11 Défaite

Dudagu ne voulait pas laisser partir son époux.

« J’ai horreur que tu t’en ailles ainsi pendant des jours !

— Excuse-moi, mais quelle que soit la gravité de ta maladie, je suis encore le roi, répondit Motiak.

— C’est vrai, et c’est pour ça que tu as des gens pour enquêter sur place et te faire des rapports, ce qui t’évite de te déplacer en personne !

— Je suis autant le roi des gens de la terre que de ceux du ciel et du milieu. Il faut qu’ils constatent de leurs yeux que je ne veux pas leur départ.

— Ton décret est passé, non ? Celui qui interdit tout boycott contre les fouisseurs ?

— Oh oui ! J’ai décrété, et aussitôt Akma et les enfants royaux se sont mis à claironner partout que, conformément à la loi, ils cessaient de préconiser le boycott et invitaient les gens à ne plus s’abstenir d’engager des fouisseurs ni d’acheter des produits fabriqués par des fouisseurs. Et voilà comment je ne peux pas les faire taire, cependant qu’ils continuent à répandre leur mot d’ordre d’ostracisme sous couvert de l’annuler !

— Je reste convaincue que tu devrais les convoquer ici et leur interdire de parler.

— Ça ne changerait rien au fait que le peuple connaît leurs convictions et leurs buts. Crois-le ou non, Dudagu, malgré ta haute opinion de mes pouvoirs, je suis pieds et poings liés.

— Sanctionne les boycotteurs ! Fais-leur confisquer leurs propriétés ! Fais-leur couper un doigt !

— Et comment prouver le boycott ? Ils se défendront en disant : “Je n’ai jamais été satisfait de son travail, alors j’engage quelqu’un d’autre. Ça n’a rien à voir avec sa race ; je n’ai pas le droit de choisir qui j’engage ?” Il se peut même que ce soit la vérité, quelquefois ! Dois-je les punir, dans ce cas ? »

Dudagu s’accorda un moment de réflexion. « Bon, eh bien, si les fouisseurs s’en vont, laisse-les partir ! S’ils s’en vont tous, le problème sera résolu. »

Motiak la regarda en silence jusqu’à ce qu’elle se rende compte que quelque chose n’allait pas, lève les yeux et voie les traits de son époux déformés par une fureur glaciale.

Elle eut un hoquet d’inquiétude. « J’ai dit une bêtise ?

— Des gens dans mon royaume estiment que certains de mes citoyens sont de trop et les chassent du pays contre ma volonté, et tu oses me dire qu’une fois qu’ils seront partis, le problème sera résolu ! Avec chaque personne du peuple de la terre qui s’exile de Darakemba, notre nation s’enfonce davantage dans le mal et mon rôle de roi commence à me faire horreur !

— Tu me fais peur. Tu ne ferais pas l’idiotie d’abdiquer, n’est-ce pas ?

— Pour mettre Aronha sur le trône des années avant terme ? Pour le voir rétablir ses fameuses Coutumes ancestrales, cette abomination, comme religion officielle de l’empire ? Je ne lui ferai pas ce plaisir ! Non, je resterai roi jusqu’à mon dernier souffle. Tout ce que j’espère, c’est avoir la force de ne jamais souhaiter que mes fils meurent tous avant moi. »

À ces mots, Dudagu jaillit de son lit et se planta devant lui, toute petite mais pleine d’une rage majestueuse. « Ne répète jamais quelque chose d’aussi monstrueux ! Trois d’entre eux ne sont pas mes fils, je le sais, et je sais également qu’ils me détestent et m’estiment inutile, mais ce sont tes fils et il n’y a rien de plus sacré au monde ! Aucun homme digne de ce nom ne peut souhaiter à ses fils de mourir avant lui, même si c’est le roi et si ce ne sont que de sales petits morveux perfides et menteurs, comme s’est révélé mon Khimin ! » Elle éclata en sanglots.

Motiak la reconduisit à son lit. « Là, là, je ne pensais pas ce que je disais, j’étais en colère, c’est tout.

— Moi aussi, mais moi, j’avais raison de l’être, répondit-elle.

— C’est vrai, et je te présente mes excuses. Mes paroles ont dépassé ma pensée.

— Je t’en prie, ne t’en va pas.

— Je vais partir, parce que c’est ce que je dois faire. Et toi, tu vas cesser de me harceler, parce que je n’ai pas à me sentir coupable d’accomplir mon devoir de roi.

— Je ne pourrai pas dormir pendant ton absence. Tu auras de la chance si je ne suis pas morte de faiblesse et d’épuisement à ton retour.

— Trois jours. Essaye de rester en vie trois jours.

— Tu ne prends pas du tout ma maladie au sérieux, Tidaka.

— Que si ; mais je n’ai jamais accepté et je n’accepterai jamais qu’elle m’empêche de faire mon devoir. C’est un des drames de la vie d’un monarque, Dudagu. Si tu mourais pendant que je suis au loin, en train de faire mon devoir, je te pleurerais. Mais si je manquais à ma tâche parce que tu es en train de mourir, j’aurais honte. Pour le bien de mon royaume, je préfère voir mon peuple pleurer avec moi qu’avoir honte de moi.

— Tu n’as pas de cœur !

— Si, j’ai un cœur. Mais je ne peux pas toujours obéir à ses injonctions.

— Je te haïrai pour toujours. Jamais je ne te pardonnerai.

— Mais moi, je t’aimerai », répondit-il calmement. Puis, une fois sorti et la porte close derrière lui, il marmonna dans sa barbe : « Je pourrai peut-être même te pardonner de rendre ma vie domestique aussi… épuisante. »

Il quitta la résidence royale en compagnie de deux capitaines – comme l’exigeait la tradition, l’un était un ange, l’autre un humain. Dehors, espions et soldats l’attendaient – une dizaine d’espions et une trentaine d’hommes d’armes seulement, mais mieux valait être prêt à tout. En cette époque troublée, nul ne savait quand une troupe d’Elemaki risquait de s’infiltrer profondément en Darakemba. Et avant la fin du trajet, la petite troupe se trouverait loin en amont du fleuve, très près de la frontière.

Au sortir de la cité, il fut rejoint par Akmaro, Chebeya, Edhadeya et Shedemei. Motiak serra sa fille dans ses bras et salua Shedemei avec simplicité ; on avait aisément l’impression d’être depuis longtemps intime avec elle. « Un jour, il faudra m’indiquer d’où vous êtes originaire, dit-il. Sur une carte, je veux dire. Je possède les cartes originales dessinées par Nafai, qui montrent tout le Gornaya. Je n’ai sûrement jamais entendu parler de votre cité, mais je pourrai l’ajouter à la nomenclature.

— C’est inutile, répondit Shedemei. Elle n’existe plus.

— Vous avez dû en ressentir un chagrin épouvantable.

— Pendant un certain temps, oui. Mais je suis vivante, et mon travail requiert toute mon attention.

— Néanmoins, j’aimerais voir où se trouvait votre cité. On rebâtit souvent sur le même site. S’il y avait une raison d’y fonder une ville une fois, on tiendra sûrement à nouveau le même raisonnement. » La conversation n’était que pure politesse ; tous savaient à quoi Motiak pensait réellement. Mais rien ne servait de rabâcher le sujet ; ils n’y pouvaient pas grand-chose, de toute façon. Et Motiak avait le devoir de veiller au bien-être de ses compagnons ; c’était un des désagréments majeurs du métier de roi : en tout lieu, en toute circonstance, il était toujours l’hôte, toujours responsable du confort et de la sécurité des autres.

Sur la route, la raison de leur voyage devint immédiatement apparente. Le camp des fouisseurs en émigration n’était pas grand, mais c’était voulu. Des humains et des anges silencieux occupaient les tentes où l’on distribuait vivres et eau ; de petites gourdes et munies d’une lanière en boucle à se passer autour du cou étaient fournies aux fouisseurs qui cheminaient. Elles les désignaient aussi comme émigrants, si bien que ceux qui les apercevaient sur la route savaient qu’ils quittaient Darakemba. Ils avaient accepté l’invitation des Anciens ; ils avaient décidé d’aller vivre là où on ne les haïrait pas. Mais ils n’en ressentaient aucune joie. Motiak n’avait pas assez fréquenté les gens de la terre pour déchiffrer aisément l’expression de leurs étranges visages. Mais il ne fallait pas grande expérience pour percevoir l’abattement dans la voûture du dos, dans la façon qu’ils avaient de marcher un moment sur deux pieds, le suivant en posant une main au sol, comme si, à force de se faire traiter d’animaux, ils avaient commencé à découvrir que c’était vrai, comme s’ils devaient désormais puiser dans leurs dernières forces pour éviter de mettre la deuxième main à terre, l’empêcher de redevenir une patte, telle que chez leur lointain ancêtre qui trottinait dans les avenues d’une cité humaine à la recherche de quelque chose de comestible, d’humide ou de brillant.

Motiak fit avancer sa troupe sur la route ; les fouisseurs s’écartèrent. « Non, dit-il, la route est assez large. Nous pouvons la partager. »

Ils demeurèrent immobiles sur le côté, les yeux fixés sur lui.

« Je suis Motiak. Vous êtes des citoyens, ne le savez-vous pas ? Vous n’êtes pas obligés de vous exiler. J’ai fait ouvrir les réserves de vivres publiques de toutes les cités. Vous pouvez attendre que la situation change. Tout finira par s’arranger. »

Finalement, un fouisseur prit la parole. « Quand nous nous présentons aux réserves, nous lisons la haine dans les yeux des préposés, Sire. En nous libérant, vous ne vouliez que notre bien, nous le savons ; ce n’est pas vous que nous détestons.

— Et ce n’est pas une question de vivres, dit un autre. Vous le savez bien.

— Si, c’est la question, intervint une femme entourée de trois petits enfants. Et aussi les violences ; vous ne vivrez pas éternellement, Sire.

— Quoi que l’on puisse dire de mes fils par ailleurs, répondit Motiak, ils ne toléreront jamais les persécutions.

— Ah, ils nous affament pour nous forcer à partir, mais ils refusent qu’on nous batte ? railla la femme. Redressez-vous, vous autres ! dit-elle à ses enfants. C’est le roi, ça. Dans toute sa majesté ! »

L’ange capitaine fit mine de vouloir la punir de son impudence, mais Motiak lui fit signe de reculer. L’ironie qui teintait la voix de la femme ne pouvait égaler l’amertume de son cœur. Elle avait raison de se moquer ; un roi ne dispose de pouvoir qu’à la mesure de l’obéissance du peuple. Un roi qui vaut moins que son peuple est un serpent venimeux ; un roi qui vaut mieux est une mue de serpent de l’année passée, abandonnée dans l’herbe.

Pabul se trouvait à la tente des Coutumes ancestrales ; il avait demandé à se joindre à la troupe du roi : entre autres, il se sentait un peu responsable des troubles à cause de son jugement dans le procès de Shedemei, l’année précédente. « Ces soi-disant Anciens sont plus détestables les uns que les autres, dit-il, mais ils n’enfreignent aucune loi. Ils ne souillent pas l’eau, ils n’empoisonnent pas la nourriture ; elle est relativement fraîche et les rations qu’ils fournissent aux gens de la terre conviennent pour une journée de voyage. » Il hésita, puis se lança : « Vous pourriez interdire aux fouisseurs de quitter le pays. »

Motiak hocha la tête. « En effet – je pourrais obliger les citoyens les plus désarmés et les plus soumis de mon pays à subir toujours plus d’humiliations et de brimades, contre lesquelles je suis impuissant à les défendre. Oui, je pourrais. »

Pabul abandonna la discussion.

Ils marchèrent toute la journée, du pas vif que leur permettait leur bonne santé. Ils se faisaient tous un devoir de rester en forme : Motiak et Pabul parce que leurs fonctions étaient fondamentalement militaires et qu’ils pouvaient à tout moment se retrouver sur le champ de bataille ; Akmaro, Chebeya, Edhadeya et Shedemei parce qu’ils faisaient partie des Protégés et travaillaient de leurs mains, sans se permettre d’excès alimentaires ni de loisirs improductifs. Ainsi, ils rattrapèrent et doublèrent nombre de groupes de fouisseurs, et à chacun Motiak répétait la même chose : « Restez, je vous en prie. Je souhaite que vous restiez. Faites confiance au Gardien pour guérir la blessure de notre pays. » Et la réponse était toujours la même : « Pour vous, nous resterions, Motiak, nous savons que vous voulez notre bien ; mais il n’y a pas d’avenir ici pour nous ni pour nos enfants.

— Notre point de vue est trompeur, déclara Akmaro cet après-midi-là. Nous ne voyons que ceux qui ont pris la route. Mais la majorité reste.

— Pour l’instant, fit Motiak.

— Nous tirons sur nos ressources au maximum, mais tous les fouisseurs que les Protégés peuvent engager gagnent un salaire ; leurs enfants continuent d’aller à l’école ; il y a même des villes et des villages où l’influence d’Akma et de vos fils est nulle et où les citoyens se comportent civilement les uns avec les autres, sans boycott ni aucun signe de haine.

— Combien y en a-t-il, de ces villes, Akmaro ? demanda Motiak. Une sur cent ?

— Une sur cinquante ; peut-être sur quarante. »

Motiak ne se donna pas la peine de répondre.

Il se rappela sa conversation de la matinée avec son épouse. Quel manque de cœur : oser dire qu’en laissant partir les fouisseurs le problème serait réglé ! Mais est-ce plus monstrueux que ma pensée barbare selon laquelle je préférerais peut-être voir mes fils descendre avant moi dans la tombe ? Pourtant, je les aurais sans hésiter laissés prendre les armes et plonger dans la bataille si l’ennemi nous avait attaqués. Ils auraient pu périr alors, dans la violence de la guerre, et en me voyant pleurer, nul dans le royaume n’aurait dit : « S’il les avait vraiment aimés, il ne les aurait pas envoyés à la mort ! »

Il mit des mots sur cette réflexion et l’exprima tout haut à Akmaro qui cheminait à ses côtés. « Il est des choses que les parents doivent placer au-dessus de la vie de leurs enfants. »

Akmaro n’eut pas besoin d’explication pour comprendre le tour qu’avaient pris les réflexions de Motiak. « C’est difficile, répondit-il. La nature a gravé dans notre esprit l’idée indélébile que rien ne compte plus que les enfants.

— Mais se civiliser, c’est justement s’élever même au-dessus de cela. Notre conscience de nous-mêmes se confond avec la ville, la tribu, la cité, la nation…

— Les enfants du Gardien…

— Oui, c’est la conscience qu’il faut préserver à tout prix, si bien que ce qui est plus proche de nous perd de sa valeur. Cela signifie-t-il que nous sommes des monstres, que nous haïssons nos enfants au point que nous les envoyons, une fois adultes, se faire tuer à la guerre pour protéger la vie des petits de nos voisins ?

— “La capacité de survie de la famille s’améliore lorsque la famille s’intègre à une société plus vaste”, récita Akmaro. “Une famille se brise et saigne, mais l’organisme qui l’englobe guérit. La blessure n’est pas fatale.” Edhadeya m’a appris les enseignements de la Maison de Rasaro.

— Elle passe plus de temps chez toi que chez moi.

— Elle trouve davantage de réconfort auprès de Chebeya qu’auprès de sa belle-mère, ce qui n’a rien d’étonnant, à mon avis. Par ailleurs, elle est le plus souvent chez Shedemei.

— Étrange femme, fit Motiak.

— Quand tu la connaîtras mieux, tu t’apercevras qu’elle est encore plus étrange que tu ne l’imagines. » Soudain, l’attitude d’Akmaro se modifia ; à voix plus basse, il dit : « Je ne m’étais pas rendu compte que ton capitaine nous suivait de si près.

— Ah ?

— Crois-tu qu’il nous ait entendus ? Quand tu as dit : “Il est des choses que les parents doivent placer au-dessus de la vie de leurs enfants” ? »

Motiak regarda Akmaro d’un air alarmé. Sans le faire exprès, le roi avait mis ses fils en grand danger. « Il est temps de faire halte pour déjeuner. »

Tandis que les soldats sortaient les vivres de leur paquetage et que les espions, sauf deux, s’installaient au sol pour manger, Motiak prit Edhadeya à part. « Excuse-moi de te séparer des autres, mais j’ai une mission urgente à te confier.

— Tu ne peux pas envoyer un espion ?

— Surtout pas ! J’ai commis l’erreur de prononcer une phrase malheureuse aujourd’hui et on l’a entendue ; mais même dans le cas contraire, l’idée en viendra sûrement à l’un de mes hommes en voyant mon abattement. Il faut que tu ailles trouver tes frères pour les prévenir qu’il est possible, voire probable, qu’un soldat, croyant me rendre service, tente de me soulager de certains fardeaux familiaux.

— Allons, Père, ils ne lèveraient pas la main sur quelqu’un de sang royal, tout de même !

— On a déjà vu mourir des fils de roi. Mes soldats savent que les agissements de mes garçons me tuent à petit feu. Je redoute la loyauté de mes plus fidèles serviteurs autant que la traîtrise de mes fils. Va les voir, transmets-leur ma mise en garde.

— Sais-tu ce qu’ils vont dire, Père ? Que tu les menaces, que tu cherches à les effrayer pour les empêcher de parler en public.

— Je cherche à leur sauver la vie. Dis-leur au moins de voyager secrètement, de n’avertir personne de leur destination suivante ni de leur date de départ. Qu’ils s’en aillent brusquement et arrivent sans prévenir. Il le faut, sinon quelqu’un leur tendra une embuscade. Et je ne parle pas d’un ou de plusieurs fouisseurs, mais d’humains et d’anges. Veux-tu bien le faire ? »

Elle acquiesça.

« Je te fais accompagner de deux anges par mesure de sécurité, mais au dernier moment, ordonne-leur de rester en arrière afin de pouvoir parler seule à tes frères. »

Elle hocha la tête, puis se leva.

« Edhadeya, reprit Motiak, je sais que ce que je te demande est difficile. Mais qui puis-je envoyer d’autre ? Akmaro ? Pabul ? Non, à toi seule Akma permettra de t’approcher pour parler à tes frères.

— Je le supporterai ; plus facilement, en tout cas, que le spectacle de ces gens écœurés qui quittent leur terre natale. »

Elle s’éloigna et Motiak s’aperçut qu’elle se dirigeait vers Shedemei. Il la rappela. Elle revint.

« Je crois qu’il vaut mieux ne pas parler de ta mission à des étrangers, conseilla-t-il.

— Ce n’était pas mon intention », répondit-elle, l’air vexée. À nouveau, elle s’éloigna et à nouveau se dirigea vers Shedemei ; cette fois, elle lui parla. Shedemei fit « oui » de la tête, puis « non » ; alors seulement, Edhadeya prit congé de la troupe, accompagnée de deux éclaireurs du peuple du ciel.

Motiak était furieux, tout en sachant que sa colère était ridicule. Chebeya remarqua aussitôt son état d’esprit et s’approcha de lui. « Un problème avec Edhadeya ?

— Je lui ai recommandé de ne pas parler de sa mission avec des étrangers, et elle est allée aussi sec trouver cette Shedemei ! »

Chebeya éclata d’un rire attristé. « Oh, Motiak, il fallait être plus précis ! Shedemei n’est une étrangère pour personne ici à part vous !

— Edhadeya avait très bien compris ce que je voulais dire !

— Sûrement pas, Motiak ; sinon, elle vous aurait obéi. Tous vos enfants ne sont pas des révoltés. Par ailleurs, Shedemei n’est pas Bego ni… Akma. Elle ne fera rien d’autre que rapprocher Edhadeya de la Gardienne et de vous.

— Je tiens à parler à cette femme, cette Shedemei. Il est temps que nous fassions connaissance. »

Un moment après, Shedemei et lui étaient installés à l’ombre, entourés d’Akmaro, de Pabul et de Chebeya, cependant que les soldats restaient à l’écart, hors de portée d’oreille. « Assez de faux-fuyants, attaqua Motiak. Que vous jouiez les personnages vagues et mystérieux, parfait, mais que ma fille aille vous faire part des missions confidentielles que je lui confie, ça ne va plus !

— Quelles missions confidentielles ? demanda Shedemei.

— Celle pour laquelle je l’ai renvoyée à Darakemba.

— Elle ne m’en a rien dit.

— Voulez-vous me faire croire que vous ignorez ce qu’elle fait ?

— Nullement. Je le sais parfaitement. Mais elle ne m’en a rien dit.

— Cessons ces devinettes ! Qui êtes-vous ?

— Lorsque je considérerai que cela vous regarde, Motiak, je vous le dirai. En attendant, qu’il vous suffise de savoir que je sers la Gardienne du mieux que je puis, tout comme vous, et que cela fait de nous des amis, que cela vous plaise ou non. »

Jamais personne ne s’était adressé au souverain avec une telle impudence. Seule la main de Chebeya lui touchant doucement le coude l’empêcha de prononcer des paroles qu’il aurait aussitôt regrettées. « Je m’efforce d’être respectueux des autres et de ne pas abuser de mon pouvoir de roi, mais j’ai mes limites !

— Au contraire, répliqua Shedemei. Il n’y a pas de limite à votre respect humain. Il est absolu. Akma et vos garçons n’auraient pas fait moitié aussi bien si ce n’était pas le cas. »

Motiak la dévisagea, mi-furieux, mi-perplexe. « Je suis le roi, à ce qu’il paraît, et personne ne me dit rien !

— Si cela peut vous consoler, je ne vois rien qui puisse vous aider, parce que rien ne m’aide non plus. Je suis aussi pressée que vous de mettre un terme à cette lamentable situation. Je vois aussi clairement que vous que si Akma réalise ses plans, votre royaume tombera en ruine, votre peuple s’éparpillera et finira sous les chaînes, et de la grande expérience d’harmonie et de liberté que constitue ce pays, il ne restera pas même un souvenir, mais une légende, qui se diluera en mythe, puis en fantasmagorie.

— Depuis le début, c’est un rêve sans substance.

— Non, c’est faux, intervint Akmaro, qui voyait Motiak sombrer dans la délectation morose, comme souvent au cours des semaines et des mois passés. Ne commence pas à te servir des mensonges d’Akma pour excuser ton incompréhension. Tu sais que le Gardien de la Terre existe. Tu sais que les rêves qu’il envoie sont vrais. Tu sais que l’avenir qu’il a montré à Binaro est bon, rempli de lumière et d’espoir, et que si tu l’as choisi, ce n’est pas par crainte du Gardien, mais par amour de son dessein. Ne l’oublie jamais ! »

Motiak poussa un soupir. « Enfin, j’ai au moins la chance de ne pas avoir à transporter une conscience où que j’aille. Akmaro en abrite une bien plus grosse que je ne pourrais jamais en soulever et il la sort chaque fois qu’on en a besoin ! » Il se mit à rire ; tous l’imitèrent. Mais bien vite, le rire fit place à un silence songeur. « Mes amis, nous avons constaté, je crois, l’étendue de mon impuissance. Même si j’étais comme feu le non regretté Nuab au milieu des Zenifi, prêt à tuer celui qui se mettrait en travers de mon chemin, lui au moins n’avait pas à affronter un ennemi résolu comme Akma.

— L’épée de Khideo a bien failli sceller le destin de Nuab, observa Akmaro.

— Khideo n’allait pas, comme Akma le fait, raconter aux gens ce que les pires d’entre eux avaient envie d’entendre. Nuab ne se heurtait pas au front uni de ses fils ; le peuple ne voyait pas en eux l’avenir et en lui le passé, de sorte qu’on ne se serait pas plus préoccupé de lui que s’il était mort. Ne trouves-tu pas ironique, Akmaro, que ce que tu as infligé à ce monstre de Pabulog quand tu lui as volé ses fils m’arrive maintenant à moi ? »

Akmaro éclata d’un rire amer, bref et rauque comme un aboiement. « Crois-tu que le parallèle m’ait échappé ? Mon fils est convaincu de me haïr, mais ses actes sont un écho perverti des miens. Il est même devenu chef d’un mouvement religieux et il passe son existence à prêcher et à enseigner. Je devrais en ressentir de la fierté !

— C’est ça, nous ne sommes qu’une bande de ratés ! s’exclama Chebeya d’un ton acerbe. Alors restons assis en rond à pleurer sur notre inefficacité ! Shedemei, qui, paraît-il, connaît tous les secrets de l’Univers, est incapable de trouver la moindre chose utile à faire ! Le roi pleurniche sur l’impuissance des souverains ! Mon mari, le grand-prêtre, gémit sur son échec en tant que père ! Et moi, pendant ce temps, je vois s’effilocher les liens qui maintiennent l’union du royaume, je regarde les gens se constituer en tribus dont l’unique ciment est la haine et la peur, tout en sachant que ceux à qui l’on a confié le pouvoir, le pouvoir qui existe dans ce pays, ne font rien d’autre que s’apitoyer sur leur sort ! »

Sa virulence surprit tout le monde.

« D’accord, dit Motiak ; nous sommes donc une bande de lamentables inefficaces ; mais où voulez-vous en venir, exactement ?

— Tu nous en veux de notre impuissance ? enchaîna Akmaro. Mais c’est justement la raison de notre tristesse : notre impuissance. Autant reprocher à la berge du fleuve de ne pas empêcher l’eau de couler !

— Ah, ils sont beaux, nos hommes de pouvoir ! s’écria Chebeya. Habitués que vous êtes à gouverner par la loi et la parole, avec des soldats et des espions ! Aujourd’hui vous vous mettez en rage ou vous vous vexez parce que vos outils ordinaires ne marchent plus ! Mais ils ont toujours été inutiles ! Tout a toujours dépendu de la relation entre chaque individu du royaume et la Gardienne de la Terre ! Très rares sont ceux qui comprennent un tant soit peu le plan de la Gardienne, mais tous savent ce qu’est la bonté, et ce qu’est le mal – ils savent ce qui bâtit et ce qui détruit, ce qui apporte le bonheur et ce qui apporte le malheur. Faites-leur confiance !

— Leur faire confiance ? fit Motiak. Avec Akma qui les incite à renier les règles les plus fondamentales de l’honnêteté ?

— Qui sont ces gens qu’entraîne Akma ? Vous les voyez sous l’aspect de foules qui s’agglutinent autour de lui et vous avez le sentiment qu’ils vous ont tous trahi. Mais les raisons qui les poussent à suivre Akma sont aussi personnelles et uniques que chacun d’entre eux. Oui, certains haïssent les fouisseurs avec une ferveur qui dépasse la logique – mais ils ont existé de tout temps, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que leur nombre se soit accru, fût-ce d’une unité ; en vérité, après les persécutions, ils devaient même être moins nombreux à détester les fouisseurs, parce que beaucoup de gens ont appris à cette occasion à ressentir de la compassion pour eux. Akma le sait – il sait qu’ils ne veulent pas ressembler aux monstres qui ont torturé des enfants. Alors il leur raconte que le problème ne vient pas d’eux, ni même des fouisseurs, mais que c’est l’ordre naturel des choses : On n’y peut rien, nous sommes tous des victimes du fonctionnement normal de la nature, c’est la volonté du Gardien, il faut nous incliner et déménager avec humanité les fouisseurs loin de chez nous pour faire disparaître toute cette laideur. La plupart de ses partisans cherchent seulement à éliminer le problème. Ils pensent qu’en laissant simplement les choses suivre leur cours, la paix finira par revenir. Mais ils ont honte ! Si je le vois, pourquoi ne le voyez-vous pas, vous ? Ils savent que c’est mal, mais c’est inéluctable, alors pourquoi aller contre le courant ? Même le roi, même le grand-prêtre des Protégés n’y peuvent rien !

— Exact, gronda Motiak. Nous n’y pouvons rien !

— C’est ce qu’Akma leur dit sans cesse.

— Il ne le dit pas, corrigea Motiak : il le démontre.

— Mais les gens ne veulent pas que ce soit vrai. Oh, je ne prétends pas que tous débordent de bons sentiments, ni même la majorité. Nombre d’entre eux ne s’intéressent qu’à leur profit personnel ; mieux vaut investir son temps et son argent à se mettre bien avec les fils de Motiak ! Mais s’ils avaient un jour le moindre doute sur la réussite d’Akma, ils reviendraient ventre à terre auprès de vous en prétendant n’avoir jamais déserté les Protégés et en plaisantant avec vous sur les difficultés que connaissent toutes les familles avec leurs grands fils. Ils se fichent pas mal que les fouisseurs restent ou s’en aillent ; ils regrettent même plutôt les bas salaires qu’ils pouvaient leur donner. Les gens ne sont pas mauvais, Motiak. Pour une grande part, ils sont intègres, mais ils manquent d’espoir. Un autre groupe de taille reste assez indifférent aux questions de respect humain, mais se satisferait très bien de voir les Protégés aux commandes, du moment qu’on lui garantit la prospérité. Et vous savez que les Protégés forment encore un noyau très important de croyants dévoués, attachés au plan de la Gardienne et qui luttent pour le sauver, avec un courage inébranlable qu’ils payent au prix fort. Ces trois groupes mis ensemble constituent l’immense majorité de votre peuple ; il n’est pas parfait, certes, mais il a assez de cœur pour que cela vaille la peine de le gouverner. L’ennui, c’est qu’apparemment seule la voix d’Akma parvient à se faire entendre. »

C’est Shedemei qui répondit à cette tirade. « Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Le roi a plaidé notre cause, vous et votre époux faites constamment des discours publics, Pabul a minutieusement cherché dans la loi des moyens de nous aider et son tribunal est resté intransigeant sur les questions de respect humain – moi-même, j’ai fait ce que j’ai pu, mais tout cela sans résultat.

— Le fond du problème, c’est donc Akma et mes fils, conclut Motiak.

— Non, intervint Chebeya. C’est Akma seul. Sans lui, jamais vos garçons ne se seraient lancés dans cette aventure.

— C’est le sens du rêve que m’a envoyé le Gardien, fit Akmaro. C’est Akma la clé de tout et aucun d’entre nous n’a le pouvoir de l’ébranler. Nous avons tous essayé – sauf Pabul, qu’Akma n’a jamais laissé s’approcher de lui. Mais impossible de le faire plier ; et tant que nous ne pourrons pas arrêter Akma, nous ne pourrons pas éveiller le sens de la vertu chez les gens, alors à quoi bon ?

— Tu ne suggères pas, fit Motiak, que j’organise le meurtre de ton fils, tout de même ?

— Non ! s’écria Chebeya. Vous voyez comme vous ne concevez le pouvoir qu’en termes de violence, Motiak ? Et pour toi, Akmaro, ce sont les mots, encore les mots, l’enseignement, la parole ! Voilà ce que le pouvoir veut dire pour toi ! Mais pour résoudre le problème actuel, les outils ordinaires sont inefficaces.

— Alors quoi ? demanda Shedemei. Quels outils faut-il employer ?

— Aucun ! Ils ne fonctionnent pas ! »

Shedemei écarta les bras, paumes ouvertes. « Me voici, sans arme, les mains vides. Emplissez-les ! Montrez-moi ce qu’il convient de faire et je le ferai ! Comme nous tous ici !

— Je ne puis rien vous montrer parce que j’ignore ce qu’il faut faire. Je ne puis vous donner d’outils parce qu’il n’en existe pas. Vous ne comprenez donc pas ? Ce qu’Akma est en train d’anéantir… ce n’est pas notre plan !

— Si tu prétends qu’il faut s’en remettre au Gardien, dit Akmaro, plus rien ne sert à rien. Binaro l’a bien expliqué : nous sommes les mains et la bouche du Gardien en ce monde.

— En effet, lorsque la Gardienne a besoin d’actes ou de discours, nous sommes là pour ça. Mais ce n’est pas ce qu’exige la situation actuelle ! »

Akmaro tendit la main et prit celle de son épouse. « Il ne s’agit pas de s’en remettre simplement au Gardien, c’est bien ce que tu veux dire ? Tu penses qu’il faut lui demander d’agir lui-même ou de nous indiquer que faire, c’est ça ?

— Tout cela, elle le sait, intervint Shedemei. Elle n’a pas besoin de nous pour voir l’évidence.

— Elle attend peut-être que nous le reconnaissions : c’est à elle de jouer ; quoi qu’elle décide, nous nous rangerons à son avis. Il est peut-être temps que le père d’Akma dise : “Assez ! Arrête mon fils !”

— Crois-tu que je ne l’aie pas supplié de me répondre ? fit Akmaro, vexé.

— Oh si, justement ! Je t’ai entendu parler à la Gardienne en ces termes : “Montre-moi ce qu’il faut faire ! Comment sauver mon fils ? Comment le détourner de ces horribles projets ?” N’as-tu jamais songé que si la Gardienne n’empêchait pas ton fils d’agir comme il le fait, c’était uniquement à cause de toi ?

— Mais je veux qu’il s’arrête !

— Précisément ! cria Chebeya. Tu veux qu’il s’arrête de lui-même ! C’est le fond de tes prières ! J’ai vu le lien entre vous : même s’il n’y a que fureur de son côté et sentiment douloureux d’échec du tien, le lien d’affection qui vous rattache est le plus fort que j’aie jamais vu entre deux personnes ! Réfléchis à ce que ça veut dire : toutes tes supplications ne visent qu’à une chose : que la Gardienne épargne ton fils !

— C’est aussi le tien, fit Akmaro à mi-voix.

— J’ai versé les mêmes larmes que toi, Kmadaro. J’ai formulé les mêmes prières à la Gardienne. Mais le temps est venu de dire une prière nouvelle ; il est temps d’annoncer à la Gardienne que nous attachons plus de valeur à ses enfants qu’aux nôtres. Il est temps que tu l’implores, toi, d’arrêter notre fils, de délivrer le peuple de Darakemba de son influence ignoble et délétère. »

Motiak ne comprenait pas où elle voulait en venir. « Je viens d’envoyer Edhadeya avertir mes fils d’être prudents ; aurais-je dû plutôt envoyer des soldats assassiner Akma ?

— Non, dit Akmaro, répondant avant Chebeya afin de lui épargner de pleurer d’exaspération. Non, ce qu’elle veut dire, c’est que tout ce que nous pourrions faire, nous tous ici, ne servirait à rien. Si quelqu’un fait du mal à ces garçons, ils deviendront des martyrs et c’est à nous qu’on le reprochera éternellement. Nous sommes impuissants, voilà ce qu’affirme Chebeya.

— Mais je croyais qu’elle te demandait de…

— Il faut arrêter Akma, mais le seul moyen réellement efficace d’y arriver, c’est que tout le monde voie de ses yeux ce qui l’a abattu : ni homme ni femme, ni ange, ni humain ni fouisseur, mais purement et simplement la puissance du Gardien de la Terre. Chebeya le disait : sans m’en rendre compte, je suppliais le Gardien de se débrouiller pour sauver mon fils. Je n’ai plus d’autre ressource aujourd’hui que de retirer cette prière. Peut-être… peut-être le Gardien m’a-t-il désigné pour appliquer son plan dans notre nation et ne veut-il rien faire sans mon consentement. Or, jusqu’à présent, je refusais inconsciemment qu’il prenne la seule mesure efficace. Nous aurons tout tenté par ailleurs, et il est temps aujourd’hui que je lui demande de répéter ce qui s’est passé à l’époque où Sherem menaçait de réduire à néant tout ce qu’enseignait Oykib.

— Tu veux que le Gardien tue ton fils ? fit Pabul d’un ton incrédule.

— Non ! » s’écria Akmaro. Chebeya fondit en larmes. « Non, je ne le veux pas, reprit-il plus doucement. Je veux que mon fils vive. Mais plus encore, je désire que les habitants de ce monde vivent ensemble en enfants du Gardien. Ce désir-là m’est plus cher encore que la vie de mon fils. Il est temps que je prie le Gardien de faire ce qui doit être fait pour sauver le peuple de Darakemba – quel qu’en soit le prix. » Ses yeux débordèrent soudain de larmes. « Tout recommence, comme la première fois, lorsque je vous ai tendu la main, à toi et tes frères, Pabul, que je vous ai appris à aimer le Gardien et à rejeter la philosophie de votre père. Je devais le faire, je le savais, pour le bien de mon peuple, pour le vôtre aussi, alors même que mon fils en était déchiré, je le voyais bien, et qu’il se mettait à me haïr. Je savais que j’étais en train de le perdre. Et voici que tout recommence et qu’à nouveau je dois dire oui.

— Moi aussi ? demanda Motiak d’une petite voix.

— Non, répondit Shedemei. Vos garçons retrouveront leur bon sens une fois séparés d’Akma. Et la paix du royaume dépend d’une succession dans les règles. Vos fils ne doivent pas mourir.

— Mais un père qui prie le Gardien de tuer son fils… fit Motiak.

— Jamais je ne prierai pour cela ! le coupa Akmaro. Je n’ai pas la sagesse nécessaire pour dire au Gardien ce qu’il doit faire. Seulement celle d’écouter mon épouse pour cesser d’implorer le Gardien de laisser vivre mon fils.

— C’est horrible ! murmura Pabul. Père Akmaro, je regrette de ne pas être mort à Chelem ; tu ne serais pas aujourd’hui dans cette situation.

— Personne ne m’a mis dans cette situation, répondit Akmaro. C’est Akma lui-même qui s’y est mis tout seul. L’unique espoir de miséricorde pour notre peuple, c’est que le Gardien juge Akma. C’est donc ce que je vais demander. » Il se leva avec un profond et terrible soupir. « C’est ce que je vais demander de tout mon cœur : le jugement de mon fils. J’espère qu’il aura le courage de regarder le Gardien en face. »

Akmaro quitta la clairière et s’enfonça sous les arbres qui bordaient le Tsidorek. « Je ne sais plus ce qu’il faut espérer, dit Motiak.

— Il n’est plus l’heure d’espérer, fit Shedemei. Akmaro et Chebeya ont enfin trouvé le courage d’affronter ce qu’ils devaient affronter. Je dois maintenant rentrer à la cité pour voir si je puis faire la même chose à ma petite mesure. »

Tout le monde se garda bien de lui demander ses intentions.

« Je vous accompagne, dit Pabul.

— Non, répondit sèchement Shedemei. Restez ici. Akmaro va avoir besoin de vous. Chebeya aussi. Moi pas. » Son ton excluait toute désobéissance. Elle se mit en route sans même emporter une gourde.

« Elle n’aura pas d’ennuis ? demanda Motiak. Dois-je envoyer quelques-uns de mes espions garder un œil sur elle ?

— Tout ira bien pour elle, répondit Chebeya. Je ne crois pas qu’elle ait envie de compagnie. Ni de témoins. »


Il faisait nuit lorsque la navette, volant sans bruit, passa au-dessus du Tsidorek et s’arrêta en l’air à un pas de la berge. Shedemei franchit ce pas et pénétra dans le petit appareil – enfin, petit à côté du Basilica, mais énorme comparé à n’importe quel véhicule terrien. Une fois sa passagère installée et sans qu’elle en donne l’ordre, la navette s’envola ; Surâme connaissait les consignes et elle emmena Shedemei dans un jardin qu’elle avait créé au creux d’une vallée cachée, très loin au-dessus des terres habitées de Darakemba. Surâme s’entretint avec elle pendant le trajet.

C’est toi qui as voulu que j’interfère avec la mission de Monush, il y a des années de cela ; et maintenant, tu refuses que j’intervienne sur Akma.

— Exact.

Je pourrais lui barrer la route.

— Tu n’as rien pu faire contre Nafai et Issib sur Harmonie, alors que tu disposais d’une influence maximale. Akma possède une volonté de fer ; il te résisterait. Je crois même qu’il y prendrait plaisir.

Cette situation est en train de tuer Akmaro à petit feu. Le royaume est en pièces. Tu as tout mon pouvoir au bout des doigts et tu n’en fais rien.

— Mon plan n’a plus d’importance, à présent. Il n’en a jamais eu. Nous étions aussi orgueilleuses et stupides qu’Akma lorsque nous avons essayé de provoquer la Gardienne en contrecarrant la mission de Monush. Ce que nous ne comprenions pas, c’est qu’elle nous laisse intervenir, puis qu’elle s’arrange pour contourner notre obstacle. Ce que nous faisons ne l’affecte pas. Elle veut la réussite de cette société, de la nation de Darakemba ; mais si ses habitants préfèrent ne pas l’écouter et fabriquer un monstre plutôt que de profiter de cette occasion de créer la beauté, eh bien, qu’il en soit ainsi. Elle trouvera d’autres fidèles.

Et Harmonie ? Que devient ma mission sur Terre ?

— Peut-être la Gardienne attend-elle de voir ce que vont choisir ces enfants d’Harmonie, ici et maintenant, avant d’être à même de te donner les instructions que tu es venue chercher.

Ainsi, le sort de ces gens lui importe peu, en réalité. Ils ne l’intéressent que dans la mesure où ils s’intègrent à son plan.

— Si, elle s’intéresse à eux ; mais elle voit le tableau dans son entier, tout l’empan du temps. Si, pour sauver une dizaine ou un millier ou un million de personnes, elle doit sacrifier le bonheur de milliards d’individus sur des millions d’années, elle s’y refusera. Elle raisonne à long terme.

Donc, Akmaro perd son temps.

— Je l’ignore. Comment savoir ? Nous, nous avons perdu le nôtre en essayant de lui mettre des bâtons dans les roues. Mais si Chebeya voit juste – et qui peut dire jusqu’à quel point une déchiffreuse perçoit la vérité ? – si elle voit juste, la Gardienne peut se laisser influencer, non par des révoltés, mais par ses plus fidèles amis. Akmaro lui faisait donc peut-être obstacle, comme l’a dit Chebeya, et grâce aux prières qu’il lui adresse à présent, la situation va peut-être se débloquer.

Et alors, on me dira ce que je dois faire ?

— Possible, mais pas certain. Qu’en sais-je ?

Tu pressens quelque chose, sinon tu ne m’aurais pas demandé d’envoyer la navette.

— Lorsque le temps sera venu de forcer le passage pour sortir de l’impasse, il n’est pas impossible que la Gardienne ait besoin de moi, voilà ce que je pense.

Et comment le sauras-tu ?

— Quelqu’un fera un rêve. C’est le mode d’intervention de la Gardienne. Tu capteras ce rêve, tu me le raconteras et nous le décrypterons pour savoir s’il indique ce que j’ai à faire.

C’est peut-être toi qui le feras, ce rêve.

— Je n’en ai plus fait depuis celui où je me voyais m’occuper d’un jardin dans le ciel. Il s’est réalisé il y a bien longtemps et je n’en espère pas d’autre.

Tu ne peux pas me mentir, Shedemei. Je perçois tes désirs, que tu les exprimes ou non à haute voix.

— Bon, d’accord, j’aurais plaisir à savoir que la Gardienne a quelque chose à me dire, évidemment. Je suis aussi orgueilleuse que n’importe qui.

Alors, va vite te coucher, que tu puisses rêver.

— Ça ne marcherait pas. Je ne suis pas encore fatiguée. »

Elle sortit dans l’air glacé de la nuit et fit un tour dans son jardin, remarquant par habitude la croissance des plantes, la prépondérance relative d’une espèce sur une autre, le taux de brachiation, la taille des feuillages. Surâme entra ses observations dans l’ordinateur du vaisseau sous forme de notes. Depuis longtemps, elles avaient cessé de remarquer l’ironie d’une situation qui faisait d’un programme informatique conçu pour gérer un monde tout entier le scribe personnel d’une biologiste solitaire.

Surâme interrompit ses pensées. J’ai beau chercher la Gardienne, essayer de découvrir un lieu où elle pourrait se trouver, de comprendre comment elle fait pour envoyer des rêves dans l’esprit de certains, humains, anges et fouisseurs, je n’arrive à rien.

— Tu n’étais pas déjà parvenue à la même conclusion il y a quatre cents ans ?

Si, et depuis j’attends.

— Tu as attendu quarante millions d’années sur Harmonie, et te voici soudain impatiente ?

J’étais occupée, sur Harmonie. J’étais utile.

— Tu dirigeais tout, veux-tu dire. S’il existait un projet, c’est toi qui en étais l’auteur. Et soudain, les gens se sont mis à faire des rêves qui ne venaient pas de toi. Ç’a dû vaguement t’inquiéter, non ?

Ç’a compliqué mes calculs de probabilités.

— Nous, c’est notre pain quotidien.

Je possède des algorithmes de compassion intégrés. Je ne suis pas obligée de m’identifier à vous pour m’apitoyer, ce qui est un fait biologique.

— Pour en revenir à nos moutons, quand la Gardienne agit, elle le fait plus vite que la lumière et quelle que soit la distance où se trouve le sujet. Cela suggère une puissance immense. Un savoir, une… une sagesse extraordinaires. Et pourtant, quelle délicatesse ; c’est à peine si elle intervient. Elle nous laisse toute liberté, elle respecte nos choix, elle nous écoute, elle perçoit même des besoins et des désirs dont nous ignorons l’existence.

Je ne sais pas ce qu’elle est, mais à mon avis, elle n’est pas comme moi. Ce n’est pas un ordinateur.

— Un être organique, alors ? Doté d’instruments extrêmement puissants ?

Organique ? Qui sait ? Disons peut-être simplement d’origine naturelle, qu’en penses-tu ? Comme un humain, un fouisseur, un ange. Elle se serait développée, se serait construite en se fondant sur ses expériences, comme tu l’as fait et comme tu continues à le faire. Elle n’aurait donc pas été programmée pour donner une forme à l’histoire de la vie : elle aurait carrément la charge de la vie.

— Ou bien elle l’a découverte, l’a aimée et décidé de lui donner un coup de pouce. Toute seule, sans que personne lui ait rien demandé.

C’est un miracle qu’elle ne s’ennuie pas à mourir. Par expérience, je peux te dire que l’histoire humaine est prodigieusement répétitive. Chaque individu est unique, mais les différences ne sont pas toutes essentielles ni intéressantes.

— Tu joues les critiques, maintenant ?

Il faut bien un public à la pièce que vous autres êtes constamment en train d’improviser. Tous, vous cherchez à vous placer au centre de la scène ; tous, vous essayez d’attirer l’attention de l’assistance, de vous faire couronner vedette du spectacle, de sorte qu’à votre mort le rideau tombe et la pièce s’arrête. Mais ça n’arrive jamais. Il n’y a jamais eu de vedette, en fin de compte.

— C’est toute la différence entre l’art et la vie. La vie n’a pas de cadre, pas de rideau, pas de commencement ni de fin.

Ce qui impliquerait logiquement qu’elle n’a pas de sens.

— Je parlais de ma vie à moi. De ce que je fais. Et la Gardienne donne un sens au reste de la scène. C’est suffisant, pour moi. Je n’ai pas besoin qu’on fasse une épopée de mon existence. J’ai vécu ; d’étranges choses se sont produites ; de temps en temps, j’ai fait un petit peu dévier l’existence des autres. Tu sais quoi ? Je crois bien que ce dont je suis le plus fière, c’est d’avoir remis en état le cerveau du petit garçon blessé, à Bodika.

Pas la façon dont tu as modifié les anges et les fouisseurs pour leur permettre de vivre indépendamment les uns des autres ?

— Ça, c’est la Gardienne qui m’en avait confié la mission ; si ce n’avait pas été moi, elle aurait trouvé un autre moyen, donné la tâche à quelqu’un d’autre.

Comment sais-tu que ce n’est pas la Gardienne qui t’a fait soigner ce petit garçon ?

— C’est peut-être le cas. Mais si je ne m’étais pas trouvée là, elle n’aurait pas accordé à son existence une importance telle qu’elle aurait envoyé quelqu’un d’autre. Ce n’était donc pas un geste essentiel – mais dès lors, justement, je sais qu’il n’a eu lieu que parce que je l’ai voulu. Ainsi, je me l’approprie. C’est mon présent à moi. Oh, bien sûr, je sais que c’est la Gardienne qui m’a fait venir sur Terre, puis qui m’a choisie pour succéder à Nafai dans le rôle de pilote stellaire, ce qui fait que j’étais vivante lors de cet épisode ; tout cela, je le sais. Mais c’est moi qui ai décidé de me trouver là à ce moment précis et de courir le risque qu’on découvre mon identité pour sauver cet enfant. Aussi, c’est peut-être le seul souvenir que je me remémorerai avec fierté à l’heure de ma mort. À moins que ce ne soit la singulière union que j’ai connue avec Zdorab. Ou encore la Maison de Rasaro : peut-être l’école perdurera-t-elle ; ce serait bien.

Ne commence pas à rédiger ton éloge posthume. Tu n’es pas encore morte.

— Par contre, je suis fatiguée, maintenant ; je crois que je m’endormirais sans mal. Mais il fait trop froid pour coucher dehors. Et je persiste à trouver dommage que les sièges ne s’inclinent pas plus en arrière dans cette navette.

Pas de chance : les constructeurs sont morts depuis quarante millions d’années.

— Et c’est bien tout ce qu’ils méritent, ces crétins incompétents ! » Elle éclata de rire. « Je suis vraiment fatiguée ! »

Elle acheva néanmoins ses observations afin que son rapport soit complet. Puis elle fit couper les phares de la navette et regagna l’appareil à la lumière des étoiles ; là, elle verrouilla le panneau et alla dormir.

Elle dormit et elle fit des rêves. De nombreux rêves, normaux, résultats des décharges électriques aléatoires des synapses auxquelles les fonctions fabulatrices de l’esprit se chargeaient de donner une signification fragmentaire ; des rêves que l’esprit ne prend même pas la peine de se rappeler à son réveil.

Et soudain, un rêve différent. Surâme le sentit, perçut la modification du mode de sommeil du cerveau. Shedemei elle-même éprouva le changement et, sans s’éveiller, devint plus attentive.

Sous elle s’étendait la Terre comme vue du Basilica, avec la courbure de la planète perceptible à l’horizon. Brusquement, elle distingua le magma bouillonnant qui roulait sous la croûte terrestre. Au début, le spectacle lui parut chaotique, mais tout à coup, avec une clarté pénétrante, elle comprit qu’un ordre magnifique présidait aux mouvements des courants. Chaque marée, chaque tourbillon, chaque flux avait un sens. Les mouvements étaient en général lents, mais çà et là, sur une petite échelle, ils se révélaient très rapides.

Alors, elle sut, sans le voir, elle le sut parce qu’elle le savait, que ces courants donnaient naissance au champ magnétique de la Terre, agité de variations tantôt intenses, tantôt minimes, que les animaux percevaient et qui les troublaient ou au contraire les apaisaient : l’avertissement avant le tremblement de terre ; le virage soudain du banc de poissons ; les harmonies entre les organismes ; c’était cela que captaient les déchiffreuses.

Elle vit l’esprit et la mémoire qui vivaient dans les courants de pierre liquide, dans le flux magnétique ; elle vit les immenses quantités d’information entreposées dans des cristaux enchâssés dans la face inférieure de la croûte et modifiées par les variations de la température et du magnétisme. Un instant, elle songea : C’est la Gardienne que je vois.

Presque aussitôt, la réponse lui parvint : Ce n’est pas la Gardienne de la Terre que tu as vue. Mais tu as eu un aperçu de ma maison, de ma bibliothèque et de certains de mes outils. Je ne puis t’en montrer davantage parce que ton esprit n’est pas apte à appréhender ce que je suis réellement. Est-ce assez ?

Oui, fit Shedemei intérieurement.

Instantanément, le rêve changea. Son regard embrassait simultanément plus de quarante mondes colonisés par la Terre ; chacun était sous la surveillance d’une sorte de Surâme et toutes les Surâmes à leur tour étaient sous la surveillance de la Gardienne. Elle vit en particulier Harmonie et ses millions d’habitants, comme si, l’espace de cette unique seconde, son esprit avait la capacité de les connaître tous d’un seul coup. Elle se sentit en contact avec l’autre itération de Surâme qui se trouvait toujours là-bas ; mais non, c’était une illusion, ce lien n’existait pas. Pourtant, elle sut qu’il était temps pour la Surâme d’Harmonie de permettre aux humains de la planète de retrouver leurs technologies perdues. C’est ainsi que Surâme serait reconstruite : par des humains qui auraient récupéré leurs mains.

Il est l’heure, dit la voix claire de la Gardienne dans le songe. Qu’ils fabriquent de nouveaux vaisseaux stellaires et reviennent chez eux.

Et les gens d’ici ? demanda Shedemei. Renonces-tu à les sauver ?

L’heure de la clarté est venue. La décision sera prise, dans un sens ou dans l’autre. Je peux donc envoyer chercher les habitants d’Harmonie dès maintenant, car le temps qu’ils arrivent ici, soit les trois espèces vivront dans une paix parfaite, soit leur orgueil les aura brisées et elles seront mûres pour tomber sous la domination de ceux qui viendront après.

Comme les Rasulum, songea Shedemei.

Eux aussi, ils ont eu le choix, en leur temps, répondit la Gardienne.

Le rêve se modifia encore et elle reconnut Akma et les fils de Motiak qui cheminaient sur une route. Elle sut aussitôt précisément où se situait la route et quelle heure du jour il serait lorsqu’ils atteindraient le point où elle les voyait.

Elle vit la navette tomber du ciel et soulever intentionnellement un nuage de fumée de sous son ventre lorsqu’elle atterrit ; elle se vit elle-même en sortir d’un pas majestueux, revêtue du manteau du pilote qui émettait une lumière si éblouissante que les cinq hommes durent détourner les yeux. Elle se mit à parler et, à cet instant, la terre trembla sous leurs pieds, poussée par les courants magmatiques, et ils churent au sol. Alors le séisme cessa ; elle recommença de parler et enfin elle comprit ce que la Gardienne attendait d’elle.

Acceptes-tu ? demanda la Gardienne.

Est-ce que ça servira à quelque chose ? Cela sauvera-t-il ces gens ?

Oui, répondit la Gardienne. Quel que soit son choix, Motiak finira ses jours comme souverain d’un royaume en paix, à cause de ton intervention ce jour-là. Mais ce qui se passera dans le lointain avenir… c’est Akma qui en décidera. Tu pourras vivre jusque-là, si tu le désires.

Et comment, si le Basilica doit retourner sur Harmonie ?

Rien ne presse. Fais envoyer une sonde par l’ordinateur. Tu peux rester ici et Surâme aussi. N’as-tu pas envie d’assister au moins à une partie de la fin de l’histoire ?

Si, bien sûr.

Je le sais, dit la Gardienne. Avant ta visite à la surface de la Terre, je n’étais pas certaine que tu fasses réellement partie de moi, parce que j’ignorais si tu aimais assez ces gens pour partager mon œuvre. Tu n’es plus la même que lorsque je t’ai appelée la première fois.

Je sais, répondit Shedemei. Je ne vivais alors que pour mon travail.

Oh, tu continues, et moi aussi ! Mais c’est ton travail qui a changé et aujourd’hui il se confond avec le mien : il s’agit d’apprendre aux Terriens comment vivre, encore et toujours, génération après génération, et comment rendre cette existence heureuse et libre. Tu as fait ton choix et, désormais, comme à Akmaro, je peux te donner ce que tu désires, parce que je sais que tu ne souhaites que le bonheur de ces gens, pour toujours.

Je n’ai pas le cœur si pur que ça !

Ne te laisse pas égarer par des émotions passagères. Je sais ce que tu fais ; je sais pourquoi tu le fais ; je puis te nommer avec plus d’exactitude que tu ne peux te nommer toi-même.

Un instant, Shedemei se vit en train de tendre la main pour cueillir un fruit blanc à la branche d’un arbre ; elle mordit dedans, et son goût l’emplit de lumière et elle put voler, chanter toutes les chansons ensemble et elles étaient infiniment belles au fond d’elle-même. Elle sut ce qu’était le fruit : c’était l’amour de la Gardienne pour les habitants de la Terre. Le goût du fruit blanc était la joie de la Gardienne. Pourtant, dans ce même goût, elle sentait autre chose, l’acidité, la souffrance aiguë des millions, des milliards de gens incapables de comprendre ce que la Gardienne voulait pour eux, ou qui, le comprenant, haïssaient son but et refusaient son immixtion dans leur existence. Laisse-nous être nous-mêmes ! exigeaient-ils. Laisse-nous exécuter nos propres réalisations ! Nous ne voulons pas de tes dons, nous ne voulons pas faire partie de ton plan ! Et dès lors, ils étaient emportés par les courants du temps, sans jamais participer à l’Histoire parce qu’ils refusaient de participer à plus grand qu’eux. Cependant, leur choix était libre ; ils n’encouraient aucune punition sinon celle des conséquences naturelles de leur propre orgueil. Ainsi, même en rejetant le plan de la Gardienne, ils s’y incluaient ; en refusant de goûter au fruit de l’arbre, ils devenaient une fraction de son exquise saveur. Même cela était un hommage. Leur hubris avait son importance, bien que, dans le long flot brûlant de l’Histoire, rien n’en fût changé. Elle avait de l’importance parce que la Gardienne les aimait, les conservait dans sa mémoire, connaissait leurs noms et leurs histoires et pleurait sur eux : Ô ma fille, ô mon fils, toi aussi, tu fais partie de moi, leur criait-elle. Tu fais partie de mes regrets infinis et je ne t’oublierai jamais…

Et les émotions devinrent trop puissantes pour Shedemei. Elle se trouvait dans l’esprit de la Gardienne depuis longtemps et avait atteint son point limite de résistance. Elle s’éveilla convulsée de violents sanglots, terrassée, anéantie, et elle poussa un long cri de douleur, chargé d’un chagrin inexprimable – chagrin pour les égarés, chagrin d’avoir dû quitter l’esprit de la Gardienne, chagrin parce que le goût du fruit blanc avait disparu de ses lèvres et que ce n’avait été qu’un rêve. Un vrai rêve, mais un rêve qui avait une fin, et me voici plus seule que jamais parce que, pour la première fois de ma vie, j’ai compris ce que c’était de ne pas être seule, et je n’avais jamais su à quel point il est beau de se sentir connue et aimée vraiment et absolument. Son cri s’éteignit ; le rêve l’avait physiquement épuisée ; elle se rendormit et ne rêva plus jusqu’au matin. Il s’était écoulé suffisamment de temps pour qu’elle supporte de se réveiller à nouveau, bien que le songe fût encore terriblement présent à son esprit.

« Tu as vu ? murmura-t-elle.

Nafai n’a jamais fait un rêve aussi puissant que celui-ci.

— Sa tâche n’était pas la même. Peux-tu m’emmener à l’endroit où je dois paraît-il me rendre ?

Avec même une bonne avance.

Tandis que la navette se mettait en route, elle prit un petit-déjeuner ; elle mâchait mécaniquement : les aliments n’avaient aucun goût comparés au souvenir de son rêve.

« Ton attente s’achève enfin, dit-elle entre deux bouchées. Tu l’as vu, je suppose.

Je suis déjà en train de préparer un message pour mon itération originale. J’y joins mon enregistrement de ton rêve. Malheureusement, il semble avoir été en grande partie subjectif et je ne pense pas avoir tout compris. C’est toujours pareil avec ces vrais rêves : j’ai toujours l’impression de passer à côté de quelque chose.

— Moi aussi. Mais j’en ai compris assez, je crois, pour me rassasier quelque temps.

Si la Gardienne est capable de parler si clairement, pourquoi, à ton avis, est-elle généralement si vague ?

— Ça, je l’ai compris dans le rêve. C’est une expérience si écrasante qu’elle consumerait la plupart des gens et qu’ils en sortiraient dépossédés de leur âme. Sa volonté engloutirait la leur. De fait, ça les tuerait.

Pourquoi es-tu immunisée, alors ?

— Je ne suis pas immunisée. Mais comme préalablement j’avais décidé de suivre le plan de la Gardienne, le rêve, au lieu d’effacer ma volonté, a confirmé qui j’étais et ce que je voulais. Je n’ai pas perdu ma liberté et, loin de me tuer, il m’a rendue plus vivante.

En d’autres termes, c’est une entité organique.

— C’est exact ; c’est une entité organique. » Shedemei réfléchit un moment, puis ajouta : « Elle a dit qu’elle ne pouvait pas me laisser voir son visage, mais je comprends à présent que je n’en ai ni le besoin ni l’envie, parce que j’ai fait bien mieux.

À savoir ?

— J’ai porté son visage. J’ai vu par ses yeux.

Juste retour des choses, à mon avis. Elle a pris tes traits à toi mille fois et elle s’est servie de tes mains et de ta bouche pour accomplir son œuvre.

Shedemei leva les mains et les observa, humides et pailletées des miettes du repas qu’elle venait de terminer. « Je peux donc dire que la Gardienne de la Terre me ressemble trait pour trait, non ? » Elle éclata de rire ; un rire plutôt rauque, mais au fond d’elle il éveilla le souvenir d’une musique ; l’espace d’un instant elle se rappela le goût du fruit et elle fut comblée.

Загрузка...