40 Un héros dans la nuit

Appuyé sur la lisse, Mat regardait approcher la ville d’Aringill entourée de ses remparts, tandis que les rameurs amenaient La Mouette Grise vers les longs quais de bois goudronné. Protégés par de hauts murs de pierre qui s’avançaient dans le fleuve perpendiculairement à eux, ces quais fourmillaient de gens, et d’autres gens encore descendaient des bateaux de tailles diverses amarrés d’un bout à l’autre. Quelques-uns poussaient des brouettes ou encore tiraient des travois ou des charrettes hautes sur roues, les uns et les autres surchargés de meubles et de coffres arrimés avec des courroies, mais la plupart portaient des baluchons sur le dos, sinon même rien. Tous ne s’affairaient pas. Nombre d’hommes et de femmes s’agglutinaient d’un air inquiet, avec des enfants qui se cramponnaient à leurs jambes en pleurant. Des soldats en tunique rouge et cuirasse étincelante s’efforçaient sans cesse de les faire quitter les quais et entrer dans la ville, mais la plupart semblaient trop affolés pour bouger.

Mat se retourna et s’ombragea les yeux pour scruter le fleuve qu’ils laissaient derrière eux. L’Erinin était plus fréquenté ici qu’il ne l’avait vu au sud de Tar Valon, avec près d’une douzaine de navires en marche, depuis un long vaisseau à la proue effilée qui remontait le fleuve à contre-courant, poussé par deux voiles triangulaires, jusqu’à un large bateau à l’avant renflé et à la voilure carrée qui avançait en roulant, encore très au nord.

Près de la moitié des bateaux qu’il voyait, toutefois, ne se consacraient pas au commerce fluvial. Deux bâtiments aux larges baux dont les ponts étaient déserts se dirigeaient lourdement vers une plus petite ville sur l’autre berge du fleuve, tandis que trois autres revenaient lentement vers Aringill, leurs ponts pleins de gens serrés comme poissons en baril. Le soleil couchant, encore de toute sa hauteur au-dessus de l’horizon, jetait de l’ombre sur une bannière flottant au-dessus de cette autre ville. Cette rive-là appartenait au Cairhien, mais il n’avait pas besoin de distinguer la bannière pour savoir qu’y figurait le Lion Blanc d’Andor. Il en avait assez entendu parler dans les quelques villages appartenant à l’Andor où La Mouette Grise avait fait de brèves escales.

Il secoua la tête. La politique ne l’intéressait pas. Aussi longtemps que l’on n’essaiera pas de nouveau de me dire que je suis un citoyen de l’Andor simplement à cause d’une carte. Que je brûle, on pourrait même vouloir que je combatte dans sa sacrée armée, si cette affaire du Cairhien s’étend. Obéir à des ordres. Ô Lumière ! Avec un frisson, il se retourna vers Aringill. Des matelots pieds nus apprêtaient des amarres à lancer à d’autres qui se trouvaient sur le quai.

Le Capitaine Mallia le suivait des yeux depuis sa place à l’arrière près de la barre. Le bonhomme n’avait jamais cessé ses efforts pour s’insinuer dans leurs bonnes grâces, ses tentatives pour apprendre quelle était leur importante mission. Mat lui avait finalement montré la lettre cachetée et lui avait dit qu’il la portait de la part de la Fille-Héritière à la Reine. Un message personnel d’une fille à sa mère ; pas davantage. Mallia n’avait semblé entendre que les mots « Reine Morgase ».

Mat eut un sourire intérieur. Une poche profonde dans sa tunique contenait deux bourses plus pansues que lorsqu’il avait mis le pied sur le bateau ; il avait par ailleurs assez de pièces sonnantes et trébuchantes pour remplir deux autres bourses. Sa chance ne l’avait pas aussi bien servi que lors de cette étrange première nuit où les dés et le reste avaient mené une folle sarabande, mais elle était encore appréciable. Après la troisième soirée, Mallia avait renoncé à témoigner de ses dispositions amicales en jouant aux dés, mais sa cassette s’était déjà allégée. Elle sonnerait encore plus le creux après Aringill. Mallia avait besoin de se réapprovisionner en nourriture – Mat jeta un coup d’œil à la foule grouillant sur les quais – s’il le pouvait ici, à n’importe quel prix.

Le sourire s’évanouit quand ses pensées se reportèrent sur la lettre. Une petite manipulation avec une lame de couteau chauffée au rouge, et le sceau au lis d’or avait été soulevé. Il n’avait rien découvert : Élayne étudiait avec assiduité, faisait des progrès et était avide d’apprendre. Elle était sa fille déférente, et le Trône d’Amyrlin l’avait punie pour s’être enfuie et lui avait ordonné de ne plus jamais en reparler, sa mère comprendrait donc qu’elle ne pouvait pas s’étendre davantage sur le sujet. Elle disait qu’elle avait été élevée au rang d’Acceptée, n’était-ce pas merveilleux si rapidement, et on lui avait confié à présent des tâches plus importantes, elle devrait donc quitter Tar Valon pour un peu de temps au service de l’Amyrlin en personne. Alors il ne fallait pas que sa mère se tracasse à son sujet.

C’était parfait pour Élayne de recommander à Morgase de ne pas se mettre en souci. C’était lui, Mat, qu’elle avait plongé dans la panade. Cette lettre stupide était probablement la raison pour laquelle ces hommes s’étaient attaqués à lui, mais même Thom n’avait pas été capable d’en tirer un sens quelconque bien que murmurant entre ses dents « écriture chiffrée », « code » et « Jeu des Maisons ».

À présent, Mat avait glissé la lettre à l’abri dans la doublure de sa tunique, le sceau réinstallé en place, et il était prêt à parier que personne ne se douterait de rien. Si on tenait tellement à cette lettre que l’on veuille le tuer pour l’avoir, on essaierait peut-être encore. Je vous ai dit, Nynaeve, que je l’apporterai à destination, et c’est ce que je vais fichtrement faire, peu importe qui essaie de m’en empêcher. Néanmoins, il aurait des mots à dire la prochaine fois qu’il verrait ces trois jeunes femmes exaspérantes – Si jamais je les revois. Ô Lumière, je n’y avais jamais pensé – des mots qu’il ne croyait pas qu’elles se réjouiraient d’entendre.

Tandis que les hommes d’équipage lançaient leurs amarres vers le quai, Thom survint sur le pont, les étuis de ses instruments suspendus dans son dos et son baluchon à la main. Même avec sa boiterie, il avançait majestueusement jusqu’à la rambarde, avec de petits mouvements d’envol du bas de son manteau pour que palpitent les pièces colorées fixées dessus, et soufflant dans ses longues moustaches blanches d’un air important.

« Personne ne regarde, Thom, commenta Mat. Ils ne verraient même pas un ménestrel, à mon avis, sauf s’il portait de quoi manger dans les mains. »

Thom contempla les quais. « Par la Lumière, j’avais beau dire que la situation était mauvaise, mais je ne m’attendais pas à ça ! Pauvres diables. La moitié d’entre eux ont l’air de mourir de faim. Cela risque de nous coûter une de tes escarcelles pour avoir une chambre ce soir. Et l’autre pour un repas, si tu as l’intention de continuer du train où tu allais. J’avais quasiment mal au cœur à te regarder. Essaie de bâfrer de cette façon là-bas où ces gens-là peuvent te voir et tu risques de te retrouver le crâne fracassé. »

Mat se contenta de lui sourire.

Mallia survint à grands pas sur le pont dans leur direction, tiraillant la pointe de sa barbe, tandis que La Mouette Grise était halée jusqu’à son mouillage. Des matelots coururent installer une passerelle, et Sanor se posta là pour en barrer l’accès, ses bras musculeux croisés sur sa poitrine, au cas où la foule sur les quais voudrait monter à bord. Personne ne le tenta.

« Ainsi donc vous me quittez ici », dit Mallia à Mat. Le sourire du capitaine n’était pas aussi spontané qu’il aurait pu l’être. « Êtes-vous certains que je ne sois pas en mesure de faire quoi que ce soit de plus pour vous aider ? Que brûle mon âme, je n’ai jamais vu pareille cohue ! Ces soldats devraient dégager les quais – à coups d’épée, si nécessaire ! – pour que les commerçants honnêtes s’occupent tranquillement de leur négoce. Désirez-vous que Sanor vous fraie un chemin à travers cette populace jusque votre auberge ? »

Pour que tu saches où nous créchons ? Compte là-dessus et bois de l’eau. « J’avais pensé manger avant de débarquer et peut-être jouer un peu aux dés pour passer le temps. » Mallia blêmit. « Mais à la réflexion je serai content d’avoir sous moi un plancher stable pour prendre mon prochain repas. Alors nous allons vous laisser maintenant, Capitaine. Le trajet a été très agréable. »

Pendant que le soulagement le disputait encore à la consternation sur le visage du Capitaine, Mat ramassa ses affaires qui étaient sur le pont et, se servant de son bâton d’escrime comme d’une canne de marche, se dirigea vers la passerelle avec Thom. Mallia suivit jusqu’au début de la passerelle, murmurant des regrets de les voir partir qui oscillaient alternativement entre la sincérité et la mauvaise foi. Mat était persuadé qu’il regrettait amèrement de perdre une chance de se mettre dans les bonnes grâces de son Puissant Seigneur Samon en apprenant des détails sur un pacte entre l’Andor et Tar Valon.

Comme Mat et le ménestrel jouaient des coudes à travers la foule, Thom marmotta : « Je sais que le bonhomme est loin d’être sympathique, mais pourquoi t’acharnes-tu à le provoquer ? N’est-ce pas suffisant d’avoir englouti jusqu’à la dernière miette ce sur quoi il comptait pour se nourrir tout le long du trajet jusqu’à Tear ?

— Voilà près de deux jours que je n’en ai pas avalé la totalité. » Sa faim-valle avait simplement disparu un matin, à son grand soulagement. Comme si Tar Valon avait relâché sa dernière emprise sur lui. « J’en ai jeté la majeure partie par-dessus bord, et c’était rudement difficile de s’assurer que personne ne le voyait. » Au milieu de ces visages hâves, dont beaucoup étaient ceux d’enfants, la plaisanterie avait perdu de sa drôlerie. « Mallia méritait d’être asticoté. Tenez, et ce bateau, hier ? Celui qui s’était planté dans un banc de vase ou je ne sais quoi. Il aurait pu s’arrêter pour lui prêter assistance, mais il a refusé d’approcher en dépit des appels de l’équipage qui s’égosillait. » Il y avait devant eux une femme aux longs cheveux noirs qui aurait été jolie si elle n’avait eu l’air tellement épuisée ; elle dévisageait tous les hommes qui passaient comme si elle cherchait quelqu’un ; un garçonnet qui ne lui arrivait guère plus haut que la taille et deux fillettes plus petites se cramponnaient à elle, tous en pleurs. « Cette histoire de pirates du fleuve et de pièges. Je n’ai pas trouvé que cela ressemblait à un piège, moi. »

Thom sauta de côté pour éviter une charrette haute sur roues – une cage contenant deux porcs criant comme si on les égorgeait était arrimée au-dessus de la bâche recouvrant la masse de sa cargaison – et faillit trébucher sur un travois tiré par un homme et une femme. « Et toi, tu te mets en quatre pour aider les gens, hein ? Bizarre que cela m’ait échappé.

— J’aiderai quiconque peut payer, déclara Mat d’un ton ferme. Seuls les imbéciles des contes font quelque chose pour rien. »

Les deux fillettes sanglotaient dans les jupes de leur mère et le garçon retenait ses larmes. Les yeux creux de la jeune femme se posèrent un instant sur Mat, examinant son visage, avant de se détourner ; ils donnaient eux aussi l’impression qu’elle aurait aimé pouvoir pleurer. Sous le coup d’une impulsion, il sortit de sa poche une poignée de pièces de monnaie sans regarder ce qu’elles étaient et les lui fourra dans la main. Elle eut un sursaut de surprise, contempla l’or et l’argent au creux de sa paume avec une incompréhension qui se transforma vite en sourire, et ouvrit la bouche, tandis que des larmes de gratitude lui montaient aux yeux.

« Achetez-leur quelque chose à manger », dit-il vivement et il poursuivit précipitamment son chemin avant qu’elle ait eu le temps de parler. Il remarqua que Thom le regardait. « Qu’est-ce que vous reluquez avec ces yeux ronds ? L’argent vient facilement tant que je trouve quelqu’un qui aime jouer aux dés. » Thom eut un lent hochement de tête, mais Mat n’était pas sûr de s’être bien fait comprendre. Voir pleurer ces fichus gosses m’énervait, c’est tout. Cet imbécile de ménestrel va probablement s’attendre à ce que je distribue de l’or à tous les gamins abandonnés que je rencontrerai maintenant. Imbécile ! Pendant un moment désagréable, il n’aurait pas su dire si cette dernière invective était destinée à Thom ou à lui-même.

Se reprenant en main, il évita de regarder les visages assez longtemps pour les voir réellement jusqu’à ce qu’il aperçoive celui qu’il cherchait, au pied du quai. Le guerrier en tunique rouge et cuirasse mais sans casque qui pressait les gens d’entrer dans la ville avait l’aspect grisonnant d’un chef d’escouade, le chef aguerri d’une dizaine de soldats. Comme il plissait les paupières dans la clarté du soleil couchant, il rappela à Mat le guerrier Uno, bien qu’il eût ses deux yeux. Il paraissait presque aussi fatigué que les gens qu’il houspillait. « Avancez, criait-il d’une voix enrouée. Ne restez pas là, nom d’une pipe. Avancez. Allez, ouste, entrez dans la ville. »

Mat se posta juste devant le guerrier et arbora un sourire. « Pardon, Capitaine, mais pourriez-vous m’indiquer où je trouverais une auberge convenable ? Et une écurie avec de bons chevaux à vendre. Nous avons une longue route devant nous demain matin. »

Le soldat le toisa de haut en bas, examina Thom et son manteau de ménestrel, puis reporta son attention sur Mat. « Capitaine, hein ? Eh bien, mon garçon, vous aurez la chance du Ténébreux si vous découvrez une écurie pour y dormir. La plupart de ces gens-là dorment sous des haies. Et si vous rencontrez un cheval qui n’a pas été abattu afin d’avoir de la viande à cuire, il y a des chances que vous devrez vous battre avec son propriétaire pour l’obliger à vous le vendre.

— Manger du cheval ! marmotta Thom d’un ton dégoûté. La situation est-elle devenue tellement mauvaise de ce côté-ci du fleuve ? La Reine n’envoie-t-elle pas d’approvisionnement ?

— Oui, la situation est grave, ménestrel. » Le soldat parut prêt à cracher. « Les gens franchissent l’eau plus vite que les moulins ne peuvent moudre la farine ou les charrettes apporter les vivres des fermes. Bah, cela ne durera guère à présent. L’ordre est venu. Demain, nous cessons de laisser quiconque traverser et ceux qui le tenteront nous les renverrons. » Il foudroya du regard les masses grouillant sur le quai comme si c’était leur faute, puis ramena le même regard dur sur Mat. « Vous bloquez le passage, voyageur. Circulez. » Sa voix monta de nouveau jusqu’au cri, destiné à tous ceux qui étaient à portée d’ouïe. « Circulez ! Vous ne pouvez pas rester ici, bougres de vous autres ! Circulez ! »

Mat et Thom se joignirent au mince flot de gens, de charrettes et de travois franchissant la porte du rempart et entrant dans Aringill.

Les rues principales étaient pavées de pierres plates grises, mais une telle foule s’y entassait que l’on avait du mal à voir les pierres sous ses propres bottes. La plupart des gens semblaient avancer sans but, sans avoir d’endroit précis où se rendre, et ceux qui avaient perdu courage étaient accroupis tristement sur les côtés de la rue, les chanceux avec leurs affaires dans un baluchon devant eux ou quelque possession précieuse pour eux serrée dans leurs bras. Mat vit trois hommes tenant des horloges et plus d’une douzaine avec des gobelets ou des plateaux d’argent. Les femmes étreignaient surtout des enfants contre leur poitrine. Un murmure confus emplissait l’air, un bourdonnement sourd, inarticulé, exprimant l’anxiété. Mat se fraya un chemin parmi cette foule, le visage crispé, en quête de l’enseigne annonçant une auberge. Les bâtiments étaient de toutes sortes, en bois, brique et pierre, accolés les uns aux autres, avec des toits de tuiles, ou d’ardoises ou de paille.

« Cela ne ressemble pas à Morgase », dit Thom au bout d’un instant, à moitié pour lui-même. Ses sourcils touffus étaient abaissés comme une flèche blanche pointant vers son nez.

« Qu’est-ce qui ne lui ressemble pas ? questionna machinalement Mat.

— De mettre un terme aux traversées. De renvoyer les gens. Elle était toujours prompte à s’emporter, mais elle avait aussi le cœur tendre envers quiconque était pauvre ou affamé. » Il secoua la tête.

À ce moment, Mat aperçut une enseigne – L’Homme du fleuve, annonçait-elle, montrant un gaillard torse et pieds nus qui dansait la gigue – et prit cette direction en coupant en biais le flot des passants avec son bâton. « Ma foi, cela doit être elle. Qui serait-ce d’autre ? Oubliez Morgase, Thom. Nous sommes encore loin de Caemlyn. Voyons d’abord combien d’or il faut dépenser pour passer la nuit dans un lit. »

La salle commune de l’Homme du fleuve avait l’air aussi bondée que la rue et, quand l’aubergiste entendit ce que voulait Mat, il rit à faire tressauter son triple menton. « J’en couche quatre par lit, maintenant. Si ma propre mère venait chez moi, je serais dans l’impossibilité de lui donner une couverture auprès du feu.

— Comme vous devez l’avoir remarqué, déclara Thom dont la voix prit ce timbre particulièrement sonore, je suis un ménestrel. Vous pouvez sûrement trouver au moins des paillasses dans un coin en échange du divertissement que je procurerai à vos clients en contant des histoires, jonglant, mangeant du feu et exécutant des tours de prestidigitation. » L’aubergiste lui rit au nez.

Comme Mat l’entraînait de nouveau dans la rue, Thom grommela de sa voix normale : « Tu ne m’as pas laissé une chance de lui parler de son écurie. J’aurais certainement réussi à nous avoir au moins une place dans le grenier à foin.

— J’ai couché dans suffisamment d’écuries et de granges depuis que je suis parti du Champ d’Emond, répliqua Mat, et sous suffisamment de buissons aussi. Je veux un lit. »

Pourtant, dans les quatre auberges suivantes qu’il dénicha, le patron lui répondit la même chose que le premier ; les deux derniers le jetèrent presque à la porte quand il offrit de jouer aux dés un lit. Et quand le propriétaire de la cinquième auberge lui dit qu’il ne pourrait même pas offrir une paillasse à la Reine – ceci dans une maison appelée La Bonne Reine – il soupira et demanda : « Et votre écurie, alors ? Contre une belle somme, nous pourrons sûrement coucher dans le fenil.

— Mon écurie est réservée aux chevaux, dit le bonhomme au visage lunaire, non pas qu’il en reste beaucoup dans cette ville. » Il avait été en train d’astiquer un gobelet en argent ; maintenant, il ouvrait la porte d’un corps de buffet peu profond posé sur un large meuble à tiroirs et rangeait le gobelet à l’intérieur auprès d’autres ; tous étaient désassortis. Un cornet à dés en cuir repoussé était posé sur le meuble juste à l’écart de l’arc décrit en s’écartant par les portes du haut de buffet. « Je ne mets pas des gens là-bas pour effrayer les chevaux et peut-être s’en aller avec. Ceux qui me paient pour loger leurs bêtes veulent qu’elles soient bien soignées, sans compter que j’en ai deux à moi. Il n’y a pas de lits dans mon écurie pour vous. »

Mat contemplait pensivement le cornet à dés. Il sortit de sa poche une couronne d’or d’Andor et la posa sur le meuble à tiroirs. La pièce suivante était un marc d’argent de Tar Valon, puis un marc d’or aussi de Tar Valon et une couronne d’or de Tear. L’aubergiste regarda les pièces et humecta ses lèvres charnues. Mat ajouta deux marcs d’argent d’Illian et une autre couronne d’Andor, puis se tourna vers l’homme à face de lune. L’aubergiste hésita. Mat allongea le bras pour reprendre les pièces. La main de l’aubergiste le devança.

« Puisque vous n’êtes que deux, peut-être que cela ne dérangera pas trop les chevaux. »

Mat lui sourit. « Parlant de chevaux, quel prix pour les deux vôtres ? Avec selles et brides, naturellement.

— Je ne veux pas vendre mes chevaux », dit le bonhomme en serrant les pièces de monnaie contre sa poitrine.

Mat prit le cornet à dés et l’agita. « Deux fois plus que ça en échange des chevaux, sellés et bridés. » Il secoua sa poche de tunique pour faire tinter aussi les pièces qui s’y trouvaient en vrac et démontrer qu’il avait encore de quoi tenir le pari. « Un lancer de moi contre le meilleur de deux de vous. » Il faillit éclater de rire devant la cupidité qui illumina tout le visage de l’aubergiste.

Quand Mat entra dans l’écurie, sa première démarche fut d’inspecter la demi-douzaine de stalles contenant des chevaux pour chercher une paire de hongres bruns. C’étaient deux bêtes quelconques, mais elles lui appartenaient. Ces chevaux avaient grand besoin d’être étrillés mais, à part cela, ils semblaient en bonne condition, étant donné surtout que tous les palefreniers sauf un avaient tiré leur révérence. L’aubergiste s’était montré extrêmement dédaigneux de leurs doléances concernant ce qu’il les payait, somme qui ne leur permettait plus de vivre, et il paraissait juger un crime que l’unique palefrenier restant ait eu l’audace de dire qu’il rentrait se coucher parce qu’il était épuisé d’avoir accompli le travail de trois hommes.

« Cinq six », marmotta Thom derrière lui. Les coups d’œil qu’il jetait à la ronde dans l’écurie ne paraissaient pas aussi enthousiastes qu’ils auraient pu l’être, puisque c’était lui qui avait suggéré l’idée en premier. Des atomes de poussière luisaient dans la dernière lueur du soleil couchant entrant par les grandes portes et les cordes utilisées pour hisser les balles de foin pendaient de poulies fixées aux poutres du toit comme des tiges de plantes grimpantes. On distinguait mal le grenier dans l’obscurité au-dessus. « Lorsqu’il a amené quatre six et un cinq au deuxième tour, il a cru que tu avais sûrement perdu, et moi aussi. Tu n’as pas gagné à tous les coups, dernièrement.

— Je gagne suffisamment. » Mat était plutôt soulagé de ne pas gagner chaque fois. La chance est une chose, mais le souvenir de cette nuit-là lui faisait encore passer des frissons dans le dos. N’empêche, pendant l’instant où il secouait ce cornet à dés, il avait été pratiquement sûr des points qui allaient apparaître. Comme il lançait son bâton d’escrime dans le fenil, un coup de tonnerre éclata dans le ciel. Il escalada l’échelle, en s’adressant à Thom derrière lui. « C’était une bonne idée. J’aurais pensé que vous seriez content d’être à l’abri de la pluie ce soir. »

La majeure partie du foin était en balles entassées le long des murs, mais il y en avait plus qu’assez en vrac pour se fabriquer une couchette avec sa cape par-dessus. Thom apparut au sommet de l’échelle au moment où il sortait de son écritoire en cuir deux pains et un triangle de fromage veiné de vert. L’aubergiste – son nom était Jeral Florry – avait cédé ces aliments en échange de juste assez de pièces de monnaie pour acheter un de ces chevaux en des temps plus paisibles. Ils mangèrent tandis que la pluie commençait à marteler le toit, arrosant cette nourriture avec l’eau de leurs gourdes – Florry n’avait de vin à aucun prix – et, quand ils eurent fini, Thom sortit sa boîte d’amadou, tassa du tabac dans le fourneau de sa pipe à long tuyau et s’installa pour fumer.

Couché sur le dos, Mat contemplait le toit plongé dans l’ombre et se demandait si la pluie cesserait avant le matin – il voulait se débarrasser de cette lettre le plus vite possible – lorsqu’il entendit un grincement d’essieu entrant dans l’écurie. Roulant jusqu’au bord du grenier, il regarda en bas. Le crépuscule était encore assez clair pour qu’il y voie.

Une femme mince se redressait entre les brancards de la charrette à hautes roues qu’elle venait de tirer à l’intérieur, à l’abri de la pluie, enlevait son manteau et soliloquait entre ses dents tandis qu’elle le secouait pour que les gouttes de pluie tombent. Ses cheveux étaient tressés en une multitude de fines nattes et sa robe de soie – il eut l’impression qu’elle était vert pâle – s’ornait de broderies compliquées en travers de la poitrine. Cette robe avait été belle naguère, mais maintenant elle était abîmée et tachée. Elle se frotta le dos avec le poing, en continuant à monologuer à voix basse, et se précipita vers les portes de l’écurie pour regarder au-dehors à travers la pluie. Tout aussi rapidement, elle s’élança tête baissée et tira les grandes portes qu’elle ferma, plongeant l’écurie dans l’obscurité. Il y eut en bas un bruissement, un cliquetis et un clapotement, et soudain une petite flambée de clarté s’épanouit dans une lanterne qu’elle tenait à la main. Elle regarda autour d’elle, trouva un crochet sur un haut pilier, y suspendit la lanterne et alla fouiller sous la toile maintenue par des cordes qui recouvrait sa charrette.

« Elle a fait bien vite, dit tout bas Thom sans sortir sa pipe de sa bouche. Elle aurait pu mettre le feu à l’écurie, à battre comme ça dans le noir un briquet à silex. »

La femme se dégagea de la bâche avec à la main un quignon de pain qu’elle rongea comme s’il était rassis et que sa faim ne s’en souciait pas.

« Est-ce qu’il reste encore de ce fromage ? » chuchota Mat. Thom secoua la tête.

La femme commença à renifler l’air et Mat se rendit compte qu’elle avait probablement senti la fumée du tabac de Thom. Il s’apprêtait à se lever et à signaler leur présence quand un des battants de la porte de l’écurie se rouvrit.

La femme se ramassa sur elle-même, prête à détaler, tandis que quatre hommes entraient, fuyant la pluie, et étaient leurs manteaux trempés, ce qui laissa voir des tuniques claires avec de larges manches et de la broderie sur la poitrine, ainsi que des culottes bouffantes avec des broderies le long des jambes. Leurs vêtements étaient peut-être fantaisie, mais eux étaient tous des hommes taillés en force et leurs visages avaient une expression menaçante.

« Eh bien, Aludra, déclara un homme portant une tunique jaune, tu n’as pas couru aussi vite que tu le croyais, hein ? » Il avait un accent qui parut bizarre à Mat.

« Tammuz ! s’exclama la femme sur le ton dont elle aurait proféré un juron. Ce n’est pas assez que ta balourdise a été cause de mon expulsion de la Guilde, espèce de grosse cervelle bovine, il faut aussi que tu me poursuives, maintenant. » Elle avait le même drôle d’accent que l’homme. « Tu t’imagines que je suis contente de te voir ? »

Le dénommé Tammuz rit. « Comme imbécile, tu te poses un peu là, Aludra, je le sais depuis toujours. Si tu t’étais contentée de t’en aller, tu aurais pu mener une longue vie dans un endroit tranquille, mais tu n’as pas pu oublier les secrets qu’il y avait dans ta tête, hein ? Tu ne pensais pas que nous apprendrions que tu essaies de te tirer d’affaire en fabriquant ce que seule la Guilde est habilitée à fabriquer ? » Soudain un poignard apparut dans sa main. « Ce sera un grand plaisir de te trancher la gorge, Aludra. »

Mat n’avait même pas eu conscience qu’il s’était levé avant qu’une des doubles cordes pendant du toit se retrouve dans ses mains et qu’il se soit élancé hors du fenil. Que je brûle si je ne suis pas un sacré idiot !

Il eut à peine le temps de formuler cette réflexion fébrile qu’il fonçait déjà dans le groupe des arrivants, les renversant comme des quilles. La corde lui glissa des mains et il tomba, roulant lui aussi sur le sol couvert de paille, des pièces de monnaie jaillissant de ses poches, et termina sa course contre une des stalles. Lorsqu’il se remit tant bien que mal sur pied, les quatre hommes se redressaient aussi. Et à présent tous étaient armés d’un poignard. Quel animal aveuglé par la lumière ! Que je sois brûlé ! Brûlé !

« Mat ! »

Il leva la tête et Thom lui lança son bâton d’escrime. Il l’attrapa au vol à temps pour faire sauter sa lame du poing de Tammuz et lui asséner un coup sec sur la tempe. L’homme s’effondra mais les trois autres étaient juste derrière et pendant un moment de fiévreuse activité Mat dut user de toute son adresse à manier le bâton pour tenir à distance les lames de poignard par ses prestes évolutions, frappant genoux, chevilles et côtes jusqu’à ce qu’il parvienne à asséner un bon coup sur une tête. Quand le dernier homme tomba, il contempla un instant ses assaillants à terre, puis releva un regard irrité vers la femme. « Qu’est-ce qui vous obligeait à choisir cette écurie pour vous y faire assassiner ? »

Elle glissa dans un fourreau suspendu à sa ceinture une dague fine. « Je vous aurais bien aidé, mais j’ai craint que vous me preniez pour un de ces grands bouffons si je m’approchais avec une arme dans la main. Et j’ai choisi cette écurie parce que la pluie mouille et que je suis mouillée aussi, et que personne ne surveillait cet endroit-ci. »

Elle était plus âgée qu’il ne l’avait supposé, d’au moins dix ou quinze ans de plus que lui, mais encore jolie, avec de grands yeux noirs et une petite bouche charnue qui paraissait prête à esquisser une moue. Ou accueillir un baiser. Il émit un petit rire et s’appuya sur son bâton. « Eh bien, ce qui est fait est fait. Je suppose que vous ne cherchiez pas à nous attirer des ennuis. » Thom descendait du grenier, gauchement à cause de sa jambe, et les yeux d’Aludra allèrent de lui à Mat. Le ménestrel avait endossé de nouveau sa cape ; il laissait rarement quelqu’un le voir sans elle, surtout pour la première fois. « C’est comme dans un conte, dit-elle, je suis sauvée par un ménestrel et un jeune héros » – elle décocha un regard sombre aux hommes affalés sur la paille de l’écurie – « de ceux-là qui ont eu pour mères des truies !

— Pourquoi voulaient-ils vous tuer ? questionna Mat. Il a fait allusion à des secrets.

— Les secrets, déclara Thom sur un ton très proche de celui qu’il adoptait pour ses récitals, de la fabrication des fusées d’artifice, ou je me trompe fort. Vous êtes une Illuminatrice, n’est-ce pas ? » Il exécuta une révérence élégante avec un envol artistique de son manteau. « Je suis Thom Merrilin, ménestrel ainsi que vous l’avez constaté. » Presque comme s’il y pensait à retardement, il ajouta : « Et voici Mat, un jeune homme qui a le don d’aller au-devant des ennuis.

— J’étais une Illuminatrice, dit Aludra sèchement, mais ce grand porc de Tammuz, il a gâché une représentation pour le Roi du Cairhien et il a aussi failli détruire la Maison du Chapitre. Seulement moi j’étais Maîtresse de la Maison du Chapitre, de sorte que c’est moi que la Guilde en a tenue pour responsable. » Sa voix prit l’accent de la justification. « Je ne divulgue pas les secrets de la Guilde, quoi que raconte Tammuz, mais je ne vais pas me laisser mourir de faim alors que je peux faire des fusées. Je n’appartiens plus à la Guilde, alors les règlements de la Guilde, ils ne s’appliquent plus à moi maintenant.

— Galldrian, commenta Thom avec presque la même intonation sèche que la sienne. Eh bien, c’est un roi mort à présent et il ne regardera plus de feux d’artifice.

— Les membres de la Guilde, reprit-elle d’une voix lasse, c’est tout juste s’ils ne me rendent pas responsable de cette guerre civile au Cairhien, comme si cette unique nuit de malheur elle avait fait mourir Galldrian. » Thom tiqua. « Visiblement, je ne peux plus rester ici, reprit-elle. Tammuz et ces autres bœufs de labour, ils vont se réveiller bientôt. Cette fois-ci, qui sait s’ils n’iront pas dire aux soldats que j’ai volé ce que je fabrique. » Elle dévisagea Thom puis Mat, le front plissé par la réflexion, et parut aboutir à une décision. « Il faut que je vous récompense, mais je n’ai pas d’argent. Toutefois, j’ai quelque chose qui vaut peut-être autant que de l’or. Davantage même, c’est possible. Nous allons voir ce que vous en pensez. »

Mat échangea un coup d’œil avec Thom tandis qu’elle se dirigeait vers sa charrette et fouillait sous la bâche qui la recouvrait. J’aiderai quiconque peut payer. Il crut distinguer une lueur pensive dans les yeux bleus de Thom.

Aludra sépara un paquet d’un certain nombre d’autres semblables, un court rouleau de forte toile huilée presque assez gros pour qu’elle en ait plein les bras. Elle le déposa sur la paille, détacha les cordes qui le maintenaient et déroula la toile par terre. Quatre rangs de poches occupaient toute sa longueur, les poches de chaque rangée plus grandes que celles de la rangée précédente. Chaque poche contenait un cylindre de papier enduit de cire juste assez haut pour qu’en émerge son extrémité d’où pendait un cordon foncé.

« Des fusées d’artifice, commença Thom. Je le savais. Aludra, vous ne devez pas faire cela. En les vendant vous aurez assez pour séjourner dix jours dans une bonne auberge et bien manger chaque jour. Du moins partout sauf ici, dans Aringill. »

Elle s’agenouilla près de la longue bande de toile huilée et eut un reniflement de dédain à son adresse.

« Taisez-vous donc, vous l’Ancien. » Elle le dit sur un ton qui n’avait rien de désagréable. « Je n’ai pas le droit de témoigner ma gratitude ? Vous croyez que je vous donnerais cela si je n’en avais pas d’autres à vendre ? Écoutez-moi attentivement. »

Mat s’accroupit sur ses talons à côté d’elle, fasciné. Il avait vu des fusées d’artifice deux fois dans sa vie. Des colporteurs les avaient apportées au Champ d’Emond, ce qui avait coûté fort cher au Conseil du Village. Quand il avait dix ans, il avait voulu en ouvrir une pour voir ce qu’il y avait dedans et avait déclenché un beau tumulte. Bran al’Vere, le Maire, l’avait giflé ; Dorai Barran, qui était la Sagesse à l’époque, l’avait fouetté ; et son père lui avait administré une correction à coups de ceinture lorsqu’il était rentré à la maison. Personne au village n’avait voulu lui parler pendant un mois, excepté Rand et Perrin, et ils lui avaient surtout répété qu’il s’était conduit comme un idiot. Il allongea le bras pour toucher un des cylindres. Aludra écarta sa main d’une tape.

« Écoutez-moi d’abord, j’ai dit ! Les plus petites, elles produiront un grand “bang”, mais pas plus. » Les fusées avaient la taille du petit doigt de Mat. « Les suivantes, elles produisent un “bang” et une lumière vive. Les autres, elles permettent d’obtenir le “bang”, la lumière et beaucoup d’étincelles. Les dernières », – elles étaient plus grosses que le pouce de Mat – « offrent l’ensemble de ces effets, mais leurs étincelles ont de nombreuses couleurs. Presque comme un bouquet de météores, seulement pas venus du ciel. »

Un bouquet de météores ? répéta Mat en lui-même.

« Vous devez vous montrer particulièrement prudent avec celles-ci. Vous voyez, la mèche, elle est très longue. » Elle remarqua son air interdit et agita sous son nez un des longs cordons sombres. « Ça, ça !

— À quoi on met le feu, marmotta-t-il. Oui, je sais. » Thom émit un bruit de gorge et se caressa la moustache avec un doigt replié comme pour masquer un sourire.

Aludra acquiesça d’un « hem ». « Où l’on met le feu, exact. Ne restez pas à proximité d’aucune, mais pour ces fusées, vous vous éloignez en courant dès que vous avez allumé la mèche. Vous me comprenez ? » Elle roula avec énergie la longue bande de toile. « Vous pouvez les vendre si vous en avez envie, ou les utiliser. Rappelez-vous, ne les approchez jamais du feu. Le feu les ferait exploser. Une telle quantité à la fois, cela détruirait peut-être bien une maison. » Elle hésita tout en rajustant les cordes, puis ajouta : « Et une dernière chose, dont il se peut que vous ayez entendu parler. N’ouvrez aucune de ces fusées, comme quelques fieffés imbéciles le font pour voir ce qui se trouve à l’intérieur. Parfois, quand ce qu’il y a dedans entre en contact avec l’air, la fusée explose sans qu’il soit besoin de feu. Vous pouvez y perdre des doigts ou même une main.

— Je l’ai entendu dire », répliqua sèchement Mat.

Elle le regarda d’un air soucieux comme si elle craignait qu’il essaie quand même, puis finalement poussa le paquet en forme de rouleau vers lui. « Tenez. Il faut que je m’en aille à présent, avant que ces fils de chèvre reprennent leurs esprits. » Jetant un coup d’œil à la porte toujours ouverte et à la pluie qui tombait dans le noir au-delà, elle poussa un soupir. « Peut-être que je dénicherai un endroit sec ailleurs. Je pense aller vers Lugard, demain. Ces porcs, ils s’attendront à ce que je me rende à Caemlyn, hein ? »

Le trajet était encore plus long jusqu’à Lugard que jusqu’à Caemlyn et Mat se rappela soudain ce quignon de pain dur. Et elle avait dit qu’elle n’avait pas d’argent. Les fusées d’artifice ne permettraient pas de payer de quoi manger avant qu’elle rencontre quelqu’un ayant les moyens de les acheter. Elle n’avait même pas eu un regard vers l’or et l’argent qui avaient jailli de ses poches quand il était tombé ; les pièces scintillaient et miroitaient au milieu de la paille dans la clarté de la lanterne. Ah, Lumière, je ne peux pas la laisser aller le ventre vide, je suppose. Il ramassa prestement ce qui était à sa portée.

« Heu… Aludra ? Je n’en manque pas, comme vous pouvez voir. Je me suis dit que peut-être… » Il lui tendit les pièces. « J’ai toujours la possibilité d’en gagner d’autres. »

Elle s’immobilisa, sa cape à moitié sur ses épaules, puis elle sourit à Thom en achevant de draper le reste sur elle. « Il est jeune encore, hein ?

— Il est jeune, acquiesça Thom. Et pas moitié aussi mauvais qu’il aimerait le croire. Parfois, il ne l’est pas du tout. »

Mat les foudroya l’un et l’autre du regard, puis abaissa la main.

Soulevant les brancards de sa charrette, Aludra la fit tourner et se dirigea vers la porte, décochant au passage un coup de pied dans les côtes de Tammuz. Il poussa un vague grognement.

« Il y a quelque chose que j’aimerais savoir, Aludra, dit Thom. Comment avez-vous allumé cette lanterne si vite dans le noir ? »

S’arrêtant au seuil de la porte, elle lui sourit par-dessus son épaule. « Vous souhaitez que je vous raconte tous mes secrets ? Je suis reconnaissante mais pas amoureuse. Ce secret, même la Guilde ne le connaît pas, car c’est ma découverte personnelle. Je vous confierai au moins cela. Quand je saurai l’utiliser correctement et seulement quand je le veux, des bouts de bois me rendront riche. » Pesant de tout son poids sur les brancards, elle entraîna la charrette sous la pluie et la nuit l’engloutit.

« Des bouts de bois ? » répéta Mat. Il se demandait si elle n’avait pas la tête un peu dérangée.

Tammuz grogna de nouveau.

« Mieux vaut que nous imitions son exemple, mon garçon, déclara Thom. Sinon il ne nous restera que le choix entre couper quatre gorges ou passer peut-être les quelques jours prochains à nous expliquer devant les Gardes de la Reine. Ces bonshommes sont du genre à les lâcher à nos trousses par rancune. Et ils ont largement de quoi se montrer vindicatifs, je suppose. » L’un des compagnons de Tammuz eut un mouvement convulsif comme s’il revenait à lui et marmotta quelque chose d’incompréhensible.

Le temps qu’ils aient rassemblé toutes leurs affaires et sellé les chevaux, Tammuz s’était redressé sur les mains et les genoux, la tête pendante, et les autres remuaient aussi en gémissant.

Sautant en selle, Mat contempla la pluie par l’embrasure de la porte, elle tombait plus dru que jamais. « Un sacré héros, dit-il. Si jamais j’ai l’air de vouloir de nouveau jouer les héros, donnez-moi un bon coup de pied.

— Qu’aurais-tu donc fait autrement ? »

Mat lui jeta un regard noir, puis remonta son capuchon et étala le bas de sa cape par-dessus le gros rouleau arrimé derrière le haut troussequin de sa selle. Même si la toile était huilée, un peu de protection supplémentaire contre la pluie ne pouvait pas nuire. « Contentez-vous de m’asséner un coup de pied ! » Il talonna les côtes de son cheval et s’enfonça au galop dans la nuit pluvieuse.

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