D’abord, Didul crut que leurs craintes avaient été exagérées. À Bodika, on ne constatait aucune baisse de fréquentation de la Maison du Gardien. À la vérité, la version de l’histoire qui circulait dans la province était plutôt favorable : Shedemei avait été jugée pour avoir prêché la fraternité de tous les peuples au regard du Gardien, et surtout pour avoir permis aux enfants des pauvres, filles d’esclaves affranchis, d’aller à l’école, de manger et de travailler aux côtés de filles d’humains et d’anges. Par conséquent, le fait qu’elle eût été lavée de ces accusations et que des charges plus lourdes encore se fussent abattues sur ses accusateurs était bon signe, non ?
Peu à peu, pourtant, la communauté prit conscience qu’en refusant de faire exécuter les hérétiques qui accusaient Shedemei, Akmaro avait modifié la loi. Désormais, la seule peine sanctionnant les attaquas contre la religion officielle était l’exclusion de la Maison du Gardien. Mais quelle punition était-ce là pour ceux qui ne croyaient pas de toute façon ? Akmaro s’était vu confirmer dans son rôle d’arbitre de la doctrine d’État ; en revanche, la peine qui défendait la loi était maintenant si modérée que l’incroyance avait pratiquement cessé d’être un délit.
De fait, qu’est-ce que cela signifiait, finalement ? La plupart des gens n’avaient connu qu’une forme de religion qui consistait en rites officiels accomplis par les prêtres royaux de chaque cité. Ces prêtres avaient été mis au chômage treize ans plus tôt et remplacés par un groupe disparate de prêtres et de professeurs qui, loin de s’en tenir aux cérémonies publiques, descendaient dans la rue collecter de quoi nourrir les pauvres, et prêcher de nouvelles et singulières doctrines sur l’égalité de tous les peuples, ce qui était évidemment contre nature. Comme la majorité ne tarda pas à s’en faire la réflexion, c’est bien beau de libérer les esclaves fouisseurs au bout de dix ans de service et d’affirmer que les enfants d’esclaves naissent libres, mais en attendant, tout le monde sait que les fouisseurs sont des créatures stupides et répugnantes, infréquentables pour des êtres civilisés. Les former pour autre chose que des tâches domestiques, c’est jeter l’argent par les fenêtres. Aussi, l’opposition que prônait la religion d’État envers la façon, pourtant évidente, dont le monde fonctionnait était proprement incompréhensible.
Mais personne n’exprimait ces idées, à part quelques anti-fouisseurs fanatiques, qui s’en ouvraient en secret. Après tout, la loi interdisait de prêcher contre la religion des prêtres royaux, n’est-ce pas ?
Seulement, aujourd’hui, la seule peine encourue pour ce délit, c’était l’exclusion de la Maison du Gardien. Donc, ce n’était pas grave, d’accord ?
Toutefois, il pouvait exister des sanctions dissimulées. Par exemple, pour devenir citoyens de plein droit, les étrangers devaient se faire immerger dans l’eau, et qui pouvait le faire sinon les prêtres ? Alors, les étrangers devaient-ils rallier les Protégés, puis les quitter par la suite ? Et imaginons que le roi n’accepte de commercer qu’avec les marchands qui fréquentaient la Maison du Gardien ou envoyaient leur progéniture dans une des petites maisons des Protégés disséminées dans les villages et administrées par un ou deux professeurs ? Non, mieux valait garder bouche close, éviter de se faire exclure. On verrait bien comment le vent allait tourner.
Ça, c’était la majorité. Ce furent les fanatiques qui commencèrent à rendre l’existence problématique pour Didul et ses prêtres. Il ne leur suffisait pas de pouvoir tenir des réunions au grand jour. Ils s’étaient attendus à ce que des milliers de gens fassent défection aux Protégés et rejoignent leurs rangs ; au lieu de cela, tout continuait à peu près comme avant. C’était intolérable. Ils entamèrent donc des actions pour convaincre les hésitants de cesser de fréquenter les prêtres du Gardien.
D’abord, ce fut l’expression « trou de fouisseurs » écrite à l’aide d’excréments sur le mur de la Maison du Gardien de Bodika. C’était un jeu de mot scatologique : le premier terme désignait en langage grossier l’anus, ce qui, combiné à « fouisseurs », donnait une description exceptionnellement choquante d’un terrier occupé par une communauté de fouisseurs. En appliquant ce nom à la Maison du Gardien, les vandales ne pouvaient se montrer plus explicites.
L’inscription n’avait pas été difficile à nettoyer. Mais ce n’était que le début du harcèlement. Des groupes d’anti-fouisseurs – ils préféraient se donner le nom de Libérés – se mirent à se rassembler sur les lieux de cérémonies publiques et à chanter des obscénités pour couvrir la voix du prêtre. Lorsque quelqu’un se soumettait à l’immersion dans l’eau, ils jetaient des cadavres d’animaux ou du fumier en amont du fleuve, bien que cela constituât un délit. Un jour, un inconnu pénétra par effraction dans la Maison du Gardien et brisa tout ce qui s’y trouvait. Un incendie fut déclenché durant une réunion matinale de prêtres ; ils parvinrent à l’éteindre, mais l’intention était claire.
La fréquentation se mit à chuter. Plusieurs femmes professeurs de communautés écartées reçurent des avertissements – des cadavres d’animaux déposés sur leur seuil, ou bien un sac jeté sur la tête suivi d’un passage à tabac en règle – et démissionnèrent, ou demandèrent leur mutation dans la cité où elles espéraient trouver la sécurité dans le nombre. Didul ne put faire autrement que fermer quantité d’écoles reculées. Les gens prirent l’habitude de se rendre en groupe aux réunions et aux cours.
Entre-temps, Didul allait de ville en ville protester auprès des autorités locales. « Qu’est-ce que je peux y faire ? répondait invariablement le commandant de la garde civile. C’est à vous d’appliquer la sanction pour le délit d’incroyance. Trouvez les coupables et flanquez-les dehors. C’est la nouvelle loi.
— Tabasser un professeur, ce n’est pas de l’incroyance, objectait Didul. Ce sont des voies de fait.
— Mais elle avait la tête couverte et elle est incapable d’identifier ses agresseurs. De toute manière, une femme professeur, ce n’est pas une bonne idée. Et des fouisseurs qui fraient avec des gens normaux ? »
Alors, Didul comprenait que le commandant de la garde civile faisait sans doute partie des fanatiques qui haïssaient le plus les fouisseurs. La plupart étaient des militaires à la retraite. Pour eux, les fouisseurs étaient tous des Elemaki – des guerriers perfides, des assassins de l’ombre. L’esclavage, voilà tout ce qu’ils méritaient, et aujourd’hui que, par un accident aberrant, ils étaient devenus libres, imaginer que ces anciens ennemis avaient les mêmes droits que les citoyens était abominable.
« Ce ne sont pas des animaux, disait Didul.
— Bien sûr que non, répondait le commandant. Ce sont des citoyens aux yeux de la loi. N’empêche, ce n’est pas une bonne idée qu’ils suivent les mêmes cours que les gens normaux, c’est tout. Il faut les former aux genres de travaux qui leur conviennent. »
Constatant que les autorités locales ne faisaient pas grand-chose pour défendre les Protégés, les Libérés s’enhardirent. Des bandes de jeunes gens impudents se mirent à accoster les vieux fouisseurs, les jeunes enfants de la terre ou les prêtres et les professeurs dans la rue, et à leur donner des bourrades, à les bousculer, voire à les assaillir de coups de poing ou de pied bien placés.
« Et vous nous demandez de ne pas nous défendre ? » dirent les parents lors d’une réunion dans une ville écartée à forte population de fouisseurs. La plupart n’avaient pas d’ancêtres esclaves ; c’étaient les habitants originels, qui vivaient là depuis aussi longtemps que n’importe quelle lignée d’anges – et depuis beaucoup plus longtemps que les humains. « Pourquoi nous enseigner cette religion, dans ce cas ? Notre cité avait toujours été très sûre, jusqu’ici. Nous étions connus, nous étions des citoyens de plein droit, mais plus vous prêchez l’égalité de tous, moins on nous traite en égaux ! »
Didul usa de toute son éloquence pour leur faire toucher du doigt ce symptôme de leur impuissance : ils reprochaient maintenant à leurs amis de provoquer leurs ennemis. « Ceux qui vous frappent, les braillards, les casseurs, ce sont eux, vos ennemis ! Et si vous commencez à vous armer, vous entrez dans leur jeu ! Ils prendront tout le monde à témoin : “Regardez, les fouisseurs prennent les armes ! Ce sont des espions elemaki infiltrés chez nous !”
— Mais autrefois, nous étions citoyens de plein droit et…
— Ça n’a jamais été vrai. Ou alors, montrez-moi les juges fouisseurs de votre ville ; montrez-moi les soldats fouisseurs de l’armée ! Non, les siècles de guerre avec les Elemaki vous ont dépouillés de toute citoyenneté. C’est pourquoi Akmaro est revenu de la terre de Nafai pour prêcher ce que prêchait Binaro : le Gardien refuse qu’on établisse une différence entre ses enfants. C’est pourquoi vous devez faire preuve de courage – le courage de supporter les coups. Restez en groupes autant que faire se peut ; mais ne prenez pas les armes : sinon, c’est l’armée que vous devrez affronter, et non plus seulement ces bandits ! »
Il les convainquit, à la longue, suffisamment en tout cas pour mettre un terme à la discussion. Mais il devenait de plus en plus difficile de les contenir. Il envoyait des lettres toutes les semaines, à Akmaro, à Motiak, à Pabul, à tous ceux dont il pensait pouvoir attendre de l’aide. Il écrivit même une fois à Khideo, en l’implorant de prendre publiquement position contre la violence. Vous jouissez d’un grand prestige auprès de ceux qui haïssent les gens de la terre, disait-il. Si vous condamnez ouvertement ceux qui brutalisent des enfants innocents, peut-être se sentiront-ils assez honteux pour cesser. Peut-être certains membres de la garde civile décideront-ils enfin d’appliquer la loi et de défendre les Protégés contre leurs persécuteurs. Mais Khideo ne réagit pas. Quant à Motiak, sa réponse fut d’envoyer des messagers aux gardes civils pour les informer qu’ils avaient la responsabilité de faire respecter les lois en toute égalité. De chaque ville vint la même justification : nous nous en occupons déjà, mais nous ne pouvons rien faire ; il n’y a pas de témoins ; personne ne voit rien ; êtes-vous sûr que certaines de ces plaintes ne sont pas inventées, dans le but d’attirer les sympathies ?
Akmaro, lui, ne pouvait pas grand-chose, à part transmettre à Didul ses encouragements. Le problème était le même partout ; dans le pays de Khideo, il avait même dû retirer tous ses prêtres et tous ses professeurs. Il écrivit : Je sais que tu me rends responsable de cette situation, Didul, même si tu es trop poli pour me le dire. Moi-même, je me fais des reproches. Mais je dois aussi me rappeler, comme tu te le rappelles, j’espère, l’autre terme de l’alternative : endosser personnellement, et vous confier, à toi et aux autres supérieurs de la prêtrise, le pouvoir de tuer pour écraser la dissidence. C’est précisément le contraire de ce que le Gardien attend de nous. Ce n’est pas la terreur qui fera des gens des enfants du Gardien ; seul l’amour en est capable. Et l’amour ne s’enseigne, ne s’encourage, ne se conquiert que par la bonté, la douceur, voire la soumission devant la brutalité de l’adversaire. Nos ennemis ont beau déborder de haine, il en est sûrement beaucoup parmi eux que gagne l’écœurement lorsqu’ils battent un enfant, lorsqu’ils se mettent à six pour assommer de coups de pied une prêtresse au visage recouvert d’un sac, lorsqu’ils poussent des gens aux larmes dans la rue. Ceux-là finiront par rejeter ces actes, par s’en repentir, et quand ils chercheront le pardon, tu seras là, les mains sans arme, le cœur sans haine. Etc, etc. Tout cela était vrai, Didul le savait. Mais il se rappelait aussi avoir été lui-même persécuteur, pendant de nombreux mois et de son propre gré, un persécuteur qui battait et humiliait les enfants sans ressentir autre chose que fierté, haine, rage et jubilation. Beaucoup de mal pouvait survenir en attendant que la pitié s’éveille dans le cœur des ennemis. Et certains n’étaient pas différents du père de Didul : il n’avait jamais appris la compassion. Le spectacle de ses victimes réduites à merci ne faisait qu’accroître sa soif d’infliger la douleur. Il aimait leurs hurlements.
Luet arriva à Bodika le jour même où se produisit l’incident le plus grave jusque-là. Trois garçons, deux anges et un fouisseur, furent agressés alors qu’ils se rendaient à leur école des Protégés aux limites de la cité. Les anges eurent les ailes sauvagement et irréparablement déchirées : il ne s’agissait pas seulement de lacérations, blessures qui chez un jeune peuvent se guérir, mais carrément d’un grand morceau de membrane arraché à chaque aile. C’était irrémédiable. Ces enfants ne voleraient plus jamais. Quant au petit fouisseur, son état était encore pire. Il n’avait plus un os intact aux bras ni aux jambes, et il avait reçu tant de coups de pied à la tête qu’il n’avait pas repris conscience. Les trois enfants étaient soignés à l’école. Les parents étaient là aussi, ainsi que de nombreux amis – y compris beaucoup qui n’adhéraient pas aux Protégés mais que cet acte avait indignés. On entendait des prières, des supplications au Gardien pour qu’il guérisse les petits, pour qu’il les préserve de haïr leurs ennemis ; et aussi pour qu’il adoucisse le cœur de ces mêmes ennemis et leur enseigne le remords, la compassion, la pitié.
Ce n’est pas ainsi que procède le Gardien, songeait Didul. Il ne force pas les gens à être bons. Il leur apprend seulement ce que sont la bonté et l’honnêteté, puis il se réjouit avec ceux qui croient et obéissent. Les maris qui sont tendres avec leur femme, les enfants qui respectent leurs parents, les époux qui demeurent fidèles au serment du mariage, de ceux-là le Gardien se réjouit dans son cœur, mais il n’envoie nul fléau affliger ceux qui battent leur femme, qui se moquent de leurs parents, qui forniquent où et quand ils en ont envie, sans une pensée pour leur conjoint loyal qui se désole à la maison. C’est précisément cela que je n’arrive pas à leur faire comprendre : que le Gardien ne va pas changer le monde. C’est à nous qu’il demande de le changer. Au lieu de prier, vous devriez être dans la rue à parler, parler, parler à tout le monde !
Et moi aussi. Mais je suis là, à panser des plaies et à consoler des gamins que, selon tous les critères raisonnables, je ne devrais pas avoir à consoler. Pourtant, c’est ce qu’il faisait ; il les assurait que leurs souffrances ne seraient pas en vain, que la vue de leurs ailes mutilées inciterait beaucoup de personnes indignées à se rallier à la défense des Protégés. Et au lieu de dire aux gens d’arrêter de prier, il se joignit à eux, parce qu’il savait qu’ils y trouvaient un réconfort. Surtout les parents du petit garçon de la terre, qui ne passerait sans doute pas la nuit. « Au moins, inconscient, il ne sent pas ses fractures. » J’ai vraiment dit ça ? se demanda Didul. J’ai vraiment prononcé une telle idiotie ? Ce garçon est plongé dans le coma parce que son cerveau est endommagé, et je déclare qu’il a de la chance parce qu’il ne sent pas la douleur ?
Didul en était là de ses réflexions quand Luet passa la porte de l’école, Shedemei sur ses talons. La première pensée qui lui vint fut : C’est vraiment le moment rêvé pour une visite ! Puis, naturellement, il comprit qu’elles n’étaient pas là par simple courtoisie. Elles venaient l’aider.
« Père est dans tous ses états de ne pouvoir rien faire pour toi, annonça Luet avec une accolade amicale. Shedemei nous a enseigné, à Edhadeya et moi, quelques notions de médecine apprises dans son pays – ça demande pas mal de nettoyage, d’herbes et de liquides nauséabonds, mais après les blessures ne risquent plus de s’infecter. Quand j’ai décidé de venir vous montrer ces techniques, à toi et aux tiens, Shedemei a insisté pour m’accompagner. Tu ne vas pas le croire, Didul : elle a confié son école à Edhadeya pendant son absence. “On verra s’ils osent attaquer la Maison de Rasaro avec la propre fille du roi aux commandes ! ” Voilà ce qu’elle a dit, après quoi elle a emballé son matériel médical et nous sommes parties.
— Nous vivons des heures terribles, fit Didul. Je crains qu’aucune médecine ne puisse aider ces enfants. »
Luet prit une expression de colère farouche en voyant les ailes lacérées des petits anges. « La Gardienne n’enverra jamais son véritable enfant dans le monde tant que nous perpétrerons des actes comme ceux-ci. » Elle prit les garçons dans ses bras. « Nous avons quelque chose qui chassera votre douleur pour un moment. Et nous pouvons nettoyer les plaies pour qu’elles ne s’infectent pas. Ça va piquer très fort pendant quelques instants. Ça ira ? »
Oui, cela irait. Oui, ils le supportèrent. Admiratif, Didul regarda Luet travailler. Cela, au moins, c’était réel ; mieux que des paroles creuses. Il le lui dit, et elle railla : « Crois-tu que les paroles ne soient rien ? La médecine n’empêchera pas ces actes odieux d’être commis. Les paroles, peut-être. »
Didul ne prit pas la peine de discuter. « En attendant, apprends-moi ; explique-moi ce que tu fais et pourquoi. »
Pendant qu’ils s’occupaient des anges, Shedemei auscultait le petit fouisseur. « Laissez-moi seule un moment avec lui, dit-elle.
— D’accord, allez-y, fit Didul.
— Seule, j’ai dit. Seule. »
Didul fit sortir tout le monde, famille, amis, voisins, de l’école. Puis il revint, pour se trouver, avec Luet, sous le regard menaçant de Shedemei. « Vous ne comprenez pas ce que je dis ? Seule, ça signifie quoi, pour vous ? Deux amis ? Deux anges blessés ?
— Vous voulez que nous les transportions dehors, eux aussi ? » demanda Luet, effarée.
D’un coup d’œil, Shedemei évalua l’état des petits anges. « Non ; eux peuvent rester. Maintenant, sortez, tous les deux. »
Ils obéirent ; Didul était furieux mais essayait de ne pas le montrer. « Que fait-elle que nous n’avons pas le droit de voir ? »
Luet secoua la tête. « Elle l’a déjà fait une fois, avec une petite fille qui avait reçu un coup à l’œil. Je pensais qu’elle allait le perdre. Mais Shedemei nous a demandé de sortir, à Edhadeya et moi, et à notre retour il y avait un pansement sur l’œil. Elle ne nous a jamais expliqué ce qu’elle avait fait, mais quand on a enlevé le pansement, l’œil était guéri. Depuis… lorsqu’elle me dit de sortir, je sors. »
À l’extérieur, les gens discutaient par petits groupes. Certains rentraient chez eux. Luet alla s’installer à l’ombre d’un arbre. « Didul, Père est aux cent coups. Et je n’ai jamais vu le roi aussi en colère. Il a fallu l’empêcher de rappeler l’armée en ville. Monush est sorti de sa retraite pour lui parler, lui opposer des arguments du genre “Quel ennemi l’armée irait-elle attaquer ?” Ç’a été une scène affreuse, ils hurlaient tous les deux… Naturellement, le roi savait très bien que Monush avait raison, mais… ils se sentent pieds et poings liés. Personne n’a jamais défié la loi comme ça.
— C’est vraiment la menace de la peine de mort pour cause d’hérésie qui a maintenu l’ordre public ces dernières années ?
— Non. D’après Père… mais il t’a écrit, non ?
— Ah oui. Avec l’abolition de la peine de mort, les opposants se sont autorisé de petits méfaits, des méchancetés, invectives, injures, etc. Et comme rien ne leur arrivait, ils se sont enhardis et se sont encouragés mutuellement à faire pire.
— Ça se conçoit, pour moi, en tout cas, fit Luet.
— Mais ce que j’ignore, c’est où est la limite. La loi qui interdit de battre et de mutiler des enfants est toujours applicable, et la peine est sévère. Pourtant, ça n’a pas retenu ces bêtes fauves. Les gardes civils enquêtent – même eux ont été écœurés, pas de doute, surtout par les blessures des petits anges ; la mort du petit fouisseur ne les dérangerait pas trop, je parie : ça ferait une racaille en moins. Mais leurs interrogatoires, c’est de la comédie : ils savent très bien qui sont les coupables, ou du moins ceux qui connaissent les coupables, mais ils n’osent pas le dire – ce serait avouer publiquement qu’ils le savaient depuis le début, qu’ils auraient pu mettre fin à leurs agissements depuis longtemps et que… Ah, ça me met dans une fureur noire ! J’ai pris l’engagement d’être un homme de paix, Luet, mais j’ai envie de tuer quelqu’un, j’ai envie de torturer ces monstres pour ce qu’ils ont fait à ces enfants ! Et le plus horrible, c’est que je sais ce qu’on ressent à torturer les gens et qu’après toutes ces années j’ai envie de recommencer ! » Soudain, les mots lui manquèrent et, à sa propre surprise, il éclata en sanglots ; un instant plus tard, il se retrouvait assis sur l’herbe au pied de l’arbre, le bras de Luet sur les épaules, et toute la frustration, toute la colère accumulées au cours des dernières semaines s’écoulaient avec ses larmes.
« C’est normal que tu éprouves de tels sentiments, murmura Luet. Ça n’a rien d’étonnant. Tu es toujours humain. La passion de la vengeance fait partie intégrante de nous, comme le besoin de protéger nos enfants. Mais regarde-toi, Didul : tu ressens ce désir de protection, non pour des membres de ta propre espèce, mais pour des petits de deux autres. C’est bien, non ? de dominer ainsi tes pulsions animales et de les mettre au service de la Gardienne ? »
L’argument était à la fois si habile et tellement inadapté que Didul ne put s’empêcher de rire ; et, en riant, il s’aperçut que le raisonnement n’était pas inadapté du tout : il se sentait réconforté, ou du moins capable de se contrôler et d’arrêter de pleurer.
Et, naturellement, sa détresse momentanément tarie, un flot de honte l’envahit à s’être ainsi laissé aller. « Oh, Luet, tu dois te dire… Ce n’est pas dans mes habitudes. J’ai su rester très fort tout le temps ; c’étaient les autres qui pleuraient, pendant que je jouais les grands sages ; mais maintenant tu sais la vérité sur moi ; ça ne devrait d’ailleurs pas t’étonner, ta famille a toujours su la vérité sur moi et…»
Luet lui posa un doigt sur les lèvres. « Chut, Didul. Tu as tendance à trop parler dans les occasions où il vaudrait mieux te taire.
— Et comment les reconnaître, ces occasions ? »
En guise de réponse, elle se pencha et déposa sur ses lèvres un baiser léger, presque enfantin. « Quand tu vois mon amour pour toi, Didul, tu peux cesser de jacasser parce que tu sais alors que je n’ai pas honte de toi, que je suis fière de toi, au contraire. Ce qui se passe ici est pire qu’ailleurs, et tu avais bien peu de soutien. C’est pour ça que je suis venue ; je pensais qu’avec moi à tes côtés, ce serait peut-être plus supportable.
— Et au lieu de ça, je t’inonde de larmes », dit-il. En même temps, il songeait : Elle m’a embrassé, elle m’aime, elle est fière de moi, elle se sent bien près de moi !
« Pourquoi ne dis-tu pas tout haut ce que tu penses ? demanda-t-elle.
— Qu’est-ce qui te fait croire que ça te plairait ? répondit-il avec un rire gêné.
— Ta façon de me regarder, Didul ; je sais ce que tu pensais : Je l’aime, je la veux près de moi pour toujours, je veux qu’elle soit ma femme. Et franchement, Didul, j’en ai plus qu’assez d’attendre que tu le dises tout haut !
— Pourquoi te dire ce que tu sais déjà ?
— Parce que j’ai besoin de l’entendre ! »
Il fit donc comme elle le désirait. Et quand Shedemei les rappela, Luet avait promis de devenir l’épouse de Didul dès qu’ils pourraient rentrer à Darakemba. « Parce que, avait-elle expliqué, Mère nous tuerait et nous volerait tous nos enfants pour les élever elle-même si tu nous faisais marier par un des prêtres d’ici ! » Didul avait essayé, en vain, de lui faire remarquer que si Chebeya les tuait, ils n’auraient pas eu le temps d’engendrer de petits-enfants qu’elle pût enlever. Le mariage attendrait. Mais, maintenant, il savait qu’elle l’aimait, qu’elle le connaissait par cœur et qu’elle l’aimait quand même – et c’était tout le réconfort qu’il lui fallait. Malgré la tristesse de cette journée, il se sentait empli de lumière.
Shedemei les mena auprès du petit garçon. « Il dort, à présent. Ses os avaient été remis comme il faut, à part la fracture multiple à l’humérus gauche, que j’ai dû réduire et clisser à nouveau. Il n’y a pas de dégâts cérébraux, mais je pense qu’il ne se rappellera rien de ce qui s’est passé – tant mieux, d’ailleurs : comme ça, il ne fera pas de cauchemars.
— Pas de dégâts cérébraux ? s’exclama Didul, incrédule. Vous avez vu dans quel état il était ? Il avait le crâne ouvert, vous l’avez bien constaté !
— N’empêche, répondit Shedemei.
— Qu’avez-vous fait ? demanda Luet. Apprenez-moi ! »
La mine austère, Shedemei fit « non » de la tête. « Ce que j’ai fait, vous ne pouvez pas le faire. Je ne peux pas vous l’apprendre parce que je ne peux pas vous fournir les instruments nécessaires. Il faudra vous contenter de cette réponse. Ne me posez pas d’autres questions.
— Qui êtes-vous donc ? » demanda Didul. Une idée lui vint soudain. « Shedemei, est-ce vous, le véritable enfant du Gardien dont parlait Binaro ? »
Elle rougit. Didul ne l’aurait jamais crue capable d’une réaction aussi humaine. « Non, fit-elle, puis elle éclata de rire. Absolument pas ! Je suis bizarre, je sais, mais je ne suis pas ce que vous dites.
— Mais vous connaissez la Gardienne, n’est-ce pas ? intervint Luet. Vous savez… vous savez des choses que nous ne savons pas.
— Je vous l’ai dit : je suis à la recherche de la Gardienne. Je suis venue ici précisément parce que vous faites de vrais rêves et pas moi. Est-ce clair ? Me croyez-vous ? Il y a des choses que je sais, oui, et que je ne peux pas vous révéler parce que vous n’êtes pas prêts à les comprendre. Mais celles qui comptent le plus, vous les savez bien mieux que moi.
— Réparer le cerveau abîmé de ce garçon, fit Didul, ne venez pas me dire que ce n’est rien !
— C’est important pour lui. Pour vous, pour moi. Pour sa famille. Mais dans dix millions d’années, Didul, est-ce que ç’aura de l’importance ?
— Plus rien n’en aura, à ce moment-là ! répliqua Didul en riant.
— Si : la Gardienne. La Gardienne et toutes ses œuvres auront de l’importance. Dans dix millions d’années, Didul, la Gardienne sera-t-elle de nouveau seule sur Terre, comme elle l’a été si longtemps dans le passé ? Ou bien s’occupera-t-elle d’une Terre couverte de gens heureux qui vivront en paix en accomplissant son œuvre ? Imaginez ce que pourrait créer un peuple de bonne volonté – fouisseurs, humains et anges mêlés – et d’autres aussi, peut-être, rapatriés de leurs planètes d’exil – bâtissant tous ensemble des vaisseaux stellaires pour aller porter la parole de la Gardienne à d’innombrables mondes. C’était le but de ceux qui avaient fondé Harmonie. Mais ils ont voulu trop bien faire, ils ont essayé de forcer les gens à cesser de s’entretuer, en les abêtissant chaque fois qu’ils…» Soudain, elle parut se rendre compte qu’elle en avait trop dit. « Peu importe. En quoi l’ancienne planète peut-elle vous intéresser ? »
Muets, Didul et Luet la regardèrent s’activer, pour dissimuler son embarras, à récupérer les médicaments inutilisés et à les replacer dans son sac. Puis elle sortit précipitamment en prétextant vaguement avoir besoin de prendre l’air.
« Sais-tu ce que je me disais à l’instant, Luet ? demanda Didul.
— Tu te demandais si, finalement, ce n’était pas Shedemei. La vraie. Celle à qui Voojum adresse ses prières. Elles ont peut-être fini par faire venir Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. »
Didul lui jeta un regard ahuri.
« Tu plaisantes ?
— Ce n’est pas ça que tu te disais ?
— Je ne suis pas fou. Non, j’étais en train de penser : C’est toi dans vingt ans. Forte, sage, compétente, instruisant chacun, aidant chacun, aimant tout le monde, mais un peu gênée quand, par accident, elle laisse entrevoir la profondeur de sa passion. Je me disais qu’elle est ce que tu pourrais bien devenir, avec une différence, rien qu’une : toi, tu ne seras pas seule, Luet. Je te jure que dans vingt ans tu ne connaîtras pas la solitude dans laquelle vit Shedemei. Voilà ce que je pensais. »
Et maintenant qu’ils étaient seuls dans l’école, à l’exception d’un petit garçon endormi et de deux jeunes anges qui les observaient, fascinés, Didul l’embrassa comme il aurait dû le faire depuis longtemps. Il n’y avait rien d’enfantin dans la façon dont elle lui rendit son baiser.
Le pas à franchir était trop grand entre se rendre secrètement utile à la Maison de Rasaro et la diriger. Le mois passé à apprendre la médecine auprès de Shedemei ne l’y avait pas préparée. Edhadeya savait dès l’abord que « diriger » l’école signifiait simplement s’occuper des détails dont personne ne se considérait responsable : vérifier que les portes étaient verrouillées, acheter des fournitures indispensables dont personne ne s’apercevait qu’elles s’épuisaient. En tout cas, elle n’avait pas à dire aux professeurs comment faire leur travail.
Elle n’enseignait pas. Au contraire, elle allait de classe en classe glaner ce qu’elle pouvait auprès de chaque professeur, non seulement dans sa matière de prédilection, mais aussi quant à sa méthode. Elle s’aperçut bientôt que si les précepteurs de son enfance avaient des connaissances, ils ignoraient complètement comment s’adresser aux petits. Si elle s’était lancée tout de suite à enseigner, elle aurait procédé comme on l’avait fait avec elle ; à présent, elle s’y prendrait très différemment, et les élèves qu’elle aurait un jour en charge s’en porteraient bien mieux.
Il y avait une tâche qu’elle gardait pour elle-même et elle seule : répondre à la porte. Les Libérés pourraient tenter ce qu’ils voudraient contre l’école, la fille du roi serait en première ligne. On verrait bien alors si la garde civile ferait semblant de ne rien remarquer ! Plusieurs fois, en ouvrant la porte, elle se trouva devant des inconnus à l’attitude ambiguë qui n’avaient que des excuses louches pour expliquer leur présence ; une fois, elle en aperçut toute une bande rassemblée non loin de l’école. Il était évident qu’ils attendaient une occasion – la sortie d’une enseignante, peut-être, ou, l’idéal, d’une petite fouisseuse qu’ils pourraient battre, humilier ou terroriser. Mais la rumeur de la présence d’Edhadeya finit par se répandre et, au bout d’un moment, ils parurent renoncer.
Puis un jour, en répondant à la porte, elle se trouva face à un homme d’âge avancé, dont le visage ne lui était pas inconnu mais qu’elle n’arrivait pas à remettre.
« Je viens voir la directrice de l’école, dit-il.
— Je la remplace en ce moment. Si c’est Shedemei que vous voulez, elle ne devrait pas tarder à rentrer des provinces. »
Il avait l’air déçu, mais ne se décidait pas à partir ; il évitait le regard d’Edhadeya. « Je viens de très loin.
— En des temps plus calmes, monsieur, je vous inviterais à entrer prendre au moins un verre d’eau. Mais l’époque est dangereuse et je ne laisse pas pénétrer d’inconnus dans l’école. »
Il hocha la tête et baissa le regard. Comme s’il avait honte. Oui : il avait honte.
« On dirait que vous vous sentez en partie responsable des troubles actuels, dit Edhadeya. Pardonnez-moi si je me montre présomptueuse. »
Quand il releva le visage, des larmes perlaient à ses yeux, sous ses sourcils broussailleux qui lui donnaient une expression farouche ; bizarrement, il n’en avait l’air que plus dangereux. Mais Edhadeya ne ressentit aucune inquiétude. Non, elle le savait maintenant : il ne constituait un danger ni pour elle ni pour personne à l’école. « Entrez, dit-elle.
— Non, vous aviez raison de me l’interdire. Je suis venu voir… la directrice… parce que je suis en effet responsable, en partie du moins, et que j’ignore comment réparer.
— Laissez-moi vous donner à boire et nous parlerons. Je ne suis pas Shedemei, je n’ai pas sa sagesse. Mais parfois, je crois, le premier venu qui manifeste un peu d’intérêt peut faire l’affaire si l’on a besoin de se décharger d’un fardeau et si l’on sait que ses paroles ne seront pas utilisées contre soi.
— Et comment le saurais-je ? demanda le vieillard.
— Shedemei m’a confié son école. Pour moi, c’est le meilleur témoignage à l’appui de mon caractère et de mon intégrité. »
L’homme la suivit dans l’école, puis entra derrière elle dans la petite pièce, à côté de la porte, qui servait de bureau à Shedemei. « Vous ne désirez pas savoir mon nom ? demanda-t-il.
— Ce que je désire savoir, c’est comment, à votre avis, vous avez déclenché la situation présente. »
Il soupira. « Il y a encore trois jours, j’étais un haut personnage d’une des provinces. Vous n’aurez aucun mal à deviner laquelle quand je vous dirai qu’elle n’a pas connu de troubles, étant donné qu’aucun ange ne vit à l’intérieur de ses frontières et que les fouisseurs n’y sont pas tolérés.
— Khideo », fit-elle en parlant de la province.
Un frisson parcourut l’homme.
Elle comprit alors qu’elle l’avait nommé, lui aussi. « Khideo », répéta-t-elle, et à son ton il sut qu’elle parlait de lui, à présent, et plus seulement de la terre qui portait son nom.
« Sous quel jour me voyez-vous ? Comme quelqu’un qui a essayé de tuer son roi, un fanatique qui voulait une société de purs humains ? Eh bien, les purs humains, ça n’existe pas, voilà ce que je pense aujourd’hui. Nous discutions autrefois d’une campagne pour chasser tous les fouisseurs de Darakemba. Mais pendant des années, c’en est resté là ; c’était une façon de passer le temps, de nous conforter dans l’idée que nous étions les nobles de ce monde, nous, les purs humains, en nous attristant de ce que les autres, ceux qui vivaient au milieu des animaux, ne nous comprennent pas. Je vois votre air dégoûté, mais c’est ainsi que j’ai été élevé, et si vous aviez vu les fouisseurs comme je les voyais, comme une race d’assassins cruels, le fouet à la main…
— Comme les fouisseurs de Darakemba ont appris à voir les humains ? »
Il acquiesça. « Ce n’est que depuis les derniers événements que j’ai compris ce point de vue. La situation s’est emballée quand la rumeur a circulé – par mon biais, entre autres – que dans la résidence royale même, les quatre héritiers présomptifs rejetaient l’infecte religion d’Akmaro qui prônait le mélange des espèces. Sans parler du propre fils d’Akmaro, mais lui, nous le savions depuis longtemps dans notre camp.
Cependant, les fils du roi, tous les quatre… cela revenait à donner aux purs humains toute latitude pour faire ce qu’ils voulaient : ils savaient qu’ils l’emporteraient quoi qu’il arrive. Une fois Motiak devenu Motiab et Aronha Aronak…
— Et ils ont commencé à battre des enfants.
— Ils ont commencé par des actes de vandalisme. Des injures. Mais bientôt, nous avons entendu d’autres récits, et les purs humains que je connaissais ont dit : “Que faire ? Les jeunes ont un ardent désir de pureté. Nous avons beau leur recommander le calme, qui peut contenir la colère des jeunes ?” Au début, je les croyais sincères ; je leur conseillais diverses méthodes pour brider les plus violents. Mais ensuite, je me suis aperçu que… J’ai surpris une de leurs conversations, alors qu’ils me pensaient ailleurs ; ils se moquaient des anges aux ailes déchirées. Comment vole un ange avec des trous dans les ailes ? Beaucoup plus vite que d’habitude, mais dans une seule direction. Et ils riaient ! Alors, j’ai compris que, loin de chercher à faire cesser les violences, ils s’en délectaient. Et je leur avais donné asile. J’avais fourni aux Libérés des autres provinces un refuge où ils se sont retrouvés dans les jours qui ont précédé la décision d’Akmaro d’abolir toute sanction sérieuse contre l’hérésie. Aujourd’hui, je n’ai plus aucune influence sur eux. J’ai été incapable de les arrêter. Tout ce que j’ai pu faire, c’est refuser de passer plus longtemps pour leur chef. J’ai démissionné de ma fonction de gouverneur et je suis venu ici apprendre…
— Apprendre quoi, Khideo ?
— Apprendre à être humain. Pas un pur humain, mais un homme comme mon vieil ami Akmaro.
— Pourquoi ne pas être allé le voir directement ? »
Les yeux de Khideo s’emplirent à nouveau de larmes. « Parce que j’ai honte. Je ne connais pas Shedemei. On m’a seulement dit qu’elle est sévère et d’une honnêteté implacable ; enfin, pas seulement : on m’a également dit qu’elle est pour le mélange des espèces et d’autres abominations du même acabit. C’est cette réputation qui l’a fait connaître dans ma cité. Mon ex-cité. Mais, voyez-vous, au cours de ces dernières semaines, il m’est apparu que si mes amis étaient méprisables, il fallait peut-être que je prête l’oreille à mes ennemis.
— Shedemei n’est pas votre ennemie.
— Disons alors que moi, j’ai été le sien jusqu’à maintenant. J’ai pris conscience que le mépris que m’inspiraient les anges provenait de mon éducation et que je le perpétuais uniquement parce que c’était la tradition de mon peuple ; en réalité, je connaissais et j’appréciais plusieurs anges, dont un vieil érudit bougon de la résidence royale.
— Bego », dit Edhadeya.
Il la regarda, surpris. « Naturellement, j’aurais dû me douter qu’il était connu ici, dans la capitale. » Soudain, il dévisagea la jeune femme et fronça les sourcils. « Ne vous ai-je pas déjà vue quelque part ?
— Si, une fois, il y a bien longtemps. Vous refusiez de m’écouter. »
Khideo réfléchit un instant, puis une expression épouvantée apparut sur ses traits. « Je me suis épanché devant la fille du roi !
— À part Akmaro, personne d’autre que moi n’aurait été plus heureux d’entendre ce que vous venez de dire. Mon père vous respecte, malgré votre désaccord. Quand vous jugerez bon de lui annoncer que cette pomme de discorde n’existe plus, il vous prendra dans ses bras comme un frère retrouvé. Ilihi aussi, ainsi qu’Akmaro.
— Je refusais d’écouter les femmes, je refusais de vivre avec les anges, je refusais la citoyenneté aux fouisseurs. Et me voici dans une école dirigée par des femmes pour apprendre à vivre avec les anges et les fouisseurs. Je veux changer mon cœur et je ne sais pas comment.
— Vouloir, c’est l’essentiel ; le reste n’est que pratique. Je ne révélerai ni à mon père ni à personne qui vous êtes.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit qui vous étiez dès le début ?
— Auriez-vous accepté de me parler, dans ce cas ? »
Il eut un rire amer. « Bien sûr que non !
— Et n’oubliez pas que vous non plus, vous ne vous êtes pas présenté.
— Vous avez assez vite deviné qui j’étais.
— Vous aussi.
— Mais pas assez vite.
— Je vous répète que vous ne craignez rien. » Elle se leva. « Vous pouvez assister aux cours que vous voulez, mais vous ne devez pas intervenir. Écoutez. Vous en apprendrez autant des élèves que des professeurs. Même si, à votre avis, elles sont complètement dans l’erreur, soyez patient, observez, apprenez. L’important, pour le moment, ce n’est pas la validité de leurs opinions, c’est d’apprendre les opinions qu’elles ont. Vous comprenez ? »
Il acquiesça. « Je n’ai pas l’habitude de l’humilité.
— On ne vous demande pas d’être humble, répliqua-t-elle d’un ton sec – que Shedemei lui avait enseigné involontairement. On vous demande seulement de vous taire. »
Durant les jours qui suivirent, Edhadeya surveilla Khideo – de loin, mais attentivement. Sa présence ne plaisait visiblement pas à certains professeurs, et Khideo, qui ne manquait pas de sensibilité, laissa bientôt ces cours de côté. Les petites filles se firent rapidement à lui, commençant d’abord par ne lui accorder aucune attention, puis peu à peu, timidement, par l’accepter dans leurs groupes aux repas et dans la cour. On lui demandait d’attraper des objets sur des étagères trop hautes ; certaines élèves se mirent même à lui grimper dessus lorsqu’il s’installait sous un arbre, adossé au tronc, pour atteindre des branches autrement hors de leur portée. Elles l’appelaient lissinits – « l’échelle ». Le surnom paraissait lui plaire.
Edhadeya finit par l’apprécier pour sa propre valeur. Deux choses, pourtant, la troublaient. Elle ne cessait de s’étonner qu’un tel personnage, fanatique confirmé, ait pu s’avérer fondamentalement intègre. La partie visible de sa vie ne reflétait donc pas forcément ce qui se trouvait à l’intérieur. Il fallait de terribles événements pour l’éveiller, pour le pousser à se dépouiller de son apparence et à révéler cette personnalité intime. Mais cette personnalité vertueuse existait bel et bien.
Ce qui dérangeait encore Edhadeya, c’est ce que Khideo lui avait dit sur ses frères. Treize ans durant, les Libérés avaient tenu leurs réunions sans qu’il en sorte rien ; puis Akma avait réussi à convaincre tous ses frères, tous les fils du roi, de rejeter leur foi en la Gardienne et, plus particulièrement, de refuser d’obéir à la religion d’Akmaro. De ce jour, les citoyens les plus malfaisants s’étaient sentis libres d’exécuter leurs noirs desseins.
C’est à Mon que je dois parler, pas à Akma, se dit-elle – sans remarquer qu’elle avait donc décidé de s’adresser à Akma. Si j’arrivais à le détacher des autres… Mais non, c’était impossible, elle le savait. Aucun des quatre frères ne trahirait les autres ; car c’est ainsi qu’ils verraient la situation. Non, c’est Akma qu’il fallait toucher. S’il changeait d’avis, les autres suivraient. Il saurait les persuader.
Les paroles désespérées de Luet sonnaient encore à ses oreilles : « Il n’y a plus rien en lui, Edhadeya. Plus rien que de la haine. » Si c’était vrai, elle perdrait son temps à lui parler. Mais Luet ignorait ce qu’il dissimulait au fond de son cœur. Si Khideo avait conservé une étincelle d’honnêteté, pourquoi pas Akma ? Il était encore jeune ; certes, dans son enfance, la vie l’avait maltraité bien plus que Khideo. Depuis lors, pour lui, le monde était déformé ; mais si une fois, rien qu’une, il voyait la vérité, ne pourrait-il choisir d’être quelqu’un d’autre, dans un monde complètement différent ?
Telles étaient les pensées qui la conduisirent, un soir, à fermer l’école en laissant Khideo – non, Lissinits – en place. Torche en main, elle prit le chemin de la maison de son père dans l’air vif de l’automne. Tout en marchant, elle songeait : Imagine qu’il n’y ait plus de sécurité ; si j’étais une femme – ou un homme, ou un enfant – de la terre, jamais je n’oserais m’aventurer ainsi dans le noir, de crainte de me faire assaillir par des hommes cruels qui me haïraient, non pas à cause de ce que j’aurais fait, mais pour mon aspect physique. Pour ces gens, les rues sont des lieux de terreur, ces rues que je parcours depuis toujours sans peur, de jour comme de nuit. Peuvent-ils se considérer encore comme des citoyens, alors qu’ils n’ont même pas la liberté de se promener dans la cité ?
Comme elle s’y attendait, Akma se trouvait à la résidence royale, dans l’aile de la bibliothèque, où il dormait la plupart du temps. Mais à cet instant il était bien éveillé ; il lisait, étudiait, et jetait des notes sur la cire d’une écorce, l’une des dizaines couvertes de ses griffonnages. « Tu écris un livre ? demanda-t-elle.
— Je ne suis pas un saint homme, répondit-il. Je n’écris pas de livres. Je rédige des discours. » Il poussa les écorces d’un côté de la table. Edhadeya fut touchée par le regard qu’il posa sur elle, comme s’il avait espéré sa venue. Son attention était tout entière sur elle, et il n’effleura pas son corps des yeux comme le faisaient les autres hommes. Ils étaient plantés droit dans les siens. Elle eut soudain envie de dire quelque chose de spirituel ou une phrase pleine de sagesse, pour justifier l’intérêt qu’il lui portait.
Non, se reprit-elle sévèrement. C’est encore un de ses artifices, une de ces ruses qu’il emploie pour mettre les gens dans sa poche. Et je ne suis pas là pour ça. Je suis là pour donner une leçon, pas pour en recevoir.
Pas étonnant que j’aie été amoureuse de lui, s’il me faisait toujours ces yeux-là !
À sa propre surprise, les mots qu’elle prononça n’avaient rien à voir avec ce qu’elle avait prévu de dire. « Je t’aimais, avant. »
Un petit sourire détendit les traits d’Akma. « Avant, murmura-t-il. Avant toutes ces questions de croyance.
— C’est un problème de croyance, Akma ?
— Pour que deux personnes s’aiment, il faut qu’elles se rencontrent, n’est-ce pas ? Et deux personnes qui vivent dans des mondes complètement différents n’ont aucune chance de se rencontrer. »
Elle comprit ce qu’il voulait dire ; ils avaient déjà débattu du sujet, et il soutenait alors qu’elle vivait dans un monde imaginaire où le Gardien de la Terre veillait sur chacun et donnait un sens à sa vie, tandis que lui vivait dans le monde réel fait de pierre, d’air et d’eau, où les gens devaient trouver eux-mêmes le sens de leur existence.
« Pourtant, nous nous rencontrons ici, fit Edhadeya.
— Ça reste à voir. » Il parlait d’un ton froid et distant, mais ses yeux la dévisageaient. Que cherche-t-il ? Qu’espère-t-il voir ? Un vestige de mon amour pour lui ? Mais c’est précisément ce que je n’ose pas lui montrer parce que je n’ose pas le chercher en moi-même. Je ne peux pas l’aimer ; seul un monstre, une femme au cœur de pierre pourrait aimer le responsable de tant de souffrances inutiles.
« As-tu entendu les nouvelles des provinces ?
— Il y en a beaucoup, répondit Akma. Desquelles parles-tu ? »
Il feignait l’innocence, mais elle refusa d’entrer dans son jeu et attendit sa réponse.
« Oui, j’ai entendu les nouvelles, dit-il enfin. C’est affreux. Je m’étonne que ton père n’ait pas encore fait appel aux militaires.
— Pour combattre quelle armée ? riposta-t-elle, méprisante. Tu es plus intelligent que ça, Akma. Une armée est impuissante contre des tueurs qui se perdent dans la cité et se dissimulent sous l’apparence de négociants, de commerçants ou d’ouvriers respectables dans la journée.
— Je suis un intellectuel, pas un stratège.
— Ah oui ? J’y ai longuement réfléchi, Akma, et quand je te regarde, ce n’est pas un intellectuel que je vois.
— Non ? Quel genre de monstre suis-je à tes yeux ?
— Pas un monstre, non. Rien qu’un tueur ordinaire. Tes mains ont déchiqueté les ailes de petits anges ; les fouisseurs se tapissent chez eux la nuit, terrorisés à l’idée de voir ton ombre s’interposer entre la lune et eux.
— Tu m’en rends responsable, sans rire ? Mais je n’ai jamais levé la main sur personne !
— Tu en es la cause, Akma. Toute cette immonde armée de bourreaux d’enfants, c’est toi qui l’as mise en marche ! »
Il frémit ; ses traits se tordirent sous l’effet d’une émotion profonde. « Tu ne peux pas dire ça ! Tu sais que c’est un mensonge !
— Ce sont tes amis. Tu es leur héros, Akma. Toi et mes frères.
— Je ne leur dicte pas leur conduite ! » s’exclama-t-il. Il contrôlait difficilement sa voix.
« Ah non ? Quoi, ce sont eux qui te dictent la tienne, alors ? »
Il se leva brusquement en renversant son tabouret. « Si c’était le cas, Edhadeya, je serais en ce moment même dans la rue en train de prêcher contre la pitoyable petite religion de Père ! Ils me supplient, ils m’implorent de le faire. Ominer le premier : “Il faut verser le bronze tant qu’il coule encore !” me dit-il. Mais je refuse de cautionner ces persécutions. Je veux qu’il ne soit fait de mal à personne – pas même aux fouisseurs, malgré ce que tu penses de moi. Et les anges, avec leurs ailes en lambeaux – crois-tu que cette nouvelle ne m’a pas mis en rage comme n’importe quel individu respectable ? Crois-tu que je ne souhaite pas voir punis les monstres qui ont fait ça ? » L’émotion faisait trembler sa voix.
« Penses-tu qu’ils auraient eu l’audace d’agir, sans toi ?
— Cette situation, je ne l’ai pas inventée ! Je n’ai pas créé la haine et la rancœur contre les fouisseurs ! Ce sont nos pères qui s’en sont rendus responsables le jour où ils ont modifié toute la structure religieuse de l’État pour y intégrer les fouisseurs, comme si c’étaient des citoyens…
— Treize années ont passé depuis, et durant tout ce temps, rien ne s’est produit. Puis tu annonces avoir “découvert” qu’il n’y a pas de Gardienne – en dépit de mon vrai rêve grâce auquel elle a sauvé les Zenifi ! En dépit du fait que c’est uniquement par le pouvoir de Surâme, et tu le sais parfaitement, qu’ont été traduits les textes d’où tu as tiré ta prétendue preuve ! Tu persuades mes frères de la justesse de ton point de vue – même Mon, j’ignore encore comment, même Aronha, qui flairait pourtant de loin les sottises – et alors, à l’instant où les héritiers de Père s’unissent dans leur incroyance, les digues se rompent.
— Dans ces conditions, tu pourrais aussi bien t’en prendre à ma mère. Après tout, elle m’a donné le jour.
— Oh, il y a des responsabilités en amont de toi ! Par exemple, j’ai découvert que Bego faisait partie d’une conspiration, qui ne date pas d’hier, opposée aux enseignements d’Akmaro. Si tu examines honnêtement tes souvenirs, tu t’apercevras probablement que c’est Bego qui t’a mené à ta fameuse “découverte” de la non-existence de la Gardienne.
— Bego ne fait partie de rien du tout. Il vit pour ses livres. Il vit dans le passé.
— Et ton père inventait un nouvel avenir qui faisait table rase du passé. Ça n’a sûrement pas plu à Bego, qui, je m’en rends compte aujourd’hui, n’a jamais cru en la Gardienne : il exigeait une explication naturelle pour tout. “Pas de miracle, s’il vous plaît !” Tu te rappelles ? C’était sa grande phrase. “Pas de miracle !” Akmaro et les siens ont pu s’échapper parce que c’était l’intérêt des gardes fouisseurs de les laisser s’enfuir. La Gardienne ne les a jamais endormis. Quelqu’un les a-t-il vus dormir ? Non, Akmaro a seulement fait un rêve. Toujours choisir l’explication la plus simple, voilà ce que Bego nous a appris.
— Il nous l’a appris parce que c’est vrai. C’est intellectuellement honnête.
— Honnête ? Akma, l’explication la plus simple de la plupart de ces événements, c’est que la Gardienne envoie de vrais rêves. Qu’elle intervient parfois dans la vie des gens. Pour éviter de croire cela, tu es obligé de bâtir des théories contournées, tordues et insultantes à l’extrême ! Tu as le culot de me dire en face que mon rêve n’avait d’importance qu’en ce qu’il nous a rappelé l’existence des Zenifi et non parce que j’étais capable de faire la différence entre un vrai rêve et un songe normal ! Pour rejeter la Gardienne, il fallait et il faut encore que tu me considères comme une idiote qui se berce d’illusions !
— Je ne t’ai jamais prise pour une idiote, répondit-il avec une expression sincèrement peinée. Mais tu étais une enfant. Ton rêve te paraissait réel ; par conséquent, tu t’en souviens aujourd’hui comme étant réel.
— Tu vois ? Ce que tu nommes honnêteté intellectuelle, je l’appelle illusion, une illusion que tu t’imposes à toi-même ! Tu refuses de me croire, alors que je me tiens devant toi, en chair et en os, et que je te raconte ce que j’ai vu…
— Une hallucination au milieu des rêves de la nuit.
— De même, tu refuses la vérité toute simple de ce que disent les textes anciens : Les Rasulum, tout comme les Nafari, ont été ramenés sur Terre après des millions d’années d’exil sur un autre monde. Tu es incapable d’accepter cette explication simple, si simple : les gens qui ont écrit ces textes savaient réellement ce dont ils parlaient. Non, tu affirmes péremptoirement que ces livres ont été rédigés longtemps après, par des auteurs qui se sont contentés de coucher par écrit de vieilles légendes justifiant le caractère divin des Héros en prétendant qu’ils venaient du ciel. Avec toi, aucune lecture ne peut être franche et directe ; tout doit être tordu, manipulé pour cadrer avec ton article de foi unique et fondamental : Il n’y a pas de Gardienne ! Mais tu n’en sais rien ! Tu n’en as aucune preuve ! Et pourtant, sur la foi de cette seule prémisse – contre laquelle il existe mille témoignages écrits et au moins une dizaine de témoins vivants, dont moi –, sur la foi de cette seule prémisse, tu as déclenché une succession d’événements dont tu vois aujourd’hui l’aboutissement : des enfants se font mutiler dans les rues des villes et des villages de Darakemba.
— C’est pour ça que tu es venue ? demanda Akma. Pour me dire que mon refus de croire à ton vrai rêve te fait de la peine ? Je suis navré. Je t’espérais assez mûre pour comprendre que la raison doit triompher de la superstition. »
Elle ne l’avait pas touché. Elle n’avait pas atteint l’étincelle d’intégrité qui brillait tout au fond de lui. Parce que cette étincelle n’existait pas, elle s’en rendait compte à présent. Il rejetait la Gardienne non pas à cause des terribles blessures de son enfance, mais parce que le monde que voulait créer la Gardienne lui faisait réellement horreur. Il aimait le mal ; voilà pourquoi il ne l’aimait plus, elle.
Sans un mot, Edhadeya se dirigea vers la porte.
« Attends », fit Akma.
Elle s’arrêta ; bêtement, une lueur d’espoir s’allumait en elle.
« Je n’ai pas le pouvoir de faire cesser les persécutions, mais ton père l’a.
— Tu crois qu’il n’a pas déjà essayé ?
— Si, mais il ne s’y prend pas du tout comme il faut. Les gardes civils ne feront jamais respecter la loi : nombre d’entre eux font partie des Libérés.
— Pourquoi ne donnes-tu pas de noms ? Si tu es sincère en disant vouloir mettre un terme à cette barbarie…
— Les hommes que je connais sont vieux et aucun d’entre eux n’irait frapper des enfants. Veux-tu bien m’écouter, à la fin ?
— Si tu as un plan, j’en ferai part à Père.
— C’est très simple ; la colère des Libérés vient de ce qu’ils n’ont qu’une alternative : soit adhérer à une religion d’État qui les contraint à cohabiter avec des créatures inférieures – ne monte pas sur tes grands chevaux, je ne fais que t’exposer leur sentiment…
— Que tu partages…
— Tu ne m’as jamais écouté assez longtemps pour savoir ce que je pense, et de toute façon ça n’a pas d’importance. Écoute-moi maintenant. C’est par impuissance qu’ils se révoltent. Ils ne peuvent rien contre le roi, mais ils peuvent s’en prendre aux prêtres et aux fouisseurs. Cependant, imagine que le roi décrète qu’il n’existe plus de religion d’État ?
— Tu veux fermer les Maisons de la Gardienne ?
— Pas du tout. Que les Protégés continuent à se réunir et à partager leurs croyances et leurs rites – mais sur une base totalement volontaire. Et que ceux qui croient autrement forment leurs propres congrégations et possèdent leurs rites et leurs dogmes à eux, sans intervention extérieure. Autant de congrégations, autant de croyances que le souhaitent les gens. Le gouvernement, lui, se contentera d’observer le tout, sans y mettre son grain de sel.
— Une nation doit n’avoir qu’un seul cœur et qu’un seul esprit, objecta Edhadeya.
— Mon père a ruiné tout espoir d’y parvenir il y a treize ans. Que le roi déclare les croyances et les assemblées religieuses affaires privées, hors de tout domaine d’État, et la paix reviendra.
— En d’autres termes, pour éviter les attaques contre les Protégés, nous devons abattre les dernières défenses qui nous restent ?
— Ils n’ont aucune défense, Edhadeya. Tu le sais très bien. Le roi aussi. Il a atteint les limites de son autorité. Mais une fois qu’il aura aboli toute caution gouvernementale d’une religion, il pourra établir une loi disant que nul ne peut être persécuté pour ses convictions religieuses. Et cette loi-là sera efficace, parce qu’elle protégera tout le monde de façon égale. Si les Libérés souhaitent former une assemblée autour d’une croyance commune, ils bénéficieront de sa protection. Ce sera leur intérêt de soutenir cette loi. Il n’y aura plus besoin de réunions secrètes ni de sociétés clandestines ; tout pourra se faire au grand jour. Parles-en à ton père. Même si tu n’accordes aucune valeur à mon idée, ton père lui en accordera, lui. Il verra qu’il n’y a pas d’autre moyen.
— Il ne sera pas plus dupe que moi, répliqua Edhadeya. Ce décret que tu suggères, c’est le but que tu poursuis depuis le début.
— Je n’y ai pensé qu’hier ! protesta Akma.
— Oh, pardon, j’oubliais qu’il faut un certain temps à Bego pour te pousser à découvrir ses idées comme s’il s’agissait des tiennes.
— Edhadeya, si la religion de mon père n’est pas capable de tenir debout toute seule, par la seule puissance de sa vérité intrinsèque, sans aide du gouvernement sauf pour protéger ses adeptes de violences extérieures, elle ne mérite pas de survivre.
— Je rapporterai à Père ce que tu m’as dit.
— Parfait.
— Mais je te parie aussi ce que tu veux, dès maintenant, qu’au cours de l’année à venir, tu seras personnellement la cause directe de nouvelles persécutions des Protégés.
— Tu ne me connais pas, tu n’as jamais su qui j’étais, si tant est que tu le croies possible.
— Oh, tu disposeras de tout un tas de raisons très honorables pour démontrer que ces souffrances ne sont pas de ton fait ; tu as déjà prouvé ta capacité sans borne à te tromper toi-même. Mais dans l’année à venir, Akma, des familles entières pleureront à cause de toi.
— Ma famille, oui, sans doute, puisqu’elle me pleure déjà comme si j’étais mort. » Il se mit à rire, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie.
« Ce n’est pas la seule, dit Edhadeya.
— Je ne suis pas mort. J’ai de la compassion, quoi que tu puisses imaginer sur moi. Je me rappelle mes souffrances et celles d’autres que j’ai connus ; je me rappelle aussi que je t’ai aimée.
— Mieux vaudrait l’oublier, répondit Edhadeya. Si ç’a été vrai, tu as gâché ce sentiment il y a bien longtemps.
— Je t’aime encore. Je t’aime autant que je puis aimer quelqu’un. Je pense à toi sans cesse, à la joie que j’aurais si je pouvais te voir à mes côtés, ne serait-ce qu’une fois, comme Mère épaule Père dans tous ses actes.
— Si elle reste à cette place, c’est parce que ce qu’il fait est bien. »
Akma hocha la tête. « Je sais. Mais ne prétends pas que c’est à cause de mes convictions à moi que nous ne sommes pas ensemble. Tu es aussi entêtée que moi.
— Non, Akma. Je ne suis pas entêtée. Je suis honnête, simplement. Je ne puis nier ce que je sais.
— Mais tu peux le dissimuler, fit Akma avec un sourire amer.
— Qu’est-ce que ça veut dire, encore ?
— Dans toute notre conversation, tu n’as pas dit un mot sur le fait que ma sœur allait épouser l’humain le plus méprisable que je connaisse.
— Je pensais que ta famille t’avait prévenu.
— Non. Il a fallu que ce soit Khimin qui m’avertisse.
— Je regrette. C’est sûrement Luet qui l’a voulu. Peut-être cherchait-elle à éviter de te faire de la peine.
— Elle est morte pour moi, désormais. Elle s’est vendue aux bourreaux et m’a rejeté. Et en ce qui me concerne, tu en fais autant.
— C’est toi qui t’es vendu aux bourreaux, Akma, et qui m’a rejetée, moi. Didul n’est pas un bourreau. C’est l’homme que tu aurais dû devenir. Ce que Luet aime chez lui, c’est ce qu’elle aimait autrefois chez toi. Mais il n’en reste plus trace. »
Gracieusement, il lui laissa le dernier mot et resta les yeux dans le vide pendant qu’elle quittait la pièce.
Quelques minutes plus tard, Bego et Mon entendirent un terrible fracas et se précipitèrent dans la bibliothèque ; ils découvrirent Akma en train de taper à coups redoublés sur la table avec des tabourets qu’il mettait en pièces. Il pleurait, sanglotait, et ils le regardèrent, muets d’horreur, rugir comme un animal tout en brisant tous les petits meubles de la salle.
Mon remarqua toutefois qu’avant sa crise Akma avait pris soin de placer sur une étagère les écorces sur lesquelles il travaillait. Il s’était peut-être abandonné à la fureur, mais pas au point de réduire à néant son ouvrage de la journée.
Par la suite, Akma donna d’un ton revêche une brève explication à son comportement : sa sœur épousait un des bourreaux. Il refusait d’en prononcer le nom, mais Mon savait que Luet avait passé les dernières semaines à Bodika et n’eut aucun mal à deviner. Didul n’éveillait aucun sentiment particulier chez Mon ; par contre, ce lui fut un rude coup d’apprendre que Luet se mariait. Il avait cru… Il avait voulu… quand tout serait fini… Quand la situation se serait calmée. Quand il n’aurait plus honte de se présenter devant elle. C’était ça ! comprit-il soudain. C’est pour ça qu’il attendait : parce qu’il ne pouvait pas lui parler, lui avouer ses sentiments, alors qu’il niait son propre talent à sentir la vérité, alors que chacune de ses paroles était entachée de mensonge.
Non, pas de mensonge. Ce ne sont pas des mensonges ; ce qu’Akma et moi croyons, c’est la vérité. Mon impression de mensonge, ce n’est qu’une illusion, je le sais ! C’est seulement que je ne pouvais pas me présenter devant Luet alors que j’avais encore la sensation de tromper le monde. Il me fallait un peu de temps, un peu plus de courage. Plus de courage.
Mais maintenant, ça n’a plus d’importance. Je peux attaquer la religion d’Akmaro la conscience tranquille. Quand Père décrétera l’égalité de toutes les religions, la protection légale de toutes les congrégations, nous sortirons au grand jour et tout sera clair. Tant mieux si aucun lien d’affection ne vient compliquer mes affaires. Tant mieux si je participe au mouvement aux côtés de mes frères, en compagnie de mon ami, sans traîner comme un boulet une femme incapable de faire taire cette voix intérieure qu’on lui a appris à identifier comme celle du Gardien de la Terre. Luet ne m’aurait pas convenu. Et je ne lui aurais pas convenu non plus.
Je ne lui aurais pas convenu. C’est à l’instant où cette pensée lui traversa l’esprit que son talent de vérité l’apaisa. Il avait raison, enfin, aux yeux du Gardien.
Et cette prise de conscience fut la plus dévastatrice de toutes : si le Gardien existait bel et bien, il avait jugé Mon et l’avait estimé indigne de l’amour de celle qu’il aimait autrefois. Mais il ne parvenait pas à se défaire d’un soupçon insistant : s’il ne s’était pas trouvé mêlé aux plans d’Akma, les choses auraient pu tourner autrement. Aurait-ce été si affreux de continuer à croire en le Gardien et de vivre en paix, marié à Luet ? Pourquoi Akma ne l’avait-il pas laissé tranquille ?
Il chassa ces réflexions séditieuses et ne dit rien à personne de ses sentiments.