Des maisons de pierre grise aux toits d’ardoise étaient agglutinées le long des quelques rues étroites de Jarra, accrochées à flanc de colline au-dessus d’un petit cours d’eau qu’enjambait à faible hauteur un pont de bois. Les rues boueuses étaient désertes, de même que la grande place en pente, à l’exception d’un homme qui balayait le perron de l’unique auberge du village, à côté de son écurie de pierre ; mais la place donnait l’impression d’avoir été foulée par pas mal de gens peu de temps auparavant. Une demi-douzaine d’arcades, constituées par des branches feuillues entrelacées et parsemées des quelques fleurs que l’on pouvait trouver aussi tôt dans l’année, se dressaient en cercle au milieu du pré communal. Le sol était visiblement piétiné, et il y avait d’autres signes indiquant un rassemblement ; une écharpe rouge de femme gisait accrochée au pied d’une des arches, un bonnet d’enfant en tricot, un pot d’étain tombé sur le côté, quelques débris de nourriture à demi mangée.
Les arômes du vin sucré et de gâteaux aux épices persistaient sur la place, mêlés à la fumée d’une douzaine de cheminées et de repas du soir en train de cuire. Pendant un instant, le flair de Perrin capta une autre odeur, une odeur qu’il fut incapable d’identifier, une faible traînée dont l’abomination hérissa les cheveux sur sa nuque. Puis s’effaça. Néanmoins, il était sûr que quelque chose était passé par là, quelque chose… de mauvais. Il se frotta le nez comme pour en effacer le souvenir. Ce ne peut pas être Rand. Par la Lumière, même s’il est devenu réellement fou, impossible que ce soit lui. Ou bien si ?
Une enseigne peinte était accrochée au-dessus de la porte de l’auberge – un homme debout sur une jambe, les bras levés : Le Saut d’Harilin. Comme ils s’arrêtaient devant le bâtiment carré en pierre, le balayeur se redressa en bâillant à se décrocher la mâchoire. Il sursauta en remarquant les yeux de Perrin, mais les siens déjà saillants s’écarquillèrent quand son regard tomba sur Loial. Avec sa bouche largement fendue et sa quasi-absence de menton, il ressemblait assez à une grenouille. Un relent de vin suret flottait autour de lui – pour l’odorat de Perrin, du moins. Le bonhomme avait sûrement participé aux festivités.
Le balayeur se secoua et transforma le mouvement en révérence, une main posée sur la double rangée de boutons de bois ornant le devant de sa tunique. Ses yeux allaient vivement de l’un à l’autre des arrivants, s’exorbitant plus encore lorsqu’ils se posaient sur Loial. « Bienvenue, bonne Maîtresse, et que la Lumière illumine votre chemin. Bienvenue, mes bons Maîtres. Vous désirez de la nourriture, des chambres, un bain ? Tout cela est à disposition ici, au Saut. Maître Harod, l’aubergiste tient une bonne maison. Je m’appelle Simion. Si vous désirez quoi que ce soit, demandez Simion et il vous le fournira. » Il bâilla de nouveau, se couvrant la bouche avec gêne et s’inclinant pour masquer son bâillement. « Je vous demande pardon, bonne Maîtresse. Vous venez de loin ? Avez-vous des nouvelles de la Grande Quête ? la Quête du Cor de Valère ? Ou du faux Dragon ? On raconte qu’il y a un faux Dragon dans le Tarabon. Ou peut-être dans l’Arad Doman.
— Nous n’arrivons pas d’aussi loin, répondit Lan en sautant à bas de sa selle. Nul doute que vous en savez plus que moi. » Tous commencèrent à mettre pied à terre.
« Vous avez eu un mariage, ici ? dit Moiraine.
— Un mariage, bonne Maîtresse ? En vérité, nous en avons eu une foultitude. Une épidémie. Rien qu’au cours de ces deux derniers jours. Il n’y a pas une femme en âge de prononcer les vœux qui soit restée célibataire, pas dans le village entier ni à une demi-lieue à la ronde. Tenez, même la Veuve Jorath a traîné le Vieux Banas sous les arches, et aussi bien l’un que l’autre avaient juré de ne jamais se remarier. C’était comme si un tourbillon emportait tout le monde. Rilith, la fille du tisserand, c’est elle qui a été la première à demander à Jon le forgeron de l’épouser et, lui qui est assez âgé pour être son père, pour le moins. Ce vieux fou a simplement posé son tablier et dit « oui », alors elle a insisté pour que les arches soient dressées aussitôt. N’a pas voulu entendre parler d’un délai d’attente convenable et les autres femmes ont pris fait et cause pour elle. Depuis, nous avons eu des mariages jour et nuit. Ma foi, personne n’a pratiquement fermé l’œil.
— Ah ! c’est vraiment curieux, dit Perrin comme Simion s’interrompait pour bâiller de nouveau, mais avez-vous vu un jeune…
— C’est très curieux, répéta Moiraine, lui coupant la parole, et j’aimerais en apprendre davantage plus tard, peut-être. Pour le moment, nous voudrions des chambres et de quoi dîner. » Sans lever le bras, Lan fit un geste discret du bout des doigts à l’adresse de Perrin, comme pour lui intimer de se taire.
« Naturellement, bonne Maîtresse. Un repas. Des chambres. » Simion hésita en toisant Loial. « Nous serons obligés de rapprocher deux lits bout à bout pour… » Il se pencha vers Moiraine et baissa la voix. « Pardon, bonne Maîtresse, mais… heu… qu’est-ce qu’il… est… exactement ? Sans vouloir manquer de respect », ajouta-t-il précipitamment.
Il n’avait pas parlé assez bas, car les oreilles de Loial s’agitèrent avec irritation. « Je suis un Ogier ! Qu’est-ce que vous pensiez que j’étais ? Un Trolloc ? »
Simion recula d’un pas au son de cette voix de tonnerre. « Un Trolloc, bon… Maître ? Voyons, je suis un homme fait. Je ne crois pas aux histoires pour gamins. Heu, vous avez dit un Ogier ? Voyons, les Ogiers sont des hist… je veux dire… c’est-à-dire… » En désespoir de cause, il se retourna en direction de l’écurie jouxtant l’auberge. « Nico ! Patrim ! des hôtes ! Venez vous occuper de leurs chevaux ! » Au bout d’un instant, deux garçons avec du foin dans les cheveux sortirent de l’écurie, le pas mal assuré, en bâillant et en se frottant les yeux. Simion indiqua le perron de l’auberge en s’inclinant, tandis que les palefreniers rassemblaient les rênes.
Perrin jeta sur son épaule ses sacoches de selle ainsi que son rouleau de couverture et emporta son arc à la main en suivant Moiraine et Lan précédés par Simion, qui s’inclinait et se relevait comme un bouchon oscillant sur l’eau. Loial dut se courber sous le linteau de la porte et, à l’intérieur, le plafond était à peine plus haut qu’une demi-coudée au-dessus de son crâne. Il ne cessait de ruminer entre ses dents qu’il ne comprenait pas pourquoi si peu d’humains se rappelaient les Ogiers. Sa voix résonnait comme un orage lointain. Même Perrin, qui se trouvait juste devant lui, comprenait seulement la moitié de ce qu’il disait.
L’auberge sentait l’aie et le vin, le fromage et l’air confiné, et un arôme de mouton en train de rôtir provenait de quelque part au fond de la maison. Les rares clients dans la salle commune étaient affalés sur leur chope comme si en réalité ils auraient aimé se coucher sur les bancs pour dormir. Une serveuse aux formes rebondies remplissait d’ale une chope à un des tonneaux au bout de la salle. Quant à l’aubergiste, qui portait un long tablier blanc, il se tenait adossé au mur dans le coin, assis sur un haut tabouret. À l’entrée des arrivants, il redressa la tête, les yeux larmoyants. Sa bouche béa à la vue de Loial.
« Des hôtes, Maître Harod, annonça Simion. Ils veulent des chambres. Maître Harod ? C’est un Ogier, Maître Harod. » La serveuse se retourna, aperçut Loial et lâcha la chope qui tomba avec fracas. Aucun des hommes épuisés assis aux tables ne se donna la peine de regarder. L’un d’eux avait posé la tête sur la table et ronflait.
Les oreilles de Loial s’agitaient violemment.
Maître Harod se leva lentement, les yeux fixés sur Loial, tout en lissant son tablier. « Au moins n’est-ce pas un Blanc Manteau », finit-il par commenter, puis il sursauta comme surpris d’avoir parlé à haute voix. « C’est-à-dire, bienvenue, bonne Maîtresse. Mes bons Maîtres. Pardonnez mon manque de procédés. Je ne puis qu’invoquer la fatigue, bonne Maîtresse. » Il lança un autre coup d’œil à Loial et forma avec les lèvres le mot « Ogier », l’air incrédule.
Loial ouvrit la bouche, mais Moiraine le devança. « Comme l’a dit votre serviteur, bon aubergiste, je désire des chambres pour la nuit pour moi et mes compagnons, ainsi qu’un repas.
— Oh ! naturellement, bonne Maîtresse. Naturellement. Simion, montre à ces bonnes gens mes meilleures chambres afin qu’ils y déposent leurs affaires. J’aurai un délicieux dîner prêt à votre retour, bonne Maîtresse. Délicieux.
— Si vous voulez bien me suivre, bonne Maîtresse, dit Simion. Mes bons Maîtres. » Avec force révérences, il montra le chemin vers un escalier qui s’élevait d’un côté de la salle.
Derrière eux, un des clients attablés s’exclama subitement : « Au nom de la Lumière, qu’est-ce que c’est ? » Maître Harod commença à expliquer ce qu’étaient les Ogiers, avec un ton donnant à penser qu’il les connaissait bien. La majeure partie de ce que Perrin entendit avant qu’ils bissent les voix derrière eux était erronée. Les oreilles de Loial frémissaient sans arrêt.
À l’étage, la tête de l’Ogier frôla presque le plafond. L’étroit corridor devenait sombre, éclairé seulement comme il l’était par la lumière brève du soleil couchant passant par une fenêtre près de la dernière porte au fond.
« Il y a des chandelles dans les chambres, bonne Maîtresse, indiqua Simion. J’aurais dû apporter une lampe, mais la tête me tourne encore de tous ces mariages. Je vais envoyer quelqu’un allumer le feu, si vous le souhaitez. Et vous aurez besoin d’eau pour votre toilette, bien sûr. » Il poussa le battant d’une porte. « Notre plus belle chambre, bonne Maîtresse. Nous n’avons pas beaucoup… pas beaucoup de passage, vous comprenez… mais voici la meilleure.
— Je prendrai celle d’à côté », dit Lan. Il portait sur son épaule les fontes et couvertures de Moiraine en même temps que les siennes, ainsi que le paquet contenant la Bannière du Dragon.
« Oh ! mon bon Maître, ce n’est pas du tout une chambre convenable. Un lit étroit. Pas la place de se retourner. Prévue pour un serviteur, je suppose, comme si nous avions jamais hébergé quelqu’un ici avec un serviteur. Sauf votre respect, bonne Maîtresse.
— Je la prendrai néanmoins, dit Lan d’un ton sans réplique.
« Simion, questionna Moiraine, est-ce que Maître Harod n’aime pas les Enfants de la Lumière ?
— Ma foi, non, bonne Maîtresse. Il ne les détestait pas, mais maintenant si. Avoir une dent contre les Enfants, ce n’est pas une bonne politique, aussi près de la frontière que nous le sommes. Ils passent par Jarra constamment, comme si la frontière n’existait pas. Seulement il y a eu des troubles, hier. Une accumulation. Et avec les mariages qui se célébraient, en plus.
— Que s’est-il passé, Simion ? »
Le serviteur lui jeta un coup d’œil pénétrant avant de répondre. Perrin songea que personne n’avait remarqué l’acuité de son regard, dans la pénombre. « Ils étaient une vingtaine environ, arrivés avant-hier. Pas d’ennuis, à ce moment-là. Par contre, hier… eh bien, trois d’entre eux ont annoncé subitement qu’ils n’étaient plus des Enfants de la Lumière. Ils ont enlevé leur manteau et sont partis à cheval comme ça. »
Lan émit un grognement. « Les Blancs Manteaux s’engagent pour la vie. Qu’a fait leur commandant ?
— Ma foi, il aurait réagi, vous pouvez en être sûr, mon bon Maître, mais un autre a annoncé qu’il s’en allait chercher le Cor de Valère. Et toujours est-il qu’un autre encore a déclaré qu’ils devraient pourchasser le Dragon. Celui-là a expliqué en partant qu’il se rendait dans la Plaine d’Almoth. Puis quelques-uns se sont mis à dire des choses aux femmes dans les rues, des choses qu’ils n’auraient pas dû dire, et à les empoigner. Les femmes hurlaient, les Enfants s’emportaient contre ceux qui s’attaquaient aux femmes. Je n’avais jamais vu pareil esclandre.
— Aucun d’entre vous n’a essayé de les en empêcher ? demanda Perrin.
— Mon bon Maître, vous tenez cette hache comme quelqu’un qui sait s’en servir, mais ce n’est pas si facile d’affronter des hommes qui ont des épées, des armures et autres harnois de guerre quand tout ce qu’on a l’habitude de manier c’est un balai ou une binette. Les Blancs Manteaux, ceux qui n’étaient pas partis, ont rétabli l’ordre. Ils ont presque dû tirer l’épée. Et ça n’a pas été le pire. Deux autres de plus sont tout bonnement devenus fous… en admettant que les premiers ne l’étaient pas. Ces deux-là se sont mis à crier comme des possédés que Jarra était bourré d’Amis du Ténébreux. Ils voulaient bouter le feu au village – ils ont proclamé que c’était leur intention ! – à commencer par le Saut. Vous pouvez voir les traces de brûlé dehors, à l’endroit où ils avaient allumé du feu. Ils se sont battus contre les autres Blancs Manteaux quand ceux-là ont cherché à les arrêter. Les Blancs Manteaux qui restaient, ils nous ont aidés à éteindre les flammes, ils ont ligoté étroitement ces deux-là et ont enfourché leurs chevaux pour s’en retourner en Amadicia. Bon débarras, que je dis, et s’ils ne reviennent jamais ce sera très bien.
— Une conduite brutale, commenta Lan, même pour des Blancs Manteaux. »
Simion hocha la tête en signe d’acquiescement. « Vous l’avez dit, mon bon Maître. Ils n’avaient encore jamais agi de la sorte. Prendre des airs glorieux, oui. Ou vous regarder comme la boue de leurs bottes et fourrer leur nez dans ce qui ne les regarde pas. Par contre, jamais ils n’avaient causé d’ennuis auparavant. Pas de ce genre-là, en tout cas.
— Ils sont partis à présent et les ennuis avec eux, conclut Moiraine. Je suis sûre que nous allons passer une nuit paisible. »
Perrin garda bouche close, mais intérieurement il bouillait. Ces histoires de mariages et de Blancs Manteaux, c’est peut-être intéressant, mais je préférerais savoir si Rand a séjourné ici et quelle direction il a prise quand il s’en est allé. Cette odeur ne pouvait pas provenir de lui.
Il laissa Simion le guider le long du couloir jusqu’à une autre chambre avec deux lits et une table de toilette, deux tabourets et pas grand-chose d’autre. Loial se pencha en avant pour que sa tête franchisse le seuil. Les fenêtres étroites ne laissaient passer qu’une maigre clarté. Les lits étaient assez larges, avec des couvertures et des édredons pliés au pied, mais les matelas avaient l’air bourrés de noyaux de pêche. Simion tâtonna sur le linteau de la cheminée jusqu’à ce qu’il trouve une chandelle et un briquet à silex pour l’allumer.
« Je vais m’occuper de réunir des lits pour vous, bon… heu… bon Ogier. Oui, rien qu’un moment et c’est fait. » Pourtant, il ne montra aucun empressement à s’en occuper, tripotant le chandelier comme s’il était obligé de le poser à un endroit précis. Perrin eut l’impression qu’il était mal à l’aise.
Ma foi, moi aussi je serais dans mes petits souliers si des Blancs Manteaux s’étaient conduits au Champ d’Emond comme ici. « Simion, est-ce qu’un autre étranger est passé par ici depuis deux jours ? Un jeune homme, grand, avec des yeux gris et des cheveux à reflets roux ? Il aurait peut-être joué de la flûte pour se payer un repas ou un lit.
— Je me souviens de lui, mon bon Maître, dit Simion qui changeait toujours le chandelier de place. Arrivé de bonne heure, hier matin. L’air de mourir de faim, qu’il avait. Il a joué de la flûte pour tous les mariages, hier. Un beau gars jeune. Quelques-unes des femmes l’ont regardé d’un bon œil au début, mais… » Il marqua un temps, glissant vers Perrin un coup d’œil en biais. « Est-ce un ami à vous, mon bon Maître ?
— Je le connais, dit Perrin. Pourquoi ? »
Simion hésita. « Pour rien, mon bon Maître. C’était un drôle de gars, voilà tout. Tantôt il se parlait à lui-même, tantôt il riait alors que personne n’avait rien dit. À dormi dans cette chambre même, la nuit dernière, du moins en partie. Nous a tous réveillés au beau milieu de la nuit en hurlant. Ce n’était qu’un cauchemar, mais il n’a pas voulu rester une minute de plus. Maître Harod n’a pas fait grand effort pour l’en dissuader, après un tel barouf. » Simion marqua de nouveau un temps d’hésitation. « Il a dit quelque chose de bizarre en partant.
— Quoi donc ? s’écria Perrin.
— Il a dit que quelqu’un le suivait à la trace. Il a dit… » Le bonhomme au menton fuyant ravala sa salive et poursuivit plus lentement. « Il a dit qu’on le tuerait s’il ne s’en allait pas. Un de nous deux doit mourir et j’ai bien l’intention que ce soit lui. Ses propres paroles.
— Ce n’est pas à nous qu’il faisait allusion, répliqua la voix de basse de Loial. Nous sommes ses amis.
— Certes, mon bon… heu… bon Ogier. Certes non, il ne pensait pas à vous. Je… je ne voudrais rien dire de déplacé concernant un ami à vous, mais… heu… je crois qu’il est malade. Dans sa tête, vous comprenez.
— Nous prendrons soin de lui, répliqua Perrin. C’est pour cela que nous le suivons. Dans quelle direction s’en est-il allé ?
— Je le savais ! s’exclama Simion qui sautillait sur la pointe des pieds. Dès que je vous ai vus, j’ai su qu’elle pourrait apporter son aide. Quelle direction ? L’est, mon bon Maître. L’est, comme si le Ténébreux en personne marchait sur ses talons. Croyez-vous qu’elle m’aidera ? Ou plutôt portera secours à mon frère ? Noam est terriblement malade et Mère Roon dit qu’elle n’y peut rien. »
Perrin garda un visage impassible et gagna un peu de temps pour réfléchir en accotant son arc dans le coin et en posant sacoches et fontes sur un des lits. Le problème, c’est que réfléchir ne lui servit pas à grand-chose. Il regarda Loial, mais ne trouva pas de secours de ce côté-là ; la consternation avait fait s’affaler les oreilles de l’Ogier et pendre sur ses joues ses longs sourcils. « Pourquoi croyez-vous qu’elle peut aider votre frère ? » Quelle question stupide ! La bonne question est : quelles sont ses intentions s’il sait cela ?
« Eh bien, je me suis rendu à Jehannah, une fois, mon bon Maître et j’ai vu deux… deux femmes comme elle. Je ne pouvais pas me tromper à son sujet après cela. » Sa voix baissa jusqu’au chuchotement.
« On dit qu’elles peuvent ressusciter les morts, mon bon Maître.
— Qui d’autre est au courant ? » questionna Perrin vivement et, en même temps, Loial s’écria : « Si votre frère est mort, nul ne peut rien pour lui. »
L’homme à face de grenouille jeta un regard anxieux de l’un à l’autre et ses mots déferlèrent en flot pressé. « Personne à part moi, mon bon Maître. Noam n’est pas mort, bon Ogier, malade seulement. Personne d’autre ne pourrait la reconnaître, je le jure. De toute sa vie, Maître Harod n’a jamais été au-delà de cinq lieues d’ici. Noam est vraiment malade. J’aurais bien présenté ma requête moi-même, mais j’aurais les genoux qui trembleraient si fort qu’elle ne m’entendrait pas parler. Qui sait si elle n’irait pas s’en offusquer et lancer la foudre sur moi ? Et si je m’étais trompé ? Ce n’est pas le genre de chose dont on taxe une femme sans… je veux dire… lieu… » Il leva les mains dans un mouvement qui était moitié supplication moitié geste de défense.
« Je ne peux rien promettre, dit Perrin, mais je lui en parlerai. Loial, pourquoi ne tiendriez-vous pas compagnie à Simion jusqu’à ce que je me sois entretenu avec Moiraine ?
— Bien sûr », répliqua l’Ogier de sa voix de tonnerre. Simion sursauta quand la main de Loial lui engloutit l’épaule dans sa paume. « Il va me conduire à ma chambre et nous bavarderons. Dites-moi, Simion, que connaissez-vous des arbres ?
— Des a… ar… bres, b-bon Ogier ? »
Perrin ne perdit pas plus de temps. D’un pas pressé, il parcourut en sens inverse le couloir sombre et toqua à la porte de Moiraine, attendant à peine son « Entrez ! » impérieux avant de pousser le battant.
Une demi-douzaine de chandelles montraient que la plus belle chambre du Saut n’avait rien de sensationnel, quand bien même le lit avait quatre colonnes soutenant un baldaquin, et le matelas paraissait moins bossué que celui de Perrin. Il y avait un bout de tapis sur le sol et deux fauteuils garnis de coussins au lieu de tabourets. À part cela, la chambre ne différait pas de la sienne. Moiraine et Lan étaient debout devant la cheminée éteinte comme s’ils avaient été en train de discuter de quelque chose, et l’Aes Sedai ne paraissait pas enchantée d’être interrompue. Le visage du Lige était aussi imperturbable qu’une sculpture.
« Rand est bien venu ici, annonça tout à trac Perrin. Ce bonhomme Simion se souvient de lui. » Moiraine siffla entre ses dents serrées.
« On t’a dit de te taire », bougonna Lan.
Perrin se campa face au Lige. C’était plus facile que d’affronter le regard de colère de Moiraine. « Comment découvrir s’il est venu ici sans poser de questions ? Hein, expliquez-moi ça. Rand est parti la nuit dernière, au cas où cela vous intéresserait, en direction de l’est. Et il ne cessait de raconter que quelqu’un le suivait pour essayer de le tuer.
— Vers l’est. » Moiraine hocha la tête. Le calme de sa voix contrastait avec la désapprobation qui se lisait dans ses yeux. « C’est bon à savoir, mais c’était prévisible s’il se rend à Tear. Cependant j’étais à peu près certaine qu’il était passé par ici avant même d’avoir entendu parler des Blancs Manteaux, et leur conduite me l’a confirmé. Rand a presque sûrement raison sur un point, Perrin. Je ne peux pas croire que nous soyons les seuls à tenter de le rejoindre. Et si l’on s’aperçoit que nous sommes à sa recherche, nous risquons fort qu’on essaie de nous empêcher de continuer. Nous avons assez à faire à vouloir rattraper Rand sans cela. Il faut que tu apprennes à tenir ta langue jusqu’à ce que je te dise de parler.
— Les Blancs Manteaux ? répéta Perrin d’une voix incrédule. Tenir ma langue ? Que je sois brûlé si j’obéis ! « Comment pouvaient-ils vous confirmer… ? La folie de Rand. Elle est contagieuse ?
— Pas sa folie, dit Moiraine, si tant est qu’il a déjà atteint un stade où on le traiterait de fou. Perrin, il est plus intensément Ta’veren que n’importe qui depuis l’Ère des Légendes. Hier, dans ce village, le Dessin a… changé, il s’est moulé sur lui comme de l’argile sur une forme. Les mariages, les Blancs Manteaux, cela suffisait pour indiquer le passage de Rand par là à quiconque est capable de déchiffrer la situation. »
Perrin aspira profondément. « Et c’est ce que nous constaterons partout où il est allé ? Par la Lumière, si des Séides du Ténébreux sont à sa recherche, ils le dépisteront avec autant de facilité que nous.
— Peut-être, répliqua Moiraine. Ou peut-être que non. On ne connaît rien sur des personnes aussi profondément Ta’veren que Rand. » Pendant une seconde elle donna l’impression d’être contrariée par sa propre ignorance. « Artur Aile-de-Faucon était le Ta’veren le plus puissant dont les documents aient gardé la trace. Et Aile-de-Faucon ne possédait absolument pas la même force que Rand.
— On raconte, ajouta Lan, que certaines fois, quand ils étaient dans la même pièce qu’Aile-de-Faucon, des gens disaient la vérité alors qu’ils avaient eu l’intention de mentir ou prenaient des décisions dont ils ne se doutaient même pas qu’ils les envisageaient. Et d’autres fois tous les lancers de dés, toutes les cartes retournées lui donnaient l’avantage, mais seulement de temps en temps.
— Autrement dit, vous n’êtes sûrs de rien, conclut Perrin. Il pourrait laisser une piste de mariages et de Blancs Manteaux qui ont perdu la tête tout le long du chemin jusqu’à Tear.
— Je veux dire que j’en sais autant qu’il est possible de savoir », rétorqua sèchement Moiraine. Le regard de ses yeux noirs fustigea Perrin à la façon d’un fouet. « Le Dessin tisse minutieusement autour des Ta’veren et d’autres peuvent suivre le tracé de ces fils s’ils savent ou regarder. Prends garde que ta langue n’en révèle davantage que tu ne connais. »
Involontairement, Perrin enfonça la tête dans ses épaules comme si Moiraine lui assénait de vrais coups. « Après tout, vous devriez plutôt être contente que j’aie ouvert la bouche, aujourd’hui. Simion a identifié en vous une Aes Sedai. Il souhaite que vous guérissiez d’une maladie son frère Noam. Si je ne lui avais pas parlé, il n’aurait jamais rassemblé assez de courage pour le demander, mais il aurait pu en discuter avec ses amis. »
Les yeux de Lan rencontrèrent ceux de Moiraine et, pendant un instant, y restèrent attachés. Le Lige avait l’air d’un loup prêt à bondir. Finalement, Moiraine secoua la tête. « Non, dit-elle.
— Comme tu veux. C’est toi qui décides. » L’accent de Lan donnait à penser qu’elle n’avait pas choisi la bonne décision, mais sa tension se dissipa.
Perrin les dévisagea avec stupeur. « Vous pensiez à… Simion ne pourrait rien raconter à personne s’il était mort, c’est ça ?
— Simion ne mourra pas de mon fait, répliqua Moiraine, mais je ne peux ni ne veux promettre qu’il en sera toujours ainsi. Nous devons rejoindre Rand et je ne veux pas rencontrer d’échec dans cette tâche-là. Est-ce parler assez clairement pour toi ? » Prisonnier de son regard, Perrin fut incapable de proférer un mot. Elle hocha la tête comme si son silence était une réponse suffisante. « À présent, conduis-moi à Simion. »
La porte de la chambre de Loial était ouverte, répandant dans le couloir une flaque de clarté provenant des chandelles. À l’intérieur, les deux lits avaient été rapprochés et Loial était assis avec Simion au bord de l’un d’eux. Le bonhomme sans menton avait la tête levée vers Loial, bouche bée, une expression d’émerveillement sur le visage.
« Oh ! Oui, les steddings sont admirables, disait Loial. Il y règne une telle paix, sous les Grands Arbres. Vous autres humains, vous avez vos guerres et vos querelles, mais rien ne trouble jamais les steddings. Nous soignons les arbres et vivons en harmonie… » Il laissa sa voix s’éteindre quand il aperçut Moiraine, avec Lan et Perrin derrière elle.
Simion se leva précipitamment et recula en s’inclinant jusqu’à ce qu’il heurte le mur au fond de la pièce.
« Heu… bonne Maîtresse… heu… heu… » Même alors, il continua à plonger dans une révérence et à se redresser tel un pantin au bout d’une ficelle.
« Conduisez-moi à votre frère, ordonna Moiraine, et je verrai ce que je peux pour lui. Perrin, tu viens aussi, puisque c’est à toi que ce brave homme a parlé le premier. » Lan haussa un sourcil et elle secoua la tête. « Si nous y allons tous, nous risquons d’attirer l’attention. Perrin est en mesure de me fournir la protection nécessaire. »
Lan acquiesça d’un signe de tête à contrecœur, puis adressa à Perrin un coup d’œil sévère. « Veilles-y, forgeron. Si quelque mal lui arrive… » Ses yeux bleus au regard glacé complétèrent la promesse.
Simion saisit une des chandelles et se hâta de gagner le couloir, toujours s’inclinant et se redressant de sorte que leurs ombres dansaient au rythme des mouvements de la lumière. « Par ici… heu… bonne Maîtresse. Par ici. »
Derrière la porte au bout du couloir, un escalier extérieur conduisait à une venelle serrée entre l’auberge et l’écurie. La nuit réduisait la chandelle à une minuscule flamme vacillante. La lune à son premier quartier était levée dans un ciel piqueté d’étoiles, donnant plus qu’assez de clarté pour les yeux de Perrin. Il se demanda quand Moiraine dirait à Simion qu’il n’avait pas à saluer perpétuellement, mais elle n’en fit rien. L’Aes Sedai allait d’un pas léger, serrant ses jupes pour qu’elles ne se salissent pas dans la boue, comme si ce chemin sombre était le couloir d’un palais et elle une reine. L’air se refroidissait déjà ; les nuits gardaient encore des échos de l’hiver.
« Par ici. » Simion contourna le bâtiment et les conduisit derrière l’écurie à un petit appentis dont il débâcla précipitamment la porte. « Par ici. » Simion tendit le bras. « Là-bas, bonne Maîtresse. Là-bas. Mon frère. Noam. »
L’autre extrémité de l’appentis avait été bloquée par une cloison en lattes de bois ; à la hâte d’après son aspect sommaire. Un solide cadenas d’acier passé dans un piton maintenait close une porte rudimentaire en lattes également. Derrière ces espèces de barreaux, un homme gisait à plat ventre sur la paille qui recouvrait le sol. Il avait les pieds nus, sa chemise et ses chausses étaient déchirées comme s’il avait tiré dessus parce qu’il ne savait pas comment les enlever. Régnait une odeur de chair pas lavée que Perrin pensa perceptible même pour Simion et Moiraine.
Noam leva la tête et les dévisagea en silence, sans expression. Rien dans sa personne ne suggérait qu’il était le frère de Simion – il avait un menton, pour commencer, et il était grand avec une forte carrure – mais ce n’est pas ce qui consterna Perrin. Noam les considérait avec des yeux d’or luisants.
« Il tenait des propos bizarres depuis près d’un an, bonne Maîtresse, il disait qu’il pouvait… qu’il pouvait s’entretenir avec des loups. Et ses yeux… » Simion jeta un regard rapide vers Perrin. « Bref, il en parlait quand il avait bu une chope de trop. Tout le monde se moquait de lui. Puis voici un mois ou deux, il n’est pas venu au village. Je suis allé voir ce qui se passait et je l’ai trouvé… dans cet état. »
Prudemment, involontairement, Perrin tendit la main vers Noam comme il s’y serait pris à l’égard d’un loup. Courir dans la forêt, le nez dans le vent froid. Jaillir du couvert, refermer les dents sur un jarret. Le goût du sang, savoureux sur la langue. Tuer. Perrin eut un brusque sursaut de recul comme pour fuir du feu, se replia sur lui-même. Ce n’étaient nullement des pensées, en fait, rien qu’un entremêlement chaotique de désirs et d’images, en partie souvenirs, en partie ardentes aspirations. Cependant l’ensemble tenait davantage du loup que d’autre chose. Perrin s’appuya d’une main au mur pour se soutenir ; il avait les jambes coupées. Que la Lumière m’assiste !
Moiraine posa les doigts sur le cadenas.
« Maître Harod a la clef, bonne Maîtresse. Je ne sais pas s’il… »
Moiraine imprima une saccade au cadenas qui s’ouvrit. Simion la regarda avec stupeur. Elle dégagea le cadenas du piton et l’homme sans menton se tourna vers Perrin.
« N’est-ce pas risqué, mon bon Maître ? C’est mon frère, mais il a mordu Mère Roon quand elle a essayé de lui porter secours et il… il a tué une vache. Avec ses dents, acheva-t-il tout bas.
— Moiraine, dit Perrin, cet homme est dangereux.
— Tous les hommes sont dangereux, répliqua-t-elle d’un ton détaché. Maintenant, taisez-vous. » Elle ouvrit la porte et entra. Perrin retint son souffle.
À son premier pas, les lèvres de Noam se retroussèrent, découvrant ses dents, et il commença à gronder, un grondement sourd qui s’amplifia jusqu’à ce que son corps entier frémisse. Moiraine ne s’en préoccupa pas. Toujours grondant, Noam s’éloigna, en rampant dans la paille à mesure que Moiraine approchait et finalement se retrouva bloqué dans un coin. Ou elle l’y avait acculé.
Lentement, avec calme, l’Aes Sedai s’agenouilla et lui prit la tête entre les mains. Le grondement de Noam monta jusqu’à devenir un grognement, puis s’éteignit en plainte avant que Perrin ait eu le temps d’esquisser un geste. Moiraine tint pendant longtemps la tête de Noam, puis tout aussi calmement la laissa aller et se redressa. La gorge de Perrin se serra quand elle tourna le dos à Noam et sortit de la cage, mais l’homme se contenta de la regarder partir. Elle rabattit la porte, glissa de nouveau l’arceau du cadenas dans son piton, sans prendre la peine de le fermer et Noam se jeta en grognant contre les barreaux de bois. Il les mordit, les secoua à coups d’épaule, essaya de fourrer la tête entre deux, sans cesser de grogner et de tenter de mordre.
Moiraine fit tomber la paille de sa jupe avec une main ferme, le visage impassible.
« Vous prenez vraiment des risques », dit Perrin d’une voix étouffée. Elle le considéra – d’un regard soutenu, pénétrant – et il baissa les yeux. Ses yeux dorés.
Simion contemplait son frère. « Pouvez-vous l’aider, bonne Maîtresse ? questionna-t-il d’une voix enrouée.
— Je suis navrée, Simion, dit-elle.
— Ne pouvez-vous quelque chose, bonne Maîtresse ? N’importe quoi ? Une de ces choses – sa voix s’abaissa jusqu’à n’être qu’un chuchotement – d’Aes Sedai ?
— Guérir n’est pas simple, Simion, et la guérison s’accomplit à travers la personne en cause autant qu’à travers celle du Guérisseur. Il n’y a plus rien ici qui se rappelle être Noam, rien qui se rappelle être un homme. Aucune carte ne reste pour lui indiquer la voie du retour et personne n’est plus là pour prendre ce chemin. Noam n’existe plus, Simion.
— Il… il parlait seulement d’une drôle de façon quand il avait trop bu, bonne Maîtresse. Il avait seulement… » Simion se frotta les yeux d’un revers de main et cligna des paupières. « Merci, bonne Maîtresse. Je sais que vous auriez agi si cela vous avait été possible. » Moiraine posa une main sur son épaule, murmura des paroles de réconfort, puis elle quitta l’appentis.
Perrin avait conscience qu’il devait la suivre, mais l’homme – ce qui avait été naguère un homme – mordillant les barres de bois le retenait. Il avança rapidement d’un pas et se surprit lui-même en ôtant le cadenas qui pendait accroché au piton. C’était un cadenas solide, l’œuvre d’un forgeron chevronné.
« Mon bon Maître ?
— Perrin contempla longuement le cadenas dans sa main, puis l’homme dans la cage. Noam avait cessé de mordiller les lattes de bois ; haletant, il regardait lui aussi Perrin, avec défiance. Quelques-unes de ses dents étaient ébréchées.
« Vous pouvez le laisser ici indéfiniment, dit Perrin, mais je… je ne pense pas qu’il se rétablira jamais.
— S’il sort, mon bon Maître, il mourra !
— Il mourra ici ou dehors, Simion. Dehors, au moins sera-t-il libre et aussi heureux que possible. Il n’est plus votre frère, mais vous êtes celui qui doit prendre la décision. Vous pouvez le laisser ici dedans où il sera un spectacle pour les gens, le laisser avec pour seul horizon les barreaux jusqu’à ce qu’il dépérisse et meure. On ne peut pas maintenir un loup en cage, Simion, et s’attendre à ce qu’il soit heureux. Ou vive longtemps.
— Oui, dit lentement Simion. Oui, je comprends. » Il hésita, hocha la tête, puis la tourna brusquement vers la porte de l’appentis.
C’était tout ce dont Perrin avait besoin comme réponse. Il repoussa le battant en lattes et s’effaça de côté.
Pendant un instant. Noam regarda l’ouverture. Soudain, il s’élança hors de la cage, courant à quatre pattes mais avec une agilité surprenante. Hors de la cage, hors de l’appentis, fonçant dans la nuit. Que la Lumière nous assiste tous les deux, songea Perrin.
« Je suppose que mieux vaut pour lui être libre. » Simion se secoua. « Par contre, je ne sais pas ce que Maître Harod dira quand il trouvera cette porte ouverte et Noam parti. »
Perrin ferma la porte de la cage ; le gros cadenas se bloqua avec un claquement sec quand il le rattacha. « Qu’il se creuse les méninges pour trouver la solution. »
Simion eut un éclat de rire qu’il réprima brusquement. « Il imaginera sûrement quelque chose. Tous le font. Il y en a qui affirment que Noam s’était changé en loup – avec pelage et le reste ! – quand il a mordu Mère Roon. Ce n’est pas vrai, mais on le prétend. »
Frissonnant, Perrin appuya la tête contre la porte de la cage. Même s’il n’a pas de fourrure, c’est un loup et non un homme. Ô Lumière, j’implore ton secours.
« Nous ne l’avions pas toujours gardé là, dit soudain Simion. Il était chez Mère Roon, mais nous avons convaincu Maître Harod, elle et moi, de le transférer ici après l’arrivée des Blancs Manteaux. Ils ont toujours une liste de noms, d’amis du Ténébreux qu’ils recherchent. C’était à cause des yeux de Noam, vous comprenez. Un des noms qu’avaient les Blancs Manteaux était celui d’un gars nommé Perrin Aybara, un forgeron. Ils disaient qu’il a les yeux jaunes et qu’il court avec les loups. Vous voyez pourquoi je ne voulais pas qu’ils apprennent l’existence de Noam. »
Perrin tourna la tête suffisamment pour regarder Simion par-dessus son épaule. « Pensez-vous que ce Perrin Aybara est un Ami du Ténébreux ?
— Un Ami du Ténébreux se moquerait pas mal que mon frère meure en cage. Je suppose qu’elle vous a découvert juste après que cela s’est produit. À temps pour y remédier. J’aurais bien aimé qu’elle soit venue à Jarra il y a quelques mois. »
Perrin se sentit honteux d’avoir comparé cet homme à une grenouille. « Moi aussi, j’aurais bien aimé qu’elle ait pu faire quelque chose pour lui. » Que je sois brûlé, j’aurais vraiment été heureux. Il s’avisa subitement que le village entier devait être au courant pour Noam. Pour ses yeux. « Simion, voudriez-vous m’apporter quelque chose à manger dans ma chambre ? » Maître Harod et les autres avaient peut-être été trop occupés auparavant à regarder Loial pour remarquer ses yeux, mais ils n’y manqueraient sûrement pas s’il dînait dans la salle commune.
« Naturellement. Et demain matin aussi. Vous n’êtes pas obligé de descendre avant d’être prêt à monter à cheval.
— Vous êtes un brave homme, Simion. Un très brave homme. »
Simion eut l’air tellement content que Perrin fut de nouveau éperdu de confusion.