54 À l’intérieur de la Pierre

Les toits de Tear n’étaient pas un lieu de promenade nocturne pour quelqu’un de raisonnable, conclut Mat en scrutant les ombres projetées par la lune. Un peu plus de cinquante pas d’une large rue, à moins que ce ne fût une place étroite, séparaient la Pierre du toit de tuiles où il se trouvait, lui-même deux étages au-dessus des pavés. Mais quand ai-je jamais été raisonnable ? Les seules personnes de ma connaissance qui étaient tout le temps raisonnables étaient si ennuyeuses que rien que les regarder donnait envie de dormir. Rue ou place, il l’avait suivie tout autour de la Pierre depuis la tombée de la nuit ; le seul endroit où elle ne passait pas était le côté du fleuve, où l’Erinin coulait au pied même de la forteresse, et rien ne lui faisait obstacle sinon le rempart de la cité. Ce rempart n’était qu’à deux maisons sur sa droite. Jusque-là, le sommet du rempart semblait être le meilleur chemin jusqu’à la Pierre, mais un chemin qu’il ne se réjouirait pas follement d’emprunter.

Ramassant son bâton de combat et une petite boîte en fer-blanc avec une poignée en fil de fer, il s’avança avec précaution vers une cheminée de brique un peu plus proche du rempart. Le rouleau de fusées d’artifice – ce qui avait été rouleau avant qu’il le bricole dans sa chambre – se déplaça sur son dos. On aurait plutôt dit un ballot, à présent, toutes les fusées jointes ensemble aussi serré qu’il l’avait pu, mais encore trop gros pour être transporté dans le noir sur des toits. Un peu plus tôt, son pied avait glissé à cause de lui et avait envoyé une tuile glisser par-dessus le bord du toit, réveillant l’homme qui dormait dans une pièce au-dessous et qui avait crié « Au voleur ! », ce qui avait fait fuir Mat. Il remit en place le ballot d’un coup d’épaule machinal et s’accroupit dans l’ombre de la cheminée. Au bout d’un moment, il posa la boite en fer-blanc ; la poignée en fil de fer commençait à devenir désagréablement chaude.

Cela donnait un sentiment d’un peu plus de sécurité, d’observer dans l’ombre la Pierre, mais ce n’était pas beaucoup plus encourageant. Le rempart de la cité n’était pas, et de loin, aussi épais que ceux qu’il avait vus ailleurs, à Caemlyn ou à Tar Valon, pas plus d’un pas de large, renforcé par de grands contreforts de pierre pour le présent invisibles dans l’obscurité. Un pas était une largeur plus que suffisante pour marcher, bien sûr, à part que de chaque côté la hauteur de chute était de près de neuf toises. Dans le noir, jusqu’à des pavés. Mais quelques-unes de ces fichues baraques s’y adossent, je peux atteindre le sommet du rempart assez facilement, et il va fichtrement droit à cette bon sang de Pierre !

C’était exact et, par contre, pas particulièrement réconfortant. Les flancs de la Pierre ressemblaient à des falaises. Mesurant de l’œil la hauteur, Mat se dit qu’il serait capable de l’escalader. Bien sûr que je le peux. Exactement comme ces falaises des Montagnes de la Brume. Plus de quinze toises à la verticale avant d’atteindre des créneaux. Il devait y avoir des archières plus bas, mais il ne les distinguait pas dans la nuit. Quinze bon sang de toises. Peut-être dix-huit. Que je brûle, même Rand ne tenterait pas une escalade pareille. Seulement, c’était l’unique moyen d’entrer qu’il avait trouvé. Toutes les portes qu’il avait vues étaient hermétiquement fermées et paraissaient assez solides pour résister à l’assaut d’un troupeau de taureaux, pour ne rien dire de la douzaine environ de soldats les gardant pratiquement toutes, avec casques, cuirasses et épées à la ceinture.

Tout à coup, il cligna des paupières et plissa les yeux pour mieux voir la paroi de la Pierre. Oui, un fou l’escaladait, juste visible au clair de lune comme une ombre mouvante, et déjà à mi-hauteur, dix toises au-dessus de la rue pavée. Un fou, lui ? Eh bien, j’en suis un du même calibre puisque je vais grimper aussi. Que je brûle, il va probablement donner l’éveil là-dedans et provoquer ma capture. Il ne distinguait plus le grimpeur. Par la Lumière, qui est-ce ? Qu’importe qui il est ! Que je brûle, mais c’est un sacré moyen pour gagner une gageure. Je vais exiger un baiser d’elles toutes, même de Nynaeve !

Il changea de position pour regarder en direction du rempart, et soudain il eut de l’acier en travers de la gorge. Sans réfléchir, il l’écarta et du même mouvement de son bâton balaya de dessous lui les jambes de son adversaire. D’un coup de pied quelqu’un d’autre le déséquilibra de la même façon et Mat tomba presque par-dessus l’homme qu’il avait abattu. Il roula plus loin sur les tuiles, perdant le ballot de fusées – si ce ballot tombe dans la rue, je leur tords le cou ! – dans un grand moulinet de son bâton ; il le sentit heurter de la chair et pour la seconde fois entendit des grognements. Puis il y eut deux lames posées sur sa gorge.

Il se figea, un bras de-ci un bras de-là. La pointe de courtes lances, mates de sorte qu’elles ne reflétaient pour ainsi dire pas la faible lueur de la lune, s’appuyait sur sa chair à la limite d’en tirer du sang. Son regard remonta le long des lances Jusqu’au visage de qui les tenait, mais leurs têtes étaient cachées, la figure voilée de noir sauf les yeux qui le regardaient fixement. Que je brûle, faut-il pas que je tombe sur de vrais voleurs ! Qu’est-ce qui arrive à ma chance ?

Il arbora un sourire découvrant bien les dents pour qu’ils le distinguent au clair de lune. « Je n’ai pas l’intention de vous déranger dans vos occupations, alors si vous me laissez passer mon chemin je vous laisserai passer le vôtre et ne dirai rien. » Les hommes voilés ne bougèrent pas, non plus que leurs lances. « Je ne tiens pas plus que vous à alerter les gens. Je ne vous trahirai pas. » Ils restèrent immobiles comme des statues, les yeux sur lui. Que je brûle, je n’ai pas de temps à perdre avec ça. C’est le moment de lancer les dés. Pendant une seconde glaçante, il trouva étrange cette phrase surgie dans son esprit. Il resserra sa prise sur le bâton de combat gisant près de lui – et retint de justesse un cri comme quelqu’un plaquait brusquement un pied sur son poignet.

Il tourna les yeux pour voir qui. Quel imbécile bon à brûler je fais, j’ai oublié celui sur lequel je suis tombé. Néanmoins il vit une autre forme remuer derrière celle pesant sur son poignet et conclut que c’était peut-être aussi bien qu’il n’ait finalement pas pu se servir de son bâton.

Ce qui lui clouait le bras sur place était une botte souple, lacée jusqu’au genou. Cela mit en branle sa mémoire. Quelque chose concernant un homme rencontré dans les montagnes. Il examina jusqu’en haut la forme drapée de nuit, s’efforçant de distinguer la coupe et les couleurs de ses vêtements – ils semblaient tout ombre, les couleurs se fondant trop bien dans le noir pour les voir clairement – remontant le long d’un poignard à grande lame, suspendu à la ceinture du compagnon, jusqu’au voile sombre en travers de sa figure. Une face voilée de noir. Voilée de noir.

Des Aiels ! Que je brûle, qu’est-ce que des bon sang d’Aiels fabriquent ici ! Son estomac se serra comme il se rappelait avoir entendu dire que les Aiels se voilent quand ils tuent.

« Oui, dit une voix d’homme, nous sommes des Aiels. » Mat eut un sursaut ; il ne s’était pas rendu compte qu’il avait parié à haute voix.

« Vous dansez bien pour quelqu’un pris par surprise », constata une voix de jeune femme. Il estima qu’elle était celle qui s’était plantée sur son poignet.

« Peut-être qu’un autre jour j’aurai le temps de danser avec vous de la bonne façon. »

Il s’apprêta à sourire – si elle veut danser, du moins ne me tueront-ils pas ! – puis au contraire fronça les sourcils. Il croyait se souvenir que les Aiels envisageaient parfois quelque chose de différent quand ils disaient cela.

Les lances furent retirées et des mains le hissèrent sur ses pieds. Il s’en débarrassa d’une secousse et dépoussiéra ses habits comme s’il se trouvait dans une salle d’auberge au lieu d’être sur un toit de tuiles noyé d’ombre en compagnie de quatre Aiels. On a toujours intérêt à montrer à l’adversaire que l’on a les nerfs solides. Les Aiels avaient des carquois à la ceinture et des poignards, ainsi que d’autres de ces lances courtes attachées sur leur dos et aussi des arcs, les longs fers des lances pointant au-dessus de leur épaule. Il s’entendit fredonner je suis au fond du puits et se tut.

« Que faites-vous ici ? » questionna la voix masculine. Avec ces voiles. Mat ne savait pas trop lequel d’entre eux avait parlé ; la voix semblait plus mûre, assurée, habituée au commandement. Il pensa avoir au moins repéré la jeune femme ; c’était la seule plus petite que lui-même, et encore pas de beaucoup. Les autres avaient tous une tête de plus que lui ou même davantage. Sacrés Aiels, songea-t-il. « Nous vous avons observé un petit moment, reprit l’autre, nous vous avons observé observant la Pierre. Vous l’avez examinée de tous les côtés. Pourquoi ?

— Je pourrais demander la même chose à chacun de vous », déclara une autre voix. Mat fut le seul à sursauter quand un homme à la culotte bouffante sortit de l’ombre. Le bonhomme était sans souliers, pour mieux garder son équilibre sur les tuiles. « Je m’attendais à trouver des voleurs, pas des Aiels, reprit-il, mais ne vous imaginez pas que votre nombre m’effraie. » Un bâton mince qui ne dépassait pas sa tête émit un sifflement en devenant indistinct comme il le faisait tournoyer. « Mon nom est Juilin Sandar, je suis un preneur-de-larrons, et j’aimerais savoir pourquoi vous êtes sur les toits à contempler la Pierre. »

Mat esquissa une mimique sarcastique. Quel bon sang de nombre de gens se baladent sur les toits cette nuit ? Il ne manquerait plus que Thom arrive pour jouer de la harpe ou qu’un quidam vienne s’enquérir s’il y a une auberge par ici. Un fichu traqueur-de-larrons ! Il se demanda pourquoi les Aiels se contentaient de rester là sans broncher.

« Vous savez bien relever une piste, pour un citadin, commenta la voix de l’Aiel plus âgé. Mais pourquoi nous suivez-vous ? Nous n’avons rien volé. Pourquoi regardiez-vous la Pierre si souvent ce soir, vous-même ? »

En dépit de la faible clarté répandue par la lune, la surprise de ce Sandar était évidente. Il tressaillit, ouvrit la bouche – et la referma comme quatre autres Aiels surgissaient de la pénombre derrière lui. Avec un soupir, il s’appuya sur son bâton mince. « Apparemment, c’est moi qui suis pris, marmotta-t-il. Il semble bien que ce soit moi qui doive répondre à vos questions. » Il se tourna pour scruter la Pierre, puis secoua la tête. « Je… j’ai fait une chose aujourd’hui qui… me trouble. » Il parlait presque du ton dont on se parle à soi-même, essayant de démêler ses sentiments. « Une partie de moi dit que c’était juste, ce que j’ai fait, que je dois obéir. Assurément, cela paraissait bien à ce moment-là. Par contre, une petite voix me dit que j’ai… trahi quelque chose. Je suis certain que cette voix a tort et elle est très faible, néanmoins elle ne veut pas se taire. » Ce fut lui qui se tut, secouant de nouveau la tête.

Un des Aiels eut un hochement approbateur et parla de la voix du plus âgé. « Je suis Rhuarc du sept des Neuf Vallées des Aiels Taardad, et naguère j’ai été Aethan Dor, un Bouclier Rouge. Parfois, les Boucliers Rouges agissent comme vous, les preneurs-de-larrons. Je dis cela pour que vous compreniez que je connais ce que vous faites et le genre d’homme que vous devez être. Je ne vous veux pas de mal, Juilin Sandar des preneurs-de-larrons, ni à vous ni à la population de votre ville, mais il ne sera pas toléré que vous poussiez l’appel aux armes. Si vous gardez le silence, vous vivrez ; sinon, non.

— Vous ne voulez pas de mal à la cité, répliqua avec lenteur Sandar. Alors, pourquoi êtes-vous ici ?

— Pour la Pierre. » Le ton de Rhuarc signifiait nettement qu’il n’avait pas l’intention de donner davantage d’explications.

Au bout d’un instant, Sandar acquiesça d’un signe et marmotta : « Je souhaiterais presque que vous ayez le pouvoir de détruire la Pierre, Rhuarc. Je tiendrai ma langue. »

Rhuarc tourna son visage voilé vers Mat. « Et vous, jouvenceau sans nom ? M’expliquerez-vous maintenant pourquoi vous observez la Pierre aussi attentivement ?

— Oh, j’avais juste envie d’une promenade au clair de lune », répliqua Mat d’un ton léger. La jeune femme appliqua de nouveau la pointe de sa lance contre sa gorge ; il s’efforça de ne pas ravaler sa salive. Ma foi, peut-être que je peux leur en dire deux mots. Il ne devait pas leur laisser deviner qu’il avait peur ; si l’on permet à l’adversaire de le savoir, on perd tout ce que l’on peut avoir d’avantage qui donne barre sur lui. Très doucement, avec deux doigts, il écarta de lui l’acier de la jeune femme. Il eut l’impression qu’elle riait sous cape. « Des amis à moi sont à l’intérieur de la Pierre, déclara-t-il en affectant un ton détaché. Prisonniers. J’ai l’intention de les sortir de là.

— Seul, vous qui n’avez pas de nom ? dit Rhuarc.

— Eh bien, il n’y a apparemment personne d’autre, répliqua Mat d’un ton sarcastique. À moins que vous n’ayez envie d’apporter votre aide ? Vous paraissez vous-même intéressé par la Pierre. Si vous avez l’intention d’y entrer, peut-être pourrions-nous y aller ensemble. C’est un lancer de dés hasardeux de quelque côté qu’on l’envisage, mais la chance me sert. » Jusqu’ici, en tout cas. Je rencontre des Aiels voilés de noir et ils ne me coupent pas la gorge ; difficile d’être beaucoup plus chanceux que ça. Que la Lumière me brûle, ce ne serait pas mal d’avoir la compagnie de quelques Aiels là-dedans. « Vous pourriez faire pire que de parier sur ma chance.

— Nous ne sommes pas ici pour des prisonniers, joueur, répliqua Rhuarc.

— Il est temps, Rhuarc. » Mat n’aurait pas su dire de quel Aiel venait ce rappel, mais Rhuarc hocha la tête.

« Oui, Gaul. » Son regard alla de Mat à Sandar et se reporta sur Mat. « Ne lancez pas l’appel aux armes. » Il se détourna et, en deux pas, il s’était fondu dans la nuit.

Mat sursauta. Les autres Aiels avaient disparu aussi, le laissant seul avec le traqueur-de-voleurs. À moins qu’ils riaient laissé quelqu’un pour nous surveiller. Que je brûle, comment savoir s’ils l’ont fait ? « J’espère que vous n’avez pas l’intention, vous aussi, d’essayer de m’empêcher de partir, dit-il à Sandar en rechargeant sur son dos son paquet de fusées d’artifice et en ramassant son bâton de combat. Je compte aller à l’intérieur avec ou malgré vous, l’un ou l’autre. »

Il se dirigea vers la cheminée pour ramasser la boite en fer-blanc ; la poignée en fil de fer était plus que chaude à présent.

« Ces amis à vous, demanda Sandar. Ce sont trois femmes ? »

Mat le regarda en plissant les paupières, regrettant le manque de clarté suffisante pour voir nettement le visage de l’autre. Sa voix avait eu un ton bizarre. « Qu’est-ce que vous savez d’elles ?

— Je sais qu’elles sont dans la Pierre. Et je connais une petite porte près du fleuve où un preneur-de-larrons a la possibilité d’entrer avec un prisonnier pour le conduire aux cellules. Les cellules où elles doivent se trouver. Si vous voulez me faire confiance, joueur, je nous mènerai jusque-là. Ce qui se passera ensuite est affaire de hasard. Peut-être votre chance nous permettra d’en ressortir vivants.

— J’ai toujours eu de la chance », répliqua lentement Mat. Est-ce que je me sens assez porté par la chance pour me fier à lui ? Il n’aimait pas beaucoup l’idée de feindre d’être un prisonnier ; le passage de la simulation à la réalité paraissait trop facile. D’autre part, le risque n’était pas plus grand que de tenter d’escalader dans le noir une paroi quasi verticale de près de cinquante toises de haut.

Il regarda machinalement vers le rempart et ses yeux s’écarquillèrent. Un flot d’ombres circulaient dessus ; des silhouettes indistinctes courant au pas gymnastique. Des Aiels, il en était sûr. Il devait y en avoir plus d’une centaine. Ils disparurent mais, à présent, il distinguait des ombres sur la façade pareille à une falaise qui était le côté à pic vertigineux de la Pierre de Tear. Autant pour monter par là. Ce grimpeur solitaire de tout à l’heure avait peut-être réussi à s’introduire à l’intérieur sans donner l’éveil – l’appel aux armes de Rhuarc – mais cent Aiels ou davantage produiraient l’effet de cloches sonnant à toute volée. Néanmoins, ils provoqueraient peut-être une diversion. S’ils causaient de la bagarre quelque part là-haut, à l’intérieur de la Pierre, alors celui qui gardait les cachots ne prêterait probablement pas grande attention à un traqueur-de-voleurs amenant un malandrin.

Ce serait aussi bien que j’ajoute un peu à la confusion. J’ai travaillé assez dur là-dessus. « Très bien, traqueur-de-voleurs. Seulement ne décidez pas en dernière minute que je suis un vrai prisonnier. Nous partirons pour votre porte dès que j’aurai donné un petit coup de pied dans la fourmilière. » Il eut l’impression que Sandar avait un air soucieux, mais il n’avait pas l’intention de lui expliquer plus qu’il n’y était obligé.

Sandar le suivit sur les toits, grimpant à des niveaux plus élevés aussi aisément que lui. Le dernier toit était juste un peu plus bas que le sommet du rempart et s’étendait jusqu’à lui, une question de se hisser plutôt que d’escalader.

« Qu’est-ce que vous faites ? chuchota Sandar.

— Attendez-moi ici. »

La boite en fer-blanc se balançant au bout d’une main par sa poignée en fil de fer et son bâton d’escrime tenu horizontalement devant lui, Mat respira à fond et se mit en marche vers la Pierre. Il s’efforça de ne pas penser à la distance qui le séparait de la chaussée pavée en bas. Par la Lumière, ce fichu machin a près de deux coudées de large ! Je pourrais le parcourir avec un bon sang de bandeau sur les yeux, en dormant ! Deux coudées de large dans le noir, et plus de huit toises jusqu’au pavé d’en bas. Il tenta aussi de ne pas se dire que Sandar ne serait pas la à son retour. Il était pratiquement engagé à jouer ce rôle stupide de voleur capturé par cet homme, mais ce n’était que trop probable qu’il reviendrait sur le toit pour constater la disparition de Sandar, peut-être amenant du renfort qui ferait de lui un prisonnier pour de bon. N’y pense pas. Contente-toi d’exécuter le travail qui t’attend. Au moins vais-je enfin voir ce que cela donne.

Comme il s’en était douté, il y avait une archière dans la muraille de la Pierre, une profonde entaille en forme de coin dans le roc aménageant une ouverture haute et étroite permettant à un archer de décocher une flèche. Si la Pierre était attaquée, les soldats de la garnison auraient besoin d’un moyen d’arrêter toute tentative pour suivre cette voie. La meurtrière était obscure, pour l’instant. Apparemment, personne n’était au guet. Cela aussi, c’était quelque chose à laquelle il s’était contraint de ne pas réfléchir.

Il posa vivement la boite en fer-blanc à ses pieds, plaça son bâton bien équilibré en travers du rempart tout contre la paroi de la Pierre et se délesta du ballot suspendu dans son dos. Il l’inséra précipitamment de force dans la meurtrière, le poussant aussi loin que possible ; il voulait obtenir dans la mesure de ses moyens que le maximum de bruit retentisse à l’intérieur. Relever de côté un coin de l’enveloppe en toile huilée révéla des fusées reliées ensemble. Après avoir un peu réfléchi, quand il était dans sa chambre, il avait coupé les plus longues mèches à la dimension des plus petites, se servant des morceaux obtenus pour lui faciliter d’attacher toutes les fusées ensemble. Vraisemblablement, elles prendraient feu en même temps, et un éclair joint à l’explosion qu’elles produisaient devraient suffire à alerter quiconque n’était pas sourd comme un pot.

Le couvercle de la boîte en fer-blanc était assez brûlant pour qu’il soit obligé de se souffler deux fois de suite sur les doigts avant qu’il réussisse à l’ouvrir – il regretta de ne pas connaître ce qu’avait été le truc d’Aludra pour allumer cette lanterne aussi facilement – et découvre le bout de charbon de bois sombre gisant à l’intérieur sur une couche de sable. La poignée en fil de fer se détacha pour devenir des pinces, et souffler un peu sur le bout de charbon le fit rougir de nouveau. Mat approcha la braise ardente du faisceau de mèches, laissa pinces et braise choir par-dessus le rempart tandis que les mèches s’enflammaient en sifflant, saisit vivement son bâton de combat et s’en retourna comme une flèche sur le rempart.

C’est fou, pensa-t-il en courant. Je me moque du vacarme que cela déclenchera. Je risque de me casser le cou comme un idiot en galopant comm… !

Le grondement derrière lui était le plus retentissant qu’il avait jamais entendu de sa vie ; un poing monstrueux le frappa dans le dos, lui coupant complètement le souffle avant même qu’il s’affale à plat ventre sur l’étroit chemin de ronde, retenant de justesse son bâton qui basculait par-dessus le bord. Il resta étendu un moment, s’efforçant de remettre ses poumons en marche, essayant de ne pas se dire qu’il devait avoir épuisé totalement sa chance cette fois-ci en ne tombant pas du haut du rempart. Ses oreilles bourdonnaient comme toutes les cloches de Tar Valon.

Se relevant avec précaution en s’appuyant sur ses bras, il regarda en arrière, en direction de la Pierre. Un nuage de fumée flottait autour de l’archière. Derrière cette fumée, la forme obscure de l’archière même semblait différente. Plus large. Il ne comprit pas comment ni pourquoi, mais elle semblait plus grande.

Il ne réfléchit qu’une seconde. À une extrémité du rempart Sandar attendait peut-être, avec l’intention de le conduire dans la Pierre comme pseudo-prisonnier – ou peut-être revenait précipitamment avec des soldats. À l’autre bout se pouvait qu’existe un moyen d’entrer sans risque d’être trahi par Sandar. Mat reprit à toutes jambes en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir, sans plus s’inquiéter de l’obscurité ou du précipice de chaque côté du rempart étroit.

L’archière était effectivement plus grande, la majeure partie de la pierre plus amincie au milieu ayant disparu, ce qui donnait un trou irrégulier comme si quelqu’un s’était acharné dessus à coups de marteau pendant des heures. Un trou juste suffisant pour qu’un homme y passe. Comment, au nom de la Lumière ! Le temps manquait pour se livrer à des spéculations.

Il s’inséra par l’ouverture déchiquetée, toussant à cause de la fumée âcre, sauta à l’intérieur et avait parcouru une douzaine d’enjambées rapides quand apparurent des Défenseurs de la Pierre, dix au moins, qui tous poussaient des exclamations confuses. La plupart n’étaient vêtus que de leur chemise et aucun n’avait de casque ou de cuirasse. Quelques-uns tenaient une lanterne, quelques autres une épée nue.

Idiot ! se gourmanda-t-il. C’est précisément pour cela que tu as voulu mettre à feu ces sacrées fusées ! Espèce d’idiot aveuglé par la Lumière !

C’était trop tard pour ressortir sur le rempart. Son bâton de combat tournoyant, il se rua sur les soldats sans leur laisser le temps d’autre chose que de voir qu’il était là, se précipita au milieu d’eux, cognant sur tête, épée, genoux, ce qu’il parvenait à atteindre, conscient qu’ils étaient trop nombreux pour qu’il en vienne à bout tout seul, conscient que son lancer de dés imprudent avait coûté à Egwene et ses compagnes ce qu’il aurait pu avoir de chance de réussir.

Soudain Sandar fut près de lui, dans la lueur des lanternes échappées aux hommes qui tâtonnaient à la recherche de leur épée, son bâton mince tourbillonnant encore plus vite que celui de Mat. Coincés entre deux maîtres escrimeurs au bâton, pris par surprise, les soldats tombaient comme des quilles.

Sandar contempla les hommes gisant sur le sol en secouant la tête. « Des Défenseurs de la Pierre. J’ai attaqué des Défenseurs ! On me décapitera pour… ! Qu’est-ce que c’était, ce que vous avez fait, joueur ? Cet éclair et ce coup de tonnerre qui a brisé la pierre. Avez-vous appelé la foudre ? » Sa voix baissa jusqu’au murmure. « Me suis-je joint à un homme qui sait canaliser ?

— Des fusées d’artifice », rétorqua sèchement Mat. Ses oreilles bourdonnaient encore, mais il entendait venir encore des bottes, des bottes qui martelaient sourdement la pierre en courant. « Les cachots, mon vieux ! Montrez-moi le chemin jusqu’aux cachots avant qu’il y en ait encore qui s’amènent ! »

Sandar se ressaisit. « Par ici ! » Il se précipita dans un couloir latéral, dans la direction opposée aux bottes qui arrivaient. « Il faut nous dépêcher ! On nous tuera si on nous trouve ! » Quelque part au-dessus de leurs têtes, des gongs commencèrent à retentir pour donner l’alarme et les échos d’autres gongs résonnèrent comme le tonnerre du haut en bas de la Pierre.

J’arrive ! se dit Mat en courant derrière le traqueur-de-voleurs. Je vous en sortirai ou mourrai ! Je le promets !

Les gongs d’alarme éveillaient des échos assourdissants dans toute la Pierre, mais Rand n’y prêta pas plus attention qu’au grondement qui s’était élevé avant, comme un coup de tonnerre étouffé provenant de quelque part en dessous. Il avait mal au côté ; l’ancienne blessure brûlait, sa cicatrice distendue presque à se rompre par l’effort d’escalader la paroi de la forteresse. Il ne tint pas compte non plus de la douleur. Un sourire mitigé était figé sur son visage, un sourire d’anticipation et d’appréhension qu’il n’aurait pas pu effacer s’il l’avait voulu. C’était proche, maintenant. Ce dont il avait rêvé. Callandor.

Je vais enfin en terminer. D’une manière ou d’une autre, ce serait fait. Les rêves, finis. La tentation, le harcèlement, la poursuite. Je mettrai un terme à tout ça !

Riant tout bas, il se hâtait dans les couloirs sombres de la Pierre de Tear.

Egwene porta la main à sa figure, avec une grimace de douleur. Elle avait un goût amer dans la bouche et elle avait soif. Rand ? Quoi ? Pourquoi ai-je de nouveau rêvé de Mat, tout cela en rapport étroit avec Rand, et criant qu’il arrivait ? Quoi !

Elle ouvrit les yeux, regarda fixement les murs de pierre grise, l’unique torche de jonc fumeuse projetant des ombres vacillantes, et elle hurla comme la mémoire lui revenait. « Non ! Je ne veux pas être enchaînée de nouveau ! Je ne porterai pas de collier ! Non ! »

Nynaeve et Élayne accoururent instantanément auprès d’elle, leurs figures mâchurées trop soucieuses et apeurées pour que les sons apaisants qu’elles proféraient aient quelque crédibilité. Pourtant le simple fait de leur présence suffit à calmer ses cris. Elle n’était pas seule. Prisonnière, mais pas seule. Et sans collier[15].

Elle essaya de s’asseoir et elles l’aidèrent. Elles furent obligées de l’aider ; chaque muscle la faisait souffrir. Elle se rappelait tous les coups invisibles pendant l’accès de frénésie qui avait failli la rendre folle quand elle s’était rendu compte… Je ne veux pas y penser. Il faut que je réfléchisse aux moyens de nous évader. Elle se glissa en arrière sur son séant jusqu’à ce qu’elle puisse s’appuyer contre un mur. Ses souffrances rivalisaient avec sa lassitude ; cette lutte quand elle avait refusé de se soumettre avait usé jusqu’à ses dernières forces et ses meurtrissures semblaient en saper plus encore.

La cellule était absolument vide à part elles trois et la torche. Le sol était nu, froid et dur. La porte en planches rugueuses, pleine d’échardes comme si d’innombrables doigts s’étaient attaqués futilement à elle, était la seule ouverture dans les murs. Des messages avaient été gravés dans la pierre, la plupart par des mains tremblantes. Que la Lumière me prenne en pitié et me laisse mourir, disait l’un d’eux. Egwene chassa celui-là de son esprit.

« Sommes-nous encore isolées ? » marmonna-t-elle. Rien que parler était douloureux. Alors même qu’Élayne acquiesçait d’un hochement de tête, elle se rendit compte qu’elle n’avait pas besoin de poser la question. La joue enflée de la jeune fille blonde, sa lèvre fendue et son œil au beurre noir étaient une réponse suffisante, si ses propres douleurs ne le lui avaient pas dit. Nynaeve aurait-elle été en mesure d’atteindre la Vraie Source, elles auraient sûrement été guéries.

« J’ai essayé, expliqua Nynaeve d’un ton désolé. J’ai essayé encore et encore ». Elle donna une brusque secousse à sa natte, la colère filtrant à la surface en dépit de la terreur empreinte de découragement que trahissait sa voix. « Il y en a une d’elles assise dehors. Amico, cette garce au teint de lait, si elles n’ont pas changé depuis que nous avons été jetées ici. Je suppose qu’une suffit pour maintenir l’écran[16] une fois qu’il a été tissé. » Elle eut un rire sec et amer. « En dépit de toutes les peines qu’elles ont prises – et données ! – pour s’emparer de nous, on croirait que nous n’avons aucune importance. Il y a des heures qu’elles ont claqué la porte sur nous, et pas une n’est venue poser une question, donner un coup d’œil ou même apporter une goutte d’eau. Peut-être ont-elles l’intention de nous laisser là jusqu’à ce que nous mourrions de soif.

— Un appât. » La voix d’Élayne tremblait, malgré ses efforts visibles pour paraître inaccessible à la peur. Et échouant lamentablement. « Liandrin a dit que nous étions un appât.

— Un appât pour quoi ? questionna Nynaeve en chevrotant. Un appât pour qui ? Si je suis un appât, j’aimerais m’enfoncer dans leur gorge jusqu’à ce qu’elles s’en étouffent !

— Rand. » Egwene s’interrompit pour s’éclaircir la voix ; une seule goutte d’eau aurait été la bienvenue. « J’ai rêvé de Rand et de Callandor. Je pense qu’il vient ici ». Mais pourquoi ai-je rêvé de Mat ? Et de Perrin ? C’était un loup, n’empêche que je suis persuadée qu’il s’agissait de lui. « Ne vous affolez donc pas comme ça, déclara-t-elle d’un ton qu’elle tenta de rendre plein d’assurance. Nous leur échapperons d’une manière ou d’une autre. Si nous avons pu triompher des Seanchans, nous sommes capables de l’emporter sur Liandrin. »

Nynaeve et Élayne échangèrent un regard pardessus sa tête. Nynaeve annonça : « Liandrin a dit que treize Myrddraals venaient, Egwene. »

Elle se retrouva en train de regarder de nouveau fixement ce message gratté dans la pierre : Que la Lumière me prenne en pitié et me laisse mourir. Ses mains se crispèrent en poings. Ses mâchoires se bloquèrent à force de se serrer pour ne pas crier ces mots. Mieux vaut mourir. Mieux vaut la mort que d’être livrée à l’Ombre, obligée de servir le Ténébreux !

Elle se rendit compte qu’une de ses mains s’était raidie autour de l’escarcelle pendue à sa ceinture. Elle sentait les deux anneaux à l’intérieur, le petit cercle du Grand Serpent et l’anneau torse plus grand en pierre.

« Elles n’ont pas emporté le ter’angreal », s’écria-t-elle avec étonnement. Elle l’extirpa de son escarcelle. Il pesait sur sa paume, tout en raies et paillettes de couleur, un anneau avec un seul côté.

« Nous n’étions même pas assez importantes pour qu’on nous fouille, commenta Élayne avec un soupir. Egwene, es-tu certaine que Rand vient ici ? Je préférerais de beaucoup me libérer toute seule plutôt que d’attendre que la chance l’amène mais, s’il y a quelqu’un en mesure de vaincre Liandrin et le reste d’entre elles, ce doit être lui. Le Dragon Réincarné est censé manier Callandor. Il est sûrement apte à les mettre en déroute.

— Pas si nous l’attirons dans une cage après nous, murmura Nynaeve. Pas si on a dressé un piège qu’il ne voit pas. Pourquoi contemples-tu obstinément cet anneau, Egwene ? Le Tel’aran’rhiod ne peut pas nous aider maintenant. Sauf si tu es capable de rêver un moyen de sortir d’ici.

— Peut-être que je le peux, répliqua-t-elle lentement. Je canalisais dans le Tel’aran’rhiod. Leur écran ne m’empêchera pas d’y aller. Tout ce dont j’ai besoin, c’est de dormir, pas de canaliser. Et je suis sûrement assez fatiguée pour dormir. »

Élayne fronça les sourcils, ce qui la fit grimacer car cela tirait sur ses meurtrissures. « Je suis prête à sauter sur n’importe quelle chance, mais comment peux-tu canaliser même dans un rêve, coupée de la Vraie Source ? Et si tu peux, comment cela nous servira-t-il ici ?

— Je ne sais pas, Élayne. Que je sois isolée ici ne signifie pas que je le sois dans le Monde des Rêves. Cela vaut en tout cas la peine d’essayer.

— Peut-être, commenta Nynaeve d’un ton soucieux. Je suis prête moi aussi à saisir n’importe quelle chance, mais tu as vu Liandrin et les autres la dernière fois que tu as utilisé cet anneau. Et tu as dit qu’elles t’avaient vue aussi. Suppose qu’elles soient de nouveau là-bas ?

— Je l’espère, répliqua farouchement Egwene. Je l’espère. »

Serrant le ter’angreal dans sa paume, elle ferma les yeux. Elle sentit Élayne lisser ses cheveux, murmurer avec douceur. Nynaeve se mit à fredonner cette berceuse sans paroles du temps de son enfance ; pour une fois, elle n’en fut pas irritée du tout. Les caresses et les sons ouatés l’apaisèrent, la laissèrent s’abandonner à sa lassitude, laissèrent venir le sommeil.

Elle était habillée de soie bleue, cette fois-ci, mais elle ne remarqua guère plus que cela. Des brises légères effleuraient son visage sans meurtrissures et emportaient dans leur courant les papillons au milieu des fleurs des champs. Sa soif avait disparu, ses douleurs aussi. Elle se concentra pour atteindre la saidar et fut envahie par le Pouvoir Unique. Même le sentiment de triomphe éprouvé par cette réussite fut minime en comparaison de l’afflux en elle du Pouvoir.

À regret, elle se força à le relâcher, ferma les yeux et remplit le vide avec une image parfaite du Cœur de la Pierre. C’était l’unique endroit de la Pierre qu’elle savait se représenter en dehors de sa cellule, et comment distinguer d’un autre un cachot dépourvu de traits distinctifs ? Quand elle ouvrit les yeux, elle y était. Mais pas seule.

La silhouette de Joiya Byir se tenait devant Callandor, sa forme si immatérielle que la lumière surgissant de l’épée brilla à travers elle. L’épée de cristal ne scintillait plus seulement sous l’effet d’une lumière réfractée. Elle luisait par impulsions, comme si quelque source lumineuse intérieure était démasquée, puis masquée et de nouveau démasquée. La Sœur Noire eut un sursaut de surprise et se retourna vivement face à Egwene. « Comment ? Vous êtes isolée ! Votre faculté de Rêver est terminée ! »

Avant que le premier mot sorte de la bouche de cette femme, Egwene avait de nouveau appelé à elle la saidar, tissé le flux de l’Esprit selon le mode complexe qu’elle se rappelait avoir été utilisé contre elle et isola Joiya Byir de la Source. Les yeux de l’Amie du Ténébreux s’écarquillèrent, ces yeux cruels qui détonnaient tellement dans ce beau visage sympathique, mais Egwene tissait déjà l’Air. La forme de l’autre femme avait peut-être l’aspect de la brume, mais les liens l’enserraient. Egwene eut l’impression que maintenir l’un et l’autre flux dans leur tissage n’impliquait aucun effort. Il y avait de la sueur sur le front de Joiya Byir quand elle approcha.

« Vous avez un ter’angreal ! » La peur était visible sur le visage de cette femme, mais sa voix luttait pour la dissimuler. « Ce doit être cela. Un ter’angreal qui nous a échappé, et un qui ne requiert pas de canalisage. Vous imaginez-vous que cela vous servira à quelque chose, jeune fille ? Quoi que vous fassiez ici, cela n’affecte pas ce qui se passe dans le monde réel. Le Tel’aran’rhiod est un rêve. Quand je me réveillerai, je vous enlèverai moi-même votre ter’angreal. Prenez garde à ce que vous faites, de crainte que je n’aie des raisons d’être en colère quand je viendrai dans votre cellule. »

Egwene lui sourit. « Êtes-vous certaine de vous réveiller, Amie du Ténébreux ? Si votre ter angreal nécessite le canalisage, pourquoi ne vous êtes-vous pas réveillée dès que je vous ai isolée ? Peut-être êtes-vous incapable de vous réveiller aussi longtemps que vous serez isolée ici. » Son sourire s’effaça ; l’effort de sourire à cette femme était plus qu’elle ne pouvait assumer. « Un jour, quelqu’un m’a montré la cicatrice d’une blessure reçue dans le Tel’aran’rhiod, Amie du Ténébreux. Ce qui se produit ici reste réel quand vous vous éveillez. »

La sueur ruisselait maintenant sur les traits lisses, sans âge, de la Sœur Noire. Egwene se demanda si elle se croyait à deux doigts de la mort. Et regretta presque de ne pas être assez cruelle pour confirmer ses craintes. La plupart des coups invisibles qu’elle avait reçus provenaient de cette femme, comme un martèlement de poings, pour le seul motif qu’elle n’avait cessé d’essayer de s’écarter en rampant, pour le seul motif qu’elle s’était refusée à abandonner la partie.

« Une femme capable d’asséner une telle volée de coups, reprit-elle, ne devrait pas voir d’objection à en recevoir une moindre. » Elle tissa prestement un autre flux d’Air ; les yeux noirs de Joiya Byir s’exorbitèrent d’incrédulité quand le premier coup s’abattit en travers de ses hanches. Egwene savait comment ajuster le tissage pour ne pas avoir à le maintenir en place. « Vous vous rappellerez cela, et le sentirez, quand vous vous réveillerez. Quand je vous autoriserai à vous réveiller. Rappelez-vous cela aussi. Si jamais vous tentez ne serait-ce que de me battre, je vous renverrai ici et vous y laisserai pour le restant de vos jours ! » Les yeux de la Sœur Noire posaient sur elle un regard de haine, mais ils contenaient aussi comme des traces de larmes.

Egwene éprouva un bref sentiment de honte. Non pas de ce qu’elle infligeait à Joiya – cette femme méritait chaque coup, sinon pour la rossée qu’elle en avait reçue, en tout cas pour les morts de la Tour – non pas de cela, en réalité, mais parce qu’elle perdait du temps pour sa revanche personnelle alors que Nynaeve et Élayne étaient assises dans un cachot espérant contre tout espoir qu’elle puisse réussir à les sauver.

Elle dénoua et réarrangea les flux de ses tissages avant même de s’en rendre compte, puis s’arrêta un instant pour considérer ce à quoi elle avait abouti. Trois tissages séparés et non seulement n’avait-elle eu aucune peine à les maintenir tous à la fois mais maintenant elle avait exécuté quelque chose ayant pour résultat qu’ils se maintiennent eux-mêmes. Elle sentait aussi qu’elle se rappelait comment elle s’y était prise. Et cela pouvait être utile.

Un moment après, elle désentortilla l’entrelacement d’une des tissures et l’Amie des Ténèbres sanglota autant de soulagement que de souffrance, « Je ne suis pas comme vous, dit Egwene. C’est la seconde fois que je fais une chose de ce genre et je n’aime pas ça. Il va falloir qu’à la place j’apprenne à trancher des gorges. » À voir l’expression de la Sœur Noire, elle pensait qu’Egwene avait l’intention de commencer son apprentissage par elle.

Avec un grognement de dégoût, Egwene la laissa plantée là, piégée et « isolée », et s’enfonça en hâte dans la forêt de colonnes lisses en grès rouge. Il devait y avoir quelque part un moyen de descendre jusqu’aux cachots.

Le silence envahit le couloir de pierre quand le dernier cri d’agonie fut interrompu par les mâchoires de Jeune Taureau qui se refermaient sur la gorge du Deux-Pattes, la broyant. Le sang avait un goût amer sur sa langue.

Il savait que c’était ici la Pierre de Tear, bien qu’incapable d’expliquer comment il le savait. Les Deux-Pattes gisant autour de lui, l’un lançant une ultime ruade avec les dents de Sauteur enfouies dans sa gorge, avaient émis l’odeur fétide de la peur en combattant. Ils avaient aussi émis une odeur d’ahurissement. Il ne pensait pas qu’ils étaient au courant de l’endroit où ils se trouvaient – ils n’appartenaient sûrement pas au rêve de loup – mais ils avaient été postés là pour l’empêcher d’atteindre cette haute porte devant lui, avec sa serrure de fer. Pour la garder, du moins. Ils avaient paru surpris de voir des loups. Il avait l’impression qu’ils avaient été stupéfaits de se voir là eux-mêmes.

Il s’essuya la bouche, puis regarda fixement sa main sans comprendre, pendant un instant. Il était de nouveau un homme. Il était Perrin. De retour dans son propre corps, dans le gilet de forgeron, avec le lourd marteau à son côté.

Nous devons nous dépêcher, Jeune Taureau. Il y a quelque chose de malfaisant à proximité.

Perrin dégagea le marteau de sa ceinture en se dirigeant à grands pas vers la porte. « Faile doit être ici. » Le marteau s’abattit, brisant la serrure. Il ouvrit la porte d’un coup de pied.

La salle était vide à part un long bloc de pierre au milieu. Faile gisait sur ce bloc comme si elle dormait, ses cheveux noirs déployés, son corps tellement enveloppé de chaînes que Perrin mit un moment à se rendre compte qu’elle était dévêtue. Chaque chaîne était fixée à la pierre par un boulon épais.

Il prit seulement conscience qu’il avait franchi l’espace qui les séparait quand sa main toucha le visage de Faile, son doigt suivant le contour de ses pommettes.

Elle ouvrit les yeux et lui sourit. « Je ne cessais de rêver que vous alliez venir, forgeron.

— Je vais vous libérer en une minute, Faile. » Il leva son marteau, écrasa un des boulons comme s’il était en bois.

« J’en étais sûre, Perrin. »

Comme son nom s’éteignait sur sa langue, elle aussi disparut. Avec fracas, les chaînes s’affaissèrent sur la pierre où elle avait été étendue.

« Non ! cria-t-il. Je l’avais trouvée ! »

Le rêve n’est pas comme le monde de chair, Jeune Taureau. Ici, la même chasse peut s’achever de nombreuses façons.

Il ne se tourna pas pour regarder Sauteur. Il savait que ses dents étaient découvertes dans un grondement. De nouveau, il brandit le marteau, l’abattit de toutes ses forces sur les chaînes qui avaient lié Faile. Le bloc de pierre se fendit en deux sous son coup ; la Pierre de Tear elle-même résonna comme une cloche.

« Alors je vais repartir en quête », dit-il d’un ton furieux.

Marteau en main, Perrin sortit à vive allure de la salle, Sauteur à côté de lui. La Pierre était un lieu d’hommes. Et les hommes, il le savait, étaient des chasseurs encore plus cruels que ne l’avaient jamais été les loups.

Des gongs d’alarme quelque part au-dessus envoyaient dans le couloir des « clangs » sonores, qui ne noyaient pas totalement le cliquetis du métal contre le métal et les cris d’hommes qui se battaient assez près de là. Les Aiels et les Défenseurs, supposait Mat. De hauts lampadaires dorés, chacun avec quatre lampes dorées, s’alignaient dans la salle où se trouvait Mat et, sur les murs de pierre polie, étaient suspendues des tapisseries de soie représentant des scènes de bataille. Il y avait même des tapis de soie sur le sol, rouge foncé sur bleu foncé, tissés dans le labyrinthe de Tear. Pour une fois, Mat était trop occupé pour évaluer le prix des objets.

Ce fichu gaillard est de première force, songea-t-il en réussissant à écarter de lui la pointe d’une épée, mais le coup qu’il se préparait à asséner sur la tête de son adversaire avec l’autre bout de son bâton de combat dut se transformer encore en parade de cette lame agressive. Je me demande si c’est un de ces fichus Puissants Seigneurs ? Il réussit presque à atteindre d’un coup vigoureux un genou, mais son adversaire recula d’un bond, sa lame verticale, dressée en garde.

L’homme aux yeux bleus portait évidemment la tunique à manches bouffantes, jaune à bandes en fil d’or, mais elle n’était pas boutonnée du tout, sa chemise était enfilée seulement à moitié dans ses chausses, et ses pieds étaient nus. Ses cheveux coupés court étaient ébouriffés comme ceux de quelqu’un tiré brusquement du sommeil, par contre il ne se battait pas comme tel. Cinq minutes plus tôt, il avait jailli d’une des hautes portes sculptées qui s’alignaient le long de cette salle, une épée dépourvue de fourreau dans les mains, et Mat n’était que trop content qu’il ait surgi devant eux et non derrière. Il n’était pas le seul homme habillé ainsi que Mat avait déjà affronté, mais il était sûrement le plus habile.

« Pouvez-vous passer à côté de moi, preneur-de-larrons ? » dit à haute voix Mat, en prenant soin de ne pas quitter des yeux l’homme qui l’attendait, l’épée prête à frapper. Sandar avait insisté avec irritation sur l’appellation « preneur-de-larrons » au lieu de « traqueur-de-voleurs », bien que Mat ne vit pas la différence.

« Je ne peux pas, répondit Sandar derrière lui. Si vous vous écartez pour que j’y aille, vous perdrez de la place pour vos moulinets avec cette rame que vous appelez bâton de combat, et il vous embrochera comme un grunt. »

Comme un quoi ? « Eh bien, trouvez quelque chose, homme de Tear. Ce gueux me porte sur les nerfs. »

L’homme à la tunique rayée d’or ricana. « Vous serez honoré de mourir sur la lame du Puissant Seigneur Darlin, paysan, si je le permets. » C’était la première fois qu’il daignait parler. « Au lieu de cela, je crois que je vais vous faire pendre tous les deux par les talons et regarder pendant qu’on vous arrachera la peau du corps…

— Je ne pense pas que cela me plairait », commenta Mat.

De s’entendre interrompre, la face du Puissant Seigneur s’enflamma d’indignation, mais Mat ne lui laissa pas le temps d’émettre un commentaire furieux. Son bâton virevoltant dans une double boucle serrée, si rapidement que les extrémités en devinrent floues, il bondit en avant. Tout ce que put faire un Darlin rageur fut de maintenir le bâton à l’écart de sa personne. Pour le moment. Mat savait qu’il ne serait pas capable de maintenir ce rythme bien longtemps et alors, s’il avait de la chance, on en reviendrait au jeu de l’attaque et de la parade. S’il avait de la chance. Cependant il n’avait pas l’intention de compter sur la chance cette fois-ci. Dès que le Puissant Seigneur eut le loisir de se mettre en posture de défense, Mat modifia son attaque à mi-évolution. L’extrémité du bâton que Darlin avait attendue à sa tête plongea pour faucher ses jambes sous lui. L’autre bout le frappa alors à la tête comme il tombait, d’un coup sec qui lui remonta les yeux vers le haut du crâne.

Haletant, Mat s’appuya sur son bâton au-dessus du Puissant Seigneur inanimé. Que je brûle, si je dois me battre encore contre un ou deux comme celui-ci, je vais fichtrement m’écrouler d’épuisement ! Les contes ne vous disent pas qu’être un héros requiert tellement d’efforts ! Nynaeve trouvait toujours le moyen de me faire travailler.

Sandar vint près de lui, regardant en fronçant les sourcils le Puissant Seigneur recroquevillé sur lui-même. « Il n’a pas l’air tellement majestueux étendu là par terre, dit-il d’une voix étonnée. Il ne parait pas plus grand que moi. »

Mat sursauta et scruta le fond de la salle qu’un homme venait de traverser d’un pas rapide au débouché d’un couloir transversal. Que je brûle, si je ne savais pas que c’est stupide, je jurerais que c’était Rand !

« Sandar, trouvez donc ce… » commença-t-il, en balançant son bâton pour le poser sur son épaule et s’interrompant comme celui-ci tapait dans quelque chose avec un bruit mat.

Se retournant à toute vitesse, il se retrouva face à un autre Puissant Seigneur à moitié vêtu, celui-ci avec son épée par terre, s’affaissant sur les genoux et portant les deux mains à sa tête, à l’endroit où le bâton de Mat lui avait fendu le cuir chevelu. Mat se hâta de lui donner un ferme coup dans l’estomac avec le bout de son bâton pour qu’il abaisse ses mains, puis lui en asséna un autre sur la tête, de sorte qu’il s’affaisse en tas par-dessus son épée.

« La chance, Sandar, murmura-t-il. On ne peut rien contre cette bon sang de chance. Maintenant, pourquoi ne trouvez-vous pas ce fichu chemin secret que les Puissants Seigneurs empruntent pour se rendre aux cachots ? » Sandar avait affirmé qu’il existait un escalier de ce genre et que descendre par là éviterait d’avoir à courir presque tout du long de la Pierre. Mat ne se sentait pas de sympathie pour des hommes si impatients d’assister aux tortures des gens soumis à la question qu’ils voulaient un itinéraire rapide pour aller de leurs appartements aux prisonniers.

« Réjouissez-vous plutôt d’avoir autant de chance, répliqua Sandar d’une voix tremblante, sinon celui-ci nous aurait tués tous les deux avant que nous l’apercevions. Je sais que la porte se trouve quelque part par ici. Vous venez ? Ou avez-vous l’intention d’attendre qu’arrive un autre Puissant Seigneur ?

— Passez devant. » Mat enjamba le Puissant Seigneur inconscient. « Je ne suis pas un fichu héros. »

Il suivit au pas gymnastique le preneur-de-larrons qui examinait les hautes portes devant lesquelles ils passaient, en murmurant qu’il savait qu’elle était quelque part par ici.

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