30 Le premier coup de dés

Après que Nynaeve et les autres l’eurent quitté, Mat passa la majeure partie de la journée dans sa chambre, à part une brève excursion. Il réfléchissait à ses projets. Et mangeait. Il avala presque en totalité ce que les servantes lui apportèrent et réclama du supplément. Elles s’empressèrent de le satisfaire. C’est du pain, du fromage et des fruits qu’il demanda, et il entassa pommes et poires d’hiver ridées, morceaux de fromage et pains dans l’armoire, leur laissant des plateaux vides à remporter.

À midi, il avait dû subir la visite d’une Aes Sedai – Anaiya, c’est le nom qu’il eut l’impression de se rappeler. Elle lui imposa les mains sur la tête et déclencha en lui des frissons. Il s’agit du Pouvoir Unique, conclut-il, pas simplement d’avoir été touché par une Aes Sedai. C’était une femme sans beauté en dépit de ses joues lisses et de sa sérénité d’Aes Sedai.

« Vous paraissez beaucoup mieux », lui annonça-t-elle en souriant. Ce sourire le fit penser à sa mère.

« Encore plus affamé que je ne m’y attendais, à ce que j’ai appris, mais mieux. On m’a informée que vous tentiez de vider les garde-manger. Croyez-moi quand je vous affirme que nous veillerons à ce que vous ayez toute la nourriture dont vous avez besoin. Vous n’avez pas à craindre que nous vous laissions sauter un repas avant que vous soyez complètement rétabli. »

Il lui adressa le sourire réservé à sa mère quand il tenait tout particulièrement à ce qu’elle accepte ce qu’il disait. « J’en suis sûr. Et je me sens réellement mieux. J’avais pensé visiter un peu la ville cet après-midi. Si vous n’y voyez pas d’objection, naturellement. Peut-être aller dans une auberge, ce soir. Rien ne vaut une soirée passée à bavarder dans une salle d’auberge pour se remonter le moral. »

Il lui sembla que les lèvres de l’Aes Sedai étaient sur le point de s’étirer dans un plus large sourire. « Personne n’essaiera de vous en empêcher, Mat, mais ne tentez pas de quitter la cité. Cela n’aboutira qu’à contrarier les gardes et ne vous rapportera que d’être ramené ici sous escorte.

— Je ne m’y risquerais pas, Aes Sedai. L’Amyrlin a bien précisé que je mourrais d’inanition en quelques jours si je partais. »

Elle hocha la tête comme si elle doutait du moindre mot qu’il avait prononcé. « Évidemment. » Comme elle se détournait, son regard tomba sur le bâton d’escrime qu’il avait rapporté de la cour d’exercice, accoté dans le coin de la chambre. « Vous n’avez pas besoin de vous protéger de nous, Mat. Vous êtes aussi en sécurité ici que vous pourriez l’être n’importe où. Presque certainement plus en sécurité.

« Oh ! je le sais, Aes Sedai. Certes oui. » Après son départ, il regarda la porte en fronçant les sourcils, se demandant s’il était parvenu à la convaincre de quoi que ce soit.

C’était plus le soir que l’après-midi quand il sortit de la chambre pour ce qu’il espérait être la dernière fois. Le ciel virait au violet et le soleil couchant teintait de nuances rouges les nuages à l’ouest. Une fois enveloppé dans sa cape et la grande sacoche de cuir qu’il avait dénichée lors de son expédition plus tôt dans la journée suspendue à son épaule, bourrée des pains, fromages et fruits qu’il avait accumulés, un regard dans la glace lui indiqua qu’il lui était impossible de cacher ses intentions. Il roula le reste de ses vêtements dans la couverture prise au lit et installa aussi ce ballot en bandoulière. Le bâton d’escrime jouait le rôle de canne de marche. Il ne laissait rien derrière lui. Les poches de sa tunique contenaient toutes ses autres menues possessions, et son escarcelle le plus important. Le laissez-passer de l’Amyrlin. La lettre d’Élayne. Et ses cornets à dés.

Il vit des Aes Sedai en sortant de la Tour et quelques-unes le remarquèrent, encore que la plupart se soient contentées de lever un sourcil, et aucune ne lui parla. Anaiya était l’une d’elles. Elle lui adressa un sourire amusé et un hochement de tête désabusé. Il répondit par un haussement d’épaules et le sourire le plus contrit qu’il fut capable de feindre, et elle continua son chemin en silence, secouant toujours la tête. Les sentinelles à la porte de la Tour le regardèrent sans plus.

Ce n’est que lorsqu’il eut traversé la grande place et se fut engagé dans les rues de la ville que le soulagement l’envahit finalement. Et un sentiment de triomphe. Si tu ne peux pas dissimuler ce que tu vas faire, fais-le de telle sorte que tout le monde te prenne pour un imbécile. Et on guette ensuite le moment où tu te casseras la figure. Ces Aes Sedai vont attendre que les gardes me ramènent. Comme je ne serai pas de retour au matin, alors elles commenceront des recherches. Pas trop fébriles au début, parce qu’elles penseront que je me suis terré quelque part dans la ville. Quand elles se rendront compte qu’elles se sont trompées, ce lapin sera loin des chiens en aval du fleuve.

Le cœur léger comme il ne se rappelait pas l’avoir eu depuis des années, ou du moins c’était son impression, il entonna à bouche fermée Nous avons de nouveau passé la frontière, en se dirigeant vers le port où des navires descendraient vers Tear et tous les villages bordant l’Erinin avant. Il n’irait pas aussi loin, évidemment. Aringill, où il débarquerait pour finir le reste du trajet jusqu’à Caemlyn, n’était qu’à mi-chemin en aval.

Je la porterai, ta sacrée lettre. Quel toupet de penser que j’avais accepté, puis que je refusais. Je délivrerai ce sacré truc quand bien même il me tuerait.

Le crépuscule commençait à envelopper Tar Valon, mais il régnait encore assez de clarté pour mettre en valeur les immeubles extraordinaires et les tours aux formes curieuses reliées entre elles par de grands ponts enjambant le vide à cent pas au-dessus du sol. Il y avait encore des gens dans les rues, vêtus de si nombreuses sortes de costumes que Mat se dit que toutes les nations devaient être représentées. Le long des avenues principales, des allumeurs de réverbères allant par deux se servaient de leur échelle pour allumer des lanternes au sommet de mâts élevés. Par contre, dans le quartier de Tar Valon où il voulait se rendre, le seul éclairage était celui provenant des fenêtres.

Les Ogiers avaient construit les grands immeubles et les tours de Tar Valon, mais d’autres quartiers, plus récents, étaient l’œuvre de mains d’hommes. Plus récent signifiant deux mille ans dans certains cas. En bas, près du Port Sud, des mains humaines avaient tenté d’imiter, sinon d’égaler, la fantastique architecture ogière. Des auberges, où les équipages des bateaux venaient faire carousse offraient une architecture de pierre digne de palais. Des statues dans des niches et des dômes sur les toits, des corniches ornementées et des frises aux sculptures complexes, tout cela décorait des boutiques de fournitures marines et des demeures de négociants. Des ponts s’arquaient ici aussi au-dessus des rues, mais les rues étaient pavées en cailloutis et non avec de grandes dalles, et bon nombre des ponts étaient en bois au lieu de pierre, parfois pas plus hauts que le premier étage des immeubles qu’ils reliaient, et jamais plus haut que le troisième.

Les rues sombres bourdonnaient d’autant de vie que toutes les autres dans Tar Valon. Des négociants débarqués de leurs navires et ceux qui achetaient ce que transportaient ces navires, des gens qui voyageaient sur le fleuve Erinin et ceux qui y travaillaient, tous s’entassaient dans les tavernes et les salles communes des auberges, en compagnie de ceux qui convoitaient l’argent que les premiers avaient sur eux, pour se l’approprier par des moyens licites ou obscurs. Les rues résonnaient d’une musique bruyante de cistres, flûtes, harpes et martèlements de tympanons. La première auberge dans laquelle entra Mat avait trois parties de dés en cours, les hommes accroupis en cercle près des murs de la salle commune proclamant à haute voix gains et pertes.

Il avait seulement l’intention de jouer environ une heure avant de trouver un embarquement, juste le temps d’ajouter quelques pièces à sa bourse, mais il gagna. Il avait toujours gagné plus qu’il n’avait perdu, d’aussi loin qu’il s’en souvienne, et il y avait eu des fois avec Hurin et dans le Shienar où six ou huit lancers de dés à la suite l’avaient renfloué. Ce soir, chaque fois qu’il jetait les dés il gagnait. Chaque fois.

D’après les coups d’œil qu’il reçut de certains joueurs, il fut content d’avoir laissé ses propres dés dans son escarcelle. Ces coups d’œil le décidèrent à aller ailleurs. Il se rendit compte avec surprise qu’il avait désormais près de trente marcs d’argent dans sa bourse, mais il n’avait pas gagné suffisamment à chacun de ses partenaires pour qu’ils ne soient pas tous contents de le voir partir.

Sauf un marin au teint sombre et aux cheveux crépus – un natif du Peuple de la Mer, avait dit quelqu’un, mais Mat se demanda ce que faisait si loin de l’océan un des Atha’an Mierre – ce marin, donc, l’avait suivi dans la rue sombre en insistant pour qu’il lui donne une chance de réparer ses pertes. Il voulait rejoindre les quais – trente marcs d’argent, c’était plus que suffisant –, mais le marin discutait toujours et il n’avait utilisé que la moitié de l’heure qu’il s’était allouée, alors il céda et entra avec l’autre dans la prochaine taverne qu’ils rencontrèrent.

Il gagna encore et ce fut comme si une fièvre s’était emparée de lui. Il alla de taverne en auberge et d’auberge en taverne, ne restant jamais assez longtemps pour que le montant de ses gains suscite la colère de quelqu’un. Et il continuait à gagner chaque fois. Il troqua son argent pour de l’or auprès d’un changeur. Il joua aux couronnes, aux cinq et à la perdition-des-jeunes-filles. Il joua des parties avec cinq dés, avec quatre, avec trois et même seulement deux. Il joua à des jeux qu’il ne connaissait pas avant de s’accroupir dans le cercle ou de prendre place à la table. Et il gagnait. À un moment donné au cours de la nuit, le marin au teint sombre – Raab, avait-il dit qu’était son nom – était parti en trébuchant, épuisé, mais avec une bourse pleine ; il avait décidé de placer ses paris sur Mat. Mat se rendit chez un autre changeur – ou peut-être deux ; la fièvre semblait lui brouiller le cerveau de façon aussi dommageable qu’étaient brouillés ses souvenirs du passé – et il se dirigea vers un nouvel endroit où jouer. Et gagner.

Ainsi se retrouva-t-il, il ne savait pas combien d’heures plus tard, dans une taverne empestant la fumée de tabac – L’Épissure de Tremalking, il pensait qu’elle s’appelait –, regardant avec stupeur cinq dés, chacun montrant une couronne profondément gravée.

La plupart des clients du lieu semblaient s’intéresser seulement à boire le plus qu’ils pouvaient, mais le cliquetis des dés et les cris de joueurs d’une autre partie en cours au fond de la salle étaient presque noyés par la voix d’une femme qui chantait sur l’accompagnement vif d’un tympanon.

Je danserai avec une jeune fille aux yeux bruns

ou une fille aux yeux verts,

Je danserai avec une fille aux yeux de n’importe quelle couleur,

mais les tiens sont les plus beaux que j’ai vus.

J’embrasserai une fille aux cheveux noirs

ou une fille aux cheveux d’or

J’embrasserai une fille aux cheveux de n’importe quelle couleur,

mais c’est toi que je veux tenir dans mes bras.

La chanteuse avait donné comme nom à la chanson. Ce qu’il m’a dit. Mat se rappelait l’air comme étant Veux-tu danser avec moi avec des paroles différentes mais, en ce moment précis, il n’avait en tête que ces dés.

« Encore le roi », murmura un des hommes accroupis à côté de Mat. C’était la cinquième fois à la suite que Mat avait amené le roi.

Il avait gagné le pari d’un marc d’or, sans même se soucier à ce moment-là que son marc andoran avait un poids supérieur à la pièce d’Illian de l’autre joueur, mais il ramassa les dés dans le cornet de cuir qu’il secoua avec vigueur, et jeta de nouveau les dés. Cinq couronnes. Par la Lumière, c’est impossible. Personne n’amène le roi six fois de suite. Personne.

« La veine du Ténébreux », grommela un autre joueur. C’était un grand gaillard aux cheveux sombres attachés sur la nuque par un ruban noir, avec des épaules massives, des balafres sur la figure et un nez qui avait été cassé plus d’une fois.

Mat se rendit à peine compte qu’il avait bougé avant d’avoir saisi le gaillard au collet, de le soulever et, l’ayant remis sur pied, de le plaquer le dos au mur. « Ne vous avisez pas de dire ça ! dit-il d’une voix grondante. Ne vous avisez jamais de dire ça ! » L’homme abaissa sur Mat des yeux stupéfaits en clignant des paupières ; il avait une bonne tête de plus que lui.

« Ce n’est qu’une manière de parler, murmurait quelqu’un derrière lui. Par la Lumière, une simple façon de parler. »

Mat relâcha sa prise sur la tunique du balafré et recula. « Je… je… je n’aime pas qu’on dise des choses comme ça à mon sujet. Je ne suis pas un Ami du Ténébreux ! » Que je brûle, pas la veine du Ténébreux. Pas ça ! Oh ! Lumière, est-ce que ce fichu poignard m’a réellement jeté un sort ?

« Personne n’a dit que vous en étiez un », marmotta l’homme au nez cassé. Il semblait revenir de sa surprise et essayer de décider s’il devait se fâcher.

Mat rassembla ses affaires qu’il avait entassées derrière lui et sortit de la taverne en laissant les pièces de monnaie où elles étaient. Ce n’est pas qu’il avait peur du gaillard balafré. Il l’avait oublié, comme il avait oublié les pièces. Tout ce qu’il voulait, c’est être dehors, à l’air frais, où il pourrait réfléchir.

Dans la rue, il s’adossa au mur de la taverne, non loin de la porte, s’emplissant les poumons de fraîcheur. Les rues sombres de Port Sud étaient pratiquement vides à présent.

De la musique et des rires provenaient encore des auberges et des tavernes, mais peu de gens circulaient dans la nuit. Plantant verticalement le bâton d’escrime devant lui et le tenant à deux mains, il appuya sa tête sur ses poings et essaya d’envisager le problème sous tous les angles.

Il savait qu’il avait de la chance. Il se rappelait avoir toujours été chanceux. Pourtant, à y bien réfléchir, ses souvenirs du Champ d’Emond ne le prouvaient pas aussi chanceux qu’il l’était depuis qu’il avait quitté le bourg. Certes, il s’était tiré d’un grand nombre de mauvais pas, mais il se rappelait aussi s’être fait prendre pour des frasques dont il avait été sûr de se sortir. Sa mère paraissait toujours au courant de ce qu’il méditait, et Nynaeve capable de percer à jour les justifications qu’il imaginait. Cependant, ce n’est pas aussitôt après être parti des Deux Rivières qu’il était devenu chanceux. La chance l’avait servi depuis qu’il avait emporté le poignard de Shadar Logoth. Il se souvenait d’avoir joué aux dés là-bas, au Champ d’Emond, avec un homme maigre au regard perçant qui travaillait pour un négociant venu de Baerlon acheter du tabac. Il se souvenait aussi de la correction que lui avait administrée son père en apprenant que Mat devait à cet homme un marc d’argent et quatre sous.

« Mais je suis délivré de ce maudit poignard, marmonna-t-il. Ces fichues Aes Sedai l’ont dit. » Il se demanda combien il avait gagné ce soir.

Quand il fouilla les poches de sa tunique, il les trouva pleines de pièces fourrées à même, des couronnes et des marcs tant d’or que d’argent qui brillaient et scintillaient dans la lumière provenant de fenêtres voisines. Il possédait maintenant deux bourses, à ce qu’il découvrit, et l’une et l’autre gonflées. Il en détacha les cordons et aperçut encore de l’or. Et toujours davantage truffant son escarcelle, entre, autour et sur ses cornets à dés, écrasant la lettre d’Élayne et le laissez-passer de l’Amyrlin. Il se rappelait avoir lancé des sous d’argent à des serveuses parce qu’elles avaient un joli sourire ou de beaux yeux ou de fines chevilles, et parce que les sous d’argent ne valaient pas la peine d’être gardés.

N’en valaient pas la peine ? Peut-être que non. Par la Lumière, je suis riche ! Je suis fichtrement riche ! Peut-être est-ce quelque chose que les Aes Sedai ont fait. Quelque chose qu’elles ont fait en me guérissant. Par hasard, peut-être. C’est possible que ce soit ça. Mieux que l’autre supposition. Ce sont ces maudites Aes Sedai qui ont dû me faire ça.

Une espèce de colosse sortit de la taverne, la porte qui se refermait déjà derrière lui occultant la lumière qui aurait permis de distinguer son visage.

Mat se colla contre le mur, remit les bourses dans son bliaud et affermit sa prise sur son bâton. De quelque côté que lui soit venue sa chance de ce soir, il n’avait pas l’intention de perdre tout cet or au profit d’un malandrin.

L’homme obliqua dans sa direction, tendit le cou pour mieux voir, puis sursauta. « Fr… roid, ce soir », dit-il d’une voix marquée par l’ivresse. Il s’approcha en titubant, et Mat s’aperçut que la majeure partie de sa masse était de la graisse. « Il faut que je… il faut que je… » Le gros homme trébucha et remonta la rue en tenant des propos décousus.

« Imbécile ! » marmotta Mat, mais il n’aurait pas su dire si cela s’adressait au gros bonhomme ou à lui-même. « Temps de trouver un bateau pour m’en aller d’ici. » Il plissa les yeux en scrutant le ciel noir, s’efforçant d’estimer dans combien d’heures se lèverait l’aube. Deux, peut-être trois, pensa-t-il. « Plus que temps. » Son estomac émit une protestation ; il se rappelait vaguement avoir mangé dans quelques-unes des auberges, mais il avait oublié quoi. La fièvre du jeu le tenait à la gorge. Une main plongée dans la sacoche n’y rencontra que des miettes. « Le temps est largement dépassé. Sinon l’une d’elles va me ramasser entre deux doigts et me coller dans son escarcelle. » Il se détacha du mur et se mit en route vers les docks, où devaient se trouver les bateaux.

Tout d’abord, il pensa que les faibles bruits derrière lui étaient des échos de ses bottes sur le cailloutis. Puis il se rendit compte que quelqu’un le suivait. En s’efforçant de marcher à pas de loup. Ma foi, sûr et certain que ce sont des malandrins, ceux-là.

Soupesant son bâton, il envisagea brièvement de les affronter. Seulement l’obscurité était profonde, aléatoire une pose solide des pieds sur les cailloux de la chaussée, et il n’avait aucune idée de leur nombre. Ce n’est pas parce que tu t’en es bien tiré contre Gawyn et Galad que tu es un fichu héros de légende.

Il s’engagea dans une rue latérale plus étroite et tortueuse, s’efforçant tout à la fois de marcher sur la pointe des pieds et d’avancer vite. Toutes les fenêtres étaient sombres par là, et la plupart closes par des volets. Il arrivait presque au bout quand il perçut un mouvement devant lui ; deux hommes passaient la tête dans cette ruelle à l’endroit où elle débouchait dans une autre. Et il entendit des pas derrière son dos, le léger frottement du cuir de semelle de bottes sur la pierre.

D’un bond, il s’enfonça dans le coin sombre où un immeuble dépassait le suivant. C’était tout ce qu’il pouvait faire de mieux pour le moment. Agrippant nerveusement le bâton, il attendit.

Un homme surgit, approchant de la même direction que lui, courbé en avant et posant lentement un pied après l’autre, puis en apparut un deuxième. Chacun avait un couteau à la main et se déplaçait comme s’il pistait du gibier à la trace.

Mat se raidit. Qu’ils avancent encore seulement de quelques pas avant de le repérer dissimulé dans la pénombre plus épaisse de cet angle, il pourrait les prendre par surprise. Il aurait bien aimé que son estomac cesse de se crisper. Ces couteaux étaient beaucoup plus courts que les épées d’exercice, mais ils étaient en acier, pas en bois.

L’un des hommes plissa les paupières pour examiner l’autre extrémité de la venelle et se redressa soudain en criant : « Il n’est donc pas parti dans votre direction ?

— Je n’ai rien vu que les ombres, parvint la réponse avec un accent prononcé. J’aimerais bien sortir de là. Il y a les choses étranges qui se déplacent cette nuit. »

À moins de quatre pas de Mat, les deux hommes échangèrent un regard, rengainèrent leur coutelas et retournèrent au pas accéléré par où ils étaient arrivés.

Mat relâcha longuement et lentement son souffle. La chance. Que je brûle si elle ne sert pas pour plus que les dés.

Il ne voyait plus les hommes à l’entrée de la venelle, mais il savait qu’ils se trouvaient encore quelque part dans la rue voisine. Et qu’il y en avait d’autres derrière lui.

Un des bâtiments contre lequel il était blotti n’était qu’un rez-de-chaussée à cet endroit, et son toit semblait assez plat. De plus une frise en pierre blanche sculptée en forme d’énormes feuilles de vigne montait le long de la jonction des deux bâtiments.

Soulevant son bâton jusqu’à ce qu’une extrémité repose sur le bord du toit, il lui donna une violente poussée. Le bâton atterrit en cliquetant sur les tuiles du toit. Sans attendre de vérifier si quelqu’un avait entendu, Mat escalada la frise, les grandes feuilles offrant des points d’appui facile même pour quelqu’un portant des bottes. En quelques secondes, il avait de nouveau le bâton en main et progressait rapidement sur le toit, se fiant à la chance pour garder son équilibre.

Trois fois encore, il grimpa – chaque fois montant d’un étage. Les toits de tuile dont la pente était légère s’étendaient sur une certaine distance à ce niveau et, à cette hauteur, soufflait une brise dont la fraîcheur hérissait les cheveux sur sa nuque et l’incitait presque à penser qu’il était suivi. Arrête, espèce d’idiot ! Ils sont maintenant à trois rues d’ici, à la recherche de quelqu’un d’autre avec une bourse bien garnie, et mauvaise chance à eux.

Ses bottes dérapèrent sur les tuiles, et il conclut que ce serait une bonne idée de redescendre lui-même dans la rue. Il s’approcha avec prudence du bord du toit et regarda en bas. Une rue déserte s’allongeait au-dessous de lui quarante pieds plus bas sinon plus, avec trois tavernes et une auberge répandant clarté et musique sur le pavage en cailloutis. Par contre, à sa droite, un pont de pierre allait du sommet de l’immeuble où il se trouvait jusqu’à un autre du côté opposé.

Le pont avait l’air terriblement étroit et s’enfonçait dans une obscurité que n’atteignaient pas les lumières des tavernes, décrivant un arc au-dessus d’un lointain point de chute sur de durs cailloutis, mais Mat lança dessus le bâton et se força à le suivre avant d’y avoir trop réfléchi. Ses bottes résonnèrent sur le pont, et il se laissa rouler sur lui-même selon sa méthode quand il tombait d’un arbre étant gamin. Il s’arrêta contre le garde-fou haut jusqu’à mi-corps.

« Les mauvaises habitudes finissent par servir à la longue » se dit-il en se relevant et il ramassa son bâton.

La fenêtre à l’autre extrémité du pont était solidement fermée par des volets et aucune lumière n’en filtrait. À son avis, quiconque habitait là n’apprécierait pas qu’un inconnu se présente au milieu de la nuit. Il apercevait une grande masse de maçonnerie mais, s’il y avait ne serait-ce qu’un point d’appui où placer les doigts à proximité du pont, la nuit le dissimulait. Eh bien, inconnu ou pas inconnu, j’y vais.

Il se détourna du garde-fou et eut subitement conscience qu’un homme partageait le pont avec lui. Un homme avec un poignard à la main.

Mat agrippa cette main à l’instant où le poignard plongeait vers sa gorge. Il saisit de justesse le poignet de l’individu entre ses doigts et alors le bâton entre eux s’emmêla dans ses jambes, le faisant trébucher et choir à la renverse contre le garde-fou, passé à mi-corps par-dessus et entraînant l’autre homme à tomber sur lui. En équilibre sur les reins, oscillant avec les dents découvertes de son assaillant dans la figure, il avait conscience autant de la longue chute dans le vide sous sa tête que de la lame luisant dans la faible clarté lunaire qui s’avançait petit à petit vers sa gorge. La prise de ses doigts sur le poignet de l’homme faiblissait et son autre main était coincée avec le bâton entre leurs corps. Des secondes seulement s’étaient écoulées depuis qu’il avait vu l’homme et dans quelques secondes de plus il allait mourir avec un poignard dans la gorge.

« Temps de lancer les dés », dit-il. Il eut l’impression que l’autre homme restait déconcerté un instant, mais cet instant il le mit à profit. Donnant un vigoureux élan à ses jambes, Mat bascula avec l’autre dans le vide.

Pendant un moment qui dura, dura, il eut l’impression d’être sans poids. L’air lui siffla aux oreilles et lui ébouriffa les cheveux. Il crut entendre l’autre homme crier, ou commencer à crier. L’impact chassa tout l’air de ses poumons et provoqua un trouble de vision où dansaient des petites taches noir et argent.

Quand il put respirer de nouveau – et voir –, il constata qu’il gisait sur l’homme qui l’avait attaqué, sa chute amortie par le corps de l’autre. « La chance », murmura-t-il. Il se remit debout avec lenteur, maudissant les meurtrissures qu’avaient causées le bâton sur ses côtes.

Il supposait bien que son assaillant était mort – peu de gens survivent à une chute de trente pieds sur du cailloutis avec le poids d’un autre par-dessus –, mais ce à quoi il n’était pas préparé, c’est à voir le poignard de l’individu enfoncé dans son cœur jusqu’à la garde. Un homme à l’aspect si ordinaire, avoir tenté de le tuer ? Mat pensa qu’il ne l’aurait même pas remarqué dans une salle bondée.

« Vous avez joué de déveine, compagnon », dit-il d’une voix tremblante au cadavre.

Subitement, tout ce qui s’était passé lui revint en trombe à l’esprit. Les malandrins dans la ruelle sinueuse. L’escalade des toits. Ce bonhomme. La chute. Ses yeux se levèrent vers le pont au-dessus de lui, et il fut secoué par un accès de tremblements nerveux.

Je devais être fou. Un peu d’aventure est une chose, mais même Rogosh Œil-d’Aigle n’aurait pas demandé ça.

Il s’avisa qu’il se tenait à côté d’un mort avec un poignard dans la poitrine, comme s’il attendait que passe quelqu’un qui courrait appeler les gardes de la cité arborant sur le devant de leur uniforme la Flamme de Tar Valon. Il y avait une chance que le laissez-passer de l’Amyrlin lui permette de leur échapper, mais peut-être pas avant qu’elle soit mise au courant. Il pouvait encore se retrouver finalement à la Tour Blanche, sans ce laissez-passer, et peut-être même pas autorisé à sortir du domaine de la Tour.

Il savait qu’il devrait être en route en ce moment même pour les docks, et sur le premier navire en partance, serait-ce un rafiot pourri plein de vieux poissons, mais sous le coup de la réaction ses genoux tremblaient assez pour lui rendre presque impossible de faire un pas. Ce dont il avait besoin, c’était de rester assis une minute. Rien qu’une minute pour se raffermir les genoux, puis il se dirigerait vers les quais.

Les tavernes étaient plus près, mais il se mit en marche vers l’auberge. La salle commune d’une auberge est un endroit accueillant, où vous pouviez vous reposer un instant sans avoir à redouter qu’il y ait quelqu’un qui se faufile en traître dans votre dos. Par les fenêtres passait assez de clarté pour qu’il distingue l’enseigne. Une femme aux cheveux nattés, tenant ce qu’il supposa être une branche d’olivier, et les mots : La Femme de Tanchico.

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