13 Sanctions

Étendue sur son lit étroit, Egwene contemplait en fronçant les sourcils les ombres vacillantes projetées sur le plafond par son unique lampe. Elle aurait aimé établir un plan ou calculer à quoi s’attendre. Aucune idée ne vint. Les ombres avaient une forme plus définie que ses pensées. Elle n’était même pas capable de s’inquiéter pour Mat, pourtant la confusion qu’elle en éprouvait était minime, réduite par la pression qu’exerçaient les murs autour d’elle.

C’était une pièce nue, sans fenêtre, comme toutes celles du dortoir des novices, petite, carrée, peinte en blanc, avec des patères sur une des parois pour suspendre ses affaires, le lit installé le long d’une autre et sur une troisième une minuscule étagère où naguère elle avait rangé quelques livres empruntés à la bibliothèque de la Tour. Une table de toilette et un tabouret à trois pieds complétaient l’ameublement. Le plancher était presque blanc à force d’avoir été lavé à la brosse en chiendent. Egwene avait accompli cette tâche à genoux, chaque jour qu’elle avait passé là, en plus de ses autres corvées et leçons. Les novices vivaient simplement, qu’elles fussent fille d’aubergiste ou Fille-Héritière d’Andor.

Elle portait de nouveau la robe blanche des novices – même sa ceinture et son aumônière étaient blanches –, mais elle n’éprouvait aucune joie d’être débarrassée du gris détesté. Sa chambre ressemblait beaucoup trop maintenant à une cellule de prison. Qui sait si on n’a pas l’intention de me garder ici. Dans cette pièce. Pareille à une cellule. Pareille à un collier et…

Elle jeta un coup d’œil à la porte – l’Acceptée brune montait toujours la garde de l’autre côté, elle le savait – et se tourna vers le mur blanc. Juste au-dessus du matelas, il y avait un petit trou, presque invisible à moins de savoir où regarder, foré depuis bien longtemps à travers le mur jusqu’à la chambre voisine par des novices. Egwene maintint sa voix au niveau du murmure.

« Élayne ? » Pas de réponse. « Élayne ? Tu dors ?

— Comment pourrais-je dormir ? parvint la réponse d’Élayne, un chuchotement ténu à travers le trou. Je pensais que nous aurions des ennuis, mais je ne m’attendais pas à ça. Egwene, qu’est-ce qu’on va nous faire ? »

Egwene n’avait pas la réponse, et ses conjectures n’étaient pas du genre qu’elle avait envie de formuler à haute voix. Elle n’avait même pas envie d’y penser. « À la vérité, Élayne, je nous voyais comme des héroïnes. Nous avons rapporté à bon port le Cor de Valère. Nous avons découvert que Liandrin était de l’Ajah Noire. » Sur cette phrase-là, sa voix faiblit brusquement. Les Aes Sedai avaient toujours nié l’existence d’une Ajah Noire, une Ajah qui servait le Ténébreux, et elles étaient connues pour déchaîner leur colère sur quiconque osait seulement suggérer que cela existait. Mais nous savons bien que c’est vrai. « Nous devrions être des héroïnes, Elayne.

— Être et devoir être sont deux, rétorqua Elayne. Par la Lumière, j’étais exaspérée quand ma mère me le disait, mais c’est exact. Vérine a recommandé de ne parler du Cor ou de Liandrin à personne sauf à elle ou à l’Amyrlin. Je ne crois pas que tout cela tournera comme nous le pensions. Ce n’est pas juste. Nous avons passé par tant d’épreuves ; tu en as vu de si dures. Non, ce n’est pas juste.

— Vérine recommande. Moiraine recommande. Je comprends pourquoi les gens ont dans l’idée que les Aes Sedai sont des manipulateurs de marionnettes. Je sens presque les fils sur mes bras et mes jambes. Quoi qu’elles décident, ce sera ce qu’elles estiment bon pour la Tour Blanche, et non ce qui est bon ou juste pour nous.

— Mais tu souhaites toujours devenir Aes Sedai. N’est-ce pas ? »

Egwene hésita ; pourtant sa réponse n’avait jamais réellement fait de doute. « Oui, répliqua-t-elle, je le veux toujours. De cette façon seulement nous trouverons la sécurité, mais je vais te dire une chose. Je ne me laisserai pas désactiver. » Une pensée nouvelle, formulée à haute voix dès qu’elle lui était venue, cependant Egwene se rendit compte qu’elle n’avait pas envie de la désavouer. Renoncer à entrer en contact avec la Vraie Source ? Elle la sentait là, en ce moment même, sa chaleur juste derrière son épaule, son éclat juste hors de vue. Elle résista au désir de l’atteindre. Renoncer à être emplie du Pouvoir, à me sentir plus vivante que je ne l’ai jamais été ? Je m’y refuse ! « Pas sans lutter. »

Il y eut un long silence de l’autre côté du mur. « Comment pourrais-tu y échapper ? Tu es peut-être aussi forte que n’importe quelle Aes Sedai à présent, mais ni toi ni moi n’en savons assez pour empêcher une seule d’interposer un écran entre nous et la Source, et elles sont des douzaines ici. »

Egwene réfléchit. Elle finit par dire : « Je pourrais m’enfuir. Pour de bon, cette fois-ci.

— Elles nous courraient après, Egwene. J’en suis sûre. Dès que tu as démontré la moindre disposition, elles ne te lâchent plus jusqu’à ce que tu en aies appris assez pour ne pas te détruire toi-même. Ou simplement en mourir.

— Je ne suis plus une simple paysanne. Je connais un peu le monde. Je suis capable de me tenir hors de portée des Aes Sedai si je le veux. » Elle s’efforçait de se convaincre elle-même autant que de persuader Elayne. Et si je n’en savais pas encore assez ? Assez sur le monde, assez sur le Pouvoir ? Si rien que canaliser risque toujours de me tuer ? Elle refusa d’y penser. Il m’en reste tellement à apprendre. Je ne les laisserai pas m’en empêcher.

« Ma mère nous protégerait peut-être, si ce qu’a dit ce Blanc Manteau est exact, reprit Élayne. Je n’aurais jamais imaginé espérer que quelque chose comme ça soit la vérité. Par contre, si c’est faux, Maman nous renverra aussi bien toutes les deux chargées de chaînes. Voudras-tu m’apprendre à vivre dans un village ? »

Egwene cilla en direction du mur. « Tu m’accompagneras ? Si les choses en viennent là, je veux dire. » Il y eut un autre long silence, puis un murmure à peine audible. « Je ne veux pas être désactivée, Egwene. Je ne le serai pas. Je ne le serai pas ! »

La porte se rabattit subitement, heurtant la paroi avec fracas, et Egwene se redressa sur son séant en sursaut. Elle entendit le claquement d’une porte de l’autre côté du mur. Faolaine entra dans la chambre d’Egwene, souriant tandis que son regard allait vers le trou minuscule. Des trous semblables reliaient la plupart des chambres de novice ; toute femme ayant été novice était au courant de leur existence.

« Vous chuchotiez avec votre amie, hein ? dit l’Acceptée aux cheveux bouclés avec une cordialité surprenante. Ah ! c’est qu’on se sent bien solitaire quand on attend sans avoir de compagnie. La conversation a été agréable ? »

Egwene ouvrit la bouche, puis la referma précipitamment. Elle pouvait répondre aux Aes Sedai, avait dit Sheriam. À personne d’autre. Elle regarda l’Acceptée fixement et attendit.

La feinte sympathie disparut du visage de Faolaine comme l’eau glisse d’un toit. « Debout. L’Amyrlin ne doit pas être obligée d’attendre des personnes de votre espèce. Vous avez de la chance que je ne sois pas entrée à temps pour vous entendre. Remuez-vous ! »

Les novices étaient censées obéir aux Acceptées presque aussi vite qu’aux Aes Sedai, mais Egwene se leva lentement et s’attarda autant qu’elle l’osa à rajuster sa robe. Elle adressa à Faolaine une petite révérence et un minuscule sourire. L’irritation qui se peignait sur la figure de l’Acceptée fit s’élargir le sourire d’Egwene jusqu’à ce qu’elle s’avise de le réfréner ; inutile d’exciter outre mesure l’exaspération de Faolaine. Se tenant bien droite, affectant de ne pas avoir les genoux tremblants, elle précéda l’Acceptée hors de la chambre.

Élayne attendait déjà dehors avec l’Acceptée aux joues en pomme d’api, apparemment déterminée à se montrer courageuse. D’une manière ou d’une autre, elle s’arrangeait pour donner l’impression que l’Acceptée était une servante chargée de porter ses gants. Egwene espéra qu’elle-même se débrouillait moitié aussi bien.

Les galeries à balustrades du quartier des novices s’étageaient les unes au-dessus des autres et descendaient de même en nombre égal jusqu’à la Cour des Novices, formant une colonne creuse. Il n’y avait pas d’autres femmes en vue. Même si toutes les novices de la Tour avaient été présentes, moins d’un quart des chambres auraient été occupées. C’est en silence que le groupe des quatre suivit les galeries désertes et descendit les rampes en spirale ; aucune n’aurait supporté que le silence soit accentué par un bruit de voix.

Egwene n’avait jamais encore pénétré dans la partie de la Tour où l’Amyrlin avait son appartement. Là, les couloirs étaient assez vastes, pour qu’y passe sans gêne un chariot, et plus hauts que larges. Des tapisseries remarquables ornaient les murs, des tapisseries d’une douzaine de styles, motif floral et paysage forestier, actions héroïques et dessins complexes – certaines si anciennes qu’elles paraissaient prêtes à tomber en poussière si on y touchait. Les souliers des jeunes femmes claquaient sur les dalles en losange du sol qui étaient aux couleurs des sept Ajahs.

Il y avait peu d’autres femmes dans les parages – une Aes Sedai par-ci par-là, qui avançait d’un pas majestueux sans temps à perdre à remarquer des Acceptées ou des Novices ; cinq ou six Acceptées se hâtant d’aller s’occuper de leurs tâches ou de leurs études ; un petit nombre de servantes avec des plateaux, des balais-éponges, ou des brassées de draps ou de serviettes ; quelques novices qui se dépêchaient plus encore que les servantes pour accomplir une commission.

Nynaeve et son escorte au cou de cygne, Theodrine, les rejoignirent. Aucune ne parla. Nynaeve portait à présent le costume des Acceptées, blanc avec les sept bandes de couleur au-dessus de l’ourlet, mais sa ceinture et son aumônière étaient les siennes. Elle donna à Egwene et à Élayne une accolade et un sourire rassurants – Egwene fut tellement soulagée de voir une autre figure amicale qu’elle lui rendit son étreinte sans se laisser arrêter par l’idée que Nynaeve se conduisait comme si elle réconfortait des enfants – mais, tandis qu’elles poursuivaient leur chemin, Nynaeve tirailla aussi par moments sa natte épaisse.

Rares étaient les hommes qui venaient dans cette portion de la Tour et Egwene n’en vit que deux : des Liges marchant côte à côte en grande conversation, l’un avec son épée à la ceinture, sur sa hanche, l’autre portant la sienne dans le dos. L’un était petit et mince, maigre même, l’autre presque aussi large que haut, cependant tous deux se déplaçaient avec une grâce menaçante. La cape aux couleurs changeantes des Liges donnait le tournis quand on les regardait longtemps car, parfois, ils semblaient disparaître à demi dans les murs devant lesquels ils passaient. Egwene vit Nynaeve les suivre des yeux et secoua la tête. Elle va devoir prendre une décision quelconque au sujet de Lan. Si l’une de nous est en mesure de faire quoi que ce soit concernant qui que ce soit après aujourd’hui.

L’antichambre du bureau de l’Amyrlin était assez grandiose pour convenir à un palais, même si les sièges disséminés çà et là pour accueillir ceux qui attendaient étaient modestes, mais Egwene n’avait d’yeux que pour Leane Sedai. La Gardienne des Chroniques portait l’étroite étole marquant son rang, bleue pour signaler qu’elle avait été choisie dans l’Ajah Bleue, et son visage aurait pu être sculpté dans de la pierre brune et lisse. Il n’y avait personne d’autre.

« Ont-elles donné du fil à retordre ? » L’élocution brève de la Gardienne ne laissait pour le moment transparaître ni colère ni sympathie.

« Non, Aes Sedai, répondirent ensemble Theodrine et l’Acceptée aux joues en pomme d’api.

— Celle-ci a dû être tirée par la peau du cou, Aes Sedai », dit Faolaine en montrant Egwene. L’Acceptée avait un ton indigné. « Elle regimbe comme si elle avait oublié ce qu’est la discipline de la Tour Blanche.

— Conduire, répliqua Leane, n’est ni pousser ni tirer. Allez trouver Marris Sedai, Faolaine, et demandez-lui de vous permettre de méditer ce précepte pendant que vous ratisserez les allées dans le Jardin de Printemps. » Elle congédia Faolaine ainsi que les deux autres Acceptées, et elles plongèrent dans de cérémonieuses révérences. Des profondeurs de la sienne, Faolaine darda sur Egwene un regard fulminant.

La Gardienne des Chroniques ne prêta pas attention au départ des Acceptées. Elle examinait en tapotant ses lèvres de l’index les jeunes femmes qui étaient restées, si longuement qu’Egwene eut le sentiment qu’elles étaient toutes mesurées et pesées au plus juste. Dans les yeux de Nynaeve s’était allumé un pétillement qui n’augurait rien de bon et ses doigts se crispaient sur sa tresse.

Finalement, Leane leva la main vers la porte à deux battants qui donnait dans le bureau de l’Amyrlin. Large d’un pas, le Grand Serpent se mordait la queue sur le bois sombre de chaque panneau. « Entrez », dit-elle.

Nynaeve s’avança aussitôt et ouvrit un des battants. Cela suffit pour qu’Egwene se mette en branle. Élayne lui serrait la main énergiquement, et elle agrippait la main d’Elayne tout aussi fort. Leane entra à leur suite et se posta de côté, à mi-chemin entre elles trois et la table placée au centre de la salle.

L’Amyrlin était assise à cette table, en train d’étudier des papiers. Elle continua sans s’interrompre. Une fois, Nynaeve ouvrit la bouche mais la referma en recevant un coup d’œil significatif de la Gardienne. Alignées devant la table de l’Amyrlin, les trois attendirent. Egwene s’efforça de maîtriser son envie de remuer. De longues minutes s’écoulèrent – qui leur parurent des heures – avant que l’Amyrlin relève la tête mais, quand ces yeux bleus se posèrent sur chacune d’elles tout à tour, Egwene se dit qu’elle aurait bien attendu plus longtemps encore. Le regard de l’Amyrlin lui faisait l’effet de deux pointes de glace qui s’enfonçaient dans son cœur. La salle était fraîche, néanmoins des gouttes de sueur commencèrent à ruisseler le long de son dos.

« Eh bien, finit par dire l’Amyrlin, voilà nos fugitives de retour.

— Nous ne nous étions pas enfuies, ma Mère. » Nynaeve se contraignait visiblement à garder son calme, mais sa voix vibrait d’émotion. Qui était de la colère, Egwene le savait. Cette forte volonté qu’avait Nynaeve n’était que trop souvent accompagnée de colère. « Liandrin nous avait dit que nous devions venir avec elle et… » Le claquement sonore de la main de l’Amyrlin qui s’abattait sur le plateau de la table l’interrompit.

« N’évoquez pas le nom de Liandrin ici, mon enfant ! » dit l’Amyrlin d’un ton coupant. Leane les observait avec une sévère sérénité.

« Ma Mère, Liandrin appartient à l’Ajah Noire, s’écria Élayne.

— C’est connu, mon enfant. Soupçonné, tout au moins et pratiquement avéré. Liandrin a quitté la Tour il y a quelques mois, et douze autres… femmes… sont parties avec elle. Aucune n’a été revue depuis. Avant de s’en aller, elles ont tenté de forcer la réserve où sont entreposés les angreals et les sa’angreals, et elles sont parvenues à pénétrer dans le local où les plus petits ter angreals sont conservés. Elles ont volé un certain nombre de ceux-là, y compris plusieurs dont nous ignorons comment nous servir. »

Nynaeve regardait l’Amyrlin d’un air horrifié et Élayne se frotta subitement les bras comme si elle avait froid. Egwene avait conscience d’être elle aussi parcourue de frissons. Bien des fois, elle s’était imaginée revenant pour affronter Liandrin et l’accuser, la voir condamnée à un quelconque châtiment – à ceci près qu’elle n’avait jamais réussi à concevoir un châtiment assez rigoureux pour punir les crimes de cette Aes Sedai au visage angélique. Elle s’était même représenté qu’elle revenait et découvrait Liandrin déjà enfuie – terrifiée par son retour, en général. Par contre, jamais rien de pareil à ceci ne lui était venu à l’esprit. Si Liandrin et les autres – elle n’avait pas réellement voulu croire qu’il en existait d’autres – avaient volé ces vestiges de l’Ère des Légendes, impossible de savoir ce qu’elles en feraient. Grâces en soient rendues à la Lumière qu’elles n’aient emporté aucun sa’angreal, songea-t-elle. Les autres étaient bien assez dangereux.

Les sa’angreals, comme les angreals, permettaient à une Aes Sedai de canaliser davantage du Pouvoir qu’elle n’y parvenait seule sans courir de risques, mais ils étaient bien plus puissants que les angreals – et rares. Les ter’angreals étaient un peu différents. Plus nombreux que les angreals ou les sa’angreals, sans être toutefois monnaie courante, ils se servaient du Pouvoir plutôt qu’ils n’aidaient à s’en servir et personne ne connaissait vraiment comment ils opéraient. Beaucoup fonctionnaient seulement pour quelqu’un capable de canaliser, ce canalisage leur étant indispensable, tandis que d’autres effectuaient ce qu’ils faisaient pour n’importe qui. Au contraire de tous les angreals et sa’angreals dont Egwene avait entendu parler qui étaient de très petite taille, les ter’angreals se présentaient dans toutes les dimensions. Chacun avait été apparemment conçu dans un but précis par ces Aes Sedai d’il y a trois mille ans, pour accomplir quelque chose de particulier et, depuis, des Aes Sedai avaient cherché à découvrir quoi et en étaient mortes ; en étaient mortes ou avaient vu se dissiper leur faculté de canaliser. Des Sœurs de l’Ajah Brune avaient consacré leur existence à étudier les ter’angreals.

Certains étaient employés, encore que probablement pas pour l’usage prévu à l’origine. La solide crosse blanche que les Acceptées tenaient en prononçant les Trois Serments lorsqu’elles étaient élevées au rang d’Aes Sedai était un ter’angreals qui les liait à ces serments aussi effectivement que s’ils avaient été inscrits dans leurs gènes. Un ter’angreal également était le site où se déroulait l’épreuve finale avant qu’une novice soit admise parmi les Acceptées. Il en existait d’autres, y compris beaucoup dont personne ne connaissait l’usage, et bon nombre en plus qui paraissaient n’avoir aucune utilité.

Pourquoi ont-elles pris des choses dont personne ne sait se servir ? se demanda Egwene. Ou peut-être l’Ajah Noire le sait-elle. Son estomac se crispa à l’idée de cette éventualité. Ce serait aussi catastrophique qu’un sa’angreal entre les mains d’amis du Ténébreux.

« Le vol a été le moindre de leurs méfaits, reprit l’Amyrlin d’un ton aussi glacial que l’expression de son regard. Trois Sœurs sont mortes cette nuit-là, ainsi que deux Liges, sept gardes et neuf des serviteurs. Des meurtres perpétrés pour masquer leurs vols et leur fuite. Peut-être n’est-ce pas une preuve absolue qu’elles appartenaient à… l’Ajah Noire… – ces mots sortirent de sa bouche comme s’ils l’écorchaient –, mais il y en a peu qui aboutissent à une conclusion contraire. Et je ne suis pas de celles-là. Quand il y a du sang et des têtes de poisson dans l’eau, point n’est besoin de voir les brochets pour savoir qu’ils sont là.

— Alors pourquoi sommes-nous traitées comme des criminelles ? s’exclama impérieusement Nynaeve. Nous avons été dupées par une femme appartenant à… à l’Ajah Noire. Cela devrait suffire à nous laver de tout soupçon. »

L’Amyrlin eut un bref rire sans joie. « Vous croyez cela, hein, mon enfant ? Votre salut tient probablement à ce que personne à la Tour en dehors de Vérine, de Leane et de moi ne se doute même que vous avez eu des contacts avec Liandrin. Si c’était connu, sans parler de la petite démonstration que vous avez exécutée pour le bénéfice des Blancs Manteaux – pas besoin de prendre des mines si surprises, Vérine m’a tout raconté –, s’il était connu que vous êtes parties avec Liandrin, l’Assemblée pourrait fort bien voter votre désactivation à vous trois, avant que vous ayez le temps de dire “ouf”.

— Ce n’est pas juste ! » s’écria Nynaeve. Leane esquissa un mouvement, mais Nynaeve continua sur sa lancée. « Ce n’est pas équitable ! Ce n’est… ! »

L’Amyrlin se leva. Ce fut tout, mais cela interrompit net Nynaeve.

Egwene songea qu’elle était sage de se taire. Elle avait toujours estimé Nynaeve dotée d’autant de maîtrise, d’autant de force de volonté, qu’il était possible d’en avoir. Jusqu’à ce qu’elle se trouve face à face avec la femme à l’étole ornée de bandes. Je vous en prie, Nynaeve, gardez votre calme. Aussi bien sommes-nous comme des enfants – des tout-petits – devant notre mère, et cette Mère-là peut nous infliger pire qu’une fessée.

Dans ce qu’avait dit l’Amyrlin, il lui semblait voir s’ouvrir une porte de sortie, mais elle ne savait pas trop vers quelle direction. « Ma Mère, pardonnez-moi de prendre la parole, mais qu’avez-vous décidé pour nous ?

— Pour vous, mon enfant ? Je me propose de vous punir, vous et Élayne, pour avoir quitté la Tour sans autorisation, ainsi que Nynaeve pour avoir quitté la cité sans permission. D’abord, vous serez convoquées dans le bureau de Sheriam Sedai, à qui j’ai ordonné de vous fouetter jusqu’à ce que vous souhaitiez ensuite pendant une semaine avoir un coussin pour vous asseoir. Je l’ai déjà fait annoncer aux novices et aux Acceptées. »

Egwene cligna des paupières sous le coup de la surprise. Elayne émit un grognement audible, raidit l’échine et prononça quelques mots entre ses dents. Nynaeve fut la seule qui parut prendre la nouvelle sans surprise. En ce qui concernait les punitions, que ce soit des corvées supplémentaires ou autre chose, cela restait entre la Maîtresse des Novices et celle qui était appelée chez elle. Il s’agissait généralement de novices, mais comprenait aussi des Acceptées qui avaient largement outrepassé les limites. Sheriam garde toujours le silence là-dessus, songea Egwene lugubrement. Impossible qu’elle ait informé tout le monde. N’empêche, cela vaut mieux que d’être emprisonnée. Mieux que d’être désactivée.

« Cette divulgation est une partie de la punition, naturellement, poursuivit l’Amyrlin comme si elle avait lu dans l’esprit d’Egwene. J’ai également fait savoir que vous étiez toutes les trois affectées aux cuisines, pour travailler avec les laveuses de vaisselle jusqu’à nouvel ordre. Et je me suis arrangée pour que se propage le bruit que ce « nouvel ordre » pourrait bien signifier jusqu’à la fin de vos jours. Est-ce que j’entends des objections à ce que je viens d’énumérer ?

— Non, ma Mère », répondit vivement Egwene. Nynaeve détesterait récurer des marmites encore plus que d’être fustigée. Ç’aurait pu être pire, Nynaeve. Par la Lumière, ç’aurait pu être bien pire. Les narines de Nynaeve s’étaient dilatées, mais elle imprima à sa tête une petite secousse.

« Et vous, Élayne ? demanda l’Amyrlin. La Fille-Héritière d’Andor a l’habitude d’être traitée plus doucement.

— Je veux être Aes Sedai, ma Mère », répliqua Élayne d’une voix ferme.

L’Amyrlin prit un papier qui se trouvait devant elle sur la table et s’absorba dans son examen. Quand elle releva la tête, son sourire n’était pas du tout rassurant. « Si l’une de vous avait été assez sotte pour répondre autrement, j’aurais ajouté sur votre ardoise quelque chose qui vous aurait incitées à maudire votre mère d’avoir permis à votre père de voler ce premier baiser. Vous laisser extirper de la Tour comme des gamines écervelées. Même un enfant au maillot ne serait jamais tombé dans ce piège. Je vous dresserai à réfléchir avant d’agir, sinon je me servirai de vous pour boucher les fentes dans les portes des écluses ! »

Egwene se retrouva en train de formuler silencieusement une action de grâces. Un picotement lui parcourut la peau tandis que l’Amyrlin continuait : « Bon, passons à ce que je veux faire d’autre de vous. Il semble que vous avez toutes augmenté remarquablement votre faculté de canaliser depuis que vous êtes parties de la Tour. Vous avez beaucoup appris. Y compris certaines choses, ajouta-t-elle d’un ton sec, que j’entends vous voir désapprendre ! »

Nynaeve surprit Egwene en disant : « Je sais que nous avons agi d’une façon… répréhensible. Ma Mère, je vous l’assure, nous nous efforcerons au mieux de vivre comme si nous avions prononcé les Trois Serments. »

L’Amyrlin émit un brusque bruit de gorge. « Veillez-y, dit-elle sèchement. Si je le pouvais, je vous mettrais ce soir entre les mains la crosse des Serments mais, comme elle est réservée à l’élévation au rang d’Aes Sedai, je dois me fier à votre bon sens – si vous en possédez – pour vous garder entières. Les choses étant ce qu’elles sont, vous Egwene et vous Elayne, vous serez promues Acceptées. »

Elayne en eut la respiration coupée et Egwene balbutia un « Merci, ma Mère » bouleversé. Leane passa d’un pied sur l’autre. Egwene n’eut pas l’impression que la Gardienne des Chroniques était enchantée. Pas surprise – elle s’y attendait manifestement –, mais pas contente non plus.

« Ne me remerciez pas. Vos capacités ont trop augmenté pour que vous demeuriez novices. Certaines penseront que vous ne devriez pas avoir l’anneau, pas après ce que vous avez fait, mais vous voir plongées jusqu’aux coudes dans les marmites grasses devrait mettre une sourdine aux critiques. Et afin que vous-mêmes ne vous avisiez pas de croire que c’est en quelque sorte une récompense, rappelez-vous que les premières semaines parmi les Acceptées se passent à trier les poissons et à enlever du panier ceux qui sont pourris. Les pires journées de votre noviciat paraîtront un doux rêve en comparaison de la plus simple de vos études au cours des prochaines semaines. Je soupçonne fort que certaines Sœurs chargées de votre enseignement rendront vos épreuves pires qu’elles ne devraient être, mais je ne pense pas que vous vous en plaindrez. N’est-ce pas ? »

Je peux apprendre, songea Egwene. Choisir les sujets d’études que je veux. Je peux acquérir des connaissances sur les rêves, apprendre maintenant à…

Le sourire de l’Amyrlin interrompit le cours de ses idées. Ce sourire disait que rien de ce que les Sœurs pouvaient leur infliger ne serait plus pénible que nécessaire, du moment que cela les laissait en vie. L’expression de Nynaeve était un mélange de profonde sympathie et de souvenir horrifié des premières semaines qu’elle-même avait vécues en tant qu’Acceptée. Cette combinaison suffit à obliger Egwene à s’éclaircir la gorge. « Non, ma Mère », dit-elle faiblement. La réponse d’Elayne fut un chuchotement enroué.

« Affaire réglée, donc. Votre mère n’était pas du tout enchantée de votre disparition, Elayne.

— Elle est au courant ! » s’exclama Elayne d’une voix aiguë.

Leane émit un « hemph » dédaigneux et l’Amyrlin haussa un sourcil en répliquant : « Je pouvais difficilement le lui cacher. Vous l’avez manquée de moins d’un mois, ce qui est peut-être aussi bien pour vous. Vous auriez risqué de ne pas survivre à cette confrontation. Elle était assez furieuse contre vous, contre moi, contre la Tour Blanche pour casser une rame entre ses dents.

— Je me l’imagine bien, ma Mère, dit Élayne dans un souffle.

— Je ne le crois pas, mon enfant. Il se peut que vous ayez mis fin à une tradition qui a commencé avant qu’existe même un royaume d’Andor. Une coutume plus respectée que la plupart des lois. Morgase a refusé de remmener Élaida avec elle. Pour la toute première fois, la Reine d’Andor n’a pas d’Aes Sedai comme conseillère. Elle a exigé votre retour immédiat à Caemlyn dès qu’on vous aurait retrouvée. Je l’ai convaincue qu’il serait plus prudent pour vous de vous instruire un peu plus longtemps ici. Elle était prête aussi à retirer vos frères de leur stage de formation auprès des Liges. Ils se sont débrouillés eux-mêmes pour l’en dissuader. Je ne sais toujours pas comment. »

Élayne avait l’air perdue dans une contemplation intérieure, voyant peut-être Morgase au maximum de la colère. Elle frissonna. « Gawyn est mon frère, dit-elle distraitement. Pas Galad.

— Ne soyez pas infantile, lui rétorqua l’Amyrlin. Avoir eu le même père fait aussi de Galad votre frère, que vous ayez ou non de la sympathie pour lui. Je ne tolérerai pas de puérilité de votre part, jeune fille. On peut admettre chez une novice une certaine mesure de stupidité ; ce n’est pas admissible chez une Acceptée.

— Oui, ma Mère, acquiesça Élayne d’un ton maussade.

— La Reine a laissé à Sheriam une lettre qui vous est destinée. En dehors de vous tancer vertement, je crois qu’elle affirme son intention de vous ramener auprès d’elle dès que ce sera sans danger pour vous. Elle est certaine que d’ici quelques mois au maximum vous serez en mesure de canaliser sans risquer de vous tuer.

— Mais je veux apprendre, ma Mère. » La voix d’Élayne avait retrouvé sa fermeté d’acier. « Je veux être une Aes Sedai. »

Le sourire de l’Amyrlin fut encore plus glaçant que le précédent. « C’est aussi bien pour vous, mon enfant, parce que je n’ai pas l’intention de permettre à Morgase de vous reprendre. Vous possédez le potentiel le plus fort que celui de n’importe quelle Aes Sedai depuis un millier d’années et je ne vous laisserai pas partir avant que vous ayez obtenu l’anneau et le châle. Quand bien même je devrais vous hacher menu comme chair à pâté pour y arriver. Je ne veux pas vous laisser partir. Me suis-je fait clairement comprendre ?

— Oui, ma Mère. » Elayne semblait mal à l’aise et Egwene ne l’en blâmait pas. Elle se voyait tiraillée comme un torchon que se disputent deux chiens entre Morgase et la Tour Blanche, se voyait prise au piège entre la Souveraine d’Andor et le Siège d’Amyrlin – l’autre titre officiel de la maîtresse de la Tour Blanche. Si jamais Egwene avait envié à Elayne sa richesse et le trône qu’un jour elle occuperait, ce n’était sûrement pas à ce moment précis.

L’Amyrlin dit rondement : « Leane, conduisez Elayne au bureau de Sheriam. J’ai encore quelques mots à dire à ces deux autres-là. Des mots qu’elles ne se réjouiront pas d’entendre, je pense. »

Egwene échangea avec Nynaeve un regard surpris ; pendant un instant, l’appréhension fut leur émotion dominante. Qu’a-t-elle à nous dire qui ne concerne pas Elayne ? s’étonna Egwene. Oh ! peu m’importe, pour autant qu’elle n’essaie pas de m’empêcher d’apprendre. Seulement, pourquoi ne pas inclure Elayne ?

Elayne tiqua à la mention du bureau de la Maîtresse des Novices, mais elle se redressa de toute sa taille quand Leane s’approcha. « Puisque vous l’ordonnez, ma Mère, j’obéirai donc », dit-elle cérémonieusement en s’inclinant dans une révérence parfaite, ses jupes s’épanouissant autour d’elle. Tête haute, Élayne sortit derrière Leane.

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