44 Pris en chasse

Perrin descendit du lit et se mit à s’habiller, sans se préoccuper si Zarine le regardait ou non. Il savait ce qu’il avait l’intention de faire, mais il questionna néanmoins Moiraine. « Nous partons ?

— À moins que tu ne désires mieux connaître Sammael », répliqua-t-elle d’un ton sarcastique. Un coup de tonnerre claqua au-dessus de leurs têtes comme pour ponctuer sa phrase et un éclair luit. L’Aes Sedai regarda à peine Zarine.

Fourrant ses pans de chemise dans ses chausses, il regretta soudain de ne pas avoir sur lui son bliaud et sa cape. Prononcer le nom de celui des Réprouvés en cause donnait l’impression que la pièce était glaciale. Ba’alzamon ne suffit pas comme calamité ; il nous faut encore avoir les Réprouvés en liberté. Par la Lumière, est-ce même important que nous trouvions Rand à présent ? Est-ce trop tard ? Néanmoins, il continua à s’habiller, enfonçant ses pieds dans ses bottes. C’était cela ou abandonner, et les natifs des Deux Rivières n’avaient pas la réputation d’être des lâcheurs.

« Sammael ? dit Zarine d’une petite voix. Un des Réprouvés règne… ? Ô Lumière !

— Désirez-vous toujours nous suivre ? demanda doucement Moiraine. Je ne veux pas vous obliger à rester ici, pas maintenant, mais je vous donnerai une dernière chance de jurer de prendre un autre chemin que moi. »

Zarine hésita et Perrin s’immobilisa, sa tunique à demi enfilée. Sûrement personne ne choisirait d’accompagner des gens qui ont encouru la colère de l’un des Réprouvés. Pas maintenant qu’elle savait un peu ce qu’ils avaient à affronter. À moins qu’elle n’ait une très bonne raison. Aussi bien, quiconque apprenant que l’un des Réprouvés jouissait de sa liberté de mouvement se serait précipité à la recherche d’un bateau du Peuple de la Mer pour demander un passage jusqu’à l’autre côté du Désert des Aiels, au lieu de rester assis là à réfléchir.

« Non », dit finalement Zarine et il commença à se détendre. « Non, je ne jurerai pas de m’en aller dans une autre direction. Que vous me conduisiez ou non au Cor de Valère, même la personne qui découvrira le Cor n’aura pas une histoire pareille à celle-ci. Je pense que cette histoire-ci traversera les siècles, Aes Sedai, et je veux figurer dedans.

— Non ! s’écria sèchement Perrin. Ce n’est pas une raison suffisante. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je n’ai pas de temps à perdre avec ces chamailleries, intervint Moiraine. À tout moment la nouvelle qu’un de ses Chiens Noirs est mort risque de parvenir au Seigneur Brend. Vous pouvez être sûrs qu’il saura que cela implique un Lige et il viendra chercher l’Aes Sedai du Gaidin. Avez-vous l’intention de rester plantés là jusqu’à ce qu’il apprenne où vous êtes ? Remuez-vous, espèce d’enfants stupides ! Remuez-vous ! » Elle disparut au bout du couloir avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

Zarine ne s’attarda pas non plus, elle sortit en courant de la chambre sans sa chandelle. Perrin rassembla hâtivement ses affaires et fonça vers l’escalier de service tout en finissant de boucler autour de sa taille son ceinturon d’où pendait sa hache. Il rattrapa Loial qui descendait ; l’Ogier essayait de fourrer un livre relié en bois dans ses fontes et d’enfiler sa cape en même temps. Perrin l’aida à mettre sa cape pendant qu’ils dévalaient ensemble l’escalier, et Zarine rejoignit les deux garçons avant qu’ils se soient élancés sous la pluie battante.

Perrin courba le dos sous le déluge et courut vers l’écurie à travers la cour assombrie par l’orage sans attendre d’avoir rabattu le capuchon de sa cape. Elle doit avoir une raison. Figurer dans un fichu récit n’est pas un mobile assez puissant sauf pour une folle ! La pluie détrempa ses boucles emmêlées, les aplatissant autour de sa tête, avant qu’il franchisse d’un bond l’entrée de l’écurie.

Moiraine s’y trouvait avant eux, dans une cape huilée encore parsemée de gouttes de pluie, avec Nieda qui tenait une lanterne pour éclairer Lan qui finissait de seller les chevaux. Il y en avait un de plus, un hongre bai avec un nez encore plus prononcé que celui de Zarine.

« J’enverrai des pigeons tous les jours, disait la corpulente aubergiste. Personne ne me soupçonnera. Que la Fortune me pique ! Même les Blancs Manteaux disent du bien de moi.

— Écoutez-moi, femme ! s’exclama sèchement Moiraine. Ce n’est pas un Blanc Manteau ni un Ami du Ténébreux dont je parle. Vous allez fuir cette ville et obliger tous ceux pour qui vous avez de l’affection à fuir avec vous. Pendant une douzaine d’années, vous m’avez obéi. Obéissez-moi maintenant ! » Nieda acquiesça d’un signe de tête mais à regret, et Moiraine émit un son d’exaspération.

« Le bai est pour vous, jeune fille, dit Lan à Zarine. Montez sur son dos. Si vous n’avez pas d’expérience de cavalière, il vous faudra apprendre au fur et à mesure ou sinon accepter mon offre. »

Posant une main sur le haut pommeau de la selle, Zarine sauta à cheval avec aisance. « J’ai été une fois sur un cheval, Face-de-pierre, maintenant que j’y pense. » Elle se retourna sur la selle pour attacher son ballot derrière elle.

« Expliquez-moi, Moiraine, questionna Perrin d’un ton insistant comme il lançait ses fontes en travers du dos de Steppeur. Vous disiez qu’il trouverait où je suis. Il le sait. Les Hommes Gris ! » Nieda gloussa et il se demanda avec irritation ce qu’elle connaissait ou croyait réellement de ce qu’elle prétendait ne pas croire.

« Sammaël n’a pas envoyé les Hommes Gris. » Moiraine se mit en selle avec une précision détachée, le dos droit, presque comme si rien ne pressait. « Toutefois, le Chien Noir est à lui. Je suppose qu’il a suivi ma piste. Sammaël n’aurait pas envoyé les deux. Quelqu’un t’en veut, mais je ne crois pas que Sammaël sache même que tu existes. Pour le moment. » Perrin s’immobilisa, un pied dans l’étrier, la regardant avec surprise, mais elle semblait plus préoccupée de caresser le cou cambré de sa jument que de répondre aux questions qui se lisaient sur le visage de Perrin.

« Heureusement que je t’ai suivie », commenta Lan, et l’Aes Sedai eut un reniflement de dédain parfaitement audible.

« Je regretterais presque que tu ne sois pas une femme, Gaidin. Je t’aurais expédié à la Tour pour apprendre à obéir ! » Il haussa un sourcil et toucha la poignée de son épée, puis sauta en selle, et elle soupira. « Peut-être est-ce une chance que tu sois indiscipliné. Parfois, cela tombe bien. D’autre part, je n’ai pas l’impression que Sheriam et Siuan Sanche réussiraient à elles deux à t’enseigner la soumission.

— Je ne comprends pas », dit Perrin. J’ai l’impression de répéter cela souvent et j’en suis fatigué. Je veux des réponses que je puisse comprendre. Il acheva de se hisser en selle pour que Moiraine ne le regarde pas de son haut ; elle avait assez d’avantages sans cela. « S’il n’a pas dépêché lui-même les Hommes Gris, qui s’en est occupé ? Si un Myrddraal ou un autre Réprouvé… » Il s’arrêta, pour s’éclaircir la gorge en avalant sa salive. Un autre Réprouvé ! Ô Lumière ! « Si quelqu’un d’autre les a envoyés, pourquoi n’a-t-il pas été prévenu ? Ils sont tous des Amis du Ténébreux, n’est-ce pas ? Et pourquoi moi, Moiraine ? Pourquoi moi ? C’est Rand ce sacré Dragon Réincarné ! »

Il entendit le hoquet de surprise de Zarine et de Nieda, et alors seulement se rendit compte de ce qu’il venait de dire. Le regard de Moiraine lui donna l’impression de l’écorcher vif comme l’acier le plus aiguisé. Cette fichue langue trop longue. Quand donc ai-je cessé de réfléchir avant de parler ? Il lui sembla que cela avait commencé quand il avait senti pour la première fois le regard de Zarine qui l’observait. Ce qu’elle faisait à présent, bouche bée.

« Vous êtes maintenant liée irrévocablement à nous, déclara Moiraine à la jeune fille au visage hardi. Pas question de tourner bride pour vous. Jamais. » Zarine eut l’air de vouloir dire quelque chose et d’avoir peur de le faire, mais l’Aes Sedai avait déjà reporté son attention ailleurs. « Nieda, quittez Illian ce soir. Immédiatement ! Et tenez votre langue encore mieux que vous ne l’avez tenue pendant toutes ces années. Il y en a qui la couperaient pour ce que vous pourriez dire, avant même que je vous retrouve. » Sa voix dure laissait des doutes sur ce qu’elle entendait exactement par là et Nieda acquiesça d’un hochement de tête vigoureux comme si elle avait compris le double sens.

« Quant à toi, Perrin. » La jument blanche se rapprocha et il eut beau raidir sa volonté il eut un mouvement de recul devant l’Aes Sedai. « Il y a de nombreux fils tissés dans le Dessin et certains sont aussi noirs que l’Ombre elle-même. Prends garde que l’un d’eux ne t’étrangle. » Ses talons effleurèrent les flancs d’Aldieb, et la jument s’élança sous la pluie, suivie de près par Mandarb.

Que la Lumière vous brûle, Moiraine, songea Perrin en avançant derrière eux. Parfois je me demande de quel côté vous êtes. Il jeta un coup d’œil à Zarine, qui chevauchait près de lui comme si elle était née en selle. Et de quel côté êtes-vous ?

La pluie retenait les gens de sortir dans les rues et sur les canaux, aussi aucun œil visible ne les regarda passer, par contre elle rendait la marche périlleuse pour les chevaux sur les pavés inégaux. Quand ils arrivèrent à la Digue du Maredo, une large levée de terre battue qui s’allongeait au nord à travers le marécage, la pluie avait commencé à diminuer d’intensité. Le tonnerre grondait toujours, mais les éclairs luisaient loin derrière eux. peut-être en mer.

Perrin estima qu’un peu de chance leur était dévolue. La pluie battante avait duré assez longtemps pour masquer leur départ mais maintenant, semblait-il, ils auraient une belle nuit pour voyager. C’est ce qu’il dit, cependant Lan secoua la tête.

« Les Chiens Noirs aiment surtout les nuits claires avec la lune qui brille, beaucoup moins la pluie. Un bon orage peut les écarter complètement. » Comme si ses paroles l’avaient ordonné, la pluie diminua jusqu’à n’être plus qu’une faible bruine. Perrin entendit Loial gémir derrière lui.

La Digue prenait fin en même temps que le marécage à quelque trois quarts de lieue de la ville, mais la route continuait, déviant légèrement vers l’est. La soirée assombrie par les nuages laissa la place à la nuit et la bruine persista. Moiraine et Lan avaient adopté une allure régulière qui dévorait le terrain. Les sabots des chevaux soulevaient des éclaboussures dans les flaques sur la terre du chemin. La lune brillait par des trouées entre les nuages. Des collines basses se dressèrent bientôt autour d’eux et des arbres apparurent de plus en plus souvent. Perrin songea qu’une forêt devait se trouver devant eux, mais il n’était pas sûr que cette perspective était plaisante. Des bois les cacheraient à leurs poursuivants ; des bois permettraient aux poursuivants d’arriver près d’eux avant qu’ils les voient.

Un faible hurlement résonna loin derrière eux. Pendant un instant, il pensa que c’était un loup ; il se surprit à essayer d’entrer en communication avec le loup et se retint de justesse. Le cri retentit de nouveau et il comprit qu’il ne s’agissait pas d’un loup. D’autres lui répondirent, tous à des lieues, lamentations à donner le frisson, empreintes de sang et de mort, cris qui évoquaient des cauchemars. À sa surprise. Lan et Moiraine ralentirent, l’Aes Sedai examinant les collines autour d’eux dans la nuit. Il dit :

« Ils sont loin. Ils ne nous rattraperont pas si nous continuons.

— Les Chiens des Ténèbres ? murmura Zarine. Ce sont les Chiens des Ténèbres ? Êtes-vous sûre que ce n’est pas la Chasse fantôme, Aes Sedai ?

— Mais si, c’est elle, répliqua Moiraine. C’est elle.

— Tu ne peux jamais distancer les Chiens Noirs, forgeron, expliqua Lan, même avec le cheval le plus rapide. Toujours tu dois les affronter et les vaincre ou ils t’abattent.

— J’aurais pu rester au stedding, vous savez, déplora Loial. Ma mère m’aurait marié à présent, mais ce n’aurait pas été une existence désagréable. Des livres en abondance. Je n’étais pas obligé de m’en aller Au-Dehors.

— Là-bas », dit Moiraine en désignant un grand tertre dépourvu d’arbres à une bonne distance sur leur droite. Sur deux cents pas ou plus alentour, il n’y avait pas non plus d’arbres à ce que pouvait distinguer Perrin et ils étaient encore clairsemés au-delà. « Il faut que nous les voyions arriver pour avoir une chance. »

Les cris lugubres des Chiens Noirs retentirent de nouveau, plus proches mais encore éloignés.

Lan pressa un peu l’allure de Mandarb, maintenant que Moiraine avait choisi leur terrain. Comme ils grimpaient la pente, les sabots des chevaux cliquetèrent sur des cailloux à demi enterrés et rendus glissants par la bruine. Aux yeux de Perrin, la plupart avaient des coins trop carrés pour être naturels. Au sommet, ils mirent pied à terre autour de ce qui semblait être un bloc de pierre bas arrondi. La lune apparut dans un interstice entre les nuages et il se retrouva en train de contempler un visage de deux pas de long, patiné par les intempéries. Un visage de femme, déduisit-il de la longueur des cheveux. La pluie lui donnait l’air de pleurer.

Moiraine descendit de cheval et resta debout à regarder dans le lointain en direction des hurlements. Elle formait une silhouette sombre encapuchonnée, et les gouttes de pluie luisaient au clair de lune en roulant sur sa cape huilée.

Loial amena son cheval pour examiner la sculpture, puis il se pencha plus près et en tâta les traits. « Je pense que c’était une Ogière, conclut-il finalement, mais cet endroit n’est pas un vieux stedding ; je m’en rendrais compte. Nous le sentirions tous. Et nous serions à l’abri des Engeances de l’Ombre.

— Qu’est-ce que vous regardez, vous deux ? » Zarine jeta un coup d’œil au rocher en plissant les paupières. « Qu’est-ce que c’est ? Elle ? Qui ?

— Bien des nations ont connu la grandeur et la décadence depuis la Destruction du Monde, commenta Moiraine sans se retourner, certaines n’ont laissé rien que des noms sur une page jaunie ou des lignes sur une carte en lambeaux. En laisserons-nous autant derrière nous ? » Les hurlements sanguinaires s’élevèrent de nouveau, encore plus près. Perrin essaya de calculer leur allure et songea que Lan avait raison ; finalement, les chevaux n’auraient pas pu les distancer. Ils n’avaient plus longtemps à attendre.

« Ogier, dit Lan, vous et la jeune fille, tenez les chevaux. » Zarine protesta, mais il se dirigea droit vers elle. « Vos poignards ne seront pas d’une grande utilité ici, jeune fille. » La lame de son épée étincela dans le clair de lune quand il la tira du fourreau. « Même celle-ci n’est qu’un ultime recours. Au bruit, il y en a dix là-bas, pas un seul. Votre tâche est d’empêcher les chevaux de s’enfuir quand ils sentiront les Chiens Noirs. Même Mandarb n’aime pas cette odeur. »

Si l’épée du Lige ne servait à rien, alors la hache non plus. Perrin en éprouva quelque chose de proche du soulagement même s’il s’agissait d’Engeance de l’Ombre ; il ne serait pas obligé d’employer la hache. Il extirpa la longueur de son arc détendu de dessous les sangles de selle de Steppeur. « Peut-être que ceci donnera quelques résultats.

— Essayez si vous voulez, forgeron, répliqua Lan. Ils ne meurent pas aisément. Possible que vous arriviez à en tuer un. »

Perrin sortit de son escarcelle une corde neuve, en s’efforçant de la protéger de la pluie douce. Le revêtement de cire était mince et n’offrait pas une grande protection contre une exposition prolongée à l’humidité. Coinçant l’arc obliquement entre ses jambes, il le courba sans peine, pour introduire les boucles de la corde dans les encoches de corne aux extrémités de l’arc. Quand il se redressa, il pouvait voir les Chiens des Ténèbres.

Ils couraient comme des chevaux au galop et, au moment où il les aperçut, ils prirent de la vitesse. Ils n’étaient que dix grosses masses qui fonçaient dans la nuit, filant entre les arbres épars, cependant il sortit de son carquois une flèche à la large tête plate barbelée, l’encocha, ne tira pas encore. Il avait été loin d’être le meilleur archer du Champ d’Emond mais, parmi les jeunes, seul Rand le surclassait.

À trois cents pas, il laisserait aller sa flèche, décida-t-il. Imbécile ! Tu as déjà du mal à atteindre une cible immobile à cette distance, mais si j’attends, au train où ils vont… Il avança à la hauteur de Moiraine, leva son arc – Je n’ai qu’à imaginer que cette ombre mouvante est un grand chien –, ramena près de son oreille l’empenne garnie de plumes d’oie, lâcha la corde. Le trait s’était fondu dans l’ombre la plus proche, il en était sûr, mais le seul résultat fut un grondement. Cela ne donnera rien. Ils arrivent trop vite ! Il décochait déjà une autre flèche. Pourquoi ne faites-vous pas quelque chose, Moiraine ? Il voyait leurs yeux, brillant comme de l’argent, leurs dents luisant comme de l’acier poli. Aussi noirs que la nuit elle-même et aussi gros que des petits chevaux, ils accouraient vers lui, maintenant silencieux, s’apprêtant à la mise à mort. Le vent apportait une odeur fétide proche du soufre brûlé, les chevaux hennirent de peur, même le destrier de Lan. Que la Lumière vous brûle, Aes Sedai, faites quelque chose ! Il tira de nouveau ; le Chien de tête trébucha et poursuivit sa course. Ils peuvent mourir ! Il tira encore et le Chien tomba, se releva en titubant, puis s’affaissa et pourtant, alors même que cela se passait, Perrin connut un moment de désespoir. Un d’abattu et les neuf autres avaient déjà parcouru les trois quarts de la distance ; ils paraissaient courir encore plus vite, telles des ombres glissant sur le sol. Encore une flèche. J’ai le temps pour une autre, peut-être, puis c’est la hache. Que la Lumière vous brûle, Aes Sedai ! Il banda de nouveau son arc.

« Allons-y », dit Moiraine, au moment où sa flèche jaillissait de l’arc. L’air entre ses mains s’enflamma, fila comme un éclair vers les Chiens des Ténèbres, triomphant de l’obscurité. Les chevaux poussèrent des hennissements aigus et se cabrèrent pour échapper à la bride qui les retenait.

Perrin plaqua un bras devant ses yeux pour les protéger de ce rayonnement de fer chauffé à blanc comme d’une fournaise, de cette chaleur ardente comme d’une forge qui exploserait ; cette clarté de plein midi flamboya dans le noir et disparut. Quand il découvrit ses yeux, des points brillants scintillèrent dans son champ de vision ainsi que l’image floue de cette ligne de feu qui s’estompait. À l’endroit où s’étaient trouvés les Chiens des Ténèbres ne restaient plus que le sol noyé de nuit et la pluie légère ; les seules ombres qui bougeaient étaient celles projetées par les nuages passant devant la lune.

Je pensais qu’elle lancerait du feu sur eux, ou appelons ça des éclairs, mais ceci… « Qu’est-ce que c’était ? » demanda-t-il d’une voix enrouée.

Moiraine était de nouveau tournée vers Illian comme si elle pouvait sonder toutes ces lieues d’obscurité. « Peut-être qu’il n’a pas vu, dit-elle presque pour elle-même. C’est loin et, s’il ne s’était pas posté en observation, peut-être qu’il n’a pas remarqué.

— Qui ? s’exclama Zarine. Sammaël ? » Sa voix tremblait un peu. « Vous avez dit qu’il était dans Illian. Comment verrait-il quoi que ce soit ici ? Qu’avez-vous fait ?

— Quelque chose d’interdit, répliqua Moiraine avec calme. Interdit par des vœux presque aussi puissants que les Trois Serments. » Elle prit les rênes d’Aldieb des mains de la jeune fille et caressa le cou de la jument pour la calmer. « Quelque chose qui n’a pas été utilisé pendant presque deux mille ans. Quelque chose pour quoi je risque d’être neutralisée simplement parce que je le connais.

— Peut-être… ? » La voix de basse de Loial était un faible grondement. « Peut-être devrions-nous partir. Il pourrait y en avoir d’autres.

— Je ne crois pas, répondit l’Aes Sedai en se mettant en selle. Il ne voudrait pas perdre deux meutes à la fois, même s’il en possède deux ; elles s’attaqueraient mutuellement au lieu de s’en prendre à leur proie. Et je crois que nous ne sommes pas son principal gibier, sinon il serait venu en personne. Nous étions… un désagrément, je pense » – le ton était calme mais c’était clair qu’elle n’appréciait pas de compter pour si peu – « et, c’est possible, un petit supplément à glisser dans sa carnassière en admettant que nous ne donnions pas trop de fil à retordre. Toutefois, cela n’avance guère de rester plus près de lui que nous n’y sommes obligés.

— Rand ? » questionna Perrin. Il sentit vaguement que Zarine se penchait en avant pour écouter. « Si nous ne sommes pas ce qu’il pourchasse, est-ce Rand ?

— Peut-être, dit Moiraine. Ou peut-être Mat. N’oublie pas que lui aussi est Ta’veren et qu’il a sonné du Cor de Valère. »

Zarine émit un son étranglé. « Il a sonné du Cor ? Quelqu’un l’a déjà découvert ? »

Sans prendre garde à elle, l’Aes Sedai se pencha sur sa selle pour regarder Perrin dans les yeux, les siens noirs plongeant dans l’or poli. « Une fois de plus, je suis dépassée par les événements. Je n’aime pas cela. Et tu ne le devrais pas non plus. Si les événements me gagnent de vitesse, ils pourraient fort bien te piétiner au passage, et le reste du monde avec toi.

— Nous avons encore de nombreuses lieues à parcourir jusqu’à Tear, dit Lan. La suggestion de l’Ogier est bonne. » Il était déjà en selle.

Au bout d’un instant, Moiraine se redressa et effleura des talons les flancs de la jument. Elle avait descendu la moitié de la pente du tertre avant que Perrin ait détendu son arc et pris à Loial les rênes de Steppeur. Que la Lumière vous brûle, Moiraine ! Je trouverai des réponses quelque part !


Adossé contre un arbre abattu, Mat jouissait de la chaleur du feu de camp – les pluies s’étaient éloignées vers le sud trois jours auparavant, mais il ressentait encore une impression d’humidité – et pourtant en ce moment précis il avait à peine conscience des flammes dansantes. Il contemplait pensivement le petit cylindre couvert de cire qui était dans sa main. Thom était absorbé dans la tâche d’accorder sa harpe, ronchonnant pour lui-même contre la pluie et l’humidité, sans jeter un seul coup d’œil vers Mat. Des grillons grésillaient dans le bosquet sombre qui les entourait. Surpris entre deux villages par le crépuscule, ils avaient choisi ce taillis à l’écart de la route. Deux nuits de suite, ils avaient essayé de se payer une chambre pour y coucher ; par deux fois, un fermier avait lâché ses chiens sur eux.

Mat sortit du fourreau le couteau qu’il portait à la ceinture et hésita. Un coup de chance. Elle l’a dit, cela n’explose que de temps en temps. Un coup de chance. Aussi précautionneusement qu’il le put, il fendit le tube sur toute sa longueur. C’était bien un tube, et en papier, comme il l’avait pensé – il avait trouvé des bouts de papier par terre après le feu d’artifice, là-bas dans son village – des couches de papier, mais ce qui remplissait l’intérieur était quelque chose qui ressemblait à de la terre, ou peut-être à de la poussière et à de minuscules cailloux d’un gris noirâtre. Il les remua d’un doigt sur sa paume. Comment au nom de la Lumière, des cailloux pourraient exploser ?

« Que la Lumière me brûle ! » s’exclama Thom d’une voix tonnante. Il fourra précipitamment sa harpe dans son étui comme pour la protéger de ce que Mat avait dans la main. « Est-ce que tu cherches à nous tuer, mon garçon ? N’as-tu jamais entendu dire que ces choses-là explosent dix fois plus fort au contact de l’air qu’à celui du feu ? Les fusées d’artifice sont ce qui se rapproche le plus de ce que font les Aes Sedai, garçon.

— Possible, rétorqua Mat, mais Aludra ne m’a pas eu l’air d’être une Aes Sedai. Je le croyais de l’horloge de Maître al’Vere – que ce devait être l’œuvre d’Aes Sedai – mais une fois que j’ai ouvert l’arrière de la gaine, j’ai vu qu’elle était pleine de petites pièces de métal. » Il s’ébroua avec malaise à ce souvenir. Maîtresse al’Vere avait été la première à lui sauter dessus cette fois-là, avec la Sagesse, son propre père et le Maire juste derrière elle, et aucun n’avait cru qu’il avait eu seulement l’intention de regarder. J’aurais pu les réajuster toutes après. « Je crois que Perrin serait capable d’en construire une, s’il voyait ces petites roues, ces petits ressorts et je ne sais plus quoi.

— Ne crois pas cela, mon garçon, répliqua Thom, sarcastique. Même un mauvais horloger est un homme passablement riche et c’est mérité, mais une horloge ne t’explose pas à la figure !

— Ça non plus. Bah, c’est inutilisable, maintenant. » Il jeta la poignée de papier et de petits cailloux dans le feu, faisant pousser un cri aigu à Thom ; les cailloux scintillèrent et lancèrent de petits éclairs tandis que se répandait une odeur âcre de fumée.

« Tu essaies vraiment de nous tuer. » La voix de Thom tremblait et elle monta de ton et prit de l’intensité à mesure qu’il parlait. « Si je décide de mourir, j’irai au Palais Royal quand nous arriverons à Caemlyn et je pincerai Morgase ! » Ses longues moustaches s’envolèrent comme des fléaux. « Ne recommence pas ça !

— Elle n’a pas explosé », dit Mat en regardant le feu, les sourcils froncés. Il plongea la main dans le rouleau de toile huilée de l’autre côté du tronc d’arbre et en tira une fusée d’une taille au-dessus de la première. « Je me demande pourquoi il n’y a pas eu de bang.

— Peu m’importe pourquoi il n’y a pas eu de bang ! Ne recommence pas ! »

Mat lui jeta un coup d’œil et rit. « Cessez de trembler, Thom. Inutile d’avoir peur. Je sais ce qu’elles ont dedans, à présent. Du moins je sais à quoi cela ressemble, mais… Ne le dites pas. Je n’en ouvrirai plus, Thom. C’est plus amusant de les mettre à feu, de toute façon.

— Je n’ai pas peur, espèce de porcher aux pieds boueux, répliqua Thom se drapant dans sa dignité. Je frémis de rage parce que je voyage en compagnie d’un rustre à cervelle de chèvre qui risque de nous tuer tous les deux parce qu’il est incapable de penser plus loin que le bout de…

— Ho, le feu ! »

Mat échangea un coup d’œil avec Thom à l’approche d’un claquement de sabots de chevaux. L’heure était tardive pour que voyagent des gens honnêtes. Cependant les Gardes de la Reine assuraient la sécurité des routes à cette proche distance de Caemlyn et les quatre personnes qui entrèrent dans le cercle de lumière du feu de camp n’avaient visiblement pas l’aspect de brigands. L’une était une femme. Les hommes portaient tous de longues capes et semblaient être à son service, tandis qu’elle était une jolie femme aux yeux bleus avec un collier en or, une robe de soie grise et une cape de velours avec un vaste capuchon. Les hommes mirent pied à terre. L’un d’eux tint ses rênes et un autre son étrier, et elle sourit à Mat, ôtant ses gants en approchant du feu.

« Nous nous sommes laissé surprendre par la nuit, jeune Maître, je le crains, dit-elle, et me voilà obligée de vous déranger pour vous demander où trouver une auberge, si vous en connaissez une. »

Il arbora un grand sourire et commença à se redresser. Il était encore à croupetons quand il entendit un des hommes dire quelque chose entre ses dents, et un autre sortit une arbalète de dessous sa cape, déjà bandée, avec un carreau en position.

« Tue-le, imbécile ! » cria la femme, alors Mat lança la fusée dans le feu et se projeta vers son bâton d’escrime. Il y eut un « bang » sonore et un éclair de lumière – « Aes Sedai ! » hurla un homme. « Une fusée d’artifice, idiot ! » cria la femme – et Mat dans un roulé-boulé se retrouva debout le gourdin à la main pour voir le carreau d’arbalète saillant de l’arbre couché, presque à l’endroit où il était adossé, et l’arbalétrier s’affaissant avec le manche d’un des poignards de Thom ornant sa poitrine.

C’est tout ce qu’il eut le temps de voir, car les deux autres hommes foncèrent vers lui le long du feu en tirant l’épée au clair. L’un d’eux trébucha subitement et se retrouva à genoux, lâchant son épée pour tenter de saisir le poignard enfoncé dans son dos en même temps qu’il s’affalait face contre terre. Le dernier homme ne s’aperçut pas de la chute de son compagnon ; il s’attendait manifestement à faire partie d’une paire, qui diviserait l’attention de leur adversaire, quand il dirigea un coup de pointe vers le ventre de Mat. Presque avec dédain, Mat rabattit le poignet du gaillard avec une extrémité de son long bâton, envoyant l’épée en l’air, et lui asséna un coup sec sur le front avec l’autre. Dont les yeux se révulsèrent quand il tomba.

De biais, Mat remarqua que la femme s’avançait vers lui et il pointa le doigt vers elle comme une épée. « De beaux habits que vous avez là pour une voleuse, femme ! Asseyez-vous jusqu’à ce que je décide quoi faire de vous, sinon… »

Elle parut aussi surprise que Mat par le poignard qui s’épanouit subitement dans sa gorge, corolle rouge de sang jaillissant. Il esquissa un demi-pas comme pour la rattraper au moment où elle s’effondra, tout en sachant que cela ne servait à rien. Sa longue cape se déploya sur elle, laissant seulement à découvert son visage et le manche du poignard de Thom.

« Brûlez, marmotta Mat. Brûlez, Thom Merrilin ! Une femme ! Par la Lumière, nous aurions pu la ligoter, la livrer demain à Caemlyn aux Gardes de la Reine. Elle n’aurait dépouillé personne sans ces trois-là et le seul qui est en vie mettra des jours avant de voir clair et des mois avant de pouvoir tenir une épée. Que la Lumière vous brûle, Thom, il n’y avait pas besoin de la tuer ! »

Le ménestrel se dirigea en boitant vers la femme étendue par terre et rejeta d’un coup de pied sa cape en arrière. Le poignard s’était à demi échappé de sa main, une lame large comme le pouce et longue comme deux paumes de Mat. « Aurais-tu préféré que j’attende qu’elle t’ait niché ça entre les côtes, garçon ? » Il récupéra son propre poignard, dont il essuya la lame sur la cape de la femme.

Mat se rendit compte qu’il fredonnait l’air de Elle portait un masque qui cachait son visage et s’interrompit. Il se pencha et lui couvrit le sien avec le capuchon de sa cape. « Mieux vaut nous mettre en route, murmura-t-il. Je n’ai pas envie d’avoir à expliquer ça si une patrouille des Gardes survenait.

— Avec elle vêtue de ces habits-là ? rétorqua Thom. J’affirmerais bien que non. Ils doivent avoir dévalisé l’épouse d’un marchand ou la voiture de quelque dame de l’aristocratie. » Sa voix s’adoucit. « Si nous partons, mon garçon, tu devrais t’occuper de seller ton cheval. »

Mat sursauta et détourna les yeux de la morte. « Oui, je ferais aussi bien, n’est-ce pas ? » Il ne la regarda plus.

Il n’éprouvait pas autant de scrupules de conscience vis-à-vis des hommes. En ce qui le concernait, un homme qui décide de voler et de tuer mérite ce qu’il écope quand il perd la partie. Il ne s’attarda pas sur eux mais ne reportait pas vivement les yeux ailleurs quand ils tombaient sur l’un des voleurs. C’est après avoir sellé son hongre et attaché ses affaires derrière la selle, pendant qu’il projetait à coups de pieds de la terre sur le feu, qu’il se surprit à dévisager l’homme qui avait tiré à l’arbalète. Quelque chose était familier dans ces traits, dans la façon dont le feu mourant posait sur eux des ombres. La chance, se dit-il. Toujours la chance.

« L’arbalétrier était bon nageur, Thom, fut son commentaire en se hissant en selle.

— Quelle bêtise racontes-tu là, maintenant ? » Le ménestrel était à cheval, lui aussi, et beaucoup moins préoccupé des morts que de la façon dont les étuis de ses instruments s’équilibraient derrière sa selle. « Comment pourrais-tu savoir si même il savait nager ?

— Il a gagné le rivage en pleine nuit depuis une petite barque au beau milieu de l’Erinin. Je suppose que cela a épuisé ce qu’il avait de chance. » Il vérifia de nouveau les sangles sur le rouleau de fusées d’artifice. Si cet imbécile a cru qu’une de ces fusées était l’œuvre d’Aes Sedai, je me demande ce qu’il aurait pensé si elles avaient toutes pris feu.

« En es-tu sûr, mon garçon ? Les chances que ce soit le même homme… Voyons, même toi ne voudrais pas engager de pari contre des chances si disproportionnées.

— J’en suis certain, Thom. » Élayne, je vous tordrai le cou quand je mettrai la main sur vous. Et je tordrai aussi celui d’Egwene et de Nynaeve. « Et je suis ferme dans mon intention de me débarrasser de cette fichue lettre une heure après que nous serons arrivés à Caemlyn.

— Je te le répète, il n’y a rien dans cette lettre, mon garçon. J’ai joué au Dues Dae’mar quand j’étais plus jeune que toi et je sais reconnaître un code ou un système chiffré même quand j’ignore ce qu’il dit.

— Ma foi, je n’ai jamais joué à votre Grand Jeu, Thom, votre sacré Jeu des Maisons, mais je sais reconnaître quand quelqu’un est à mes trousses et on ne me pourchasserait pas avec cette ardeur ni aussi loin pour l’or qu’il y a dans mes poches, pas pour moins qu’un coffre plein d’or. Ce doit être à cause de la lettre. » Que la Lumière me brûle, les jolis minois m’attirent toujours des ennuis. « Avez-vous envie de dormir ce soir, après ça ?

— Avec le sommeil d’un petit enfant innocent, mon garçon, mais si tu as envie de partir, je partirai. »

Le visage d’une jolie jeune femme apparut dans l’esprit de Mat, avec un poignard dans la gorge. Tu n’as pas eu de chance, ma belle. « Eh bien, allons-y ! » dit-il d’une voix farouche.

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