22 Le prix de l’anneau

Egwene n’avait pas parcouru grand chemin depuis qu’elle avait quitté l’appartement de Vérine quand Sheriam arriva en face d’elle. La Maîtresse des Novices avait l’air soucieuse.

« Si quelqu’un ne s’était pas rappelé que Vérine vous avait parlé, je ne vous aurais pas trouvée. » Le ton de l’Aes Sedai était légèrement irrité. « Venez, enfant. Vous retardez tout ! Qu’est-ce que c’est que ces feuillets ? »

Egwene les serra un peu plus fort. Elle s’appliqua à rendre sa voix à la fois résignée et respectueuse. « Vérine Sedai estime que je devrais les étudier, Aes Sedai. » Que ferait-elle si Sheriam demandait à les examiner ? Quel prétexte offrir pour refuser ? Quelle explication donner pour des pages racontant tout sur treize femmes de l’Ajah Noire et les ter’angreals qu’elles avaient volés ?

Toutefois Sheriam avait apparemment cessé de penser à ces feuillets dès qu’elle avait posé la question.

« Peu importe. Vous êtes convoquée et tout le monde attend. » Elle prit Egwene par le bras et l’obligea à presser le pas.

« Convoquée, Sheriam Sedai ? On attend quoi ? » Sheriam secoua la tête avec exaspération. « Avez-vous oublié que vous devez être promue au rang d’Acceptée ? Quand vous entrerez dans mon bureau demain, vous porterez l’anneau, encore que je doute qu’il vous soit d’un grand réconfort. »

Egwene voulut s’arrêter, mais l’Aes Sedai l’entraîna précipitamment, s’engageant dans un escalier étroit qui descendait en spirale dans l’épaisseur des murs de la bibliothèque. « Ce soir ? Déjà ? Mais je dors à moitié, Aes Sedai, je suis sale et… je pensais que j’aurais encore quelques jours. Pour être prête. Pour me préparer.

— Les heures s’écoulent sans égard pour aucune femme, répliqua Sheriam. La Roue tisse selon son bon vouloir et à son moment. D’ailleurs, qu’auriez-vous à préparer ? Vous savez déjà ce que vous devez savoir. Davantage que n’en connaissait votre amie Nynaeve. » Elle poussa Egwene par une toute petite porte au pied de l’escalier et lui fit traverser à vive allure un autre couloir jusqu’à une rampe qui plongeait vers le bas en tournant sur elle-même.

« J’ai assisté aux cours, protesta Egwene, et je m’en souviens, mais ne pourrais-je avoir d’abord une nuit de sommeil ? » La rampe descendante semblait dérouler sans fin ses circonvolutions.

« L’Amyrlin a décrété qu’il n’y avait aucune raison d’attendre. » Sheriam eut à l’adresse d’Egwene un sourire du coin des lèvres. « Ses paroles exactes étaient : “Une fois qu’on a décidé de vider le poisson, inutile de s’attarder jusqu’à ce qu’il pourrisse.” À cette heure-ci, Élayne est déjà entrée sous les arches et l’Amyrlin entend que vous y entriez aussi ce soir. Non pas que je voie la nécessité d’une telle presse, ajouta-t-elle à moitié pour elle-même, mais quand l’Amyrlin commande, nous obéissons. »

Egwene se laissa tirer en silence vers le bas de la rampe, tandis que son estomac se serrait. Nynaeve n’avait été nullement expansive concernant ce qui était arrivé quand elle avait été promue Acceptée. Elle s’était opposée catégoriquement à en parler sauf pour dire avec une grimace : « Je déteste les Aes Sedai ! » Egwene tremblait quand finalement la rampe aboutit à un large couloir, bien au-dessous de la Tour, dans les profondeurs rocheuses de l’île.

Le couloir était simple et dépourvu de décoration, le roc blanc à travers lequel il avait été creusé était poli mais, à part cela, resté tel quel, et il y avait seulement tout au bout une porte en bois sombre à deux vantaux, large et grande comme une porte de forteresse et d’un égal dépouillement, encore qu’en panneaux finement rabotés et adroitement ajustés. Ces battants majestueux étaient si bien équilibrés que Sheriam en poussa un sans effort et entraîna Egwene à sa suite dans une vaste salle au plafond en forme de coupole.

« Ce n’est pas trop tôt ! » dit d’un ton sec Élaida. Son châle à franges rouges sur les épaules, elle était debout d’un côté de cette salle, derrière une table où étaient posées trois grandes coupes en argent.

Des lampes sur des socles élevés éclairaient la salle et ce qui était installé au centre sous la coupole : trois arches rondes en argent, juste assez hautes pour que l’on passe dessous, reposant sur un épais cercle d’argent, leurs bases se touchant à l’endroit où leurs piédroits aboutissaient sur le cercle. Une Aes Sedai était assise en tailleur sur le roc nu devant chaque point où les arches rejoignaient le cercle, toutes les trois portant leur châle. La Sœur de l’Ajah Verte était Alanna, mais Egwene ne connaissait pas la Sœur Jaune, ni la Blanche.

Entourées par le rayonnement de la saidar accueillie en elles, les trois Aes Sedai contemplaient sans broncher les arches et, à l’intérieur de la structure d’argent, un rayonnement correspondant lança quelques lueurs puis se renforça. Cet édifice était un ter’angreal et, quelle qu’ait été sa destination au temps de l’Ère des Légendes, à présent les novices le traversaient pour devenir des Acceptées. À l’intérieur, Egwene aurait à affronter ses craintes. Par trois fois. La lumière blanche sous les arches ne vacillait plus ; elle restait à l’intérieur comme si elle y était emprisonnée, mais elle en remplissait l’espace, le rendait opaque.

« Tranquillisez-vous, Elaida, dit Sheriam avec calme. Nous en aurons vite terminé. » Elle se tourna vers Egwene. « Trois chances ici sont accordées aux novices. Vous pouvez refuser deux fois d’entrer mais, au troisième refus, vous serez renvoyée à jamais de la Tour. C’est la règle générale et vous avez certes le droit de refuser, mais je ne pense pas que l’Amyrlin serait contente de vous si vous vous dérobiez.

— Elle n’aurait pas dû se voir accorder cette chance. » Il y avait une dureté de fer dans la voix d’Elaida, et son expression n’était guère plus amène. « Peu m’importe son potentiel. Elle devrait être expulsée de la Tour. Ou, à défaut, mise à frotter les sols pendant les dix prochaines années. »

Sheriam décocha à la Sœur Rouge un regard perçant. « Vous n’étiez pas aussi intransigeante pour Elayne. Vous avez exigé de participer à cette cérémonie, Élaida – peut-être à cause d’Élayne – et vous jouerez également votre rôle pour cette jeune fille, comme vous êtes censée le faire, ou bien partez et je trouverai quelqu’un d’autre. »

Les deux Aes Sedai se dévisagèrent si intensément qu’Egwene n’aurait pas été surprise de voir l’aura du Pouvoir Unique flamboyer autour d’elles. Finalement, Elaida eut un mouvement de tête dédaigneux qu’elle ponctua d’un rire sec.

« S’il le faut, allons-y. Donnez à cette pauvre fille une chance de refuser et terminez-en. Il est tard.

— Je ne désire pas refuser. » La voix d’Egwene chevrotait, mais elle se raffermit et tint la tête haute. « Je veux continuer.

— Bien, répliqua Sheriam. Bien. Maintenant, je vais vous dire deux choses qu’aucune femme n’entend à moins de se trouver où vous êtes. Lorsque vous aurez commencé, vous devez continuer jusqu’à la fin. Refusez à n’importe quel moment et vous serez expulsée de la Tour exactement comme si vous aviez refusé dès l’abord pour la troisième fois. Chercher, lutter, c’est affronter du danger. » Le ton de Sheriam suggérait qu’elle avait prononcé bien souvent cet avertissement. Il y avait une lueur de compassion dans ses yeux, mais l’expression de son visage était presque aussi dure que celle d’Élaida. Egwene fut plus effrayée par la compassion que par la dureté. « Quelques femmes sont entrées et ne sont jamais ressorties. Quand on a laissé le ter’angreal redevenir neutre, elles… n’étaient plus là. Et on ne les a jamais revues. Si vous voulez survivre, vous devez être ferme. Hésitez, manquez de résolution et… » Le visage de Sheriam suppléait aux mots qu’elle n’avait pas prononcés ; Egwene frissonna. « Ceci est votre dernière chance. Refusez maintenant et cela comptera seulement comme le premier refus. Vous pourrez encore tenter deux fois votre chance. Si vous êtes d’accord à présent, vous ne pourrez plus reculer. Il n’y a pas de honte à refuser. Je n’ai pas pu dire oui la première fois, en ce qui me concerne. Choisissez. »

Elles ne sont jamais ressorties ? Egwene avala péniblement sa salive. Je veux être une Aes Sedai. Et d’abord je dois devenir une Acceptée. « Je continue. » Sheriam hocha la tête. « Alors préparez-vous. » Egwene cilla, puis se souvint. Elle devait entrer dévêtue sous l’arche du ter’angreal. Elle se pencha pour poser sur le sol la liasse de feuillets que lui avait confiés Vérine – et hésita. Si elle les laissait là, Sheriam ou Élaida, l’une ou l’autre, pouvait les parcourir pendant qu’elle se trouvait à l’intérieur du ter’angreal. Elles pouvaient découvrir cet autre petit ter’angreal dans son aumônière. Si elle refusait de poursuivre l’épreuve, elle aurait une chance de les dissimuler, peut-être de les confier à Nynaeve. Le souffle lui manqua. Impossible de refuser maintenant. J’ai déjà commencé.

« Avez-vous dès à présent choisi de refuser, mon enfant ? questionna Sheriam en fronçant les sourcils. Sachant désormais ce que cela implique ?

— Non, Aes Sedai », dit vivement Egwene. Elle se déshabilla précipitamment et plia ses vêtements, puis les plaça sur l’aumônière et les feuillets. On verrait bien.

À côté du ter’angreal, Alanna prit soudain la parole. « Quelque chose vibre… une sorte de résonance. » Elle ne quittait pas les arches des yeux. « Presque comme un écho. Je ne sais pas d’où cela provient.

— Y a-t-il un problème ? » questionna sèchement Sheriam. Elle paraissait surprise, aussi. « Je ne veux pas envoyer quelqu’un là s’il y a un problème. »

Egwene jeta un coup d’œil d’espoir ardent à sa pile de vêtements. Oh ! oui, s’il te plaît, Lumière, un problème. Quelque chose qui me permette de cacher ces feuillets sans refuser d’entrer.

« Non, répondit Alanna. C’est comme d’avoir un bitème qui vous bourdonne autour de la tête quand on essaie de réfléchir, mais cela ne cause pas de perturbation. Je ne l’aurais pas mentionné si ce n’est qu’à ma connaissance c’est la première fois que cela se produit. » Elle secoua la tête. « Ça s’est arrêté maintenant.

— Peut-être, commenta Élaida d’un ton sarcastique, d’autres ont-elles jugé qu’un si petit détail ne valait pas la peine d’être mentionné.

— Continuons. » Le ton de Sheriam impliquait qu’elle n’admettrait pas d’autres interruptions. « Venez. »

Avec un dernier regard à ses habits et aux documents dissimulés dessous, Egwene la suivit vers les arches. Les dalles de pierre étaient froides comme de la glace sous ses pieds nus.

« Qui amenez-vous avec vous, ma Sœur ? » psalmodia Élaida.

Poursuivant sa marche de son pas mesuré, Sheriam répondit : « Une qui vient en candidate à l’Acceptation, ma Sœur. » Les trois Aes Sedai postées autour du ter angreal ne bronchèrent pas.

« Est-elle prête ?

— Elle est prête à abandonner ce qu’elle était et, passant à travers ses peurs, à obtenir l’Acceptation.

— Connaît-elle ses peurs ?

— Elle ne les a jamais affrontées, mais en est désireuse à présent.

— Qu’elle affronte donc ce qu’elle redoute. » Même dans le formalisme du cérémonial, la voix d’Elaida recelait une note de satisfaction.

— La première fois, reprit Sheriam, est pour ce qui était. La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme. »

Egwene respira à fond et avança, franchit l’arche et pénétra dans la lumière. La brillance l’engloutit.

« Jaim Dawtry est passé nous voir. Le colporteur a rapporté de Baerlon de drôles de nouvelles. »

Egwene qui balançait le berceau leva la tête. Rand était debout sur le seuil. Pendant un instant, elle eut le vertige. Son regard alla de Rand – mon mari – à l’enfant dans le berceau – ma fille – et revint à Rand avec stupeur.

La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme.

C’était non pas sa propre pensée mais une voix désincarnée qui pouvait émaner de son cerveau ou d’en dehors, être masculine ou féminine, cependant impassible et non identifiable. Chose curieuse, cette voix ne lui parut pas inconnue.

La stupeur passagère se dissipa, et ne resta plus comme motif d’étonnement que la raison pour laquelle elle avait eu l’impression de quelque chose de bizarre. Bien sûr que Rand était son mari – son bel époux aimant – et Joiya était sa fille – la plus jolie, la plus charmante petite fille du pays des Deux Rivières. Tam, le père de Rand, était allé s’occuper des moutons, soi-disant afin que Rand puisse travailler à la grange mais en réalité afin qu’il ait davantage de temps pour jouer avec Joiya. Cet après-midi, le père et la mère d’Egwene devaient venir du village. Et probablement Nynaeve qui voudrait voir si la maternité ne perturbait pas les études d’Egwene, qui la mettraient un jour à même de remplacer Nynaeve dans sa fonction de Sagesse.

« Quel genre de nouvelles ? » demanda-t-elle. Elle se remit à remuer le berceau et Rand s’approcha pour sourire à l’enfantelet emmailloté dans ses langes. Egwene rit sous cape. Il était tellement absorbé par sa fille que, la moitié du temps, il n’entendait pas ce qu’on lui disait. « Rand ? Quelle sorte de nouvelles ? Rand ?

— Comment ? » Son sourire s’estompa. « Des nouvelles bizarres. De guerre. Il y a une grande guerre qui sévit presque partout, d’après Jaim. » Voilà qui était effectivement bizarre ; les rumeurs de conflits parvenaient rarement au pays des Deux Rivières avant que les combats soient terminés depuis longtemps. « Il a dit que tout le monde se battait contre des gens appelés les Shawkins, ou les Sanchans, ou un nom de ce genre. Je n’en ai jamais entendu parler. »

Egwene, si… elle avait l’impression de savoir… Quoi que ce fût, cela s’était effacé de son esprit.

« Tu te sens bien ? demanda-t-il. Cela n’a pas de quoi nous bouleverser ici, mon cœur. Les guerres n’atteignent jamais les Deux Rivières. Nous sommes bien trop loin de partout pour qu’on se soucie de nous.

— Je ne suis pas inquiète. Jaim a-t-il dit autre chose ?

— Rien qui peut te paraître croyable. On aurait juré entendre discourir un Coplin. À ce qu’il raconte, le colporteur prétend que ces gens-là utilisent des Aes Sedai dans les batailles, mais il affirme aussi qu’ils offrent mille marcs d’or à quiconque leur livre une Aes Sedai. Et ils tuent tous ceux qui en cachent une. Cela n’a pas de sens. Bah ! inutile de nous en faire. Tout cela se passe bien loin de chez nous. »

Aes Sedai. Egwene se tâta le front. La voie du retour ne se présente qu’une fois. Soyez ferme.

Elle remarqua que Rand avait lui aussi porté la main à sa tête. « Les migraines ? » demanda-t-elle.

Il acquiesça d’un signe, le regard soudain tendu. « Cette poudre que Nynaeve m’a donnée n’a plus l’air d’avoir d’effet, ces jours derniers. »

Elle hésita. Ces maux de tête de Rand la tracassaient. Ils empiraient maintenant chaque fois qu’ils se manifestaient. Et le plus grave était quelque chose qu’elle n’avait pas remarqué au début, quelque chose qu’elle souhaitait presque n’avoir jamais remarqué. Quand la tête de Rand lui faisait mal, d’étranges incidents se produisaient peu après. La foudre jaillissait d’un ciel pur et réduisait en miettes cette énorme souche de chêne qu’il avait mis deux jours à déraciner quand lui et Tam avaient défriché le terrain pour un nouveau champ. Des tempêtes que Nynaeve n’avait pas entendues approcher quand elle écoutait le vent. Des incendies de forêt. Et plus la douleur de Rand augmentait, pire s’ensuivait. Personne d’autre n’avait établi de lien entre ces incidents et Rand, pas même Nynaeve, et Egwene en était reconnaissante. Elle se refusait à réfléchir à ce que cela pouvait signifier.

C’est de l’idiotie pure et simple, se dit-elle. Il faut que je sache si je vais l’aider. Parce qu’elle-même avait un secret, un secret qui l’effrayait quand elle s’efforçait d’élucider sa signification. Nynaeve lui enseignait la connaissance des simples, préparait Egwene à lui succéder un jour en tant que Sagesse. Les soins de Nynaeve obtenaient souvent des guérisons quasi miraculeuses, des blessures refermées en ne laissant qu’une cicatrice légère, des malades au bord de la tombe ramenés à la vie. Seulement, par trois fois à présent, Egwene avait sauvé quelqu’un que Nynaeve avait jugé perdu. Trois fois elle était restée assise à tenir une main pendant l’heure dernière et avait vu la personne se relever du lit de mort. Nynaeve l’avait interrogée minutieusement sur ce qu’elle avait fait, quelles simples elle avait utilisées et en quel mélange. Jusqu’ici, elle n’avait pas trouvé le courage d’admettre qu’elle n’avait rien fait. J’ai bien dû faire quelque chose. Une fois, ç’aurait pu être un hasard, mais trois fois… il faut que je découvre quoi. Il faut que j’apprenne. Cela déclencha un bourdonnement dans sa tête, comme si les mots se réverbéraient dans son crâne. Si j’ai pu aider ceux-là, je peux soulager mon mari.

« Laisse-moi essayer, Rand », dit-elle. Et, comme elle se levait, elle aperçut par l’embrasure de la porte une arche d’argent dressée devant la maison, une arche emplie de lumière blanche. La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme. Elle avait avancé de deux pas vers la porte quand elle s’obligea à s’arrêter.

Elle s’immobilisa, regarda derrière elle Joiya qui gazouillait dans son berceau, Rand qui se pressait toujours une main sur le front et qui avait l’air de se demander où elle allait. « Non, dit-elle. Non, voilà ce que je désire. Voilà ce que je veux ! Pourquoi ne l’aurai-je pas aussi ? » Elle ne comprit pas ses propres paroles. C’était ce qu’elle souhaitait, bien sûr, et elle l’avait.

« De quoi donc as-tu envie, Egwene ? questionna Rand. S’il s’agit de quelque chose qui est dans mes moyens, tu sais que je me le procurerai. Sinon, je le fabriquerai. »

La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme.

Elle avança d’un autre pas, jusque sur le seuil. L’arche d’argent l’attirait. Quelque chose attendait de l’autre côté. Quelque chose à quoi elle aspirait par-dessus tout au monde. Quelque chose qu’elle avait à accomplir.

« Egwene, je… »

Un bruit de chute résonna derrière elle. Tournant la tête, elle aperçut par-dessus son épaule Rand à genoux, le dos rond, qui se tenait la tête à deux mains. Jamais il n’avait autant souffert. Que va-t-il arriver après cela ?

« Ah ! Lumière ! dit-il d’une voix haletante. Lumière ! je souffre. J’ai plus mal que jamais ! Egwene ? »

Soyez ferme.

Ça attendait. Ce quelque chose qu’elle avait à faire. Devait faire. Elle avança d’un pas. C’était dur, plus dur que tout ce qu’elle avait jamais accompli dans sa vie. Un pas dehors, vers l’arche. Derrière elle, Joiya riait.

« Egwene ? Egwene, je ne peux pas… » Il s’interrompit pour gémir tout haut.

Ferme.

Elle raidit l’échine et continua à marcher, mais elle était incapable d’empêcher les larmes de couler sur ses joues. Les gémissements de Rand se transformèrent en cris, noyant le rire de Joiya. Du coin de l’œil, Egwene vit Tam arriver en courant de toutes ses forces.

Il ne peut pas le soulager, pensa-t-elle, et ses pleurs se changèrent en sanglots déchirants. Il n’y a rien qu’il puisse pour lui, mais moi je le pourrais. Je le pourrais.

Elle entra dans la lumière – et fut consumée.

Secouée de tremblements et de sanglots, Egwene sortit de l’arche, celle-là même par laquelle elle était entrée, la mémoire lui revenant brusquement à flots devant le visage de Sheriam qui avait surgi devant elle. Une froide eau cristalline entraîna ses larmes quand Élaida vida lentement au-dessus de sa tête une coupe d’argent. Elle continua à pleurer ; elle avait l’impression qu’elle ne s’arrêterait jamais.

« Vous êtes lavée et purifiée de tout péché que vous pouvez avoir commis et de ceux qui ont été commis contre vous, déclara Élaida. Vous êtes lavée et purifiée de ce que vous pouvez avoir commis comme crime et de ceux commis contre vous. Vous venez à nous lavée et pure, de cœur et d’âme. »

Ô Lumière, songea Egwene tandis que l’eau coulait sur son corps, puisse-t-il en être ainsi. L’eau est-elle capable de laver ce que j’ai fait ?

« Son nom était Joiya, dit-elle à Sheriam entre deux sanglots. Rien ne peut valoir ce que j’ai juste… ce que je…

— Il y a un prix pour devenir Aes Sedai », répliqua Sheriam, mais la compassion imprégnait son regard, plus intense qu’avant. « Il y a toujours un prix à payer.

— Était-ce réel ? Ai-je rêvé ? » Ses sanglots noyèrent ce qu’elle voulait dire encore. L’ai-je abandonné alors qu’il allait mourir ? Ai-je abandonné mon bébé ?

Sheriam passa un bras autour de ses épaules, commença à la guider autour du cercle d’arches. « Toutes les femmes que j’ai regardées sortir de là ont posé la même question. La réponse est que personne ne le sait. On a supposé que peut-être certaines de celles qui ne sont pas revenues ont choisi de rester parce qu’elles avaient découvert un endroit plus enchanteur et vécu leur vie là-bas. » Sa voix se durcit. « Si c’est exact et qu’elles y ont demeuré par choix, alors j’espère que l’existence qu’elles ont menée a été loin d’être heureuse. Je n’ai pas de sympathie pour quiconque fuit ses responsabilités. » Le ton de sa voix devint légèrement moins tranchant. « Pour ma part, je suis persuadée que ce n’est pas réel. Par contre, le danger l’est. Souvenez-vous-en. » Elle s’arrêta devant l’arche lumineuse suivante. « Êtes-vous prête ? »

Passant d’un pied sur l’autre, Egwene hocha la tête et Sheriam enleva le bras posé sur ses épaules.

« La deuxième fois est pour ce qui est. La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme. »

Egwene frissonna. Quoi qu’il advienne, cela ne peut pas être pire que tout à l’heure. Pas possible. Elle entra dans la brillance neigeuse.

Tête baissée, elle contemplait sa robe, de la soie bleue sur laquelle étaient cousues des perles, toute déchirée et poussiéreuse. Sa tête se releva et elle embrassa du regard les ruines d’un grand palais autour d’elle. Le Palais Royal d’Andor, dans Caemlyn. Elle le savait et se retint de hurler.

La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme.

Le monde n’était pas comme elle le souhaitait, en aucune façon qui lui vienne à l’esprit sans qu’elle ait envie de pleurer, mais toutes ses larmes avaient été versées depuis longtemps, et le monde était ce qu’il était. Des ruines, voilà ce qu’elle s’attendait à voir.

Sans se soucier d’éviter de déchirer davantage sa robe mais aussi attentive qu’une souris à ne pas faire de bruit, elle escalada un des tas de gravats et examina les rues en courbe de la Ville Intérieure. Aussi loin que portait son regard dans n’importe quelle direction, ce n’était que ruines et désolation, des bâtiments qui semblaient avoir été éventrés par des fous, d’épais panaches de fumée s’élevant des incendies qui brûlaient encore. Il y avait des gens dans les rues, des bandes d’hommes armés qui patrouillaient, cherchaient. Et des Trollocs. Les hommes s’écartaient peureusement devant eux, et les Trollocs grondaient à leur adresse et riaient, d’un rude rire guttural. Cependant ils se connaissaient, ils œuvraient ensemble.

Un Myrddraal survint à longues enjambées dans la rue, son manteau noir ondulant doucement au rythme de sa marche alors même que le vent soufflant par rafales soulevait en tourbillon poussière et détritus autour de lui. Hommes et Trollocs de même se faisaient tout petits sous son regard sans yeux. « Cherchez ! » Sa voix ressemblait à quelque chose de mort depuis longtemps qui s’effondrerait. « Ne restez pas là, à trembloter ! Trouvez-le ! »

Egwene redescendit se dissimuler derrière le tas de gravats aussi silencieusement qu’elle en fut capable.

La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme.

Elle s’arrêta, effrayée à l’idée que ce chuchotement émanait de l’Engeance de l’Ombre. D’une certaine façon, pourtant, elle était certaine que non. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, redoutant à demi de voir le Myrddraal debout à l’endroit qu’elle quittait à l’instant, elle se hâta de poursuivre sa route et donner dans le palais détruit, obligée d’escalader des poutres tombées et de se faufiler entre d’épais blocs de maçonnerie écroulés pour continuer à avancer. Une fois, elle marcha sur un bras de femme qui sortait de dessous un amas de plâtre et de briques qui avait été une cloison et peut-être une partie de l’étage supérieur. Elle ne prêta pas plus d’attention au bras qu’à l’anneau au Grand Serpent sur un des doigts. Elle s’était entraînée à ne pas voir les morts enfouis dans le dépotoir que les Trollocs et les Amis du Ténébreux avaient fait de Caemlyn. Elle ne pouvait rien pour les morts.

S’insinuant à force dans une brèche étroite où un morceau de plafond était tombé, elle se retrouva dans une salle à demi comblée par les débris de ce qui avait été au-dessus auparavant. Rand gisait cloué à terre par un épais madrier en travers de la taille, les jambes invisibles sous les blocs de pierre qui remplissaient la moitié de la pièce. Son visage était couvert de poussière et de sueur. Il ouvrit les yeux quand elle s’approcha.

« Tu es revenue. » Il s’arracha les mots de la gorge, d’une voix rauque et âpre. « Je craignais… Peu importe. Il faut que tu m’aides. »

Elle se laissa choir avec lassitude sur le sol. « Je pourrais facilement soulever ce madrier avec de l’Air mais, dès qu’il bougera, le reste s’abattra sur toi. Sur nous deux. Je suis incapable d’agir sur la totalité, Rand. »

Il eut un rire amer et laborieux, interrompu presque aussitôt. De nouvelles gouttes de transpiration luirent sur sa figure, et il parla avec effort. « Je pourrais le déplacer moi-même, ce madrier. Tu le sais. Je pourrais enlever ça et les pierres qui sont par-dessus, tout l’ensemble. Seulement, pour y arriver, je dois me laisser aller et je ne peux pas m’y fier. Je ne peux pas me fier… » Il s’arrêta, cherchant péniblement à reprendre son souffle.

« Je ne comprends pas, dit-elle lentement. Te laisser aller ? À quoi ne peux-tu te fier ? » La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme. Elle passa ses mains avec rudesse sur ses oreilles.

« La folie, Egwene. Je la tiens… pour le moment… en respect. » Son rire haletant donna la chair de poule à Egwene. « Seulement cela exige de moi toute ma concentration. Si je me relâche ne serait-ce qu’un peu, ne serait-ce qu’un instant, la folie s’emparera de moi. Alors je n’aurais plus la maîtrise de mes actes. Il faut que tu m’aides.

— Comment, Rand ? J’ai tenté tout ce que je connais. Dis-moi comment et je le ferai. »

La main de Rand s’écarta lourdement de son corps et retomba juste à côté d’un poignard gisant dans la poussière, la lame à nue. « Le poignard », chuchota-t-il. Sa main revint avec peine jusqu’à sa poitrine. « Ici. Dans le cœur. Tue-moi. »

Elle le regarda, regarda le poignard avec stupeur, comme si l’un et l’autre étaient des serpents venimeux. « Non, Rand, je ne veux pas. Je ne peux pas ! Comment oses-tu demander une chose pareille ? »

Dans un lent glissement, la main de Rand retourna vers le poignard. De nouveau, ses doigts n’atteignirent rien. Il tendit ses muscles avec un gémissement, effleura le poignard du bout d’un doigt. Avant qu’il recommence ses efforts, Egwene écarta l’arme d’un coup de pied. Rand s’affaissa avec un sanglot.

« Explique-moi, dit-elle d’un ton pressant. Pourquoi veux-tu que je… t’assassine ? Je te guérirai, je ferai n’importe quoi pour te sortir d’ici, mais te tuer est au-delà de mes forces. Pourquoi ?

— Ils peuvent retourner mon âme comme un gant, Egwene. » La respiration de Rand était tellement pénible qu’elle aurait voulu avoir encore des larmes à verser. « S’ils s’emparent de moi… les Myrddraals… les Seigneurs de l’Épouvante… ils me pousseront dans le camp de l’Ombre. Si la folie s’empare de moi, je serai dans l’impossibilité de lutter contre eux. Je ne me rendrai pas compte de ce qu’ils font avant que ce soit trop tard. Que me reste même rien qu’une étincelle de vie quand ils me découvriront, ils y parviendront. Je t’en prie, Egwene. Pour l’amour de la Lumière. Tue-moi.

— Je… je ne peux pas, Rand. Que la Lumière m’assiste, je ne peux pas ! »

La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme.

Elle regarda par-dessus son épaule – une arche d’argent emplie d’une clarté neigeuse occupait la majeure partie de l’espace dégagé au milieu des décombres.

« Egwene, aide-moi. »

Soyez ferme.

Elle se redressa et avança d’un pas vers l’arche. Cette arche était là droit devant elle. Encore un pas et…

« Je t’en supplie, Egwene. Aide-moi. Je n’arrive pas à l’attraper. Pour l’amour de la Lumière, Egwene, aide-moi !

— Je ne peux pas te tuer, chuchota-t-elle. Je ne peux pas. Pardonne-moi. » Elle avança.

« AU SECOURS, EGWENE ! »

La lumière la réduisit en cendres.

Elle sortit de l’arche en vacillant, sans prêter attention à sa nudité ou s’en soucier. Un frisson la parcourut et elle plaqua ses deux mains sur sa bouche. « Je ne pouvais pas, Rand, murmura-t-elle. Je ne pouvais pas. Je t’en prie, pardonne-moi. » Ô Lumière, viens-lui en aide. S’il te plaît, Lumière, prête assistance à Rand.

De l’eau froide se déversa sur sa tête.

« Vous êtes lavée et purifiée de tout faux orgueil, psalmodia Élaida. Vous êtes lavée et purifiée de toute fausse ambition. Vous venez à nous lavée et pure, de cœur et d’âme. »

Tandis que la Sœur Rouge se détournait, Sheriam prit avec douceur Egwene par les épaules et la guida vers la dernière arche. « Encore une, mon enfant. Encore une et ce sera fini.

— Il a dit qu’ils pouvaient l’obliger à servir l’Ombre, murmura Egwene. Il a dit que les Myrddraals et les Seigneurs de l’Épouvante pouvaient l’y contraindre. »

Sheriam trébucha et jeta un bref coup d’œil dans la salle. Elaida était presque de retour près de la table. Les Aes Sedai postées à côté du ter’angreal le regardaient fixement, apparemment rien d’autre n’existant pour elles. « Un sujet déplaisant à aborder, mon enfant », finit par dire Sheriam, qui ajouta très bas : « Venez. Encore une.

— Le peuvent-ils ? insista Egwene.

— La coutume, répliqua Sheriam, est de ne pas parler de ce qui se produit à l’intérieur du ter’angreal. Les peurs d’une femme appartiennent à elle seule.

— Le peuvent-ils ? »

Sheriam soupira, regarda de nouveau vivement les autres Aes Sedai, puis baissa la voix jusqu’au chuchotement et parla rapidement. « Ce n’est connu que d’un petit nombre, mon enfant, même dans la Tour. Vous ne devriez pas être mise au courant maintenant, pour ne pas dire jamais, mais je vais vous l’expliquer. Le don de canaliser comporte une… faiblesse. Que nous apprenions à nous ouvrir à la Vraie Source implique que nous pouvons… nous ouvrir à d’autres choses. » Egwene frissonna. « Calmez-vous, mon enfant. Cela ne se fait pas si aisément. Pour autant que je le sache, cela n’a pas été pratiqué – que la Lumière accorde que ce soit vrai ! – depuis les Guerres Trolloques. Il fallait treize Seigneurs de l’Épouvante – des Amis du Ténébreux capables de canaliser – pour tisser les flux du Pouvoir à travers treize Myrddraals. Vous voyez ? Pas facile à réaliser. Il n’y a plus de Seigneurs de l’Épouvante, de nos jours. Ceci est un secret de la Tour, mon enfant. S’il était connu d’autres, nous ne réussirions jamais à les convaincre qu’elles ne risquent rien. Seul quelqu’un qui canalise peut être retourné de cette façon. La faiblesse de notre force. Toutes les autres personnes sont aussi à l’abri que dans une forteresse ; seules leurs propres actions et leur volonté sont en mesure de les tourner vers l’Ombre.

— Treize, dit Egwene sur un ton à peine audible. Le même nombre qui a quitté la Tour. Liandrin et douze autres. »

Les traits de Sheriam se tendirent. « Vous n’avez pas à vous en préoccuper. Oubliez ça. » Sa voix reprit un volume normal. « La troisième fois est pour ce qui sera. La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme. »

Egwene dirigea son regard vers l’arche brillante, le laissa se perdre bien loin au-delà. Liandrin et douze autres. Treize Amies du Ténébreux ayant la faculté de canaliser. Que la Lumière nous assiste tous. Elle s’avança dans la clarté. Laquelle l’envahit. Brilla à travers elle. La brûla jusqu’à l’os, la dessécha jusqu’à l’âme. Elle devint une braise incandescente dans cette brillance. Lumière, au secours ! Ne resta plus que la brillance. Et la souffrance.

Egwene contemplait son reflet dans la psyché et n’arrivait pas à déterminer ce qui la surprenait le plus, de l’aspect lisse et jeune de son visage ou de l’étole à raies passée autour de son cou. L’étole de l’Amyrlin.

La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme.

Treize.

Elle vacilla, se rattrapa au miroir qu’elle faillit entraîner avec elle dans une chute sur les dalles bleues du sol de son cabinet de toilette. Quelque chose ne va pas, pensa-t-elle. Cela n’avait rien à voir avec son soudain étourdissement, ou du moins n’était-ce pas cela qui lui donnait cette sensation de malaise. Il s’agissait d’autre chose, mais elle n’avait aucune idée de quoi.

Une Aes Sedai se tenait auprès d’elle, une femme aux pommettes hautes comme Sheriam mais avec une chevelure brune et des yeux de couleur marron à l’expression soucieuse, ainsi que sur ses épaules l’étole large d’une paume, insigne de la Gardienne des Chroniques. Pas Sheriam, toutefois. Egwene ne l’avait jamais vue ; elle était certaine de la connaître aussi bien qu’elle se connaissait elle-même. Avec hésitation, elle se remémora son nom, Beldeine.

« Êtes-vous souffrante, ma Mère ? »

Son étole est verte. Cela signifie qu’elle a été choisie dans l’Ajah Verte. La Gardienne est toujours originaire de la même Ajah que l’Amyrlin qu’elle sert. Ce qui implique que si je suis l’Amyrlin – si ? – alors j’appartiens également à l’Ajah Verte. Cette pensée lui fut un choc. Non pas d’avoir été de l’Ajah Verte mais d’avoir eu à le déduire. Par la Lumière, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez moi.

La voie de retour ne se présentera qu’une… La voix dans sa tête s’affaiblit jusqu’à s’achever en bourdonnement.

Treize Amies du Ténébreux.

« Je vais bien, Beldeine », répondit Egwene. Ce nom lui procurait une impression étrange ; comme si elle le prononçait depuis des années. « Nous ne devons pas les faire attendre. » Faire attendre qui ? Elle l’ignorait, si ce n’est qu’elle se sentait infiniment triste à l’idée de mettre un terme à cette attente, à jamais opposée dans son cœur à s’y résoudre.

« Elles vont s’impatienter, ma Mère. » Il y avait de l’hésitation dans la voix de Beldeine, on aurait dit qu’elle éprouvait la même répugnance qu’Egwene mais pour une raison différente. À moins qu’Egwene ne se trompe fort, derrière ce calme apparent Beldeine était terrifiée.

« Dans ce cas, mieux vaut y aller. »

Beldeine hocha la tête, puis respira à fond avant de traverser le tapis vers l’endroit où était accotée près de la porte la masse symbole de sa charge, le long bâton que surmontait la Flamme Blanche de Tar Valon en forme de goutte de neige. « Je suppose qu’il le faut, ma Mère. » Elle prit la masse et ouvrit la porte pour Egwene, puis la précéda d’un pas hâtif de sorte qu’elles formaient à elles deux un cortège, la Gardienne des Chroniques conduisant l’Amyrlin.

Egwene remarqua à peine les couloirs qu’elles empruntaient. Toute son attention se concentrait dans une introspection. Qu’est-ce que j’ai donc ? Pourquoi est-ce que je ne me rappelle rien ? Pourquoi est fausse une si grande partie de ce qui me… revient vaguement à l’esprit ? Elle porta la main à l’étole aux sept bandes posée sur ses épaules. Pourquoi suis-je quasi certaine que je suis toujours une novice ?

La voie de retour ne se présente qu’une… Cette fois-ci, la phrase s’interrompit brusquement.

Treize membres de l’Ajah Noire.

Elle en trébucha. Cette pensée était effrayante, mais elle la glaça jusqu’à la moelle de quelque chose de plus que de la simple peur. C’était une terreur… personnelle. Elle avait envie de hurler, de courir se cacher. Elle avait l’impression d’être poursuivie. Ridicule. L’Ajah Noire a été détruite. Cela aussi était une drôle de réflexion. Une partie de son esprit se souvenait de ce qui avait été appelé la Grande Purge. Une autre partie était certaine que cet événement n’avait pas eu lieu.

Les yeux fixés droit devant elle, Beldeine n’avait pas remarqué le faux pas. Egwene dut presser l’allure pour la rattraper. Cette femme est terrifiée jusqu’au bout des ongles des pieds. Vers quoi, au nom de la Lumière, est-elle en train de m’emmener ?

Beldeine s’arrêta devant une haute porte à deux battants, le bois sombre de chacun d’eux incrusté d’une grande Flamme de Tar Valon en argent. Elle se frotta les mains sur sa jupe, comme si elles étaient soudain humides de sueur, avant d’ouvrir un des battants et de précéder Egwene en haut d’une rampe raide de la même pierre blanche striée d’argent dont étaient construits les remparts de Tar Valon. Même ici, cette pierre semblait étinceler.

La rampe se terminait dans une vaste salle circulaire sous une voûte en dôme haute d’au moins trente pas. Une estrade était installée sur le pourtour de la salle, accessible par des degrés, sauf à l’endroit où cette rampe et deux autres aboutissaient, à intervalles réguliers autour du cercle. La Flamme de Tar Valon était au centre, entourée par des spirales de couleur qui allaient s’élargissant, les couleurs des sept Ajahs. En face de l’endroit ou débouchait la rampe, de l’autre côté de la salle, il y avait un siège à haut dossier, massif et artistement orné de sculptures de lianes et de feuilles, peintes aux couleurs de toutes les Ajahs.

Beldeine frappa un coup sec de sa masse sur le sol. Un chevrotement se décelait dans sa voix. « La voici. La Gardienne des Sceaux. La Flamme de Tar Valon. Le Trône d’Amyrlin. Elle vient. »

Dans un froufrou de jupes, les femmes portant un châle assises sur l’estrade se levèrent de leurs sièges. Vingt et un groupés par trois, chaque triade peinte et garnie de coussins dans la même teinte que la frange du châle des femmes qui se tenaient devant.

La Salle du Conseil de la Tour, songea Egwene en traversant l’espace jusqu’à sa place. Le Trône de l’Amyrlin. Ce n’est pas autre chose. La Salle du Conseil et les représentantes des Ajahs. Je suis venue ici des milliers de fois. Pourtant elle ne s’en rappelait pas une seule séance. Qu’est-ce que je fais dans la Salle du Conseil ? Par la Lumière, elles m’écorcheront vive quand elles comprendront… Elle n’était pas sûre de ce qu’elles comprendraient, elle savait seulement qu’elle priait pour qu’elles ne comprennent pas.

La voie de retour ne se présentera qu’une…

La voie de retour ne se présentera…

La voie…

L’Ajah Noire attend. Cette phrase-là, au moins, était complète. Elle émanait de partout. Pourquoi personne d’autre ne semblait-il l’entendre ?

Prenant place dans le fauteuil du Trône de l’Amyrlin – le fauteuil appelé aussi Trône de l’Amyrlin – elle s’avisa qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’elle devait faire ensuite. Les autres Aes Sedai s’étaient assises en même temps qu’elle, toutes sauf Beldeine qui se tenait derrière elle, masse en main, avalant nerveusement sa salive.

« Commencez », finit-elle par dire.

Cela sembla suffire. Une des Sœurs Rouges se leva. Egwene ressentit un choc en reconnaissant Élaida. À la même seconde, elle se rendit compte qu’Élaida était le chef de file des Représentantes de l’Ajah Rouge – et sa plus implacable ennemie. L’expression de son visage tandis qu’elle la regardait depuis l’autre côté de la salle fit frissonner Egwene intérieurement. Elle avait un air froid, sévère… et triomphant. Qui promettait des choses auxquelles mieux valait ne pas penser.

« Amenez-le », commanda à haute voix Élaida.

D’une des rampes – pas celle par laquelle Egwene était entrée – monta le crissement de bottes sur la pierre. Des gens apparurent. Une douzaine d’Aes Sedai entourant trois hommes, deux étant des gardes à la forte carrure, avec la Flamme de Tar Valon en forme de larme sur la poitrine, tiraient les chaînes d’un troisième qui trébuchait comme hébété.

Egwene se pencha brusquement en avant sur son trône. L’homme enchaîné était Rand. Les yeux mi-clos, la tête affaissée, il semblait presque endormi, se déplaçant seulement dans le sens ou l’entraînaient les chaînes.

« Cet homme, déclara Élaida, s’est proclamé le Dragon Réincarné. » Un murmure de dégoût résonna, non pas comme si l’auditoire était surpris mais comme si c’était quelque chose qu’il n’avait pas envie d’entendre. « Cet homme a canalisé le Pouvoir Unique. » Le brouhaha se fit plus audible à présent, exprimant le dégoût et une nuance de crainte. « Il n’y a qu’un châtiment pour cela, connu et accepté dans toutes les nations mais décrété seulement ici, à Tar Valon, dans la Salle du Conseil. J’en appelle au Trône d’Amyrlin pour prononcer la sentence de neutralisation à l’encontre de cet homme. »

Les yeux d’Élaida étincelaient en regardant Egwene. Rand. Qu’est-ce que je fais ? Ô Lumière, que vais-je faire ?

« Pourquoi hésitez-vous ? dit impérieusement Elaida. La sentence a été adoptée depuis trois mille ans. Pourquoi hésitez-vous, Egwene al’Vere ? »

Une des Sœurs Vertes se dressa, la colère visible à travers son masque de calme. « Honte à vous, Élaida ! Montrez-vous respectueuse envers le Trône d’Amyrlin ! Témoignez du respect à notre Mère !

— Le respect se perd aussi bien qu’il se gagne, répliqua froidement Elaida. Eh bien, Egwene ? Serait-ce que vous montrez enfin votre faiblesse, votre inaptitude à remplir vos fonctions ? Serait-ce que vous ne prononcerez pas la sentence à l’encontre de cet homme ? »

Rand essaya de relever la tête sans y réussir. Egwene se dressa péniblement, prise de vertige, s’efforçant de se rappeler qu’elle était l’Amyrlin avec le pouvoir de commander à toutes ces femmes, hurlant intérieurement qu’elle était une novice, qu’elle n’avait rien à faire ici, qu’une erreur grossière était commise. « Non, dit-elle d’une voix tremblante. Non, je ne peux pas ! Je ne veux pas…

— Elle se trahit elle-même ! » Le cri d’Elaida noya la tentative d’Egwene pour s’expliquer. « Elle se condamne de sa propre bouche. Arrêtez-la ! »

Au moment où Egwene allait riposter, Beldeine s’approcha d’elle. Et la masse de la Gardienne des Chroniques s’abattit sur son crâne.

Le Noir.

D’abord, elle sentit que sa tête était douloureuse. Il y avait quelque chose de dur sous son dos – et de froid. Ensuite, elle perçut les voix. Des murmures.

« Est-elle encore inconsciente ? » Un son âpre, une lime sur de l’os.

« Ne vous inquiétez pas », dit une femme qui paraissait loin, très loin. Elle donnait l’impression d’être mal à l’aise, effrayée, tout en s’efforçant de ne pas le montrer. « Son compte sera réglé avant qu’elle comprenne ce qui lui arrive. Alors elle sera à nous, pour en faire ce que nous voudrons. Peut-être que nous vous la donnerons pour vous amuser avec.

— Après que vous l’aurez utilisée à vos propres fins.

— Évidemment. »

Les sons de voix faibles s’éloignèrent encore davantage.

La main d’Egwene effleura sa jambe, toucha de la peau nue, hérissée par la chair de poule. Elle entrouvrit légèrement les paupières. Elle était nue, meurtrie, couchée sur une table de bois mal dégrossie dans ce qui semblait un débarras inutilisé. Des échardes lui piquaient le dos. Elle avait un goût métallique de sang dans la bouche.

Un groupe d’Aes Sedai se tenaient dans un coin de la pièce, discutant entre elles, à voix basse mais sur un ton pressant. Son mal de tête rendait difficile de réfléchir, mais les compter paraissait important. Treize.

Un autre groupe, des hommes encapuchonnés et drapés dans des capes noires rejoignit celui des Aes Sedai, qui semblèrent écartelées entre le désir de se faire toutes petites et celui d’essayer d’en imposer par leur présence. Un des hommes tourna la tête vers la table. La face blafarde sous le capuchon ne comportait pas d’yeux.

Egwene n’avait pas besoin de compter les Myrddraals. Elle savait. Treize Myrddraals et treize Aes Sedai. Sans plus réfléchir, saisie de terreur, elle hurla. Pourtant, même sous l’empire de cette peur qui tentait de lui briser les os, elle chercha à entrer en contact avec la Vraie Source, s’efforça désespérément d’attirer la saidar.

« Elle a repris conscience.

— Impossible ! Pas déjà !

— Entourez-la d’un écran ! Vite ! Vite ! Coupez son contact avec la Source !

— Trop tard ! Elle est trop forte !

— Saisissez-la ! Dépêchez-vous ! »

Des mains se tendirent vers ses bras et ses jambes. Des mains d’une pâleur blafarde comme des larves vivant sous des pierres, mues par des esprits embusqués derrière des faces blêmes sans yeux. Si ces mains touchaient sa chair, elle était sûre de devenir folle. Le Pouvoir l’envahit.

Des flammes jaillirent de la peau des Myrddraals, déchirant l’étoffe noire comme si c’étaient des dagues aux lames de feu. Hurlant, les Demi-Hommes se desséchaient et brûlaient comme du parchemin huilé. Des fragments de pierre gros comme le poing s’arrachaient d’eux-mêmes des murs et filaient en sifflant à travers la pièce, suscitant cris et grognements quand ils s’enfonçaient dans les chairs. L’air remua, se déplaça, mugit en devenant tornade.

Laborieusement, péniblement, Egwene descendit de la table. Le vent fouetta ses cheveux et la fit tituber, mais elle continua à le diriger pendant qu’elle s’en allait en trébuchant vers la porte. Une Aes Sedai se dressa devant elle, une femme couverte de contusions et ensanglantée, auréolée par la clarté du Pouvoir. Une femme avec la mort dardant de ses yeux noirs.

L’esprit d’Egwene mit un nom sur son visage. Gyldan. La confidente d’Élaida, toujours à chuchoter avec elle dans les coins, s’isolant ensemble la nuit. Les lèvres d’Egwene se serrèrent. Dédaignant moellons et tourbillon, elle serra le poing et frappa de toutes ses forces Gyldan entre les deux yeux. La Sœur Rouge – la Sœur Noire – s’effondra comme si ses os avaient fondu.

Se frottant les jointures, Egwene sortit d’un pas hésitant dans le couloir. Merci, Perrin, de m’avoir montré comment réussir ce coup-là, pensa-t-elle, mais tu n’avais pas précisé à quel point c’est douloureux de l’asséner.

Rabattant la porte contre le vent, elle canalisa. Les pierres entourant le chambranle frémirent, craquèrent, s’appliquèrent contre le bois. Cela ne retiendrait pas les autres longtemps, mais tout ce qui ralentissait la poursuite même une minute valait la peine d’être tenté. Des minutes pouvaient être vitales. Rassemblant toute son énergie, elle se contraignit à courir. Une course chancelante, mais du moins était-ce de la course.

Il lui fallait trouver des vêtements, décida-t-elle. Une femme habillée a plus d’autorité que la même femme nue, et elle allait avoir besoin de route son autorité. On la chercherait d’abord dans son appartement, mais elle avait dans son bureau une robe de rechange et des souliers – ainsi qu’une autre étole – et le bureau n’était pas loin.

C’était démoralisant d’arpenter ces couloirs déserts. La Tour Blanche ne comptait plus autant de monde que jadis, mais il y avait habituellement toujours quelqu’un dans les parages. Le bruit le plus fort était le claquement de la plante de ses pieds nus sur les dalles.

Elle traversa hâtivement l’antichambre précédant son bureau et là, dans cette pièce, elle découvrit enfin quelqu’un. Beldeine était assise par terre, la tête dans les mains, en larmes.

Egwene s’arrêta avec méfiance comme Beldeine levait vers les siens des yeux rougis. Aucun éclat de saidar n’entourait la Gardienne des Chroniques, mais Egwene restait toujours prudente. Et sûre d’elle. Elle ne pouvait pas distinguer sa propre aura, mais le pouvoir – le Pouvoir – affluant en elle suffisait. Surtout quand s’y ajoutait son secret.

Beldeine essuya d’une main ses joues trempées de larmes. « J’y ai été obligée. Elles… Elles… » Elle prit une profonde aspiration tremblante ; l’aveu sortit tout d’une haleine. « Il y a trois nuits, elles se sont emparées de moi quand je dormais et m’ont désactivée. » Sa voix grimpa presque jusqu’à l’aigu. « Elles m’ont désactivée ! Je ne peux plus canaliser !

— Ô Lumière », murmura Egwene. L’afflux de la saidar en elle adoucit le choc. « Que la Lumière vous assiste et vous réconforte, ma Fille. Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue ? J’aurais… » Elle laissa la phrase s’éteindre, sachant qu’à cela il n’y avait pas de remède.

« Qu’auriez-vous fait ? Quoi ? Rien ! Il n’y a rien que vous puissiez faire. Par contre, elles ont dit qu’elles étaient en mesure de me restituer le Don grâce à la puissance… la puissance du Ténébreux. » Elle ferma étroitement les paupières d’où suintèrent des larmes. « Elles m’ont maltraitée, ma Mère, et elles m’ont… Oh ! Lumière, elles m’ont brutalisée ! Élaida m’a dit qu’elles me redonneraient mon intégralité, qu’elles me rendraient capable de canaliser de nouveau, si j’obéissais. Voilà pourquoi j’ai… j’ai été obligée !

— Donc Élaida appartient bien à l’Ajah Noire », dit Egwene d’une voix farouche. Une armoire étroite était adossée au mur et, à l’intérieur, était suspendue une robe de soie verte, conservée là pour les fois où elle n’avait pas le temps de retourner à son appartement. Une étole à bandes était accrochée à côté de la robe. Egwene commença à s’habiller, rapidement. « Qu’ont-elles fait de Rand ? Où l’ont-elles emmené ? Répondez-moi, Beldeine ! Où est Rand al’Thor ? »

Beldeine était ramassée sur elle-même, les lèvres tremblantes, le regard morne perdu dans une contemplation intérieure, mais finalement elle s’arracha assez à son apathie pour répondre : « La Cour du Traître, ma Mère. Elles l’ont conduit à la Cour du Traître. »

Des frissons assaillirent Egwene. Des frissons de peur. Des frissons de rage. Elaida n’avait pas attendu, même pas une heure. La Cour du Traître n’était utilisée qu’à trois fins : des exécutions, la désactivation d’une Aes Sedai ou la neutralisation d’un homme capable de canaliser, mais les trois n’avaient lieu que sur l’ordre de l’Amyrlin. Alors, qui porte l’étole là-bas ? Elaida, elle en était sûre. Mais comment les a-t-elle amenées à l’accepter aussi vite, alors que je n’ai pas été jugée, pas condamnée ? Il ne peut pas y avoir d’autre Amyrlin tant que je n’ai pas été dépouillée de l’étole et de la masse. Et elles ne trouveront pas cela si facile à réaliser. Par la Lumière ! Rand ! Elle se dirigea vers la porte.

« Que pouvez-vous faire, ma Mère ? » s’écria Beldeine. « Que pouvez-vous faire ? » Pensait-elle à Rand ou à elle-même, la chose n’était pas aisée à discerner.

« Davantage qu’on ne s’en doute, répliqua Egwene. Je n’ai jamais tenu la Baguette des Serments, Beldeine. » Le « ha » suffoqué de Beldeine la suivit hors de la pièce.

La mémoire d’Egwene continuait à jouer à cache-cache avec elle. Elle savait qu’aucune femme n’obtenait le châle et l’anneau sans avoir proféré les Trois Serments en tenant fermement la Baguette, ce ter’angreal qui l’obligeait à observer ses engagements comme s’ils avaient été inscrits dans ses os à sa naissance. Aucune femme ne devenait Aes Sedai sans être liée par ces promesses solennelles. Pourtant, elle avait conscience qu’en quelque sorte, d’une manière qu’elle était incapable même de commencer à deviner, c’était exactement son cas.

Ses chaussures claquaient au rythme rapide de sa course. Du moins savait-elle à présent pourquoi les couloirs étaient déserts. Toutes les Aes Sedai, excepté peut-être celles qu’elle avait laissées dans le débarras, toutes les Acceptées, toutes les novices, même la totalité des serviteurs devaient être rassemblés dans la Cour du Traître, selon la coutume, pour voir la volonté de Tar Valon devenir un fait accompli.

Et les Liges devaient monter la garde autour de la cour pour empêcher que quelqu’un tente de libérer l’homme condamné à être neutralisé. Les débris des armées de Guaire Alamasan l’avaient tenté, à la fin de ce que d’aucuns appelaient la Guerre du Deuxième Dragon, juste avant que l’ascension d’Artur Aile-de-Faucon donne des soucis d’autre sorte à Tar Valon, et de même avaient agi les compagnons d’armes de Raolin Fléau-du-Ténébreux, de longues années auparavant. Que Rand ait des partisans ou non, elle ne s’en souvenait pas, mais les Liges se rappelaient ces choses-là et se prémunissaient contre elles.

Si Élaida, ou une autre, portait effectivement l’étole de l’Amyrlin, les Liges pourraient fort bien ne pas l’admettre dans la Cour du Traître. Elle savait qu’elle pouvait y entrer de force. Il faudrait pour cela agir vite : cela ne servirait à rien si Rand était neutralisé pendant qu’elle en était encore à paralyser les Liges avec l’Air. Même des Liges reculeraient si elle déchaînait la foudre contre eux, et le malefeu, et ouvrait le sol sous leurs pieds. Le malefeu ? demanda-t-elle. À quoi bon si elle détruisait la puissance de Tar Valon pour sauver Rand. Elle devait sauver les deux.

Juste à l’abord des itinéraires qui menaient à la Cour du Traître, Egwene s’en détourna et monta, par des escaliers et des rampes qui devenaient plus étroits et plus raides à mesure qu’elle gagnait de la hauteur, jusqu’à une trappe qu’elle souleva, et elle se hissa au-dehors sur le toit pentu d’une tour, un toit de tuiles presque blanches. De là, elle avait vue par-dessus d’autres toits, au-delà d’autres tours, dans le vaste puits à ciel ouvert qui était la Cour du Traître.

La cour était bondée à l’exception d’un espace dégagé au milieu. Des gens occupaient les fenêtres donnant sur cette cour, s’entassaient sur les balcons et même sur les toits, mais elle apercevait l’homme seul, petit à cette distance, qui vacillait dans ses chaînes au centre de cet espace dégagé. Rand. Douze Aes Sedai l’entouraient, et une autre – qui, Egwene le savait, devait porter une étole à sept rayures, même si elle ne la distinguait pas – se tenait debout devant Rand. Elaida. Les mots qu’elle devait être en train de prononcer s’insinuèrent dans l’esprit d’Egwene.

Cet homme, abandonné de la Lumière, est entré en contact avec le saidin, la moitié masculine de la Vraie Source. C’est pourquoi nous le détenons. Cet homme a canalisé le Pouvoir Unique très odieusement sachant que le saidin est souillé par le Ténébreux, souillé à cause de l’orgueil des hommes, souillé à cause de leur péché. C’est pourquoi nous le mettons dans les fers.

La suite, Egwene la chassa avec énergie de ses pensées. Treize Aes Sedai. Douze Sœurs et l’Amyrlin, le nombre rituel pour la neutralisation. Le même nombre que pour… Elle se débarrassa aussi de cette réflexion-là. Elle n’avait de temps pour rien d’autre que ce qu’elle était là pour accomplir. Si seulement elle parvenait à en définir le moyen.

À cette distance, elle estimait pouvoir le soulever grâce à l’Air. L’ôter du cercle d’Aes Sedai et l’amener jusqu’à elle. Peut-être. Même si elle réussissait à en rassembler la force, même si elle ne le laissait pas s’écraser à mi-chemin, ce serait un processus lent, où il serait une cible désarmée pour les archers et sa propre position signalée par l’éclat de la saidar à toutes les Aes Sedai qui regarderaient par là. À n’importe quel Myrddraal, aussi bien.

« Par la Lumière, murmura-t-elle, il n’y a aucun moyen autre que de déclencher une guerre dans la Tour Blanche. Et pourquoi ne le ferais-je pas, d’ailleurs. » Elle rassembla le Pouvoir, sépara des écheveaux, dirigea des flux.

La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme.

Il y avait si longtemps qu’elle avait entendu ces mots pour la dernière fois qu’elle sursauta, glissa sur les tuiles lisses, reprit son équilibre de justesse au bord du toit. Le sol se trouvait cent pas plus bas. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

Au sommet de la tour, inclinée pour rester d’aplomb sur les tuiles en pente, il y avait une arche d’argent emplie d’une éclatante clarté. L’arche vacillait et ondulait ; des éclairs rouge sombre et jaunes striaient la lumière blanche.

La voie de retour ne se présentera qu’une fois. Soyez ferme.

L’arche s’amincit jusqu’à la transparence, redevint massive.

Fébrile, Egwene regarda en direction de la Cour du Traître. Il fallait du temps. Il le fallait. Elle n’avait besoin que de quelques minutes, peut-être dix, et de chance.

Des voix se forèrent un passage dans sa tête, pas la voix désincarnée, inconnaissable, qui l’avertissait d’être ferme, mais des voix de femmes qu’elle était presque persuadée de connaître.

… ne résisterons pas beaucoup plus longtemps. Si elle ne sort pas maintenant… Tenez bon ! Tenez bon, que la Lumière vous brûle, ou je vous étripe toutes comme des esturgeons… devient ingouvernable, ma Mère ! Nous ne pouvons plus…

Les voix baissèrent jusqu’à n’être plus qu’un bourdonnement, le bourdonnement s’éteignit dans le silence, mais l’inconnaissable parla de nouveau.


La voie de retour ne se présentera qu’une fois.

Soyez ferme.

Il y a un prix pour être Aes Sedai.

L’Ajah Noire attend.


Avec un hurlement de rage, de frustration, Egwene se jeta vers l’arche qui miroitait comme une brume de chaleur. Elle souhaitait presque la manquer et faire une chute mortelle.

La Lumière la dissocia fibre par fibre, trancha les fibres jusqu’à une épaisseur de cheveu, effila ces cheveux en traînées impalpables. Tout se dispersa dans la lumière. À jamais.

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