49 Tear sous l’orage

Egwene revint finalement à la table et à sa tasse de thé. Elle pensait qu’Élayne avait peut-être raison, qu’elle avait dépassé les bornes, mais elle se sentait incapable de se forcer à prononcer des excuses, et elles restèrent assises en silence.

Quand Ailhuin rentra, elle avait avec elle un homme, un maigre compagnon d’âge mûr qui donnait l’impression d’avoir été sculpté dans du vieux bois. Juilin Sandar enleva ses socques près de la porte et suspendit à une patère son chapeau plat conique. Un brise-épée ressemblant beaucoup à celui de Hurin mais avec de petites encoches de chaque côté de la longue lame, pendait à un ceinturon passé par-dessus sa tunique brune, et il portait un bâton exactement aussi haut que lui, mais guère plus épais que son pouce et fait de ce bois clair, ponctué de cannelures comme des articulations, qu’utilisaient les bouviers pour leurs aiguillons. Ses cheveux noirs coupés court étaient plaqués sur sa tête et ses yeux sombres au regard mobile paraissaient noter et enregistrer chaque détail de la pièce. Et des personnes qui s’y trouvaient. Egwene aurait bien parié qu’il avait examiné Nynaeve par deux fois et, du moins pour elle, le manque de réaction de Nynaeve était flagrant ; à l’évidence, elle s’en était rendu compte, elle aussi.

Ailhuin lui indiqua une place à la table, où il retourna les manchettes de sa tunique, s’inclina en direction de chacune d’elles tour à tour et s’assit, son bâton accoté contre son épaule, sans mot dire jusqu’à ce que leur hôtesse aux cheveux gris ait préparé une théière de thé frais et que tout le monde se soit mis à le déguster.

« Mère Guenna m’a expliqué votre problème, dit-il en reposant sa tasse. Je vous aiderai si je le peux, mais il y a des chances que les Puissants Seigneurs aient bientôt besoin de moi. »

Leur robuste hôtesse eut un rire sec. « Juilin, quand donc avez-vous commencé à marchander comme un boutiquier qui essaie de vendre de la toile au prix de la soie ? Ne prétendez pas savoir quand les Puissants Seigneurs vous convoqueront avant qu’ils vous appellent.

— Je ne le prétendrais pas, répliqua en souriant Sandar, mais je sais quand j’ai vu des hommes sur les toits dans la nuit. Juste du coin de l’œil – ils savent se dissimuler comme des poissons-flûte dans les roseaux – mais j’ai repéré le déplacement. Personne n’a encore signalé de vol, mais il y a des larrons à l’œuvre à l’intérieur des remparts et vous pouvez gagner votre dîner en pariant là-dessus. Rappelez-vous ce que je vous dis. Avant qu’une autre semaine soit écoulée, je serai convoqué à la Pierre parce qu’une bande de malandrins s’est introduite dans la maison de négociants ou même dans les manoirs de seigneurs. Les Défenseurs surveillent les rues, certes, mais quand il y a des voleurs à repérer, ils envoient quérir un preneur-de-larrons et moi en premier. Je ne cherche pas à gonfler mes prix mais ce que je ferai pour ces charmantes jeunes femmes je dois le faire rapidement.

— Je pense qu’il dit la vérité, commenta Ailhuin à regret. Il vous racontera que la lune est verte et l’eau blanche s’il pense que cela lui vaudra un baiser, mais pour le reste il ment moins que la plupart des hommes. C’est peut-être le plus honnête homme qui soit jamais né dans le Maule. » Élayne mit une main devant sa bouche et Egwene lutta ferme pour ne pas rire. Nynaeve demeurait sur son siège sans broncher, visiblement impatiente.

Sandar adressa une grimace à leur hôtesse grisonnante, puis jugea bon apparemment de ne pas tenir compte de ces commentaires. Il sourit à Nynaeve. « J’avouerai que ces voleuses m’intriguent. J’ai connu des femmes qui volaient et des bandes de voleurs, mais je n’ai jamais entendu parler d’une bande de voleuses. Et je suis en dette envers Mère Guenna. » Ses yeux parurent enregistrer de nouveau en détail tout de Nynaeve.

« Quel est votre tarif ? questionna-t-elle d’un ton bref.

— Pour récupérer des objets volés, expliqua-t-il rondement, je demande le dixième de la valeur de ce que je retrouve. Pour découvrir quelqu’un, je demande un marc d’argent par personne. Mère Guenna précise que les objets volés ont peu de valeur sauf pour vous, Maîtresse, aussi je suggère que vous choisissiez cette option-là. » Il sourit de nouveau ; il avait de très belles dents blanches. « Je ne vous prendrais pas d’argent du tout si ce n’est que la profession le verrait d’un mauvais œil, mais je prendrai aussi peu que possible. Une pièce de cuivre ou deux, pas plus.

— Je connais un traqueur-de-larrons, déclara Élayne. Du Shienar. Un homme très respectable. Il est armé d’une épée en même temps que d’un brise-épée. Pourquoi pas vous ? »

Pendant un instant, Sandar parut surpris, puis contrarié de l’avoir été. Il n’avait pas été sensible à son allusion, ou bien avait décidé de ne pas la relever. « Vous n’êtes pas de Tear. J’ai entendu parler du Shienar, Maîtresse, des histoires de Trollocs et de ce que tout homme là-bas est un guerrier. » Son sourire disait que c’étaient des contes pour enfants.

« Des histoires vraies, rétorqua Egwene. Ou réelles dans l’ensemble. Je suis allée au Shienar. »

Il la regarda en clignant des paupières et poursuivit : « Je ne suis ni un seigneur ni un riche marchand ni même un soldat. Les Défenseurs n’inquiètent pas les étrangers outre mesure quand ils portent l’épée – à moins qu’ils n’aient l’intention de séjourner longtemps ici, naturellement – mais moi je serais jeté dans un cachot sous la Pierre. Il y a des lois, Maîtresse. » Sa main glissa dans une caresse le long de son bâton, comme inconsciemment. « Je me débrouille aussi bien que possible, sans épée. » Il concentra de nouveau son sourire sur Nynaeve. « Maintenant, si vous voulez bien décrire ces objets… »

Il s’interrompit comme elle mettait sa bourse sur le bord de la table et en sortait treize marcs d’argent. Egwene pensa qu’elle avait choisi les pièces les plus légères ; la plupart étaient de la monnaie de Tear, une seule d’Andor. L’Amyrlin leur avait confié une grande quantité d’or, mais même cela ne durerait pas éternellement.

Nynaeve inspecta le contenu de la bourse pensivement avant d’en resserrer les cordons et de la ranger dans son escarcelle. « Il y a treize femmes à trouver, Maître Sandar, avec une somme d’argent égale quand vous y aurez réussi. Découvrez-les et nous récupérerons nous-mêmes notre bien.

— Je m’en chargerai moi-même pour moins que cela, protesta-t-il. Et point n’est besoin de récompenses supplémentaires. Mon tarif est mon tarif. N’ayez pas peur que j’accepte de pot-de-vin.

— Aucune crainte à avoir sur ce plan-là, confirma Ailhuin. J’ai dit qu’il est honnête. Seulement ne le croyez pas s’il déclare qu’il vous aime. »

Sandar lui décocha un regard dépourvu d’aménité.

« C’est moi qui paie, Maître Sandar, déclara Nynaeve d’un ton ferme, je choisis donc ce que j’achète. Voulez-vous trouver ces femmes, et rien de plus ? » Elle attendit qu’il acquiesce d’un hochement de tête à contrecœur, avant de poursuivre. « Peut-être sont-elles ensemble, peut-être pas. La première est originaire du Tarabon. Elle est un peu plus grande que moi, avec des yeux noirs et des cheveux couleur de miel blond qu’elle coiffe en multiples petites tresses à la mode du Tarabon. Certains hommes pourraient la trouver jolie, mais elle ne considérerait pas cela comme un compliment. Elle a une bouche à l’expression boudeuse, méchante. La deuxième est de Kandor. Elle a de longs cheveux noirs avec une mèche blanche au-dessus de l’oreille gauche, et… »

Elle ne cita pas de noms et Sandar n’en demanda pas. Les noms, on en changeait trop aisément. Son sourire s’était effacé à présent que sa mission se précisait. Treize femmes Nynaeve décrivit tandis qu’il écoutait avec une attention soutenue et, quand elle eut fini, Egwene était sûre qu’il aurait été capable de réciter leur description à l’envers mot pour mot.

« Mère Guenna vous en a peut-être averti, conclut Nynaeve, mais je vais le répéter. Ces femmes sont plus dangereuses que vous ne pouvez le croire. Plus de douze personnes ont déjà péri de leur fait, et je ne serais pas surprise que ce ne soit qu’une goutte du sang qu’elles ont sur les mains. » Ce qu’entendant Sandar et Ailhuin tiquèrent l’un et l’autre. « Si elles s’aperçoivent que vous vous êtes enquis d’elles, elles vous obligeront à dire où nous sommes et Mère Guenna mourra probablement avec nous. » Leur vieille hôtesse eut une expression incrédule. « Soyez-en persuadés. » Le regard de Nynaeve exigeait un acquiescement. « Croyez-le ou sinon je reprendrai l’argent et trouverai quelqu’un d’autre qui aura plus de jugeote !

— Quand j’étais jeune, répliqua Sandar, d’un ton sérieux, un coupe-bourse m’a planté son couteau dans les côtes parce que je pensais qu’une jolie jeune fille serait moins prompte qu’un homme à jouer du poignard. Je ne commets plus cette erreur. Je me conduirai comme si ces femmes étaient toutes des Aes Sedai et appartenaient à l’Ajah Noire. » Egwene manqua s’étrangler et il lui adressa un sourire mélancolique tandis qu’il ramassait les pièces et les introduisait dans sa propre bourse qu’il coinça sous sa large ceinture. « Je n’avais pas l’intention de vous effrayer, Maîtresse. Il n’y a pas d’Aes Sedai dans Tear. Cela demandera quelques jours, à moins qu’elles ne soient ensemble. Treize femmes réunies seront faciles à repérer ; séparées, elles le seront beaucoup moins. Néanmoins, quoi qu’il en soit, je les trouverai. Et je m’arrangerai pour qu’elles ne se doutent de rien avant que vous sachiez où elles sont. »

Lorsqu’il eut coiffé son chapeau de paille et enfilé ses socques, puis fut sorti par la porte de derrière, Élayne s’inquiéta : « J’espère qu’il n’est pas trop confiant, Ailhuin. J’ai entendu ce qu’il a dit mais… Il a bien compris qu’elles sont redoutables, n’est-ce pas ?

— Il ne s’est jamais conduit comme un imbécile sauf pour une paire d’yeux ou une jolie cheville, rétorqua leur vieille hôtesse, et c’est un travers commun à tous les hommes. C’est le meilleur preneur-de-larrons de Tear. Tranquillisez-vous. Il vous dénichera vos Amies du Ténébreux.

— Il pleuvra avant le matin. » Nynaeve frissonna en dépit de la chaleur régnant dans la pièce. « Je sens un orage qui se prépare. » Ailhuin se contenta de secouer la tête et se mit à remplir des bols de soupe de poissons pour le dîner.

Après qu’elles eurent mangé et nettoyé la vaisselle, Nynaeve et Ailhuin s’assirent à la table pour parler herbes et traitements. Élayne travailla à une petite broderie qu’elle avait commencé sur l’épaule de sa cape, de minuscules fleurs bleues et blanches, puis lut un exemplaire des Essais de Willim de Manaches qu’Ailhuin avait sur sa petite étagère de livres. Egwene essaya de lire mais ni les essais, ni Les Voyages de Jaim Farstrider, ni les contes humoristiques d’Aleria Elffin ne retenaient son attention au-delà de quelques pages. Elle tâtait le ter’angreal de pierre à travers le corsage de sa robe. Où sont-elles ? Que veulent-elles dans le Cœur de la Pierre ? Il n’y a que le Dragon – uniquement Rand – qui peut toucher Callandor, alors, que veulent-elles ? Quoi ? Quoi ?

Quand le soir tomba, Ailhuin les conduisit chacune dans une chambre à l’étage mais, après qu’elle fut entrée dans la sienne, elles se réunirent dans celle d’Egwene, qu’éclairait une seule lampe. Egwene s’était déjà déshabillée, ne gardant que sa chemise ; le lien de cuir était passé autour de son cou avec les deux anneaux. La pierre rayée paraissait beaucoup plus lourde que l’anneau d’or. C’était leur coutume de chaque soir depuis le départ de Tar Valon, à l’unique exception de cette nuit passée avec les Aiels.

« Réveillez-moi au bout d’une heure », leur recommanda-t-elle.

Élayne fronça les sourcils. « Si rapidement, cette fois ?

— Éprouves-tu de l’anxiété ? questionna Nynaeve. Peut-être l’utilises-tu trop souvent.

— Si je ne l’avais pas fait, nous serions encore à Tar Valon en train d’astiquer des marmites en espérant découvrir une Sœur Noire avant qu’un Homme Gris nous trouve », riposta sèchement Egwene. Par la Lumière, Élayne a raison. Je saute à la gorge des gens comme une gamine acariâtre. Elle respira à fond. « Peut-être que je suis anxieuse, effectivement. Il se peut que ce soit parce que nous nous trouvons maintenant tellement près du Cœur de la Pierre. Tellement près de Callandor. Tellement près du piège, quel qu’il soit.

— Sois prudente », recommanda Élayne, et Nynaeve ajouta, plus doucement : « Sois très prudente, Egwene. Je t’en prie. » Elle imprimait de brèves secousses à sa natte.

Pendant qu’Egwene était allongée sur le lit aux colonnes basses, ses compagnes assises de chaque côté sur un tabouret, le tonnerre gronda dans le ciel. Le sommeil vint lentement.


C’était de nouveau ce paysage de collines, comme toujours au début, des fleurs et des papillons sous un soleil printanier, de douces brises et des chants d’oiseaux. Cette fois, elle était vêtue de soie verte, avec des oiseaux brodés au fil d’or sur le devant du corsage à la hauteur de sa poitrine, et des escarpins de velours vert. Le ter’angreal donnait l’impression d’être assez léger pour s’envoler hors de sa robe s’il n’avait pas été retenu par le poids de l’anneau au Grand Serpent.

Par simples tâtonnements, elle avait appris une minime partie des règles du Tel’aran’rhiod – même ce Monde des Rêves, ce Monde Invisible, avait ses règles, encore que bizarres ; elle n’en connaissait pas la dixième partie, elle en était certaine – et une manière de se transporter où elle le désirait. Fermant les yeux, elle vida son esprit comme quand elle voulait embrasser la saidar. Ce n’était pas aussi facile, parce que le bouton de rose ne cessait d’essayer de se former[12] et elle sentait constamment la Vraie Source, sentait l’ardent désir d’y puiser, mais il lui fallait emplir le vide d’autre chose. Elle se représenta le Cœur de la Pierre, comme elle l’avait vu dans ces rêves qu’elle avait eus, le retraça dans les moindres détails, parfait à l’intérieur du vide. Les énormes colonnes de grès rouge poli. Les dalles du sol usées par les ans. La coupole, très haute. L’épée de cristal, intouchable, tournant en l’air la poignée en bas. Quand l’épée parut si réelle qu’elle fut certaine de n’avoir qu’à étendre la main pour la prendre, elle ouvrit les yeux – et elle était là, dans le Cœur de la Pierre. Ou le Cœur de la Pierre tel qu’il existait dans le Tel’aran’rhiod.

Les colonnes étaient là – et Callandor. Et autour de l’épée scintillante, presque aussi indistinctes et immatérielles que des ombres, treize femmes étaient assises en tailleur et contemplaient Callandor qui pivotait sur son axe. Liandrin à la chevelure de miel tourna la tête, ses grands yeux noirs plongeant droit dans ceux d’Egwene, et sa bouche en cerise s’étira dans un sourire.


Haletante, Egwene se redressa si vite sur son séant qu’elle faillit tomber du lit.

« Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Élayne. Qu’est-il arrivé ? Tu as l’air affolée.

— Tu viens juste de fermer les yeux, dit Nynaeve à mi-voix. C’est la toute première fois que tu reviens sans que nous t’ayons réveillée. Il s’est passé quelque chose, n’est-ce pas ? » Elle tira brutalement sur sa natte. « Est-ce que tu te sens bien ? »

Comment suis-je revenue ? se demanda Egwene. 0 Lumière, je ne sais même pas comment je m’y suis prise. Elle avait seulement conscience de chercher à retarder le moment de dire ce qu’elle avait à annoncer. Dénouant le lien autour de son cou, elle déposa sur sa paume l’anneau au Grand Serpent et celui plus large du ter’angreal torse. « Elles nous attendent », finit-elle par expliquer. Inutile de préciser qui. « Et je crois qu’elles sont informées que nous sommes à Tear. »

Au-dehors, l’orage éclata au-dessus de la ville.


Avec en fond sonore le martèlement de la pluie sur le pont au-dessus de sa tête, Mat contemplait le damier sur la table entre Thom et lui sans parvenir à se concentrer complètement sur la partie, même avec un marc d’argent andoran pour enjeu. Le tonnerre grondait, des éclairs illuminaient les petites fenêtres. Quatre lampes éclairaient la cabine du commandant du Martinet. Ce sacré bateau est peut-être aussi vif que l’oiseau parent de l’aronde dont il porte le nom, mais il met encore fichtrement trop de temps. Le vaisseau eut un léger soubresaut, puis un autre ; le rythme de sa course parut changer. Son capitaine ferait bien de ne pas nous enliser dans cette fichue vase ! S’il n’obtient pas de cette baratte à beurre tout ce qu’elle peut donner de vitesse, je lui enfoncerai cet or dans la gorge ! En bâillant – il avait mal dormi depuis qu’il avait quitté Caemlyn ; il ne réussissait pas à écarter suffisamment ses inquiétudes pour avoir un sommeil paisible – en bâillant, donc, il poussa un palet blanc à l’intersection de deux colonnes ; en trois mouvements, il capturerait près d’un cinquième des palets noirs de Thom.

« Tu serais un bon joueur, mon garçon, déclara le ménestrel sans ôter la pipe de sa bouche en plaçant un autre palet, si tu t’y appliquais. » Son tabac sentait les feuilles et les noix.

Mat allongea la main pour prendre un autre palet dans le tas près de son coude, puis cligna des paupières et n’y toucha pas. Dans ces trois mêmes mouvements, les palets de Thom encercleraient un tiers des siens. Il ne s’y était pas attendu et ne voyait pas le moyen de parer le coup. « Ne perdez-vous jamais ? N’avez-vous jamais perdu de partie ? »

Thom enleva sa pipe et se lissa les moustaches d’un doigt replié. « Pas depuis longtemps. Morgase me battait une fois sur deux. On dit que les bons chefs de guerre et les bons joueurs du Grand Jeu sont habiles aussi au jeu de mérelles. C’est son cas et je ne doute pas que Morgase sache également bien mener une bataille.

— Ne préféreriez-vous pas jouer encore un peu aux dés ? Les parties de mérelles s’éternisent vraiment.

— J’aime avoir la chance de gagner plus d’une fois sur neuf ou dix », fut la réponse caustique de son partenaire chenu.

Mat se releva d’un bond comme la porte se rabattait bruyamment pour laisser entrer le Capitaine Derne. D’un geste brusque, le marin au visage carré se débarrassa de son manteau dont il secoua les gouttes de pluie en jurant entre ses dents. « Que la Lumière me dessèche les os, je me demande pourquoi je vous ai laissés louer le Martinet. Vous, avec vos façons d’exiger toujours plus de sacrée vitesse dans la nuit la plus noire ou la pluie la plus drue. Plus vite. Toujours sacrément plus vite ! J’aurais pu me planter cent fois sur un sacré banc de vase à l’heure qu’il est !

— Vous vouliez l’or, répliqua âprement Mat. Vous disiez que ce ramassis de vieilles planches était rapide, Derne, quand atteindrons-nous Tear ? »

Le capitaine eut un sourire pincé. « Nous nous amarrons au quai en ce moment. Et que je brûle et renaisse dans la peau d’un sacré paysan si je transporte de nouveau quoi que ce soit qui sache fichtrement parler ! Et, maintenant, où est le reste de mon or ? »

Mat se précipita vers une des petites fenêtres et regarda au-dehors. À la lumière crue aveuglante des éclairs, il distinguait un quai de pierre détrempé, et guère davantage. Il repêcha au fond de sa poche la seconde bourse d’or et la lança à Derne. Qui a jamais entendu parler de quelqu’un travaillant sur le fleuve qui ne joue pas aux dés ! « Il est bien temps », grommela-t-il. Veuille la Lumière que je n’arrive pas trop tard.

Il avait entassé tous ses vêtements de rechange et ses couvertures dans l’écritoire de cuir qu’il suspendit sur lui d’un côté au bout de la corde avec laquelle il avait attaché le rouleau de fusées qui formait contrepoids de l’autre. Son manteau recouvrait les deux mais bâillait un peu devant. Mieux valait que lui se mouille plutôt que les fusées. Il sécherait et se retrouverait comme neuf ; une expérience avec un seau d’eau avait démontré que ce n’était pas le cas pour les fusées. Le p’pa de Rand avait raison, finalement. Mat avait toujours été persuadé que le Conseil du Village ne voulait pas tirer les feux d’artifice sous la pluie parce qu’ils offraient un plus beau spectacle par nuit claire.

« Ne vas-tu pas te décider bientôt à vendre ces machins-là ? » Thom ajustait sa cape de ménestrel sur ses épaules. Elle abritait harpe et flûte dans leurs étuis de cuir, mais son ballot de vêtements et de couvertures il le portait sur son dos par-dessus la cape aux cent pièces multicolores.

« Pas avant que je sache comment ils fonctionnent, Thom. D’ailleurs, imaginez comme ce sera amusant quand je les mettrai toutes à feu. »

Le ménestrel frissonna. « Pourvu que tu ne les allumes pas en même temps, mon garçon. Pourvu que tu ne les lances pas dans l’âtre au souper. Tu en serais bien capable, à la façon dont tu t’es conduit avec ces fusées. Tu as de la chance que le capitaine que voici ne nous ait pas jetés par-dessus bord il y a deux jours.

— Aucun risque. » Mat rit. « Pas tant qu’il y avait cette bourse en perspective. Hein, Derne ? »

Derne faisait sauter la bourse d’or dans sa paume. « Je ne l’ai pas demandé avant, mais vous m’avez donné maintenant l’or et vous ne le reprendrez pas. Qu’est-ce qu’il y a derrière tout ça ? Toute cette sacrée précipitation.

— Une gageure, Derne. » Mat bâilla en ramassant son bâton de combat, prêt à partir. « Une gageure.

— Une gageure ! » Derne contempla avec stupeur la lourde bourse. L’autre exactement pareille était enfermée dans son coffre. « Il doit y avoir comme enjeu un sacré royaume !

— Plus que cela », répliqua Mat.

La pluie tombait à seaux sur le pont avec tant de violence qu’il ne voyait la passerelle que lorsque les éclairs crépitaient au-dessus de la ville ; le vacarme de cette averse torrentielle lui permettait à peine de s’entendre penser. Il apercevait toutefois des fenêtres éclairées dans une rue. Il devait y avoir des auberges, là-haut. Le capitaine n’était pas monté sur le pont pour les accompagner jusqu’à leur débarquement, et aucun membre de l’équipage n’était resté non plus sous la pluie. Mat et Thom descendirent seuls sur le quai de pierre.

Mat jura quand ses bottes s’enfoncèrent dans la boue de la rue, mais c’était inévitable, aussi continua-t-il, pressant autant que possible l’allure malgré ses bottes et le bout de son bâton qui collaient à chaque pas. L’air sentait le poisson, une odeur fétide malgré la pluie. « Nous trouverons une auberge, déclara-t-il d’une voix forte pour être entendu, puis je sortirai chercher.

— Par ce temps-là ? » cria en réponse Thom. La pluie coulait sur son visage, mais il se préoccupait de maintenir à couvert ses instruments davantage que sa figure.

« Comar a pu quitter Caemlyn avant nous. S’il avait un bon cheval au lieu des rosses juste bonnes à appâter les corbeaux que nous montions, il a pu descendre le fleuve depuis Aringill peut-être bien un jour entier avant nous, et je ne sais pas combien de temps nous avons rattrapé avec cet imbécile de Derne.

— Le trajet a été rapide, affirma Thom. Le Martinet mérite son nom.

— Quoi qu’il en soit, Thom, pluie ou pas, il faut que je le découvre avant qu’il trouve Egwene, Nynaeve et Élayne.

— Quelques heures de plus ne font pas grande différence, mon garçon. Il y a des centaines d’auberges dans une ville de la dimension de Tear. Il y en a peut-être des centaines d’autres encore en dehors des remparts, certaines petites avec pas plus d’une douzaine de chambres à louer, si minuscules que l’on passerait devant sans se rendre compte qu’elles étaient là. » Le ménestrel remonta le capuchon de sa mante, en se parlant à lui-même. « Les inspecter toutes demandera des semaines, mais cela prendra le même temps à Comar. Nous pouvons passer la nuit au sec. Tu ne risques rien à parier ce qui te reste de pièces de monnaie que Comar n’est pas dehors sous la pluie. »

Mat secoua la tête. Une minuscule auberge avec une douzaine de chambres. Avant de quitter le Champ d’Emond, la plus grande maison qu’il avait vue était l’Auberge de la Source du Vin. Il doutait que Bran al’Vere ait plus d’une douzaine de chambres à louer. Egwene habitait avec ses parents et ses sœurs dans les pièces de devant au premier étage. Que je brûle, parfois je pense qu’aucun de nous n’aurait jamais dû partir du Champ d’Emond. Mais Rand y avait été contraint, c’est certain, et Egwene serait probablement morte si elle n’était pas allée à Tar Valon. Maintenant, elle risque de mourir parce qu’elle y est allée. Il ne se sentait pas tenté de reprendre la vie à la ferme ; les vaches et les moutons, assurément, ne joueraient pas aux dés. Toutefois Perrin avait encore une chance de rentrer au bercail. Rentre chez toi, Perrin, se surprit-il à penser. Rentre pendant que tu le peux encore. Il se reprit. Idiot ! Pourquoi le voudrait-il ? Il songea à se coucher, mais en repoussa l’idée. Pas encore.

Des éclairs sillonnèrent le ciel, trois traits de foudre arborescents fulminant ensemble, jetant une lueur crue sur une maison étroite qui semblait avoir des bouquets d’herbes sèches suspendus derrière ses fenêtres et une boutique, hermétiquement fermée, mais une boutique de potier d’après les bols et assiettes de son enseigne. En bâillant, Mat courba les épaules sous la pluie battante et s’efforça d’extraire plus vite ses bottes de la fange collante.

« Je crois que je vais laisser de côté cette partie de la ville, Thom, cria-t-il. Toute cette boue et cette infecte odeur de poisson. Voyez-vous Nynaeve, Egwene – ou Élayne ! – élire d’habiter ici ? Les femmes aiment que les choses soient propres et en ordre, Thom, et sentent bon.

— Possible, mon garçon », marmotta Thom qui toussa ensuite. « Tu serais surpris par ce que les femmes sont capables de supporter. Toutefois, c’est possible. »

Tenant sa cape pour garder à l’abri le rouleau de fusées d’artifice, Mat pressa le pas. « Venez, Thom, je veux trouver Comar ou ces jeunes filles ce soir, l’un ou l’autre. »

Thom boitilla à sa suite, toussant de temps en temps.

Ils franchirent les vastes portes de la ville – non gardées étant donné la pluie – et Mat fut soulagé de sentir de nouveau des pavés sous ses pieds. Et au maximum à cinquante pas plus loin dans la rue se dressait une auberge, les fenêtres de sa salle commune déversant des flots de lumière, de la musique allant se perdre dans la nuit. Même Thom couvrit rapidement ces cinquante derniers pas, en dépit de sa boiterie.

Le Croissant Blanc avait un propriétaire dont la corpulence rendait étroitement ajustée au-dessous de la taille aussi bien qu’au-dessus sa longue tunique bleue, au contraire de celles de la plupart des clients assis dans les sièges au dossier bas devant les tables. Mat se dit que la culotte bouffante de l’aubergiste, serrée à la cheville au-dessus de souliers bas, devait être assez ample pour que deux hommes ordinaires y tiennent à l’aise, un dans chaque jambe. Les serveuses portaient des robes foncées, au col montant, et de courts tabliers blancs. Il y avait un garçon qui jouait du tympanon entre les deux cheminées au manteau de pierre. Thom l’examina d’un œil critique et secoua la tête.

L’aubergiste rebondi, Cavan Lopar de son nom, fut plus que satisfait de leur donner des chambres. Il fronça les sourcils devant leurs bottes boueuses, mais l’argent sorti de la poche de Mat – l’or n’abondait plus – et la cape de ménestrel aux petits panneaux d’étoffe de Thom déplissèrent son front grassouillet. Quand Thom dit qu’il donnerait un récital quelques soirées pour de modiques honoraires, les mentons de Lopar oscillèrent de plaisir. D’un homme de haute taille avec du blanc dans la barbe, il ne savait rien, non plus que de trois femmes répondant à la description de Mat. Ce dernier laissa tout dans sa chambre sauf sa cape et son bâton de combat, jetant juste un coup d’œil pour voir qu’il y avait un lit – dormir était tentant, mais il se refusa à y penser – puis il engloutit un ragoût épicé de poissons et ressortit précipitamment sous la pluie. Il fut surpris que Thom l’accompagne.

« Je croyais que vous vouliez être au sec, Thom. »

Le ménestrel tapota l’étui de sa flûte qu’il portait encore sous sa cape. Le reste de ses affaires se trouvait là-haut dans sa chambre. « Les gens parlent à un ménestrel, mon garçon. J’ai des chances d’apprendre quelque chose que l’on ne te dirait pas. Je ne tiens pas plus que toi à ce qu’il arrive du mal à ces jeunes filles. »

Il y avait aussi une auberge cent pas plus loin dans la rue noyée de pluie, du côté opposé, et une autre à deux cents pas au-delà, puis d’autres encore. Mat les explora au fur et à mesure, y faisant une apparition assez longtemps pour que Thom déploie son manteau et déclame un conte, puis laisse quelqu’un lui payer une coupe de vin après tandis que Mat s’enquérait à la ronde d’un homme avec une traînée de poils blancs dans sa barbe noire coupée ras et trois jeunes femmes. Il gagna quelques pièces aux dés, mais n’apprit rien et Thom non plus. Il était enchanté que le ménestrel ne semble absorber que quelques gorgées de vin à chaque auberge ; Thom avait été bien proche de l’abstinence sur le bateau, mais Mat n’était pas sûr qu’il ne se remettrait pas à s’enivrer une fois arrivé à Tear. Quand ils eurent visité deux douzaines de salles d’auberge, Mat se sentit comme du plomb sur les paupières. La pluie avait un peu diminué, mais elle tombait toujours en grosses gouttes régulières et, en même temps qu’elle avait perdu en violence, le vent avait fraîchi.

« Mon garçon, marmotta Thom, si nous ne rentrons pas au Croissant Blanc, je vais m’endormir ici sous la pluie. » Il s’interrompit pour tousser. « Te rends-tu compte que tu viens de passer devant trois auberges ? Par la Lumière, je suis vanné au point d’être incapable de réfléchir. As-tu un plan pour tes démarches dont tu ne m’as pas parlé ? »

Mat examinait d’un regard trouble un homme de haute taille drapé dans une cape qui s’engageait dans une voie transversale un peu plus loin dans la rue. Ô Lumière, ce que je suis fatigué. Rand est à cinq cents lieues d’ici en train de jouer à être ce sacré Dragon. « Comment ? Trois auberges ? » Ils étaient arrêtés presque devant une autre, La Coupe d’or d’après l’enseigne qui grinçait au vent. Cette coupe-là n’avait rien d’un cornet à dés, mais il décida d’y tenter tout de même sa chance. « Encore une, Thom. Si nous ne les trouvons pas ici, nous rentrerons nous coucher. » Un lit avait plus d’attrait qu’une partie de dés avec cent marcs d’or pour enjeu, mais il se força à entrer.

Au deuxième pas dans la salle d’auberge, Mat le vit. L’homme de haute stature portait une tunique verte avec des bandes bleues sur des manches bouffantes, mais c’était bien Comar, avec sa barbe noire coupée court rayée de poils blancs sur le menton. Il était assis sur un de ces sièges au dossier curieusement bas, à une table au fond de la salle, et agitait un cornet à dés en cuir en souriant à l’homme en face de lui. Ce compagnon portait une longue tunique et une culotte ample, et il ne souriait pas. Il contemplait les pièces sur la table comme s’il souhaitait les avoir de nouveau dans sa bourse. Un autre cornet à dés était posé près du coude de Comar.

Ce dernier renversa le cornet à dés qu’il avait en main et commença à rire presque avant que les dés cessent de tourner sur eux-mêmes. « Quel est le suivant ? » appela-t-il d’une voix sonore en ratissant vers son côté de la table le montant de l’enjeu. Il y avait déjà un tas imposant de pièces d’argent devant lui. Il ramassa les dés qu’il introduisit dans le cornet et agita. « Il y a sûrement quelqu’un d’autre qui a envie de tenter sa chance ? » Visiblement non, mais il continua à secouer le cornet en riant.

L’aubergiste était facile à reconnaître, bien que porter un tablier ne fût apparemment pas la coutume à Tear. Sa tunique avait la même teinte bleu foncé que celle de tous les autres aubergistes auxquels Mat s’était adressé. Bien en chair, encore que un peu plus de la moitié de Lopar et avec moitié moins de mentons, il était installé seul à une table et astiquait une chope d’étain avec acharnement en jetant des coups d’œil irrités à Comar, mais pas lorsque Comar regardait dans sa direction. Certains parmi les autres personnes présentes considéraient aussi de biais avec malveillance le barbu. Toutefois pas quand il se tournait de leur côté.

Mat réprima son premier mouvement, qui était de se précipiter vers Comar, de lui taper sur la tête avec son bâton et d’exiger qu’il dise où étaient Egwene et les autres. Quelque chose était bizarre, ici. Comar était le premier homme qu’il avait vu portant une épée, mais la façon dont on le regardait dépassait la peur suscitée par un homme d’épée. Même la serveuse qui apportait à Comar une nouvelle coupe de vin – et fut pincée pour sa peine – lui adressa un rire nerveux.

Examine la situation sous tous ses angles, se recommanda Mat avec lassitude. La moitié des ennuis qui me tombent dessus viennent de ce que je ne le fais pas. Il faut que je réfléchisse. La fatigue semblait lui avoir bourré la tête de laine. Il appela Thom d’un geste et ils s’approchèrent à pas tranquilles de l’aubergiste qui les inspecta d’un air soupçonneux quand ils s’assirent. « Qui est l’homme avec la rayure dans sa barbe ? questionna Mat.

— Pas de la ville, hein ? répliqua l’aubergiste. C’est un étranger, lui aussi. Je ne l’ai jamais vu avant ce soir, mais je sais ce qu’il est. Un négociant assez riche pour porter l’épée. Ce n’est pas une raison pour qu’il nous traite de cette manière.

— Puisque vous ne l’avez jamais vu auparavant, reprit Mat, comment savez-vous qu’il est marchand ? »

L’aubergiste le dévisagea comme s’il était stupide. « Son habit, messire, et son épée. Il ne peut pas être seigneur ni soldat, étant originaire d’ailleurs, il doit donc être un négociant prospère. » La bêtise des étrangers lui fit secouer la tête. « Ils viennent chez nous, nous regarder de haut et peloter les jeunes filles sous nos yeux, mais il n’a aucune raison d’agir de cette façon. Si je vais au Maule, je ne joue pas pour gagner les sous d’un pêcheur. Si je vais au Tavar, je ne joue pas aux dés avec les paysans venus vendre leurs récoltes. » Son astiquage gagna en férocité. « Il a une de ces chances, cet homme. Ce doit être comme cela qu’il a amassé sa fortune.

— Il gagne, vraiment ? » Mat se demanda en bâillant comment il s’en tirerait en face d’un autre joueur de dés doté de chance.

« Il perd parfois, marmotta l’aubergiste, quand l’enjeu est de quelques sous d’argent. Parfois. Mais que l’enjeu atteigne un marc d’argent… Pas moins d’une douzaine de fois ce soir, je l’ai vu gagner aux Couronnes avec trois couronnes et deux roses. Et moitié aussi souvent au Meilleur, c’était trois six et deux cinq. Il n’a que des six à Trois, et trois six et un cinq chaque fois qu’il lance les dés au Compas. S’il a une telle chance, je dis que la Lumière l’illumine et tant mieux pour lui, mais qu’il s’en serve avec d’autres marchands, comme c’est convenable. Comment peut-on avoir une chance pareille ?

— Avec des dés pipés », dit Thom, puis il toussa. « Lorsqu’il veut être sûr de gagner, il utilise des dés qui présentent toujours la même face. Il est assez astucieux pour que ce ne soit pas le maximum – les gens deviennent soupçonneux si l’on obtient toujours le roi » – il haussa un sourcil à l’adresse de Mat – « le seul pratiquement impossible à battre, mais il ne peut rien changer au fait que les dés retombent toujours de la même façon.

— J’ai entendu parler de ces dés, dit lentement l’aubergiste. Les gens d’Illian s’en servent, à ce que j’ai appris. » Puis il secoua la tête. « Mais les deux joueurs utilisent le même cornet et les mêmes dés. C’est impossible.

— Apportez-moi deux cornets et deux séries de dés, répliqua Thom. Couronnes ou points, peu importe du moment qu’ils sont semblables. »

L’aubergiste le dévisagea en fronçant les sourcils, mais partit – emportant prudemment la chope d’étain avec lui – et revint avec deux cornets à dés en cuir. Thom lança les cinq cubes en os de l’un sur la table devant Mat. Marqués de points ou de symboles, tous les dés que Mat avait vus étaient soit en os soit en bois. Ceux-ci avaient des points. Il les ramassa en regardant Thom les sourcils froncés. « Suis-je censé voir quelque chose ? »

Thom renversa dans le creux de sa main la série de dés de l’autre cornet, puis – presque trop rapidement pour que l’on suive son geste des yeux – les laissa retomber dedans et planta le cornet sens dessus dessous sur la table avant que les dés puissent en choir. Il garda la main posée sur le haut du cornet. « Place une marque sur chacun d’eux, mon garçon. Quelque chose de petit, mais quelque chose que tu reconnaîtras comme étant ta marque. »

Mat se surprit à échanger un coup d’œil intrigué avec l’aubergiste. Puis l’un et l’autre regardèrent le cornet renversé sous la main de Thom. Il savait que Thom préparait un tour de sa façon – les ménestrels réalisaient toujours des choses impossibles comme manger du feu ou extirper de l’air un morceau de soie – mais il ne voyait pas ce que Thom pouvait faire alors qu’il le surveillait de près. Il dégaina le poignard qu’il portait à la ceinture et égratigna légèrement chaque dé, juste en travers du cercle des six points.

« Très bien » dit-il en les replaçant sur la table. Montrez-moi votre tour. »

Thom allongea la main pour ramasser les dés, puis les reposa un peu plus loin. « Cherche tes marques, mon garçon. »

Mat fronça les sourcils. La main de Thom était toujours sur le cornet renversé ; le ménestrel ne l’avait pas bougé ni n’en avait approché les dés de Mat. Il prit les dés… et cligna des paupières. Il n’y avait pas la moindre égratignure sur eux. L’aubergiste eut un haut-le-corps.

Thom retourna sa main libre, montrant cinq dés. « Tes marques sont sur ceux-ci. Voilà comment s’y prend Comar. C’est un jeu d’enfant, simple, toutefois je n’aurais jamais cru qu’il avait les doigts assez agiles pour réussir ce tour.

— Finalement, je ne crois pas que j’aimerais jouer aux dés avec vous », commenta Mat d’une voix lente. L’aubergiste regardait fixement les dés, mais pas comme s’il voyait une solution. « Appelez le Guet ou le nom que vous lui donnez ici, lui dit Mat. Faites-le arrêter. » Il ne tuera personne, une fois dans un cachot. Mais si elles sont déjà mortes ? Il s’efforça de ne pas y penser, néanmoins, l’idée s’ancra dans son esprit. Eh bien. Je m’arrangerai pour qu’il meure et Gaebril aussi, quoi qu’il en coûte ! Mais elles ne sont pas mortes, que la Lumière me brûle ! Je n’y crois pas !

L’aubergiste secouait la tête. « Moi ? Moi, dénoncer un négociant aux Défenseurs ? Ils n’inspecteraient même pas ses dés. Il n’aurait qu’un mot à dire et je me retrouverais enchaîné à draguer la vase des passes dans les Doigts du Dragon. Il pourrait me fendre en deux sur place et les Défenseurs déclareraient que je l’ai mérité. Peut-être s’en ira-t-il après un certain temps. »

Mat eut à son adresse une grimace sardonique. « Si je démontre sa tricherie, est-ce que ça suffira ? Appellerez-vous le Guet ou les Défenseurs ou je ne sais qui, à ce moment-là ?

— Vous ne comprenez pas. Vous êtes étranger. Même s’il est d’ailleurs, c’est un homme fortuné, important.

— Attendez ici, dit Mat à Thom. Je n’ai pas l’intention de le laisser toucher à Egwene et les autres, quel qu’en soit le prix. » Il bâilla en reculant avec son siège qui crissa sur le sol.

« Arrête, mon garçon », l’appela Thom à voix basse mais sur un ton pressant. Le ménestrel s’extirpa de son siège. « Que la Lumière te brûle, tu ne sais pas où tu mets les pieds ! »

Mat lui intima d’un geste de rester là et il se dirigea vers Comar. Personne n’avait relevé le défi du barbu qui examina Mat avec intérêt comme celui-ci accotait son bâton contre la table et s’asseyait.

Comar détailla l’habillement de Mat et eut un sourire déplaisant. « Vous voulez parier des sous de cuivre, paysan ? Je ne perds pas mon temps avec… » Il s’interrompit car Mat déposait une couronne andorane en or sur la table et lui bâillait au nez, sans aucun effort pour se couvrir la bouche. « Vous parlez peu, paysan, encore que vos manières auraient intérêt à s’améliorer, mais l’or a sa propre voix et nul besoin de bonnes manières. » Il agita le cornet de cuir dans sa main et jeta les dés. Il ricanait avant qu’ils s’immobilisent, trois couronnes et deux roses sur le dessus. « Vous ne battrez pas cela, paysan. Peut-être avez-vous encore dans ces guenilles d’autre or caché que vous avez envie de perdre ? Qu’est-ce que vous avez fait ? Volé votre maître ? »

Il tendit la main vers les dés, mais Mat les ramassa avant. Comar eut un éclair de colère dans les yeux et pourtant lui laissa prendre le cornet. Si les deux lancers de dés donnaient un résultat identique, ils recommenceraient jusqu’à ce qu’un des deux partenaires gagne. Mat sourit en agitant les dés. Il n’avait pas l’intention de donner à Comar une chance de les changer. S’ils obtenaient un jeu semblable trois ou quatre fois à la file – exactement semblable chaque fois – même ces Défenseurs écouteraient. La salle entière verrait ; les clients seraient obligés de confirmer sa parole.

Il répandit les dés sur la table. Ils rebondirent curieusement. Mat sentit… quelque chose… se déplacer. C’était comme si sa chance s’affolait. La salle donnait l’impression de se contorsionner autour de lui, tirant avec des fils sur les dés. Il ne savait trop pourquoi, il avait envie de regarder vers la porte, mais il garda les yeux fixés sur les dés. Ils s’immobilisèrent. Cinq couronnes. Les yeux de Comar avaient l’air prêts à lui jaillir des orbites.

« Vous perdez », dit Mat à mi-voix. Si sa chance le servait à ce point, peut-être était-il temps de l’exploiter à fond. Une voix intérieure lui soufflait de réfléchir, mais il était trop fatigué pour écouter. « Je crois que votre chance est à peu près épuisée, Comar. Si vous avez touché à un cheveu de ces jeunes femmes, elle l’est complètement.

— Je n’ai même pas trouvé… », commença Comar qui contemplait encore les dés, puis il redressa brusquement la tête. Son visage était devenu blême. « Comment connaissez-vous mon nom ? »

Il ne les avait pas trouvées, pas encore. Chance, douce chance, reste avec moi « Retournez à Caemlyn, Comar. Annoncez à Gaebril que vous n’avez pas pu les découvrir. Annoncez-lui qu’elles sont mortes. Racontez-lui n’importe quoi, mais quittez Tear ce soir. Si je vous vois de nouveau, je vous tuerai.

— Qui êtes-vous ? demanda l’homme massif d’un ton chevrotant. Qui… ? » La seconde d’après, son épée était sortie du fourreau et il était debout.

Mat poussa dans sa direction la table, qui bascula, et saisit son bâton de combat. Il avait oublié quelle force physique avait Comar. Le barbu rejeta aussitôt la table contre lui. Mat tomba à la renverse avec son siège, serrant tout juste son bâton, tandis que Comar balançait la table hors de son chemin et lui portait un coup d’estoc. Mat projeta les pieds dans l’estomac de Comar afin de briser son élan, rabattit gauchement son bâton, ce qui suffit tout juste à détourner l’épée, mais le choc lui arracha le bâton des doigts et il se retrouva agrippant à la place le poignet de Comar, la lame de l’autre à une paume de sa figure. Avec un grognement il roula en arrière, redressa les jambes en y mettant le maximum de vigueur. Les yeux de Comar s’écarquillèrent quand il s’envola par-dessus Mat et s’aplatit sur une table, la face en l’air. Mat se précipita à quatre pattes vers son bâton de combat mais, lorsqu’il l’eut, Comar n’avait pas bougé.

Cet homme à la puissante carrure gisait les hanches et les jambes étalées sur le dessus de la table, le reste de son corps pendant vers le sol où reposait sa tête. Les clients qui avaient été assis à cette table étaient debout à une distance respectueuse et se tordaient les mains en s’entre-regardant avec nervosité. Un brouhaha inquiet, bas, résonnait dans la grande salle, pas du tout le vacarme auquel Mat s’attendait.

L’épée de Comar se trouvait à portée de sa main, mais il ne bougeait pas. Il dévisageait Mat, toutefois, tandis que ce dernier écartait l’épée d’un coup de pied et posait un genou en terre à côté de lui. Ô Lumière ! Je pense qu’il a l’échine rompue ! « Je vous avais dit que vous auriez dû partir, Comar. Votre chance est épuisée.

— Imbécile, répliqua dans un souffle son adversaire massif. Crois-tu donc… que je n’étais que… le seul à les rechercher ? Elles ne… vivront que… jusqu’à… » Ses yeux regardaient fixement Mat et sa bouche était ouverte, mais il n’en dit pas davantage. Ni n’en dirait jamais plus.

Mat sonda le regard vitreux, toute sa volonté tendue pour tenter d’arracher d’autres paroles au mort. Qui d’autre, que la Lumière vous brûle ! Qui ? Où sont-ils ? Ma chance. Que je brûle, qu’est-il arrivé à ma chance ! Il prit conscience que l’aubergiste le tirait avec affolement par la manche.

« Vous devez partir. Il le faut. Avant que les Défenseurs arrivent. Je leur montrerai les dés. Je leur dirai que c’est un étranger, mais quelqu’un de grand. Avec des cheveux roux et des yeux gris. Personne n’en souffrira. C’est un homme dont j’ai rêvé la nuit dernière. Pas quelqu’un de réel. Personne ne me contredira. Il a pris de l’argent à tout le monde avec ses dés. Mais il faut que vous partiez. Il le faut ! » Les autres personnes dans la salle regardaient avec application d’un autre côté.

Mat se laissa entraîner loin du mort et pousser au-dehors. Thom attendait déjà sous la pluie. Il empoigna Mat par le bras et s’éloigna avec précipitation dans la rue, en boitant, traînant après lui Mat qui trébuchait. Le capuchon de Mat pendait dans son dos ; la pluie lui détrempait les cheveux et ruisselait sur sa figure et le long de son cou, mais il ne s’en apercevait pas. Le ménestrel ne cessait de regarder par-dessus son épaule, fouillant la rue du regard derrière Mat.

« Dors-tu, mon garçon ? Tu n’avais pas l’air endormi là-bas. Arrive, mon garçon. Les Défenseurs arrêteront n’importe quel étranger dans un périmètre de deux rues, quelle que soit la description que donne cet aubergiste.

— C’est le hasard, marmonna Mat. J’ai fini par comprendre. Les dés. Ma chance me sert mieux quand les choses sont… aléatoires. Comme les dés. Pas grand résultat aux cartes. Ne vaut rien aux mérelles. Trop de règles définies. Il faut que ce soit… régi par le hasard. Même trouver Comar. J’avais cessé d’entrer dans toutes les auberges. Je suis entré dans celle-là par pur hasard. Thom, si je dois trouver Egwene et les autres à temps, il faut que je cherche sans plan précis.

— Qu’est-ce que tu racontes ? L’homme est mort. S’il les a déjà tuées… Eh bien, tu les as vengées. Sinon, tu les as sauvées. Maintenant, nom d’une pipe, veux-tu marcher plus vite ? Les Défenseurs ne vont pas tarder à arriver et ils ne sont pas aussi aimables que les Gardes de la Reine. »

Mat libéra son bras d’une secousse et pressa le pas en trébuchant, traînant le bâton de combat. « Il a laissé échapper qu’il ne les avait pas encore localisées, mais il a dit qu’il n’était pas le seul à le faire. Thom, je le crois. Je le regardais droit dans les yeux et il disait la vérité. Il faut encore que je les trouve, Thom. Et à présent, je ne connais même pas qui est sur leurs traces. Il faut que je les retrouve. »

Étouffant un énorme bâillement avec son poing, Thom rabattit le capuchon de Mat en avant pour le protéger de la pluie. « Pas ce soir, mon garçon. J’ai besoin de sommeil et toi aussi. »

Trempé. Mes cheveux me dégoulinent sur la figure. Il se sentait la tête vague. Par manque de sommeil, il s’en rendit compte au bout d’un instant. Et il comprit à quel point il était fatigué, puisqu’il était obligé d’y réfléchir rien que pour le savoir. « D’accord, Thom, mais je me remettrai en quête dès le point du jour. » Thom acquiesça d’un signe de tête et toussa, et ils retournèrent sous la pluie au Croissant Blanc.

L’aube ne tarda pas à venir, néanmoins Mat se tira du lit et lui et Thom repartirent tenter de passer en revue toutes les auberges à l’intérieur des remparts de Tear. Mat se laissait entraîner où l’attiraient son humeur et le croisement suivant, ne cherchant pas spécialement les auberges et jouant à pile ou face pour décider d’y entrer ou non. Pendant trois jours et trois nuits il suivit cette démarche et pendant trois jours et trois nuits la pluie tomba sans discontinuer, tantôt accompagnée de tonnerre, tantôt sans bruit mais toujours à verse.

La toux de Thom empira, de sorte qu’il dut cesser de jouer de la flûte et de conter des histoires, et il refusait d’emporter sa harpe dehors par ce temps ; il insista toutefois pour accompagner Mat, les hommes adressaient toujours la parole à un ménestrel. La chance de Mat aux dés semblait encore plus grande depuis qu’il avait commencé ces déambulations au hasard, bien que ne demeurant jamais assez longtemps dans une auberge ou une taverne pour gagner plus que quelques pièces de monnaie. Ni l’un ni l’autre n’apprirent quoi que ce soit d’utile. Des rumeurs de guerre avec l’Illian. Des rumeurs d’invasion de la Mayene. Des rumeurs d’une invasion préparée par l’Andor, de l’interruption du commerce par le Peuple de la Mer, du retour d’entre les morts des armées d’Artur Aile-de-Faucon. Des rumeurs de l’arrivée du Dragon. Les hommes avec qui Mat jouait aux dés semblaient aussi découragés par une rumeur que par l’autre ; ils lui donnaient l’impression de courir après les plus sombres rumeurs qu’ils pouvaient trouver et de les croire toutes à moitié. Par contre, il n’entendit pas une allusion qui ait pu le conduire à Egwene et aux autres. Pas un aubergiste n’avait vu de jeunes femmes répondant à leur description.

Il commença à avoir des cauchemars, sans doute à cause du souci qui le rongeait. Egwene, Nynaeve et Élayne, et un bonhomme aux cheveux blancs coupés court, portant une tunique aux manches bouffantes ornées de bandes comme celle de Comar, qui riait et tissait un filet autour d’elles. Seulement parfois c’était Moiraine pour qui il tissait ce filet, et quelquefois à la place il tenait une épée de cristal, une épée qui flamboyait comme le soleil dès qu’il y touchait. D’autres fois, c’était Rand qui tenait l’épée. Il ne savait trop pourquoi, il rêvait beaucoup de Rand.

Mat était sûr que la raison en était qu’il ne dormait pas suffisamment, ne mangeait que quand il y pensait, mais il ne voulait pas s’arrêter. Il avait une gageure à gagner, se disait-il, et il avait bien l’intention de gagner celle-ci quand bien même elle le tuerait.

Загрузка...