quartier m’accuse, je présume, de nuisance publique à cause du nombre de pauvres qui se présentent à mon école, d’incitation à l’émeute parce que je dispense mon enseignement sans discrimination, à des enfants d’anciens esclaves aussi bien qu’aux autres fillettes, de mélange des sexes parce que j’ai rattaché le suffixe honorifique masculin ro au nom de l’Héroïne Rasa dans l’enseigne de mon école. Voyons… ah, oui, il y a sûrement une accusation de blasphème parce que je qualifie les épouses des Héros d’Héroïnes de plein droit – à moins qu’on ne m’accuse seulement d’innovation doctrinaire abusive ?

— Oui, bégaya Husu, d’innovation doctrinaire… c’est ça.

— Et n’oublions pas la trahison. Car il y a aussi une accusation de trahison, naturellement.

— C’est absurde ! s’exclama Chebeya. Vous le savez bien, Husu !

— Si j’appartenais encore au conseil du roi, dit Husu, c’est en effet ce que je dirais. Mais je fais désormais partie de la garde civile et, quand on me donne un rôle d’accusations à délivrer, je le délivre. » Il tendit l’écorce polie à Shedemei. « Le procès se tiendra au tribunal de Pabul dans vingt-quatre jours. Je ne pense pas que vous aurez de mal à trouver des avocats qui accepteront de vous représenter.

— Ne dites donc pas de bêtises, Husu, répliqua Shedemei. Je me représenterai moi-même.

— Les dames n’en ont pas le droit, protesta Chebeya – puis elle éclata de rire en se rendant compte à qui elle parlait. Ça ne change rien pour vous, j’imagine, Shedemei.

— Vous voyez ? Tout le monde a appris quelque chose aujourd’hui », dit Shedemei, riant elle aussi.

La légèreté de leur ton laissa Husu pantois. « Ce sont de graves accusations !

— Allons, Husu, répondit Shedemei, vous savez aussi bien que moi qu’elles sont stupides et que ce n’est pas un hasard ! Chacun des délits dont on m’accuse illustre un précepte qu’Akmaro le grand-prêtre prêche depuis treize ans : mélanger les pauvres et les riches, les fouisseurs avec les humains et les anges, les anciens esclaves avec les citoyens libres de naissance, appliquer les distinctions honorifiques des hommes aux femmes, réfuter l’autorité de prêtres royaux sur la doctrine – telle est la substance de l’accusation de trahison, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’était évident. Ces accusations ont été portées précisément contre moi parce que, si je passe en jugement, ce sont les enseignements d’Akmaro qu’on jugera.

— Mais Pabul ne vous déclarera pas coupable de délit parce que vous suivez les enseignements de mon mari ! intervint Chebeya.

— Bien sûr que non. Mais sa décision n’a pas d’importance. Les ennemis de la Gardienne ne s’intéressent pas à l’issue du procès ; moi-même, je ne compte pas à leurs yeux. Peut-être est-ce le fait même de votre visite qui les a décidés à porter ces accusations. Ils s’attendent sans doute que je vous fasse citer toutes deux comme témoins à décharge. Et dans le cas contraire, ce sont eux qui vous feront citer comme témoins contre moi.

— Je ne dirai pas un mot contre vous ! » s’exclama Luet.

Shedemei lui toucha le bras. « C’est le fait de vous citer qui leur importe. C’est une façon de rattacher la famille d’Akmaro à l’affaire. Plus vous défendrez Shedemei, plus les ennemis de la Gardienne auront de crédit auprès du public. Du moins, auprès de la fraction qui n’a pas envie de cesser de haïr les fouisseurs. »

Husu était livide. « Quelle est votre source de renseignements ? Comment connaissiez-vous à l’avance les accusations contre vous ?

— Je ne les connaissais pas. Mais étant donné que j’ai enfreint exprès chacune de ces règles, sans faire mystère que j’étais consciente de les enfreindre, je ne m’étonne pas de les retrouver sur ce rôle.

— Vous souhaitiez jouer votre vie devant un tribunal ? »

Shedemei sourit. « Je vous le garantis, Husu, quel que soit le tour que prendront les choses, je n’en mourrai pas. »

Déconcertés et furieux, Husu et les deux gardes humains s’en allèrent. « Vous le savez, j’imagine, la coutume vous interdit de quitter la ville, dit Chebeya.

— Oui, répondit Shedemei. On m’en a déjà informée.

— Il faut rentrer, Mère, fit Luet. Nous devons mettre Père au courant. »

Chebeya se tourna vers Shedemei. « Ce matin, je ne vous connaissais pas. Et ce soir, je suis liée à vous par des cordes d’affection, comme si j’étais votre amie depuis des années.

— Nous sommes liées l’une à l’autre parce que nous servons toutes deux la Gardienne », répliqua Shedemei.

La mère de Luet la regarda avec un sourire mi-figue mi-raisin. « Je le croyais jusqu’à maintenant, Shedemei ; cependant, il y a quelque chose dans ce que vous venez de dire qui est… non pas un mensonge… mais…

— Disons simplement que je n’ai pas toujours servi la Gardienne volontairement. Mais aujourd’hui, si, et c’est la vérité. »

Chebeya sourit franchement. « Apparemment, vous en savez plus long que moi sur ce que peut voir une déchiffreuse.

— Ma foi, vous n’êtes pas la première que je connais. » Soudain, Shedemei éclata de rire. « Ni la première à s’appeler Chveya !

— Personne ne sait prononcer ce nom à l’ancienne manière, dit Luet. Comment faites-vous ?

— Les humains peuvent y arriver, répondit Shedemei. Clivé. Chveya. Ce sont les anges qui n’en sont pas capables, et c’est pourquoi on a modifié le nom.

— C’est bizarre, non ? fit Luet. La femme dont je porte le nom et celle dont Mère porte le nom étaient elles aussi mère et fille, mais à l’inverse de nous.

— Ce n’est pas une coïncidence, répondit Chebeya. C’est moi qui t’ai baptisée, quand même.

— Je sais.

— De mon côté, je trouve vos noms tout à fait appropriés, intervint Shedemei. Comme je vous l’ai dit, j’ai eu autrefois des amies très chères qui les portaient. Je les ai connues il y a très longtemps et bien loin d’ici, et elles sont mortes, aujourd’hui.

— D’où venez-vous ? demanda Chebeya d’un air inquisiteur. Et pourquoi vous êtes-vous installée ici ?

— Je viens d’une cité qui a été détruite, et je suis ici pour trouver la Gardienne. Je veux savoir qui elle est. Et plus je reste près de vous et de votre famille, Chebeya, plus j’ai de chances de le découvrir.

— Nous n’en savons pas plus long que vous, objecta Luet.

— Dans ce cas, nous trouverons peut-être le fin mot de l’histoire ensemble, dit Shedemei. À présent, rentrez chez vous avant que le ciel ne s’assombrisse trop. Les pluies du soir ne vont plus tarder et vous allez vous faire tremper.

— Vous ne risquez rien, vous êtes sûre ? demanda Chebeya.

— Vous pouvez m’en croire : il n’y a pas plus en sécurité que moi. » Là-dessus, Shedemei les poussa fermement dans la rue. Prise d’une impulsion, Luet s’arrêta au dernier moment et embrassa la directrice sur la joue. Alors, Shedemei la prit dans ses bras et la serra contre elle un instant. « J’ai menti, lui murmura-t-elle. Je ne suis pas venue ici seulement pour trouver la Gardienne. J’avais aussi envie d’avoir une amie.

— Je suis votre amie », répondit Luet. Par la suite, elle se remémorerait avec quel feu elle avait prononcé ces mots et gémirait dans le giron d’Edhadeya qu’elle avait dû avoir l’air d’une adolescente hystérique. Mais sur le moment, les yeux plantés dans ceux de Shedemei, ces paroles lui semblaient les plus naturelles du monde.

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