5 Cauchemars de l’éveil

Bondissant de sa couchette, Perrin saisit vivement sa hache et sortit en courant, pieds nus et vêtu seulement de son linge de corps mince, sans se soucier du froid. La lune baignait les nuages d’une lumière blafarde. C’était plus de clarté qu’il n’en fallait pour ses yeux, plus qu’il n’en fallait pour voir les formes survenant de partout qui se glissaient au milieu des arbres, formes presque aussi géantes que Loial mais aux faces défigurées par des mufles et des becs, têtes à demi humaines portant des cornes et des huppes de plumes, formes furtives avançant silencieusement autant sur des sabots ou des pattes que sur des pieds humains chaussés de bottes.

Il ouvrait la bouche pour lancer un avertissement quand, soudain, la porte du chalet de Moiraine se rabattit brusquement et Lan se précipita au-dehors, l’épée à la main en criant : « Les Trollocs ! Réveillez-vous, sur votre vie ! Les Trollocs ! » Des clameurs lui répondirent comme les hommes commençaient à jaillir de leurs huttes en costume de nuit, ce qui impliquait pour la plupart sans rien sur le dos, mais l’épée au poing. Avec un rugissement bestial, les Trollocs foncèrent et furent reçus à la pointe de l’acier et aux cris de ralliement de « Pour le Shienar ! » et « le Dragon Réincarné ! »

Lan était vêtu de pied en cap – Perrin aurait parié que le Lige n’avait pas dormi – et il se jeta au milieu des Trollocs comme si ses vêtements de laine étaient une armure. Il donnait l’impression de danser de l’un à l’autre, l’homme et l’épée fluides comme l’eau ou le vent et là où le Lige dansait les Trollocs hurlaient et mouraient.

Moiraine aussi était sortie dans la nuit, dansant sa propre danse au milieu des Trollocs. Sa seule arme apparente était une baguette mais, là où elle cinglait un Trolloc, une ligne de feu grandissait sur sa chair. Sa main libre lançait des boules de feu surgies du vide, et les Trollocs consumés par les flammes hurlaient en se débattant à terre.

Un arbre entier s’embrasa des racines à la cime, puis un autre et un autre encore. Les Trollocs poussèrent des cris aigus devant cette clarté soudaine, mais ils ne cessèrent pas de manier leurs haches d’armes à lame équilibrée par un pic aigu et leurs épées arquées comme des lames de faux.

Brusquement, Perrin vit Leya franchir d’un pas hésitant le seuil du chalet de Moiraine, de l’autre côté de la vallée en cuvette, et toute autre pensée lui sortit de l’esprit. La Tuatha’an s’adossa à la paroi en rondins, une main à sa gorge. La clarté des arbres en feu montrait à Perrin la souffrance et l’horreur, la répugnance peintes sur son visage tandis qu’elle observait le carnage.

« Cachez-vous ! lui cria Perrin. Rentrez dans le chalet et cachez-vous ! » Le grondement des combats et des agonies noya ses paroles. Il s’élança en courant vers elle. « Cachez-vous, Leya ! Pour l’amour de la Lumière, cachez-vous ! »

Un Trolloc se dressa au-dessus de lui, un bec cruel crochu à l’endroit où auraient dû se trouver nez et bouche. Des épaules aux genoux, il était couvert d’une cotte de mailles noire hérissée de pointes, et il se déplaçait sur des serres de faucon en brandissant une de ces étranges épées incurvées. Il sentait la sueur, la poussière et le sang.

Perrin s’accroupit pour éviter la lame qui s’abattait, poussant un cri inarticulé en frappant avec sa hache. Il savait qu’il aurait dû avoir peur, mais son sentiment d’urgence supprimait la peur. Tout ce qui comptait c’est qu’il lui fallait rejoindre Leya, il lui fallait la mettre en sécurité et le Trolloc lui barrait la route.

Le Trolloc tomba, avec ruades et rugissements ; Perrin ne savait pas où il l’avait atteint, s’il était mourant ou seulement blessé. Il sauta par-dessus son corps qui s’agitait par terre et gravit au plus vite la pente en s’aidant des pieds et des mains.

Les arbres en feu projetaient des ombres sinistres dans la petite vallée. Une ombre vacillante se révéla soudain être un Trolloc, avec cornes et museau de bouc. Agrippant à deux mains une hache d’armes à pic aigu, il semblait sur le point de se précipiter dans la mêlée quand son regard se posa sur Leya.

« Non ! cria Perrin. Ô Lumière, non ! » Des cailloux dérapèrent sous ses pieds nus ; il n’en sentit pas les meurtrissures. La hache du Trolloc se dressa. « Leyaaaaaaaa ! »

Au dernier moment, le Trolloc pivota et sa hache étincela vers Perrin. Qui se jeta sur le sol, hurlant quand l’acier lui entama le dos. Avec l’énergie du désespoir, il lança une main en avant, saisit un sabot de bouc et tira de toutes ses forces. Les pattes du Trolloc se dérobèrent et il s’effondra avec fracas mais, tandis qu’il glissait le long de la pente, il agrippa Perrin avec des mains deux fois plus grosses que les siennes, l’entraînant avec lui, roulant tantôt dessus tantôt dessous. Son odeur fétide envahit les narines de Perrin, puanteur de bouc et sueur humaine acide. Des bras massifs se nouèrent autour de son torse, lui coupant la respiration ; ses côtes craquèrent, sur le point de se casser. La hache du Trolloc lui avait échappé lors de sa chute, mais des dents émoussées de bouc s’enfoncèrent dans l’épaule de Perrin, des mâchoires puissantes se mirent en mouvement. Il gémit comme un élancement de douleur lui traversait le bras gauche. Ses poumons cherchaient péniblement de l’air et sa vision commença à s’obscurcir, mais il avait vaguement conscience que son autre bras était libre, qu’il avait réussi il ne savait comment à conserver sa hache en main. Il la tenait près du fer, à la façon d’un marteau, le côté du pic en avant. Avec un rugissement qui dépensa ce qu’il lui restait de souffle, il enfonça ce pic dans la tempe du Trolloc. Sans un bruit, son adversaire se convulsa, ses membres se détendirent avec violence et Perrin fut projeté au loin. L’instinct seul fit que sa main se resserra sur la hache, la dégageant d’un coup sec tandis que le Trolloc continuait à glisser sur la pente, toujours secoué de tressaillements.

Pendant un instant, Perrin resta allongé sur place, luttant pour retrouver sa respiration. L’entaille dans son dos le brûlait et il sentait l’humidité du sang. Son épaule protesta quand il s’appuya sur ses bras pour se relever. « Leya ? »

Elle était toujours là, blottie devant le chalet, au maximum à dix pas au-dessus de lui. Et elle le dévisageait avec une telle expression qu’il eut du mal à soutenir son regard.

« Pas de compassion pour moi ! lui cria-t-il d’une voix grondante d’irritation. Gardez votre… »

Le saut du Myrddraal du haut du toit du chalet sembla prendre une éternité, et son manteau d’un noir mat pendit tout droit au long de cette lente chute comme si le Demi-Homme se tenait déjà sur le sol. Son regard sans yeux était fixé sur Perrin. De lui émanait l’odeur de la mort.

Une sensation de froid s’infiltra dans les bras et les jambes de Perrin tandis que le Myrddraal le dévisageait. Sa poitrine lui donnait l’impression d’être un bloc de glace. « Leya », dit-il dans un souffle. C’est tout juste s’il se retint de s’enfuir. « Leya, je vous en prie, cachez-vous. S’il vous plaît. »

Le Demi-Homme s’avança vers lui, avec lenteur, convaincu que la peur le retenait dans ses lacs. Il avançait comme un serpent, décrochant une épée tellement noire que seul l’embrasement des arbres la rendait visible. « Que l’on tranche un pied, dit-il à mi-voix, et tout le trépied s’effondre. » Sa voix résonnait comme du cuir desséché qui se désagrège.

Soudain Leya bougea, elle se projeta en avant dans une tentative pour saisir dans ses bras les jambes du Myrddraal. Il balança son épée en arrière d’un mouvement presque négligent, sans même se retourner, et Leya s’affaissa.

Des larmes montèrent au coin des yeux de Perrin. J’aurais dû l’aider… la sauver… J’aurais dû faire… quelque chose ! Mais tant que le Myrddraal le dévisageait de ce regard sans yeux, même réfléchir était un effort.

Nous arrivons, frère. Nous arrivons, Jeune Taureau.

Sous l’effet des mots dans son esprit, sa tête résonna comme une cloche qu’on frappe ; les réverbérations se propagèrent à travers son être. Avec les mots survinrent les loups, en foule, envahissant son cerveau en même temps qu’il se rendait compte de leur irruption dans la vallée en forme de cuvette. Des loups de montagne dont la hauteur atteignait presque la ceinture d’un homme, tous blancs et gris, surgissant de la nuit au galop, conscients de la surprise des Deux-Pattes comme ils s’élançaient pour attaquer les Difformes. Les loups emplissaient le cerveau de Perrin au point qu’il se rappelait à peine être un homme. Ses yeux reflétèrent la lumière, brillant d’un éclat jaune d’or. Et le Demi-Homme s’immobilisa comme s’il hésitait soudain à avancer.

« Évanescent », dit Perrin d’une voix rude, mais alors un nom différent lui vint, des loups. Les Trollocs – les Difformes – produits pendant la Guerre de l’Ombre en fondant ensemble des hommes et des animaux, étaient déjà assez horribles, mais le Myrddraal… « Jamais-Né ! » lança sèchement Jeune Taureau. La lèvre retroussée, montrant ses dents, il se rua sur le Myrddraal.

L’Évanescent se déplaçait telle une vipère, avec une souplesse sinueuse meurtrière, son épée noire rapide comme l’éclair, mais lui était Jeune Taureau. C’est ainsi que l’appelaient les loups. Jeune Taureau, avec des cornes d’acier qu’il maniait avec ses mains. Il faisait corps avec les loups. Il était un loup, et n’importe quel loup était prêt à mourir cent fois pour voir abattu un des Jamais-Nés. L’Évanescent recula devant lui, sa lame vive s’efforçant à présent de parer ses coups de taille.

Jarret et gorge, c’est ainsi que tuent les loups. Jeune Taureau se jeta soudain de côté, planta un genou à terre et sa hache entama le jarret du Demi-Homme. Celui-ci hurla – un son à transpercer les os qui lui aurait fait dresser les cheveux sur la tête en tout autre temps – et s’effondra, se rattrapant sur une main. Le Demi-Homme – le Jamais-Né – tenait encore fermement son épée mais, avant qu’il ait eu le temps de se ressaisir, la hache de Jeune Taureau s’abattit de nouveau. À demi tranchée, la tête du Myrddraal oscilla et se renversa en arrière, lui pendant sur le dos ; pourtant, toujours appuyé sur sa main, le Jamais-Né continuait à ferrailler follement avec son épée. Les Jamais-Nés mettaient toujours longtemps à mourir.

Par les loups autant que par ses propres yeux, Jeune Taureau recevait des impressions de Trollocs se débattant sur le sol, hurlant sans avoir été atteints par un loup ou un homme. Ceux-là devaient être liés au Myrddraal et mourraient en même temps que lui – si personne ne les tuait avant.

Elle était forte, l’impulsion qui le poussait à dévaler la pente pour rejoindre ses frères, pour tuer avec eux les Difformes, pour donner la chasse aux Jamais-Nés restants, mais un fragment de ce qui était encore humain enfoui en lui se souvint. Leya.

Il laissa choir sa hache et retourna avec douceur la Tuatha’an. Du sang couvrait son visage et ses yeux voilés par la mort levaient vers lui un regard fixe. Un regard accusateur, à ce qu’il lui sembla. « J’essayais, lui dit-il. J’essayais de vous sauver. » Le regard demeura fixe. « Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Il vous aurait assassinée si je ne l’avais pas tué ! »

Viens, Jeune Taureau. Viens abattre les Difformes.

Ce qui était loup déferla en lui, prit possession. Reposant Leya sur le sol, Perrin ramassa sa hache, dont la lame luisait d’humidité. Ses yeux brillaient lorsqu’il descendit en courant la pente rocailleuse. Il était Jeune Taureau.

Les arbres dispersés autour du val en forme de cuvette brûlaient comme des torches ; un grand pin s’enflamma brusquement quand Jeune Taureau plongea dans la bataille. L’air nocturne vibra de lueurs bleues irradiantes, pareilles à des éclairs en nappe, au moment où Lan engagea le combat avec un autre Myrddraal, l’antique acier créé par les Aes Sedai croisant l’acier noir issu des forges de Thakan’dar, dans l’ombre du Shayol Ghul. Loial maniait un bâton de combat gros comme un poteau de clôture, ce madrier qui tournoyait marquait un espace où nul Trolloc n’entrait sans être abattu. Des hommes luttaient farouchement dans les ombres dansantes, mais Jeune Taureau – Perrin – constata machinalement que trop nombreux étaient les Deux-Pattes shienariens à terre.

Ses frères et sœurs combattaient en petites meutes de trois ou quatre, esquivant les épées semblables à des faux et les haches-épieux, s’élançant les crocs prêts à entailler les jarrets, fonçant pour trancher les gorges à coups de dents quand leur proie tombait. Il n’y avait pas d’honneur dans la manière de combattre, pas de gloire, pas de miséricorde. Les loups n’étaient pas venus pour se battre, ils étaient venus pour tuer. Jeune Taureau se joignit à l’une des petites meutes, la lame de sa hache tenant lieu de crocs.

Il ne pensait plus à la bataille dans son ensemble. N’existait que le Trolloc que lui et les loups – ses frères – séparaient des autres et abattaient. Ensuite c’était le tour d’un autre, puis d’un autre et d’un autre encore jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Plus ici, plus nulle part. Il ressentit l’envie impérative de lancer de côté la hache et d’utiliser ses dents, de courir à quatre pattes comme ses frères. De franchir au galop les hauts défilés. De courir le ventre dans la neige poudreuse à la poursuite d’un cerf. De courir avec le vent froid hérissant sa fourrure. Il gronda avec ses frères et les Trollocs hurlaient en voyant le regard de ses yeux dorés, plus effrayés encore par lui que par les autres loups.

Brusquement, il se rendit compte qu’il n’y avait plus un Trolloc debout nulle part dans la vallée, bien qu’ayant conscience que ses frères étaient lancés à la poursuite d’autres Trollocs en fuite. Une meute de sept s’attachait à une proie différente, quelque part dans l’obscurité. Un des Jamais-Nés se précipitait pour rejoindre son quatre-pattes-aux-pieds-durs – son cheval, précisa un lointain élément de lui-même – et ses frères suivaient, le nez empli de son fumet, de son essence de mort. À l’intérieur de sa tête, Perrin était avec eux, voyait avec leurs yeux. Quand ils rejoignirent le Jamais-Né, celui-ci se retourna, proférant des malédictions, lame noire et Jamais-Né vêtu de noir faisant partie intégrante de la nuit. Seulement c’était dans la nuit que ses frères et sœurs chassaient.

Jeune Taureau gronda quand le premier frère mourut, la souffrance de sa mort lui était insupportable, pourtant les autres attaquèrent de plus belle et d’autres frères et sœurs moururent, mais les mâchoires claquantes entraînèrent à terre le Jamais-Né. Il luttait maintenant lui aussi avec ses dents qui ouvraient des gorges, avec ses ongles qui tranchaient la peau et les chairs comme les serres dures que portaient les Deux-Pattes, mais même en mourant les frères s’acharnaient. Finalement, une seule sœur se dégagea péniblement de l’amas encore secoué de tressaillements et s’écarta en titubant. Brume du Matin était son nom mais, comme pour tous leurs noms, il impliquait plus que cela : un matin glacial où régnait déjà dans l’air la morsure de neiges à venir et le brouillard avançant en spirales épaisses à travers la vallée, tourbillonnant dans le vent vif qui apportait la promesse d’une bonne chasse. Dressant la tête, Brume du Matin hurla à la lune masquée par les nuages, pleurant ses morts.

Jeune Taureau rejeta la tête en arrière et hurla avec elle, se lamenta avec elle.

Quand il rabaissa la tête, Min le dévisageait. « Tu te sens bien, Perrin ? » demanda-t-elle d’un ton hésitant. Elle avait la joue meurtrie et une manche de sa tunique était à demi arrachée. Elle tenait un gourdin dans une main et une dague dans l’autre, et il y avait du sang et des poils sur les deux.

Tous le dévisageaient, il s’en aperçut, tous ceux qui restaient encore debout. Loial, appuyé avec lassitude sur son haut bâton. Les guerriers du Shienar, qui avaient descendu leurs blessés à l’endroit où Moiraine, assise sur ses talons, se penchait sur un des leurs avec Lan debout à côté d’elle. Même l’Aes Sedai regardait dans sa direction. Les arbres en flammes telles d’énormes torches projetaient une clarté vacillante. Des Trollocs morts jonchaient le sol. Il y avait plus de guerriers du Shienar à terre que debout, et les cadavres de ses frères étaient disséminés parmi eux. Si nombreux…

Perrin se rendit compte qu’il avait envie de recommencer à hurler. Il établit frénétiquement un mur pour arrêter tout contact avec les loups. Des images filtrèrent dans sa conscience, des émotions, tandis qu’il essayait de les repousser. Finalement, tout de même, il ne les sentit plus, ne sentit plus leur souffrance ou leur colère, ou le désir de pourchasser les Difformes ou de courir… Il se secoua. La blessure de son dos brûlait comme du feu et il avait l’impression que son épaule mâchée avait été martelée sur une enclume. Ses pieds nus, écorchés et meurtris, étaient le siège de douleurs lancinantes. L’odeur du sang était omniprésente. L’odeur des Trollocs, et de la mort.

« Je… je vais bien, Min.

— Tu t’es bien battu, forgeron », dit Lan. Le Lige dressa au-dessus de sa tête son épée toujours ensanglantée. « Tai’shar Manetheren ! Tai’shar Andor ! » Vrai Sang de Manetheren. Vrai sang d’Andor.

Les hommes du Shienar encore valides – si peu – levèrent leur épée et se joignirent à lui. « Tai’shar Manetheren ! Tai’shar Andor ! »

Loial hocha la tête. Il ajouta : « Ta’veren. »

Perrin baissa les yeux, gêné. Lan lui avait épargné les questions auxquelles il ne voulait pas répondre mais lui avait accordé un honneur qu’il ne méritait pas. Les autres ne se rendaient pas compte. Il se demanda ce qu’ils diraient s’ils étaient au courant de la vérité. Min se rapprocha et il murmura : « Leya est morte. Je n’ai pas pu… j’ai failli arriver à temps auprès d’elle.

— Cela n’aurait fait aucune différence, dit-elle à mi-voix. Tu le sais bien. » Elle se pencha pour regarder son dos et eut une grimace. « Moiraine va s’occuper de ça pour toi. Elle guérit ceux qu’elle peut soigner. »

Perrin hocha la tête. Son dos était tout collant de sang en train de sécher depuis l’épaule jusqu’à la taille mais, en dépit de la souffrance, il y prêtait à peine attention. Par la Lumière, j’ai failli ne pas redevenir moi-même, cette fois-ci. Je ne peux pas risquer que cela recommence. Je ne veux pas. Plus jamais !

Pourtant, quand il était avec les loups, tout était si différent. Il n’avait plus alors à se soucier que des étrangers aient peur de lui parce qu’il était grand et fort. Personne ne le jugeait lent d’esprit alors qu’il s’efforçait simplement d’agir avec pondération. Les loups se connaissaient même quand ils ne s’étaient encore jamais rencontrés et, avec eux, il était un autre loup, voilà tout.

Non ! Ses mains se crispèrent sur le manche de sa hache. Non ! Il sursauta quand Masema prit soudain la parole.

« C’était un signe », proclama le guerrier du Shienar en pivotant sur lui-même en cercle pour s’adresser à tous. Il y avait du sang sur ses bras et sa poitrine – il s’était battu vêtu uniquement de ses chausses – et il se déplaçait en boitant, mais l’éclat qui brillait dans ses yeux traduisait toujours autant de ferveur. Davantage de ferveur. « Un signe pour confirmer notre foi. Même des loups sont venus combattre pour le Dragon Réincarné. Dans la Dernière Bataille, le Seigneur Dragon convoquera même les bêtes de la forêt pour lutter à nos côtés. C’est un signe pour nous d’aller de l’avant. Seuls les Amis du Ténébreux ne se joindront pas à nous. »

Deux des Shienariens approuvèrent en silence.

« Ferme ta bougre de grande bouche, Masema ! ordonna Uno. Il paraissait indemne, mais aussi Uno combattait déjà les Trollocs avant la naissance de Perrin. Cependant son corps s’affaissait sous le poids de la fatigue ; seul l’œil peint sur son couvre-œil semblait dispos. « Nous irons fichtrement de l’avant quand le Seigneur Dragon nous en donnera le sacré ordre et pas avant ! Vous autres, espèce de cervelles de mouton de paysans, rappelez-vous sacrément ça ! » Le borgne regarda la file grandissante de guerriers que soignait Moiraine – peu étaient capables ne serait-ce que de se tenir assis, même après qu’elle en avait fini avec eux – et secoua la tête. « Du moins avons-nous une quantité de sacrées peaux de loup pour tenir chaud aux blessés.

— Non ! » Les guerriers parurent stupéfaits de la véhémence qu’avait la voix de Perrin. « Ils se sont battus pour nous et nous les enterrerons avec nos morts. »

Uno fronça les sourcils et ouvrit la bouche comme s’il s’apprêtait à discuter, mais Perrin braqua sur lui un ferme regard d’ambre. C’est le Shienarien qui baissa les yeux le premier – et il donna son accord d’un geste.

Perrin s’éclaircit la gorge, de nouveau gêné tandis qu’Uno ordonnait aux guerriers valides de rassembler les loups morts. Min plissait les paupières en le dévisageant selon son habitude quand elle avait des visions. « Où est Rand ? lui demanda-t-il.

— Là-bas dans le noir, dit-elle avec un mouvement de menton vers le haut de la pente sans détourner les yeux de lui. Il ne veut parler à personne. Il se contente de rester là-bas et renvoie sèchement quiconque s’approche de lui.

— Il me parlera », dit Perrin. Elle le suivit en objectant tout le long du chemin qu’il devrait attendre que Moiraine se soit occupée de ses blessures. Par la Lumière, que voit-elle quand elle me regarde ? Je ne veux pas le savoir.

Rand était assis sur le sol juste au-delà de la nappe de clarté projetée par les arbres en feu, le dos appuyé à un chêne rabougri. Le regard perdu dans le vide, il avait les bras serrés sur son torse, les mains cachées sous sa tunique rouge, comme s’il avait froid. Il ne parut pas remarquer leur arrivée. Min prit place à côté de lui, mais il ne broncha pas même quand elle posa la main sur son bras. Là aussi, Perrin sentit l’odeur du sang et pas seulement du sien.

« Rand », commença Perrin, mais Rand lui coupa la parole.

« Sais-tu ce que j’ai fait pendant la bataille ? » Regardant toujours au loin, Rand s’adressa à la nuit. « Rien ! Rien d’utile. Au début, quand j’ai recherché la Vraie Source, je n’ai pas pu l’atteindre, pas pu la saisir. Elle ne cessait de m’échapper. Puis, quand je l’ai eue enfin, je m’apprêtais à les brûler tous, à brûler tous les Trollocs et les Évanescents. Et le seul résultat que j’ai obtenu, c’est de mettre le feu à quelques arbres. » Il fut secoué d’un rire silencieux qui s’interrompit sur une grimace de douleur. « Le saidin m’avait envahi au point que j’ai cru que j’allais exploser comme une fusée. J’ai dû le canaliser vers quelque chose, m’en débarrasser avant qu’il me consume, et je me suis retrouvé en train de songer à faire s’effondrer la montagne pour qu’elle ensevelisse les Trollocs. J’ai failli essayer. Voilà mon combat. Non pas contre les Trollocs. Contre moi-même. Pour m’empêcher de nous écraser tous sous la montagne. »

Min lança à Perrin un regard atterré comme pour lui demander de l’aide.

« Nous… nous les avons matés, Rand », dit Perrin. Il frémit en songeant à tous les blessés qui étaient en bas. Et aux morts. Cela vaut mieux que d’avoir reçu la montagne sur le dos. « Nous n’avons pas eu besoin de toi. »

La tête de Rand retomba en arrière contre l’arbre et ses yeux se fermèrent. « J’ai senti qu’ils venaient, dit-il presque dans un murmure. Seulement, voilà, je ne savais pas ce que c’était. Ils me produisaient la même impression que la souillure sur le saidin. Et le saidin est toujours là qui m’appelle, qui chante pour moi. Le temps que je comprenne la différence, Lan donnait déjà l’alarme. Ah ! si j’avais eu la maîtrise du saidin, j’aurais pu lancer un avertissement avant que les Trollocs soient à proximité. Oui, mais la moitié du temps quand je réussis à atteindre le saidin j’ignore totalement ce que je fais. Son flux m’emporte. J’aurais pu vous alerter, pourtant. »

Mal à l’aise, Perrin passa d’un pied douloureux sur l’autre. « Nous avons été prévenus suffisamment à temps. » Il avait conscience d’avoir l’air d’essayer de se convaincre lui-même. Moi aussi, j’aurais pu nous mettre en garde si j’avais parlé aux loups. Eux savaient que des Trollocs et des Évanescents se trouvaient dans les montagnes. Ils essayaient de me prévenir. Néanmoins, il se posa la question : s’il ne maintenait pas les loups à l’écart de son esprit, ne serait-il pas à présent en train de courir avec eux ? Il y avait cet homme, Élyas Machera, qui parlait aussi aux loups, cependant il semblait capable de se rappeler qu’il était un homme. Jamais pourtant il n’avait expliqué à Perrin comment il s’y prenait, et Perrin ne l’avait pas vu depuis longtemps.

Le crissement de bottes sur les cailloux annonça l’arrivée de deux personnes, et un tourbillon d’air apporta leur odeur à Perrin. Il eut toutefois la prudence de ne pas prononcer de noms avant que Lan et Moiraine soient assez près pour que même des yeux ordinaires les distinguent.

Le Lige avait une main passée sous le bras de l’Aes Sedai, comme s’il voulait la soutenir sans qu’elle s’en rende compte. Moiraine avait les yeux cernés et elle tenait une petite statue de femme en ivoire jauni par l’âge. Perrin reconnut un angreal, relique de l’Ère des Légendes qui permettait à une Aes Sedai de canaliser en toute sécurité davantage du Pouvoir Unique qu’elle n’en aurait été capable avec son seul don. C’était une mesure de sa fatigue que Moiraine s’en soit servie pour guérir.

Min se leva pour aider Moiraine, mais l’Aes Sedai l’écarta d’un geste. « Tous les autres ont été soignés, dit-elle à Min. Quand j’en aurai fini ici, je pourrai me reposer. » D’un mouvement vif, elle se dégagea aussi de Lan, et une expression de concentration apparut sur son visage pendant que sa main fraîche passait sur l’épaule saignante de Perrin, puis le long de la blessure dans son dos. À son contact, Perrin sentit un fourmillement sur sa peau. « Ce n’est pas trop grave, dit-elle. La meurtrissure de ton épaule est profonde, mais les entailles sont superficielles. Arme-toi de courage. Cela ne te fera pas mal, mais… »

Il n’avait jamais trouvé agréable de côtoyer quelqu’un qu’il savait exercer le Pouvoir Unique et moins encore d’être lui-même ce sur quoi ce Pouvoir s’exerçait. Cette dernière éventualité s’était pourtant produite une ou deux fois, et il pensait avoir une idée de ce qu’impliquait le canalisage, mais ces guérisons avaient été mineures, effaçant simplement la lassitude quand Moiraine avait un besoin impératif qu’il ne soit pas épuisé. Elles ne ressemblaient en rien à ce qui se produisit alors.

Les yeux de l’Aes Sedai semblèrent soudain voir en lui, voire à travers lui. Il eut un haut-le-corps et faillit lâcher sa hache. Il sentait la peau de son dos le picoter, ses muscles se tordre comme s’ils se nouaient entre eux. Son épaule frémit d’un tremblement incoercible et tout se brouilla devant son regard. Il fut pénétré de froid jusqu’à l’os et au-delà encore. Il eut l’impression de bouger, de tomber, de voler ; il était incapable de dire le terme exact, mais il avait la sensation de foncer – vers quelque part, par un moyen quelconque – à une vitesse folle, sans arrêt. Après une éternité, le monde reprit son aspect normal. Moiraine reculait, chancelante jusqu’à ce que Lan la rattrape par le bras.

Bouche bée, Perrin regarda son épaule. Les morsures et meurtrissures avaient disparu ; ne subsistait pas même un élancement. Perrin se retourna lentement, mais la douleur dans son dos avait également disparu. Et ses pieds ne le faisaient plus souffrir ; il n’eut pas besoin de regarder pour comprendre que tous les bleus et écorchures s’étaient effacés. Son estomac émit des gargouillements bruyants.

« Il faudra que tu manges dès que possible, lui recommanda Moiraine. Une bonne partie de la force pour ce résultat est venue de toi. Tu as besoin de la remplacer. »

La faim… et des images de nourriture envahissaient déjà la tête de Perrin. Du bœuf rôti saignant, de la venaison, du mouton et… Il réussit avec effort à s’empêcher de penser plus longtemps à la viande. Il dénicherait quelques-unes de ces racines qui avaient une odeur de navet en cuisant sur les braises. Son estomac émit un grommellement de protestation.

« Il y aura à peine une cicatrice, forgeron, dit Lan derrière lui.

— La plupart des loups qui ont été blessés ont regagné la forêt par leurs propres moyens, dit Moiraine en se massant le dos avec le poing et en s’étirant, mais j’ai guéri ceux que j’ai trouvés. » Perrin lui jeta un coup d’œil scrutateur, cependant elle semblait parler sans arrière-pensée. « Peut-être sont-ils venus pour leurs propres raisons, toutefois sans eux nous serions probablement tous morts. » Perrin oscilla d’un pied sur l’autre, gêné, et baissa les yeux.

L’Aes Sedai tendit la main vers la contusion sur la joue de Min, mais celle-ci esquissa un pas en arrière en disant : « Je ne suis pas vraiment blessée et vous êtes fatiguée. J’en ai encaissé pire en m’affalant de ma hauteur. »

Moiraine sourit et laissa retomber sa main. Lan lui prit le bras ; elle oscilla malgré son soutien. « Très bien. Et toi, Rand ? As-tu été blessé ? Même une légère entaille d’une lame de Myrddraal risque d’être mortelle et certaines lames trolloques sont presque aussi dangereuses. »

Perrin remarqua quelque chose pour la première fois. « Rand, ta tunique est mouillée. »

Rand retira sa main droite de dessous sa tunique, une main couverte de sang. « Pas d’un Myrddraal, dit-il distraitement en examinant sa main. Pas même d’un Trolloc. C’est la blessure que j’ai reçue à Falme qui s’est rouverte. »

Moiraine siffla entre ses dents, dégagea d’un geste brusque le bras que tenait Lan, tomba pratiquement à genoux près de Rand. Écartant le pan de sa tunique, elle examina sa blessure. Perrin ne voyait rien, car la tête de Moiraine occultait son champ de vision, mais l’odeur du sang était maintenant plus forte. Les mains de Moiraine bougèrent et Rand grimaça de douleur. « Le sang du Dragon Réincarné sur les rocs du Shayol Ghul libérera de l’Ombre le genre humain. N’est-ce pas ce que disent les Prophéties du Dragon ?

— Qui t’a raconté cela ? questionna sèchement Moiraine.

— Si vous pouviez m’amener au Shayol Ghul par une Porte des Voies ou une Pierre Porte, c’en serait fini. Plus d’agonies. Plus de rêves. Plus rien.

— Si c’était aussi simple, répliqua sévèrement Moiraine, je m’arrangerais pour le faire, mais tout dans le Cycle de Karaethon n’est pas à prendre au pied de la lettre. Pour une chose exprimée sans ambiguïté, il y en a dix qui peuvent avoir cent interprétations. Ne crois pas que tu sais quoi que ce soit de ce qui doit être, même si quelqu’un t’a récité les Prophéties d’un bout à l’autre. » Elle s’arrêta comme si elle rassemblait ses forces. Ses doigts se resserrèrent sur l’angreal et sa main libre passa sur le flanc de Rand comme s’il n’était pas couvert de sang. « Arme-toi de courage. »

Soudain les yeux de Rand s’écarquillèrent et il se redressa tout droit sur son séant, haletant, frissonnant, le regard fixe. Quand Moiraine avait opéré sur lui, Perrin avait eu l’impression que cela durait une éternité – et pourtant voilà que quelques secondes plus tard elle aidait Rand à s’adosser de nouveau contre le chêne.

« J’ai fait… le maximum dont je suis capable, dit-elle d’une voix étouffée. Le maximum. Il te faudra être prudent. Cette blessure risque de se rouvrir si… » Sa voix s’éteignit et elle s’effondra.

Rand la rattrapa, mais Lan fut là aussitôt pour la prendre dans ses bras. Et, en même temps, une expression passa sur son visage, une expression plus proche de la tendresse que Perrin ne se serait attendu à voir chez Lan.

« Épuisée, commenta le Lige. Elle s’est occupée de tous les autres, mais il n’y a personne pour la débarrasser de sa fatigue. Je vais la mettre au lit.

— Il y a Rand », dit lentement Min, mais le Lige secoua la tête.

« Ce n’est pas que je pense que tu ne voudrais pas essayer, berger, mais tu en sais si peu que tu as autant de chances de la tuer que de l’aider.

— Exact, répliqua Rand avec amertume. On ne doit pas se fier à moi. Lews Therin Meurtrier-des-Siens a tué tous ses proches. Peut-être que j’en ferai autant avant de disparaître.

— Ressaisis-toi, berger, ordonna Lan âprement. Le monde entier repose sur tes épaules. Rappelle-toi que tu es un homme et fais ce qu’il y a à faire. »

Rand leva les yeux vers le Lige, toute amertume étonnamment dissipée. « Je combattrai de mon mieux, répliqua-t-il. Parce qu’il n’y a personne d’autre, que cela doit s’accomplir et que ce devoir est le mien. Je combattrai, mais je ne suis pas obligé de trouver agréable ce que je suis devenu. » Il ferma les paupières comme s’il était gagné par le sommeil. « Je combattrai. Les rêves… »

Lan le considéra un instant, puis hocha la tête. Il releva les yeux et porta son regard par-dessus Moiraine vers Perrin et Min. « Emmenez-le se coucher, puis essayez de dormir un peu, vous aussi. Nous avons des plans à établir et la Lumière seule sait ce qui va se passer. »

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