Les rayons du soleil filtrant à travers les découpures des volets s’avancèrent lentement sur le lit et réveillèrent Mat. Pendant un instant, il se contenta de rester allongé en fronçant les sourcils. Il n’avait réussi à échafauder aucun plan pour s’évader de Tar Valon avant que le sommeil le gagne, mais il n’avait pas l’intention d’y renoncer pour autant.
Deux servantes affairées survinrent avec de l’eau chaude et un plateau surchargé de nourriture, riant et le félicitant de la bien meilleure mine qu’il avait déjà, ajoutant qu’il serait bientôt sur pied s’il faisait ce que lui recommandaient les Aes Sedai. Il leur répondit brièvement, en s’attachant à ne pas paraître désagréable. Qu’elles s’imaginent que j’ai bien l’intention d’obéir. Les arômes provenant du plateau suscitèrent des gargouillis de la part de son estomac.
Après leur départ, il rejeta de côté sa couverture et sauta à bas du lit, ne prenant que le temps de se fourrer une demi-tranche de jambon dans la bouche avant de verser l’eau pour se laver et se raser. S’examinant dans la glace au-dessus de la table de toilette, il s’arrêta de se savonner la figure. C’était vrai qu’il avait meilleure mine.
Ses joues étaient encore creuses, mais pas aussi profondément qu’avant. Et ils avaient disparu, les cernes sombres sous ses yeux qui ne paraissaient plus tellement enfoncés dans leurs orbites. Comme si chaque bouchée avalée la veille au soir était allée mettre de la chair sur ses os. Il se sentait même plus fort.
« À ce rythme, dit-il entre ses dents, je serai parti avant qu’elles s’en aperçoivent. » Toutefois il fut encore surpris quand, après s’être rasé, il s’attabla et dévora jusqu’à la dernière miette de jambon, de navet et de poire qui était sur le plateau.
On s’attendait à ce qu’il retourne se coucher une fois qu’il aurait mangé, il en était certain, mais à la place il s’habilla. Tapant des pieds pour qu’ils trouvent leur place confortablement dans ses bottes, il considéra ses habits de rechange et décida de les laisser pour le moment. Il faut d’abord que je sache ce que je vais faire. Et si je suis obligé de les abandonner… Il cala ses cornets à dés dans son escarcelle. Avec eux, il pouvait se procurer tous les vêtements dont il aurait besoin.
Il ouvrit la porte et risqua un coup d’œil au-dehors. D’autres portes aux panneaux de bois blond clair s’alignaient le long du couloir, avec des tapisseries aux belles couleurs ornant l’espace entre les portes ; un chemin de tapis bleu était posé sur les dalles blanches tout le long du couloir, mois il n’y avait personne. Pas de gardes. Il jeta sa cape sur une épaule et se hâta de quitter sa chambre. Maintenant : trouver une voie de sortie.
Cela lui demanda un certain nombre d’allées et venues à l’aventure, d’escaliers à descendre, de couloirs à suivre et de cours à traverser, avant qu’il découvre ce qu’il cherchait, une porte donnant au-dehors, et chemin faisant il rencontra du monde : des servantes et des novices vêtues de blanc qui vaquaient à leurs tâches, les novices courant encore plus vite que les servantes ; une poignée de serviteurs aux habits rustiques qui transportaient de grands coffres et d’autres lourds fardeaux ; des Acceptées dans leurs robes ornées de bandes. Même quelques Aes Sedai.
Les Aes Sedai, la démarche majestueuse, ne le remarquèrent apparemment pas, absorbées par leurs préoccupations personnelles, ou alors ne lui jetèrent qu’un coup d’œil machinal au passage. Ses vêtements étaient ceux d’un paysan, mais bien coupés ; il n’avait pas l’air d’un vagabond, et la présence de serviteurs démontrait que les hommes étaient autorisés à se rendre dans cette partie de la Tour. Il les soupçonnait de le croire un domestique, et cela lui convenait fort bien, pour autant que personne ne lui demandait de soulever quoi que ce soit.
Il éprouva un certain regret qu’aucune des femmes qu’il voyait ne soit ni Egwene ni Nynaeve, ni même Élayne. Elle est jolie fille, même si elle prend ses grands airs la moitié du temps. Et elle pourrait m’indiquer où trouver Egwene et la Sagesse. Je ne peux pas partir sans dire au revoir. Que la Lumière m’assiste, je ne suppose pas que l’une d’elles me dénoncerait parce qu’elles vont devenir elles aussi des Aes Sedai ? Que je brûle, quel imbécile ! Jamais elles ne se conduiraient comme ça. En tout cas, j’en courrai le risque.
Par contre, une fois dehors sous un ciel matinal éclatant où planaient seulement quelques nuages blancs, il cessa de songer à ces jeunes femmes pour le moment. Il avait devant lui une vaste cour pavée avec une simple fontaine de pierre au milieu et, en face, une caserne bâtie en pierre grise. Elle ressemblait presque à un gros rocher au milieu des quelques arbres qui poussaient dans des emplacements délimités par une bordure et aménagés au milieu des pavés. Des gardes en manches de chemise étaient assis devant le long bâtiment bas, occupés à entretenir des armes, des armures et des harnais. Des gardes étaient ce dont Mat avait besoin à présent.
Il traversa la cour nonchalamment et regarda les soldats comme s’il n’avait rien de mieux à faire. Tout en s’activant, ils bavardaient et riaient entre eux comme des paysans après la moisson. Tantôt l’un, tantôt l’autre regardait avec curiosité Mat qui se promenait parmi eux, mais aucun ne mit en doute son droit d’être là. De temps en temps, il posait une question banale. Et il obtint finalement la réponse qu’il désirait.
« La Garde du pont ? » dit un homme trapu aux cheveux noirs qui ne devait pas être l’aîné de Mat de plus de cinq ans. Il avait un accent prononcé d’Illian. En dépit de sa jeunesse, une fine cicatrice blanche barrait sa joue gauche, et ses mains huilaient son épée avec l’adresse de l’habitude et de la compétence. Il leva les yeux en plissant les paupières vers Mat avant de reprendre son ouvrage. « J’appartiens à la Garde du pont et j’y retourne ce soir. Pourquoi demandez-vous cela ?
— J’aurais simplement voulu savoir quelles étaient les conditions de l’autre côté du fleuve. » Je peux bien me renseigner aussi là-dessus. « Favorables pour voyager ? Il ne doit pas y avoir trop de boue, à moins que vous n’ayez eu davantage de pluie que je ne le pense.
— Quel côté du fleuve ? » demanda le garde d’un ton placide. Ses yeux ne quittaient pas le chiffon huileux dont il frottait sa lame.
— « Heu… droit. La rive droite.
— Pas de boue. Des Blancs Manteaux. » Le garde se pencha de côté pour cracher, mais sa voix ne changea pas de ton. « Les Blancs Manteaux, ils vont fourrer leur nez dans tous les villages à deux ou trois lieues à la ronde. Ils n’ont fait de mal à personne jusqu’à présent, mais qu’ils soient là suffit à inquiéter les gens. Que la Fortune me pique si à mon avis ils ne cherchent pas à nous provoquer, car ils paraissent avoir envie d’attaquer s’ils le pouvaient. Pas bon pour quiconque a envie de voyager.
— Et sur la rive gauche, alors ?
— La même chose. » Le garde leva les yeux vers ceux de Mat. « Mais vous ne traverserez pas, petit gars, ni à gauche ni à droite. Votre nom serait-y pas Matrim Cauthon ou la Fortune m’abandonne. Hier soir, une Sœur, elle-même en personne, elle est venue jusqu’au pont où je montais la garde. Elle nous a enfoncé dans la tête les traits de votre figure jusqu’à ce que chacun de nous soit capable de les lui réciter. Un hôte, qu’elle a dit, à laisser en paix mais à qui il ne fallait pas non plus permettre de quitter la ville, même si on était obligé de vous immobiliser pieds et poings liés pour vous en empêcher. » Ses paupières se plissèrent. « Ce serait-y que vous leur avez volé quelque chose ? questionna-t-il d’un ton indécis. Vous n’avez pas la mine de ceux que les Sœurs reçoivent comme invités.
— Je n’ai rien volé ! » riposta Mat avec indignation. Que je brûle, je n’ai même pas eu une chance de me renseigner sans éveiller l’attention. Ils doivent tous me connaître. » Je ne suis pas un voleur !
— Non, ce n’est pas ce que je vois sur votre figure. Pas de volerie, mais vous avez la mine du gars qui a essayé de me vendre le Cor de Valère, il y a trois jours. Oui, il a prétendu que c’était bien ça, tout bosselé et tordu qu’il était. Avez-vous un Cor de Valère à vendre ? Ou peut-être bien que c’est l’épée du Dragon ? »
Mat sursauta à la mention du Cor, mais il réussit à conserver un ton calme. « J’étais malade. » D’autres parmi les gardes étaient tournés vers lui, à présent. Par la Lumière, ils vont tous être au courant que je ne suis pas censé partir, à présent. Il se força à rire. « Les Sœurs m’ont guéri. » Quelques gardes le regardèrent sans aménité. Peut-être estimaient-ils que d’autres qu’eux-mêmes étaient tenus de témoigner aux Aes Sedai plus de respect que de les appeler « Sœurs ». « Je pense que les Aes Sedai ne veulent pas que je parte avant d’avoir retrouvé toute ma vigueur. » Il tentait d’exercer sa puissance de persuasion pour convaincre les gardes, ceux qui le dévisageaient, d’accepter cette explication. Simplement un homme qui a été guéri. Rien de plus. Aucune raison de vous soucier plus longtemps de lui.
Le natif d’Illian hocha la tête. « Certes, vous avez bien aussi une mine de malade. Peut-être est-ce la raison, mais je n’avais jamais entendu parler de telles précautions pour garder un malade dans la ville.
— C’est pourtant effectivement la raison », répliqua Mat avec aplomb. Ils continuaient tous à le dévisager. « Ma foi, il faut que je m’en aille. On m’a dit de faire des promenades. Beaucoup de longues promenades. Pour recouvrer de la vigueur, vous comprenez. »
Il sentait leurs regards le suivre quand il s’éloigna et il se rembrunit. Il avait simplement eu l’intention de vérifier comment sa description avait été diffusée. Si seuls les officiers des gardes affectés aux ponts en avaient eu communication, il aurait réussi à se faufiler sans être vu. Il avait toujours été habile à s’insinuer quelque part sans être remarqué. C’est un talent que l’on perfectionne quand on a une mère qui vous soupçonne toujours d’être en train de méditer quelque espièglerie et qu’on a quatre sœurs prêtes à vendre la mèche. Et maintenant je suis sûr qu’une demi-caserne bourrée de gardes va me connaître. Sang et sacrées cendres !
Une importante partie du domaine de la Tour était consacrée à des jardins abondamment ombragés de lauréoles, de calistémons et d’ormes – et Mat se retrouva bientôt arpentant une large allée sinueuse recouverte de gravier. On aurait pu s’imaginer qu’elle était un chemin traversant la campagne sans les tours visibles au-dessus de la cime des arbres. Et sans la masse blanche de la Tour même, derrière Mat, mais dont la seule présence l’oppressait à croire qu’il la portait sur ses épaules. S’il y avait des issues pour sortir du domaine de la Tour qui n’étaient pas surveillées, c’est apparemment là qu’il fallait chercher. Si elles existaient.
Une jeune fille vêtue du blanc des novices apparut sur l’allée, avançant à pas décidés dans sa direction. Plongée dans ses pensées, elle ne l’aperçut pas tout de suite. Lorsqu’elle fut assez près pour qu’il distingue ses grands yeux noirs et la façon dont ses cheveux étaient nattés, Mat eut un brusque sourire. Il connaissait cette jeune fille – le souvenir émergeait de profondeurs obscures –, encore qu’il ne se serait jamais attendu à la rencontrer là. Il ne s’était pas attendu du tout à la revoir. Il sourit pour lui-même. Un coup de chance favorable pour compenser la mauvaise. S’il avait bonne mémoire, elle était très attirée par les garçons.
« Else, appela-t-il. Else Grinwell. Vous vous souvenez de moi, n’est-ce pas ? Mat Cauthon. Un ami et moi, nous sommes passés à la ferme de votre père. Vous vous rappelez ? Ainsi donc, vous avez décidé de devenir Aes Sedai ? »
Elle s’arrêta net en le dévisageant. « Qu’est-ce que vous faites là, debout et dehors ? dit-elle avec froideur.
— Vous êtes au courant, hein ? » Il s’approcha, mais elle recula, gardant ses distances. Il cessa d’avancer. « Ce n’est pas contagieux. J’ai été guéri, Else. » Ces grands yeux noirs semblaient plus perçants que dans son souvenir et loin d’être aussi engageants, mais il supposa qu’étudier pour être Aes Sedai pouvait produire ce changement-là. « Qu’est-ce qu’il y a, Else ? Vous n’avez pas l’air de me connaître.
— Je vous connais », répliqua-t-elle. Sa manière d’être différait, elle aussi, de ce qu’il avait en mémoire ; il se dit qu’elle pourrait maintenant en remontrer à Elayne. « J’ai une… tâche dont je dois m’acquitter. Laissez-moi passer. »
Il tiqua. Le chemin était assez large pour qu’on y marche à six de front sans se gêner. « Je vous ai dit que ce n’était pas contagieux.
— Laissez-moi le passage ! »
Rageant entre ses dents, il s’écarta jusqu’à une des lisières de l’étendue de gravier. Elle avança le long de l’autre, s’assurant du regard qu’il ne se rapprochait pas. Une fois qu’elle l’eut dépassé, elle pressa l’allure, le surveillant par-dessus son épaule jusqu’à ce qu’elle fût hors de vue au-delà d’un tournant de l’allée.
Voulait s’assurer que je ne la suivais pas, pensa-t-il, morose. D’abord les gardes et maintenant Else. Je n’ai pas de chance aujourd’hui.
Il se remit en marche et ne tarda pas à entendre retentir d’un côté un formidable cliquetis, comme d’une douzaine de bâtons heurtés les uns contre les autres. Curieux, il obliqua dans cette direction, s’enfonçant au milieu des arbres.
Un bout de chemin l’amena à un vaste espace découvert, en terre battue, large d’au moins cinquante pas et deux fois plus long. De distance en distance tout autour, sous les arbres, se dressaient des râteliers de bois où étaient rangés des bâtons à deux bouts servant à l’escrime au bâton, des épées d’entraînement faites de lamelles de bois reliées avec un certain jeu et quelques vraies épées, haches et lances.
Échelonnés sur le terrain dégagé, des hommes groupés par deux, la plupart le torse nu, cinglaient l’air en direction de leur partenaire avec d’autres épées d’exercice. Certains se déplaçaient avec une telle souplesse qu’ils semblaient presque danser ensemble, se coulant d’une posture à l’autre, de l’attaque à la parade dans un seul mouvement continu. Rien à première vue ne les distinguait des autres, mais Mat était sûr de regarder des Liges.
Ceux qui ne démontraient pas une égale aisance étaient tous plus jeunes, chaque paire sous l’œil attentif d’un homme plus âgé d’où irradiait une grâce dangereuse même quand il restait immobile. Des Liges et des élèves, conclut Mat.
Il n’était pas le seul spectateur. À moins de dix pas de lui, une demi-douzaine de femmes aux traits sans âge d’Aes Sedai et un bien plus grand nombre portant les robes blanches ornées de bandes des Acceptées regardaient deux élèves, nus jusqu’à la taille et luisant de sueur, sous la surveillance d’un Lige ressemblant beaucoup pour la forme à un bloc de pierre. Ce Lige se servait d’une pipe au tuyau court, d’où émanait un filet de fumée de tabac, pour donner des indications à ses pupilles.
Mat s’installa en tailleur sous un lauréole, déterra trois gros cailloux et se mit à jongler machinalement avec. Il ne se sentait pas faible, à proprement parler, mais c’était bon de ne plus être debout. S’il existait une voie pour sortir du domaine de la Tour, elle ne disparaîtrait pas pendant qu’il se reposait un court moment.
Il n’était pas là depuis cinq minutes qu’il avait compris qui étaient ceux que contemplaient les Aes Sedai et les Acceptées. Un des élèves du Lige trapu était un grand jeune homme agile comme un chat. Et presque aussi beau qu’une fille, commenta intérieurement Mat, sarcastique. Toutes les femmes dévoraient du regard ce grand gars aux yeux brillants, même les Aes Sedai.
Ce grand jeune homme maniait son épée d’exercice à peu près aussi adroitement que les Liges, ce qui lui valait de temps en temps un commentaire approbateur émis d’une voix rocailleuse par le maître d’armes. Non pas que son adversaire, un jeune homme plus proche de l’âge de Mat, aux cheveux d’or roux, fût malhabile. Loin de là, pour autant que Mat pouvait en juger, bien que n’ayant jamais prétendu s’y connaître au maniement de l’épée. Le jeune homme blond parait chaque attaque éclair, l’écartant avant que le faisceau de lamelles de bois puisse l’atteindre, et même en déclenchait une à l’occasion, mais le beau garçon bloquait ces attaques et ripostait par une des siennes en l’espace d’un battement de cœur.
Mat rattrapa les cailloux dans une seule main mais continua à jongler avec. Il pensa qu’il n’aimerait guère affronter l’un ou l’autre. Certainement pas avec une épée.
« Halte ! » La voix du Lige résonnait comme des pierres dégringolant d’un seau. La poitrine haletante, les deux jeunes gens laissèrent les épées d’exercice retomber de côté. Leurs cheveux étaient collés par la transpiration. « Vous pouvez vous reposer le temps que je finisse ma pipe, mais reposez-vous vite ; j’en suis presque au culot. »
Maintenant qu’ils avaient cessé de danser de-ci de-là, Mat vit nettement le jeune homme aux cheveux blond roux et laissa choir ses cailloux. Que je brûle, je parierai ma bourse entière que c’est le frère d’Élayne. Et l’autre est Galad, ou je mange mes bottes. Pendant le trajet depuis la Pointe de Toman, la moitié des propos d’Élayne avait eu apparemment trait aux vertus de Gawyn et aux défauts de Galad. Oh ! Gawyn avait quelques défauts d’après Élayne, mais ils étaient minimes ; aux yeux de Mat, ils étaient du genre que seule une sœur considère comme des défauts. Quant à Galad, une fois Élayne obligée de prouver ses dires, il avait l’air d’être ce que toutes les mères disent souhaiter que soit leur fils. Mat se dit qu’il ne tiendrait guère à passer beaucoup de temps en sa compagnie. Egwene rougissait chaque fois que Galad était mentionné, bien que paraissant s’imaginer que personne ne s’en apercevait.
Il y eut comme un remous dans le groupe des spectatrices quand Gawyn et Galad s’arrêtèrent, et elles donnèrent l’impression d’être prêtes à s’avancer presque en corps, mais Gawyn aperçut Mat, murmura quelque chose à Galad, et les deux jeunes gens passèrent devant elles. Les Aes Sedai et les Acceptées se retournèrent pour les suivre des yeux. À l’approche des deux jeunes gens, Mat se releva précipitamment.
« Vous êtes Mat Cauthon, n’est-ce pas ? dit Gawyn avec un grand sourire. J’étais sûr de vous avoir reconnu d’après la description d’Egwene. Et d’Élayne. J’ai cru comprendre que vous aviez été malade. Allez-vous mieux maintenant ?
— Je me porte très bien », répondit Mat. Il se demanda s’il était censé donner à Gawyn du « mon Seigneur » ou quelque chose de ce genre. Il s’était refusé à appeler Elayne « ma Dame » – non pas qu’elle l’eût exigé, à vrai dire – et il décida de ne pas traiter mieux son frère.
« Êtes-vous venu dans la cour d’entraînement pour apprendre l’escrime à l’épée ? » questionna Galad.
Mat fit signe que non. « Je me promenais, simplement. Je n’y connais pas grand-chose en matière d’épée. Je me fierai plutôt à un bon arc ou à un solide bâton. Je me suis exercé à m’en servir.
— Si vous passez beaucoup de temps auprès de Nynaeve, commenta Galad, vous aurez besoin d’un arc, d’un bâton et aussi de l’épée pour vous protéger. Et je ne suis pas sûr que cela suffirait. »
Gawyn le considéra avec surprise. « Galad, tu viens presque de plaisanter.
— J’ai le sens de l’humour, Gawyn, répliqua Galad en fronçant les sourcils. Tu crois le contraire parce que je n’aime pas me moquer des gens. »
Gawyn secoua la tête et se retourna vers Mat. « Vous devriez vous initier à l’épée. Tout le monde peut avoir besoin de ce genre d’expérience par les temps qui courent. Votre ami – Rand al’Thor – portait une épée exceptionnelle. Avez-vous de ses nouvelles ?
— Je n’ai pas vu Rand depuis longtemps », dit vivement Mat. Rien qu’une seconde, quand il avait parlé de Rand, l’expression de Gawyn était devenue plus tendus. Par la Lumière, est-ce qu’il serait au courant, pour Rand ? Impossible. Dans ce cas-là, il me dénoncerait comme Ami du Ténébreux simplement parce que je suis un ami de Rand, mais il est informé de quelque chose. « Les épées ne sont pas l’arme suprême, vous savez. Je pourrais fort bien m’en tirer en face de l’un de vous, je crois, si vous aviez une épée et moi mon bâton. »
La toux de Gawyn était manifestement destinée à masquer un éclat de rire. Avec une courtoisie trop appuyée, il dit : « Vous devez être très habile. » Galad avait l’air franchement incrédule.
Peut-être parce qu’ils pensaient visiblement tous les deux qu’il fanfaronnait. Peut-être est-ce parce qu’il s’y était mal pris pour questionner les gardes. Peut-être est-ce parce que Else, qui était toujours prête à courir après les garçons, l’avait envoyé promener, et parce que toutes ces femmes contemplaient Galad comme des chats un bol de crème. Aes Sedai et Acceptées ou non, c’étaient quand même des femmes. Toutes ces explications défilèrent dans l’esprit de Mat, mais il les rejeta avec colère, surtout la dernière. Il allait le faire parce que ce serait amusant. Et permettrait peut-être de gagner de l’argent. Il n’aurait même pas besoin que la chance lui revienne.
« Je parie deux marcs d’argent contre deux de chacun de vous que je vous battrai l’un et l’autre à la fois, exactement comme je l’ai dit, annonça-t-il. Vous ne pouvez pas avoir de pari plus loyal. Vous êtes deux, je suis seul, donc deux contre un est une cote honnête. » Il faillit éclater de rire devant leurs mines consternées.
« Mat, dit Gawyn, point n’est besoin de soutenir de gageure. Vous avez été malade. Peut-être essaierons-nous cela à un moment où vous serez en meilleure forme.
— Ce serait loin d’être un défi équitable, décréta Galad. Je ne le relèverai ni aujourd’hui ni plus tard. Vous êtes du même village qu’Egwene, n’est-ce pas ? Je… je ne voudrais pas qu’elle se fâche contre moi.
— En quoi cela la regarde-t-il ? Touchez-moi avec une de vos épées et je donnerai un marc d’argent à chacun de vous. Si je vous touche jusqu’à ce que vous abandonniez, vous m’en donnerez deux chacun. Vous ne vous en croyez pas capables ?
— C’est ridicule, riposta Galad. Vous n’avez aucune chance contre un épéiste exercé, et moins encore contre deux. Je ne profiterai pas d’un avantage pareil.
— Vous croyez ça ? » dit une voix rocailleuse. Le Lige trapu les avait rejoints, ses épais sourcils noirs froncés dans une grimace peu amène. « Vous vous croyez tous les deux assez forts à l’épée pour battre un garçon armé d’un bâton ?
— Ce ne serait pas loyal, Hammar Gaidin, répliqua Galad.
— Il a été malade, ajouta Gawyn. Cela n’a rien d’urgent.
— Au terrain », ordonna rudement Hammar avec un brusque mouvement de tête par-dessus son épaule. Galad et Gawyn adressèrent à Mat un regard d’excuse, puis obéirent. Le Lige toisa Mat d’un air hésitant. « Êtes-vous sûr d’être en assez bon état, mon garçon ? À présent que je vous regarde de près, vous devriez être au lit à l’infirmerie.
— J’en sors déjà, répliqua Mat, et je me sens à la hauteur. Il le faut bien. Je ne veux pas perdre mes deux marcs. »
Les épais sourcils de Hammar se haussèrent de surprise. « Vous avez l’intention de tenir ce pari, mon garçon ?
— J’ai besoin de l’argent », riposta Mat en riant.
Son rire s’interrompit net quand il se tourna vers le plus proche râtelier où étaient rangés des bâtons d’escrime et que ses genoux manquèrent fléchir sous lui. Il se ressaisit si vite qu’il pensa que quiconque l’aurait remarqué imaginerait qu’il avait seulement trébuché. Devant le râtelier, il prit son temps pour choisir un bâton, épais de près de deux pouces et d’un pied plus haut que lui. Je dois gagner ce pari. J’ai manqué une belle occasion de me taire et maintenant je dois gagner. Je ne peux pas me permettre de perdre ces deux marcs. Sans eux comme base de départ, il me faudra une éternité pour gagner la somme qui m’est nécessaire.
Quand il revint, le bâton d’escrime tenu à deux mains devant lui, Gawyn et Galad attendaient déjà à l’endroit où ils s’étaient exercés. Il faut que je gagne. « Chance, marmonna-t-il, c’est le moment de jeter les dés. »
Hammar lui jeta un regard bizarre. « Vous parlez l’Ancienne Langue, mon garçon ? »
Mat le dévisagea un instant sans rien dire. Il se sentait glacé jusqu’à la moelle des os. Avec un effort, il contraignit ses pieds à marcher jusqu’au terrain d’entraînement. « Rappelez-vous l’enjeu, dit-il à haute voix. Deux marcs d’argent de chacun de vous contre deux de moi. »
Un brouhaha monta du groupe des Acceptées quand elles comprirent ce qui se passait. Les Aes Sedai regardaient en silence. Un silence désapprobateur.
Gawyn et Galad se séparèrent, se postant chacun d’un côté de Mat, gardant leur distance, ni l’un ni l’autre avec son épée plus qu’à demi-levée.
« Pas de pari, dit Gawyn. Il n’y a pas de pari. »
Galad déclara en même temps. « Je ne prendrai pas votre argent comme ça.
— J’ai bien l’intention de prendre le vôtre, riposta Mat.
— Pari tenu ! lança Hammar d’une voix retentissante. S’ils n’ont pas le courage de relever votre défi, mon garçon, je paierai moi-même l’enjeu.
— Très bien, reprit Gawyn. Si vous insistez… pari tenu ! »
Galad hésita encore un peu avant de grommeler : « Pari tenu, donc. Finissons-en avec cette farce. »
La seconde ou le signal fut donné était tout ce dont Mat avait besoin. Quand Galad s’élança sur lui, il glissa les mains le long du bâton d’escrime et pivota. L’extrémité du bâton heurta avec un son mat les côtes de son grand adversaire, provoquant un grognement et un faux pas. Mat laissa le bâton rebondir sur Galad et pivota à la vitesse d’un éclair, présentant son bâton juste au moment où Gawyn arrivait à portée. Le bâton plongea, se glissa sous l’épée d’exercice de Gawyn et heurta d’un coup sec sa cheville qui se déroba sous lui. Tandis que Gawyn tombait, Mat compléta sa rotation à temps pour frapper Galad en travers de son poignet levé, expédiant au loin son épée. Comme si son poignet n’était nullement douloureux, Galad exécuta un souple roulé-boulé et se releva son épée serrée dans ses deux mains.
Sans s’occuper de lui, Mat se tourna à demi, repliant les poignets pour cingler l’air sur son flanc avec l’autre bout du bâton. Gawyn, qui commençait à se remettre debout, reçut le coup en plein sur le côté de la tête avec un bruit sourd atténué seulement en partie par l’épaisseur de ses cheveux. Il s’effondra comme une masse.
Mat n’eut que vaguement conscience qu’une Aes Sedai se précipitait pour soigner le frère d’Élayne gisant par terre. J’espère qu’il n’a pas grand-chose. Cela devrait aller. Je me suis cogné plus fort que ça en dégringolant d’une barrière. Il avait encore Galad à liquider et, d’après la façon dont Galad était dressé sur la pointe des pieds, l’épée brandie dans une position précise, il avait commencé à prendre Mat au sérieux.
Les jambes de Mat choisirent ce moment pour trembler. Par la Lumière, je ne peux pas faiblir maintenant. Pourtant, il la sentait s’imposer insidieusement, cette impression d’avoir les jambes en coton, cette faim-valle qui le tenaillait à croire qu’il n’avait pas mangé depuis des jours. Si j’attends qu’il s’approche, je vais m’écrouler sur le nez. Il eut du mal à garder les genoux fermes en avançant. Chance, reste avec moi.
Dès le premier coup, il comprit que sa chance, ou son adresse, ou ce qui l’avait conduit jusque-là le secondait toujours. Galad réussit à détourner ce coup-là avec un claquement sec, puis le suivant, celui d’après et encore un autre, mais l’effort durcissait ses traits. Cet épéiste à l’aisance naturelle, presque aussi expert que les Liges, luttait avec toutes les ressources de son habileté pour empêcher le bâton de Mat de le toucher. Il n’attaquait pas ; il ne pouvait que se défendre. Il se déplaçait constamment sur le côté, essayant de ne pas être contraint de reculer, et Mat le serrait de près, son bâton indistinct, tant il se mouvait rapidement. Et Galad recula, recula encore, sa lame de bois un mince bouclier contre le bâton d’escrime.
La faim rongeait Mat à croire qu’il avait avalé des belettes. La sueur lui coulait dans les yeux, et ses forces commencèrent à faiblir comme si la transpiration les emportait. Pas encore. Je ne peux pas tomber déjà. Il faut que je gagne. Maintenant. Poussant un rugissement, il jeta toutes ses réserves dans un ultime assaut.
Le bâton esquiva dans une voltige l’épée de Galad et, en rapide succession, frappa genou, poignet et côtes pour finalement s’enfoncer dans l’estomac de Galad comme une lance. Galad se plia en deux, luttant pour ne pas choir. Le bâton frémit dans les mains de Mat, au moment d’asséner un coup d’estoc fracassant à la gorge. Galad s’affaissa sur le sol.
Mat faillit lâcher le bâton en se rendant compte de ce qu’il avait été sur le point de faire. Gagner, pas tuer. Ô Lumière, à quoi donc est-ce que je pensais ? Par pur réflexe, il posa le bout du bâton par terre et, aussitôt, dut s’y cramponner pour se maintenir debout. La faim le creusait comme un couteau extrayant la moelle d’un os. Soudain, il se rendit compte que les Aes Sedai et les Acceptées n’étaient pas les seules à regarder. Toutes les leçons, tous les exercices s’étaient interrompus. Liges et élèves aussi l’observaient.
Hammar s’approcha de l’endroit où Galad, toujours gémissant par terre, essayait de se relever. Le Lige haussa la voix pour crier : « Qui a été le plus grand homme d’épée de tous les temps ? »
De la gorge de douzaines d’élèves jaillit un mugissement unanime : « Jearom, Gaidin !
— Oui ! proclama Hammar en tournant sur lui-même pour être sûr que tous entendent. Au cours de son existence, Jearom s’est battu plus de dix mille fois, dans les batailles et en combat singulier. Il a été vaincu une seule fois. Par un paysan avec un bâton d’escrime ! Souvenez-vous-en. Rappelez-vous ce que vous venez de voir. » Il baissa les yeux vers Galad et baissa aussi la voix. « Si vous n’êtes pas capable de vous relever maintenant, mon garçon, c’est fini. » Il leva une main, et les Aes Sedai ainsi que les Acceptées se précipitèrent et entourèrent Galad.
Mat glissa le long du bâton et se retrouva à genoux. Aucune Aes Sedai ne lui accorda même un coup d’œil. Une des Acceptée lui en lança un, une jeune fille bien en chair qu’il aurait volontiers invitée à danser si elle ne s’était pas destinée à devenir Aes Sedai. Elle fronça les sourcils en le regardant, eut un reniflement dédaigneux et se détourna pour observer ce que les Aes Sedai faisaient autour de Galad.
Gawyn était debout, Mat s’en aperçut avec soulagement. Lui-même se redressa quand Gawyn approcha. Il ne faut pas qu’on s’en aperçoive. Je ne sortirai jamais de là si on décide de me soigner d’un lever de soleil à l’autre. Du sang noircissait les cheveux blond roux sur le côté de la tête de Gawyn, mais il n’y avait ni marque de coup ni entaille apparente.
Il fourra deux marcs d’argent dans la main de Mat avec un sarcastique : « La prochaine fois, je pense que je prêterai attention à ce qu’on me dit. » Il remarqua le regard de Mat et se toucha la tête. « Elles l’ont guéri, mais ce n’était pas grave. Elayne m’en a asséné de pires plus d’une fois. Vous vous en tirez bien avec ça.
— Pas aussi bien que mon père. Il a gagné le concours d’escrime au bâton à Bel Tine chaque année du plus loin que je me souvienne, sauf une ou deux fois où c’était le père de Rand. » Cette expression intéressée réapparut dans les yeux de Gawyn et Mat regretta d’avoir mentionné Tam al’Thor. Les Aes Sedai et les Acceptées étaient encore toutes agglutinées autour de Galad. « Je… je dois l’avoir blessé gravement. Je n’en avais pas eu l’intention. »
Gawyn tourna brièvement les yeux de leur côté – il n’y avait rien à voir à part deux cercles de dos féminins, les robes blanches des Acceptées formant le cercle extérieur comme elles regardaient par-dessus les épaules des Aes Sedai accroupies – et rit. « Vous ne l’avez pas tué, je l’ai entendu gémir, alors il devrait être sur pied à présent, mais elles ne vont pas laisser passer cette chance maintenant qu’elles lui ont mis la main dessus. Par la Lumière, quatre d’entre elles sont de l’Ajah Verte ! » Mat le dévisagea d’un air interdit – L’Ajah Verte ? Quel rapport ? – et Gawyn secoua la tête. « Peu importe. Soyez assuré que le plus grave dont Galad ait à se soucier est de se retrouver Lige d’une Aes Sedai Verte avant de s’être éclairci les idées. » Il rit. « Non, elles ne s’y risqueraient pas, mais je parierais ces deux miens marcs d’argent dans votre main que certains aimeraient le pouvoir.
— Pas à vous, ces marcs », répliqua Mat en les enfouissant dans la poche de sa tunique. À moi. » L’explication ne lui avait pas paru avoir grand sens. À part que Galad allait bien. Tout ce qu’il savait de ce qui se pissait entre Liges et Aes Sedai était ce qu’il se rappelait à propos de Lan et de Moiraine, et il n’y avait eu là rien de semblable à ce que Gawyn avait l’air de suggérer. « Croyez-vous qu’elles se formaliseraient si je lui demandais de me payer l’enjeu ?
— Très certainement, dit d’un ton caustique Hammar qui venait de les rejoindre. Vous n’êtes pas très cher au cœur de ces Aes Sedai-là pour le moment. » Il eut un rire ironique. « On aurait cru que même des Aes Sedai Vertes seraient plus avisées que des gamines qui viennent de lâcher les jupes de leur mère. Il n’est pas beau garçon à ce point-là.
— Certes non », approuva Mat.
Gawyn leur sourit à tous deux, jusqu’à ce que Hammar le foudroie du regard. « Tenez, dit le Lige en plaçant deux autres marcs d’argent dans la main de Mat. Galad me les rendra plus tard. D’où êtes-vous originaire, mon garçon ?
— De Manetheren. » Mat se figea quand il entendit ce nom sortir de sa bouche. « En fait, je suis du pays des Deux Rivières. J’ai écouté trop de récits d’autrefois. » Ils se contentèrent de le regarder sans commentaires. « Je… je pense que je vais rentrer voir si je peux trouver quelque chose à manger. » La cloche annonçant le milieu de la matinée n’avait même pas encore sonné, mais ils acquiescèrent d’un signe de tête comme si c’était normal.
Il conserva le bâton d’escrime – personne ne lui avait dit de le remettre en place – et il s’éloigna lentement jusqu’à ce que les arbres forment écran entre lui et le terrain d’entraînement. Quand il fut dissimulé derrière eux, il s’appuya sur le bâton comme si c’était la seule chose qui le maintenait debout. Il n’aurait pas juré que tel n’était pas le cas.
Il eut l’idée que s’il écartait sa tunique, il verrait un trou à l’emplacement de son estomac, un trou qui s’agrandissait en engloutissant le reste de sa personne. Cependant, ce n’était pas la faim qui occupait son esprit. Il ne cessait d’entendre des voix dans sa tête. Vous parlez l’Ancienne Langue, mon garçon ? Manetheren. Il en frissonnait. Que la Lumière m’assiste, je ne cesse de m’enfoncer. Il faut que je sorte d’ici, mais comment ? Il retourna en traînant la jambe vers le bâtiment principal de la Tour comme un vieillard, un très grand vieillard. Comment ?