Tandis que La Flèche filante s’avançait en roulant bord sur bord vers les quais de Tear, Egwene ne vit rien de la cité qui approchait. Affalée tête basse sur la rambarde, elle regardait obstinément les eaux de l’Erinin glissant le long de la coque renflée du navire, ainsi que la première rame de son côté qui surgissait dans son champ de vision et disparaissait alternativement, creusant des sillons blancs dans le fleuve. Cela lui donnait la nausée, mais elle savait que lever la tête ne ferait qu’empirer son malaise. Tourner les yeux vers le rivage rendrait seulement encore plus sensible la lente progression en vrille de La Flèche filante.
Le vaisseau allait depuis Jurène à cette allure oscillante et sinueuse. Egwene ne se souciait pas de savoir s’il avait navigué sous voiles de la même façon avant ; elle se surprenait à regretter que La Flèche filante n’ait pas sombré avant d’atteindre Jurène. Elle aurait aimé que le capitaine se soit arrêté à Aringill pour qu’elles montent à bord d’un autre navire. Elle aurait voulu qu’elles n’aient jamais posé les yeux sur un bateau. Elle souhaitait un grand nombre de choses, la plupart simplement pour distraire son esprit de l’endroit où elle se trouvait.
Le roulis était moins marqué à présent sous l’action des rames qu’il ne l’avait été sous celui du vent dans les voiles, mais il durait depuis tant de jours qu’elle n’était guère sensible à la différence. Elle avait l’impression que son estomac clapotait à l’intérieur de son corps comme du lait dans un pot de grès. Elle ravala sa salive et essaya d’oublier cette image.
Sur La Flèche, elles ne s’étaient pas beaucoup occupées de préparer des plans d’action, elle, Élayne et Nynaeve. Nynaeve tenait rarement plus de dix minutes avant de se remettre à vomir, spectacle qui provoquait immanquablement chez Egwene le réflexe de rejeter ce qu’elle avait réussi à avaler comme nourriture. La chaleur qui ne cessait d’augmenter à mesure qu’elles descendaient le cours du fleuve n’arrangeait rien. Nynaeve était en bas dans leur cabine en ce moment, sans doute avec Élayne lui présentant de nouveau une cuvette.
Oh Lumière, non ! Ne pense pas à ça ! Des champs verdoyants. Des prés. Ô Lumière, les prairies ne se soulèvent pas comme ça. Des oiseaux-mouches. Non, pas des oiseaux-mouches ! Des alouettes. Des alouettes qui grisollent.
« Maîtresse Joslyne ? Maîtresse Joslyne ! »
Il lui fallut un instant pour reconnaître le nom qu’elle avait choisi de donner au Capitaine Caninn, et la voix du capitaine. Elle releva lentement la tête et fixa les yeux sur son visage chevalin.
« Nous accostons, Maîtresse Joslyne. Vous ne cessiez de dire combien vous aviez hâte d’être à terre. Eh bien, nous y sommes. » Sa voix ne dissimulait pas son impatience d’être débarrassé de ses trois passagères, dont deux employaient pratiquement leur temps à dégobiller, comme il disait, et à gémir la nuit entière.
Pieds et torses nus, des marins lançaient des amarres à des hommes sur la jetée de pierre qui s’avançait dans le fleuve ; les dockers avaient l’air de porter de longs gilets de cuir à la place de chemises. Les rames avaient déjà été rentrées, sauf une paire qui empêchait le bateau de tosser trop fort contre le quai en s’approchant. Les dalles plates du quai étaient humides ; l’atmosphère était imprégnée de cette humidité qui subsiste juste après une chute de pluie, et c’était légèrement apaisant. Le roulis avait cessé depuis quelque temps, elle s’en rendit compte, mais son estomac en gardait le souvenir. Le soleil plongeait vers l’ouest. Elle s’efforça de ne pas penser au repas du soir.
« Très bien, Capitaine Caninn », dit-elle avec le maximum de dignité dont elle fut capable. Il ne prendrait pas ce ton-là si je portais mon anneau, alors même que je vomirais sur ses bottes. Elle frissonna à cette idée.
Son anneau au Grand Serpent et la bague torse du ter’angreal étaient maintenant suspendus à un lien de cuir autour de son cou.
La bague de pierre était fraîche sur sa peau – presque assez pour neutraliser la chaleur humide de l’air – mais, ceci mis à part, elle avait constaté que plus elle utilisait le ter’angreal, plus elle souhaitait son contact, sans escarcelle ou étoffe entre elle et lui.
Le Tel’aran’rhiod ne lui révélait toujours pas grand-chose qui lui soit utile dans l’immédiat. Parfois, il y avait de brèves apparitions de Rand, de Mat ou de Perrin, et des apparitions plus longues dans ses propres rêves sans le ter’angreal, mais rien dont elle pouvait tirer un sens. Les Seanchans, auxquels elle refusait de penser. Des cauchemars d’un Blanc Manteau plaçant Maître Luhhan comme appât au milieu d’un énorme piège à mâchoires. Pourquoi Perrin aurait-il un faucon sur l’épaule, et en quoi était-ce important qu’il choisisse entre cette hache dont il était armé maintenant et un marteau de forgeron ? Que signifiait que Mat joue aux dés avec le Ténébreux et pourquoi ne cessait-il de crier : « J’arrive ! » et pourquoi croyait-elle dans ce rêve qu’il s’adressait à elle ? Et Rand. Il s’avançait à pas de loup dans une obscurité totale vers Callandor, tandis que tout autour de lui six hommes et cinq femmes marchaient, certains à sa poursuite et d’autres ne se préoccupant pas de lui, certains essayant de le guider vers la scintillante épée de cristal et certains s’efforçant de l’empêcher de l’atteindre, paraissant ne pas savoir où il était ou seulement le voir par éclairs. Un des hommes avait des yeux de feu et il voulait la mort de Rand avec une énergie désespérée qu’elle pouvait presque sentir. Elle pensait le connaître. Ba’alzamon. Mais qui étaient les autres ? Rand, de nouveau dans cette salle sèche et poussiéreuse, avec ces petites créatures qui se glissaient sous sa peau. Rand affrontant une horde de Seanchans. Rand tenant tête à elle-même et aux femmes qui l’accompagnaient, et l’une de celles-là étant une Seanchane. C’était trop déroutant. Il fallait qu’elle arrête de songer à Rand et aux autres et concentre son esprit sur ce qui l’attendait. Qu’a en tête l’Ajah Noire ? Pourquoi je ne rêve rien à son sujet ? Par la Lumière, pourquoi ne puis-je apprendre à plier ce ter’angreal à ma volonté ?
« Débarquez les chevaux, Capitaine, dit-elle à Caninn. Je vais prévenir Maîtresse Maryim et Maîtresse Caryla. » C’était Nynaeve – Maryim – et Élayne – Caryla.
« J’ai envoyé un homme les avertir, Maîtresse Joslyne. Et vos bêtes seront sur le quai dès que mes matelots auront gréé un mât de charge. »
Il avait l’air très content de se débarrasser d’elles. L’idée vint à Egwene de lui dire qu’il n’y avait pas urgence, mais elle la rejeta immédiatement. Les balancements de La Flèche filante avaient peut-être cessé, mais elle voulait retrouver de la terre ferme sous ses pieds. Tout de suite. Néanmoins, elle prit le temps de caresser le nez de Brume et de laisser la jument grise lui fourrer ses naseaux dans la paume, pour montrer à Caninn qu’elle n’était pas pressée.
Nynaeve et Élayne apparurent à l’échelle montant des cabines, chargées de leurs baluchons et de leurs sacoches de selle, Élayne presque aussi chargée de Nynaeve en supplément. Quand Nynaeve vit qu’Egwene les regardait, elle s’écarta de la Fille-Héritière et parcourut sans aide le reste du chemin jusqu’à l’endroit où des matelots installaient une passerelle étroite aboutissant au quai. Deux hommes d’équipage vinrent fixer une ventrière en toile autour de la panse de Brume, et Egwene descendit précipitamment chercher ses affaires. Quand elle remonta, sa jument était déjà sur le quai et la jument rouanne d’Élayne pendillait dans la ventrière de toile à mi-chemin du sol.
Pendant un moment après que ses pieds furent posés sur le sol, tout ce qu’elle ressentit fut du soulagement. Ici, ni roulis ni tangage. Puis elle commença à regarder cette cité qu’elles avaient eu tant de peine à atteindre.
Des entrepôts en pierre se dressaient derrière toute la longueur des quais, et il y avait apparemment bon nombre de bateaux, grands et petits, amarrés aux quais ou ancrés dans le fleuve. Elle se détourna vivement des bateaux. Tear avait été construite sur un terrain plat, avec à peine une légère élévation de terrain. Par des rues boueuses, non pavées, entre les entrepôts, elle apercevait des maisons, des auberges et des tavernes en bois et en pierre. Leurs toits d’ardoises ou de tuiles avaient des angles curieusement aigus, et quelques-uns se dressaient en pointe. Au-delà, elle distinguait un grand rempart de pierre gris foncé, et derrière lui le sommet de tours avec des balcons circulaires en haut et des palais aux coupoles blanches. Ces dômes étaient à pans carrés et le sommet des tours avait l’air pointu, comme certains toits à l’extérieur du rempart. Au total, Tear était bien aussi vaste que Caemlyn ou que Tar Valon et, sinon aussi belle que l’une ou l’autre, elle comptait néanmoins parmi l’une des villes importantes. Toutefois, Egwene eut du mal à s’attacher à regarder autre chose que la Pierre de Tear.
Elle l’avait entendu mentionner dans des récits, avait entendu dire que c’était la plus belle forteresse de la terre et la plus ancienne, la première construite après la Destruction du Monde, pourtant rien ne l’avait préparée à ce qu’elle voyait. Au début, elle crut que c’était une énorme colline de pierre grise ou une petite montagne aride couvrant des centaines d’acres, sa longueur allant de l’Erinin sur la rive gauche à travers le rempart et dans la ville. Même après avoir aperçu l’immense bannière flottant à sa cime extrême – trois croissants de lune blancs en oblique sur un champ mi-parti rouge et or ; une bannière claquant à trois cents pas au moins au-dessus du fleuve, cependant de dimensions telles qu’elle était nettement déchiffrable à cette hauteur – même après qu’Egwene eut distingué créneaux et tours, c’était difficile de croire que la Pierre de Tear avait été bâtie plutôt que creusée dans une montagne déjà existante.
« Faite avec le Pouvoir », murmura Élayne. Elle aussi contemplait la Pierre. « Des flux de Terre tissés pour extirper la pierre hors du sol, d’Air pour l’apporter de tous les coins du monde, et des flux de Terre et de Feu pour l’amalgamer d’une seule pièce sans fissure, joint ou mortier. Atuan Sedai dit que la Tour ne serait plus capable de réaliser cela, aujourd’hui. Bizarre, étant donné ce que les Puissants Seigneurs de Tear éprouvent à l’égard du Pouvoir, maintenant.
— À mon avis, chuchota Nynaeve, l’œil sur les dockers qui s’affairaient dans les parages, ces choses-là étant ce qu’elles sont, il y en a certaines que nous ne devrions pas mentionner à haute voix. » Élayne parut tiraillée entre l’indignation – elle avait parlé très bas – et l’acquiescement ; la Fille-Héritière tombait d’accord avec Nynaeve trop souvent et avec trop de promptitude au goût d’Egwene.
Seulement quand Nynaeve a raison, reconnut-elle intérieurement à regret. Une femme portant l’anneau, ou même simplement associée à Tar Valon, serait un objet de surveillance ici. Les dockers aux pieds nus, en gilet de cuir, s’activaient autour d’elles sans leur prêter la moindre attention, transportant ballots ou caisses sur leur dos aussi souvent que sur des chariots. Une forte odeur de poisson imprégnait l’air ; les trois jetées suivantes avaient des douzaines de petites barques de pêche groupées autour d’elles, exactement pareilles à celles figurant sur le dessin accroché dans le bureau de l’Amyrlin. Des hommes torse nu et des femmes sans rien aux pieds hissaient des paniers pleins de poissons hors des barques, des monceaux d’argent, de bronze, de vert et autres couleurs qu’elle n’aurait jamais soupçonné les poissons d’avoir, telles que le rouge vif, le bleu foncé, le jaune éclatant, certains avec des bandes ou des taches blanches et d’autres teintes.
Elle baissa la voix pour la seule oreille d’Élayne. « Elle a raison, Caryla. Rappelle-toi pourquoi tu es Caryla. » Elle ne tenait pas à ce que Nynaeve entende reconnaître que l’on souscrivait à son opinion. Dans ces cas-là, son expression ne changeait pas, mais Egwene sentait la satisfaction irradier d’elle comme la chaleur d’un fourneau.
L’étalon moreau de Nynaeve venait d’être déposé sur le quai ; des marins avaient déjà descendu les harnachements du navire et les avaient simplement laissés choir sur les pavés humides. Nynaeve jeta un coup d’œil aux chevaux et ouvrit la bouche – Egwene était sûre que c’était pour ordonner aux matelots de seller leurs bêtes – puis la referma, serrant les lèvres comme si cela lui coûtait. Elle tira d’un coup sec sur sa tresse. La ventrière n’avait pas encore été complètement enlevée que Nynaeve jetait sur le dos de l’étalon la couverture de selle à raies bleues et soulevait sa selle aux grands arçons pour la poser dessus. Elle ne regarda même pas ses deux compagnes.
Egwene n’avait guère envie d’aller à cheval en ce moment – l’allure d’un cheval risquait de trop ressembler pour son estomac à celle de La Flèche filante – mais un second coup d’œil à ces rues boueuses suffit à la convaincre. Ses souliers étaient solides, cependant l’idée d’avoir à les nettoyer de cette fange ou à soulever sa jupe pour marcher n’avait rien de réjouissant. Elle sella bien vite Brume, l’enfourcha et remit sa jupe en place avant de décider que cette boue n’était pas si désagréable après tout. Un peu de travaux de couture sur La Flèche filante – Élayne s’en était chargée cette fois-ci ; la Fille-Héritière maniait l’aiguille avec des doigts de fée – avaient divisé toutes leurs robes de façon pratique pour monter à califourchon.
La figure de Nynaeve pâlit un instant quand elle sauta en selle et que l’étalon décida de caracoler. Elle se contint en serrant les dents et garda une main ferme sur ses rênes, ne tardant pas à le maîtriser. Elle avait retrouvé la force de parler d’ici qu’elles eurent dépassé lentement les entrepôts. « Nous avons besoin de localiser Liandrin et les autres sans qu’elles apprennent que nous demandons après elle. Elles savent sûrement que nous venons – que quelqu’un vient, tout au moins – mais j’aimerais qu’elles soient au courant que nous sommes ici seulement quand ce sera trop tard pour qu’elles réagissent. » Elle respira à fond. « J’avoue que je n’ai aucune idée sur la manière de nous y prendre. Pour le moment. L’une de vous a-t-elle quelque chose à suggérer ?
— Un traqueur-de-larrons », répliqua Élayne sans hésiter. Nynaeve la regarda en fronçant les sourcils.
« Tu veux dire comme Hurin ? dit Egwene. Mais Hurin était au service de son roi. Est-ce que tous les traqueurs d’ici ne serviraient pas les Puissants Seigneurs ? »
Élayne hocha la tête et, pendant un instant, Egwene envia à la Fille-Héritière sa faculté de résister au mal de mer. « Oui, certes, seulement les traqueurs-de-larrons ne sont pas comme les Gardes de la Reine ou les Défenseurs de la Pierre de Tear. Ils servent le souverain, mais des personnes qui ont été victimes de voleurs parfois les paient pour recouvrer ce qui a été volé. Et ils acceptent aussi de l’argent quelquefois pour trouver des gens. Du moins le font-ils à Caemlyn. Je ne pense pas que ce soit différent ici dans Tear.
— Alors prenons des chambres dans une auberge, suggéra Egwene, et demandons à l’hôtelier de nous fournir un traqueur.
— Pas une auberge », dit Nynaeve avec autant de fermeté qu’elle dirigeait l’étalon ; elle ne permettait apparemment jamais à ranimai d’échapper à son autorité. Au bout d’un instant, elle radoucit légèrement le ton. « Liandrin, au moins, nous connaît et nous devons présumer que les autres aussi. Elles surveillent sûrement les auberges pour surprendre quiconque aura suivi les indices qu’elles ont semés derrière elles. J’ai l’intention de leur déclencher leur piège au nez, mais pas avec nous dedans. Nous ne logerons pas dans une auberge. »
Egwene lui refusa la satisfaction de poser des questions.
« Où, alors ? » Le front d’Élayne se plissa. « Si je me faisais connaître – et parvenais à être prise au sérieux habillée comme je le suis et sans escorte – nous serions accueillies par la plupart des Maisons aristocratiques, et très probablement dans la Pierre de Tear même – les relations sont bonnes entre Caemlyn et Tear – mais ce serait impossible de garder la chose secrète. Toute la ville serait au courant avant la tombée de la nuit. Je n’imagine rien d’autre à part une auberge, Nynaeve. À moins que vous n’ayez l’intention d’aller dans une ferme à la campagne mais nous ne les découvrirons jamais depuis la campagne. »
Nynaeve jeta un coup d’œil à Egwene. « Je le saurai quand je le verrai. Laissez-moi chercher. »
Le regard soucieux d’Élayne alla de Nynaeve à Egwene et se reporta sur Nynaeve. « Ne te coupe pas les oreilles parce que tu n’aimes pas les boucles dont tu les ornes », dit-elle entre haut et bas.
Egwene maintint avec rigueur son attention sur la rue qu’elles longeaient à cheval. Que je sois brûlée si je lui donne seulement à penser que je m’interroge !
Il n’y avait pas grand monde dehors, en comparaison de Tar Valon. Peut-être l’épaisse fange de la chaussée décourageait-elle les gens. Des charrettes et des chariots les dépassaient en cahotant, la plupart tirés par des bœufs aux longues cornes, le charretier ou le roulier marchant à côté avec un grand aiguillon en bols clair à nœuds proéminents. Aucune voiture particulière ou chaise à porteurs n’empruntait ces rues. L’odeur de poisson dominait ici aussi, et pas mal des hommes qui passaient près d’elles en pressant le pas transportaient sur le dos d’énormes hottes bourrées de poissons. Les boutiques n’avaient pas l’air florissantes ; pas une n’exposait de marchandises au-dehors et Egwene aperçut rarement quelqu’un qui y entrait. Les boutiques arboraient des enseignes – l’aiguille et le rouleau d’étoffe du tailleur, le couteau et les ciseaux du coutelier, le métier du tisserand, et autres – mais la peinture de la plupart pelait. Les rares auberges avaient leurs enseignes en aussi mauvais état et ne paraissaient pas mieux achalandées. Les petites maisons insérées entre les auberges et les boutiques avaient souvent des ardoises ou des tuiles qui manquaient à leur toit. Cette partie au moins de Tear était pauvre. Et d’après ce qu’elle lisait sur les visages, peu des gens d’ici se souciaient de tenter d’y remédier. Ils se déplaçaient, travaillaient, mais la plupart s’étaient résignés. Rares étaient ceux qui jetaient ne serait-ce qu’un coup d’œil à trois femmes allant à cheval là où tout le monde allait à pied.
Les hommes portaient une culotte ample, en général serrée à la cheville. Une poignée seulement avaient des surcots, longs vêtements sombres étroitement ajustés aux bras et à la poitrine puis s’évasant au-dessous de la taille. Il y avait plus d’hommes en souliers bas qu’en bottes, mais la plupart marchaient pieds nus dans la boue. Bon nombre n’avaient ni surcot ni chemise et leur culotte était retenue à la taille par une large ceinture-écharpe quelquefois de couleur et souvent sale. Certains étaient coiffés de larges chapeaux de paille coniques et quelques-uns de bonnets en étoffe qui retombaient d’un côté de la figure. Les robes des femmes avaient de hauts cols montant jusqu’au menton et leur ourlet s’arrêtait à la cheville. Beaucoup avaient de courts tabliers de couleurs claires, parfois deux ou trois, chacun plus petit que celui du dessous, et la majeure partie avaient les mêmes chapeaux de paille que les hommes mais teints de façon à s’assortir aux tabliers.
C’est sur une femme qu’Egwene remarqua pour la première fois comment ceux qui avaient des souliers s’accommodaient de la boue. Cette femme avait de petites plates-formes de bois fixées à la semelle de ses chaussures, les soulevant de deux paumes au-dessus de la boue ; elle avançait comme si ses pieds se posaient solidement en terrain ferme. Ensuite, Egwene en vit d’autres munis de ces plates-formes, des hommes aussi bien que des femmes. Certaines parmi les femmes allaient pieds nus, mais pas en aussi grand nombre que les hommes.
Elle se demandait quelles boutiques pouvaient bien vendre ces plates-formes quand Nynaeve engagea soudain sa monture noire dans une venelle entre une longue maison étroite d’un étage et la boutique aux murs de pierre d’un potier. Egwene échangea un coup d’œil avec Élayne – la Fille-Héritière haussa les épaules – puis elles suivirent. Egwene ne savait pas où allait Nynaeve ni pourquoi et elle se promettait d’avoir une explication avec elle sur le sujet – mais elle n’avait pas non plus l’intention de se retrouver séparée d’elle.
La venelle s’arrêtait net dans une petite cour derrière la maison, fermée par les bâtiments qui l’entouraient. Nynaeve avait déjà mis pied à terre et attaché ses rênes à un figuier, d’où l’étalon ne pouvait pas atteindre les verdures poussant dans un potager qui occupait la moitié de cette cour. Des dalles avaient été posées à la file pour servir de chemin jusqu’à la porte de derrière. Nynaeve se dirigea à grands pas vers la porte et frappa.
« Qu’est-ce que c’est ? ne put s’empêcher de demander Egwene. Pourquoi nous arrêtons-nous ici ?
— N’as-tu pas vu les simples dans les fenêtres de devant ? » Nynaeve frappa de nouveau.
« Les simples ? répéta Élayne.
— Une Sagesse », lui expliqua Egwene en descendant de sa selle et attachant Brume à côté du moreau. Gaidin n’est pas un nom qui convient pour un cheval. Croit-elle que je ne sais pas pour qui elle l’a choisi ? « Nynaeve s’est trouvé une Sagesse, une Déchiffreuse ou l’appellation qui leur est donnée ici. »
Une femme entrebâilla juste assez la porte pour jeter dehors un regard soupçonneux. Au premier abord, Egwene pensa qu’elle était plantureuse, mais alors la femme ouvrit complètement le battant. Elle était certes bien en chair mais sa façon de se mouvoir dénotait qu’il y avait des muscles par-dessous. Elle semblait aussi robuste que Maîtresse Luhhan, et certains au Champ d’Emond prétendaient qu’Alsbet Luhhan était presque aussi forte que son mari. Ce qui n’était pas exact mais pas tout à fait faux non plus.
« En quoi puis-je vous être utile ? » demanda cette femme avec l’accent de l’Amyrlin. Ses cheveux gris étaient coiffés en boucles épaisses qui pendaient de chaque côté de sa tête, et ses trois tabliers étaient dans des tons de vert, chacun légèrement plus foncé que celui du dessous, mais même le dernier placé par-dessus les autres avait une teinte claire. « Laquelle d’entre vous a besoin de moi ?
— Moi, dit Nynaeve. Il me faudrait quelque chose pour un estomac à l’envers. Et peut-être aussi à l’une de mes compagnes. Toutefois si nous sommes venues au bon endroit ?
— Vous n’êtes pas de Tear, reprit la femme. J’aurais dû m’en rendre compte à votre manière de vous habiller, avant que vous ouvriez la bouche. On m’appelle Mère Guenna. On m’appelle aussi une Sagette, mais je suis assez âgée pour ne pas me fier à cette sagesse pour calfater une couture de navire. Entrez, je vais vous donner quelque chose pour votre estomac. »
C’était une cuisine impeccable, bien que pas grande, avec des pots de cuivre accrochés au mur et des herbes sèches et des saucisses aux poutres du plafond. Plusieurs hautes armoires en bois clair avaient, sculptée sur leurs portes, une espèce de grande graminée. La table était presque blanche à force d’avoir été récurée et le dossier des chaises était orné de sculptures de fleurs. Une marmite de soupe sentant le poisson mijotait sur le fourneau de pierre où chauffait aussi une bouilloire dont le bec commençait juste à émettre de la vapeur. Il n’y avait pas de feu dans l’âtre de pierre, ce dont Egwene fut plus que reconnaissante ; le fourneau augmentait suffisamment la température, bien que Mère Guenna semblât ne pas y être sensible. De la vaisselle était alignée sur la tablette de la cheminée et d’autres assiettes étaient rangées en piles bien nettes sur des étagères de chaque côté. Quant au sol, on aurait dit qu’il venait d’être balayé.
Mère Guenna ferma la porte derrière elles et, tandis qu’elle traversait la cuisine en direction de ses armoires, Nynaeve demanda : « Quelle infusion me donnerez-vous ? De la feuille-à-sores ou de la racine-de-myrtille ?
— Oui, si j’en avais eu de l’une ou de l’autre. » Mère Guenna fouilla dans ses rayonnages pendant un instant puis revint avec un pot de grès. « Comme je n’ai pas eu le temps de glaner ces derniers temps, je vous administrerai une infusion de feuilles de blanc-de-marais.
— Je ne connais pas cela, commenta Nynaeve avec lenteur.
— Le résultat est aussi bon qu’avec la feuille-à-sores, mais cette plante-là a un goût piquant que certains n’aiment guère. » La forte femme jeta une pincée de feuilles sèches réduites en miettes dans une tisanière bleue et remporta jusqu’au fourneau pour verser dessus de l’eau bouillante. « Ainsi vous pratiquez donc l’art de se servir des simples ? Asseyez-vous. » Elle indiqua la table d’une main tenant deux tasses bleues émaillées qu’elle avait prises sur la cheminée. « Asseyez-vous et nous parlerons. Laquelle d’entre vous a mal aussi à l’estomac ?
— Je vais bien, répondit Egwene d’un ton détaché en s’installant sur un siège. As-tu mal au cœur, Caryla ? » La Fille-Héritière secoua négativement la tête avec peut-être un brin d’agacement.
« Aucune importance. » Leur hôtesse aux cheveux gris versa pour Nynaeve une tasse de liquide sombre, puis s’installa en face d’elle, de l’autre côté de la table. « J’en ai préparé assez pour deux, mais la tisane de blanc-de-marais se conserve plus longtemps que le poisson salé. Plus la plante infuse, plus elle agit, mais elle devient également plus amère. C’est à décider lequel des deux doit primer, du besoin que l’on a de se remettre l’estomac en place ou de ce que la langue peut supporter. Buvez, jeune dame. » Au bout d’un instant elle remplit la seconde tasse et dégusta une gorgée. « Vous voyez ? Cela passera sans difficulté. »
Nynaeve souleva sa tasse, émettant un léger son de répugnance au premier contact avec le liquide. Cependant, quand elle reposa la tasse, son expression était sereine. « Juste un peu amer, peut-être. Dites-moi, Mère Guenna, aurons-nous encore longtemps à supporter cette pluie et cette boue ? »
Son vis-à-vis fronça les sourcils, répartissant son mécontentement entre elles trois avant de revenir à Nynaeve. « Je ne suis pas une Trouveuse-de-vent du Peuple de la Mer, jeune dame, répliqua-t-elle à mi-voix. Si je pouvais prédire le temps, j’aimerais mieux introduire dans ma robe des brochets argentés vivants plutôt que de l’admettre. Les Défenseurs considèrent ce genre de chose comme ce qu’il y a de pire après ce que font les Aes Sedai. Bon, pratiquez-vous, oui ou non, l’art de la guérison par les simples ? Vous donnez l’impression d’avoir parcouru du chemin. Qu’est-ce qui est bon contre la fatigue ? questionna-t-elle subitement d’un ton abrupt.
— L’infusion de plantplate, répondit Nynaeve avec calme, ou de la racine d’andilay. Puisque vous posez des questions, qu’est-ce que vous feriez pour faciliter un accouchement ? »
Mère Guenna eut un rire sec. « Appliquez des serviettes chaudes, mon petit, et donnez-lui peut-être un peu de fenouil-blanc si c’est une naissance particulièrement difficile. Une femme n’a pas besoin de plus, à part une main apaisante. Ne pouvez-vous trouver une question à laquelle n’importe quelle paysanne ne saurait pas répondre ? Qu’est-ce que vous donnez pour des douleurs au cœur ? Dans un cas grave.
— De la poudre de fleurs de ghéandine sur la langue, rétorqua avec assurance Nynaeve. Si une femme a des crampes aiguës dans le ventre et crache du sang, qu’est-ce que vous lui administrez ? »
Elles se mirent à se lancer questions et réponses de plus en plus vite comme pour se tester mutuellement. Parfois l’interrogatoire languissait un instant quand l’une parlait d’une plante que l’autre connaissait seulement sous un autre nom, mais elles repartaient ensuite de plus belle, discutant les mérites des teintures comparées aux infusions, des baumes par rapport aux cataplasmes et dans quelles circonstances l’un était plus efficace que l’autre. Peu à peu toutes les questions rapides dérivèrent vers les herbes et les racines que l’une ignorait et l’autre pas, dans une recherche pour accumuler du savoir. À les écouter, Egwene commença à s’énerver.
« Après que vous avez donné à votre blessé le raboutos, disait Mère Guenna, vous enveloppez le membre cassé avec un linge trempé dans de l’eau où auront bouilli des fleurs-de-bouc bleues – seulement les bleues, attention ! » – Nynaeve hocha la tête avec impatience – « et aussi chaud qu’il pourra le supporter. Une dose de fleurs-de-bouc bleues pour dix d’eau, pas moins. Remplacez les serviettes aussitôt qu’elles cessent de fumer et continuez toute la journée. L’os se ressoudera deux fois plus vite qu’avec le raboutos seul et deux fois plus solidement.
— Je m’en souviendrai, acquiesça Nynaeve. Vous avez mentionné la racine de langue-de-mouton pour soigner les yeux malades. Je n’avais jamais entendu… »
Egwene fut incapable d’en endurer davantage. « Maryim, lança-t-elle, croyez-vous réellement que vous aurez jamais besoin de savoir cela ? Vous n’êtes plus une Sagesse ou bien l’avez-vous oublié ?
— Je n’ai rien oublié, riposta sèchement Nynaeve. Je me souviens d’un temps où tu étais aussi désireuse que moi d’apprendre des choses nouvelles.
— Mère Guenna, questionna Élayne d’une voix neutre, comment traitez-vous deux femmes qui ne résistent pas a s’empoigner à tout propos ? »
Leur hôtesse aux cheveux gris pinça les lèvres et contempla la table en fronçant les sourcils. « En général, hommes ou femmes, je leur recommande de se tenir à l’écart l’un de l’autre. C’est le meilleur moyen et le plus facile.
— En général ? répéta Élayne. Et s’il y a une raison qui les empêche de rester éloignés. Mettons que ce sont des sœurs.
— J’ai effectivement une méthode pour museler un disputailleur, dit leur massive hôtesse d’une voix lente. Ce n’est pas quelque chose que j’inciterai quiconque à essayer, mais certains viennent me trouver pour cela, nonobstant. » Egwene crut voir les coins de sa bouche se relever comme dans une ombre de sourire. « Je demande un marc d’argent par personne aux femmes. Deux pour les hommes, parce que les hommes font plus d’histoires. Certains sont prêts à acheter n’importe quoi, du moment que cela coûte assez cher.
— Mais quel est le remède ? insista Élayne.
— Je dis au consultant d’amener ici l’autre, la personne avec qui il se dispute. Les deux s’attendent à ce que je musèle la langue de l’autre. » Malgré elle, Egwene écoutait. Elle remarqua que Nynaeve également paraissait très attentive. « Quand ils m’ont payée, continua Mère Guenna en fléchissant un bras musclé je les conduis dehors derrière la maison et je leur plonge la tête dans le tonneau où je recueille l’eau de pluie jusqu’à ce qu’ils acceptent de cesser leurs discussions. »
Élayne éclata de rire.
« Je crois que j’ai dû agir aussi à peu près de la même façon », commenta Nynaeve d’une voix qui était beaucoup trop détachée. Egwene espérait que sa propre expression ne ressemblait en rien à celle de Nynaeve.
« Cela ne me surprendrait pas. » À présent, Mère Guenna souriait ouvertement. « Je les préviens que la prochaine fois que j’apprendrai qu’ils se sont disputés, j’appliquerai gratuitement ma méthode, mais que cette fois ce sera dans le fleuve. C’est étonnant comme le remède se révèle souvent efficace, pour les hommes en particulier. Et c’est remarquable, le bien qui en a résulté pour ma réputation. Pour une raison ou une autre, aucun de ceux que j’ai guéris de cette façon ne donne de détails à personne, si bien que quelqu’un vient solliciter le remède tous les deux ou trois mois. Quand on a été assez bête pour manger de la vive-de-vase, on ne va pas s’en vanter à la ronde. J’espère qu’aucune de vous n’a envie de dépenser un marc d’argent.
— Ma foi, non », riposta Egwene qui darda un regard furibond à Élayne comme celle-ci se remettait à rire aux éclats.
« Bien, dit leur hôtesse aux cheveux gris. Ceux que je guéris de l’envie d’ergoter sans arrêt ont tendance à m’éviter comme des orties-de-mer prises dans leurs filets, à moins qu’ils ne tombent réellement malades, et votre compagnie me plaît. La plupart de ceux qui viennent à présent désirent quelque chose pour les débarrasser de leurs cauchemars et ils deviennent désagréables quand je n’ai rien à leur prescrire. » Pendant un instant, elle s’absorba dans des réflexions sombres en se frottant les tempes. « C’est bon de voir trois visages qui ne donnent pas l’impression qu’il n’y a plus rien à faire qu’à sauter par-dessus bord et se noyer. Si vous restez longtemps à Tear, il faut revenir me rendre visite. La jeune fille vous a appelée Maryim ? Mon nom est Ailhuin. La prochaine fois, nous bavarderons en buvant du bon thé du Peuple de la Mer au lieu de quelque chose qui vous crispe la langue. Par la Lumière, ce que je déteste le goût du blanc-de-marais ; la vive-de-vase paraîtrait plus savoureuse. En fait, si vous avez le temps de rester maintenant, je préparerai une théière de Tremalking noir. L’heure du dîner approche, d’ailleurs. Il n’y a que du pain, de la soupe et du fromage, mais je vous les offre de bon cœur.
— Avec le plus grand plaisir, Ailhuin, acquiesça Nynaeve. À vrai dire… Ailhuin, si vous avez une chambre inoccupée, j’aimerais la louer pour nous trois. »
Leur hôtesse massive regarda chacune d’elles sans prononcer un mot. Elle se leva, rangea le pot d’infusion de blanc-de-marais dans l’armoire aux simples, puis prit dans une autre une théière rouge et un sachet. C’est seulement quand elle eut mis à infuser du thé noir de Tremalking, disposé sur la table quatre tasses propres et une jatte de miel avec des cuillères d’étain, puis repris place sur sa chaise, qu’elle répondit.
« J’ai trois chambres vides là-haut, maintenant que mes filles sont toutes mariées. Mon mari, que la Lumière l’illumine, a disparu au cours d’une tempête dans les Doigts du Dragon voilà près de vingt ans. Pas besoin de parler de louer, si je décide de vous laisser utiliser les chambres. Si, Maryim. » Tournant son thé pour que le miel fonde, elle les examina de nouveau.
« Qu’est-ce qui vous décidera ? » demanda à mi-voix Nynaeve.
Ailhuin continua à remuer son thé, comme si elle avait oublié de boire. « Trois jeunes femmes, montant de beaux chevaux. Je ne m’y connais guère en matière de chevaux, mais ceux-là me paraissent, à moi, aussi beaux que ceux dont se servent les seigneurs et les dames. Vous, Maryim, êtes assez au courant de l’art d’utiliser les simples pour avoir déjà dû suspendre des herbes derrière votre fenêtre, ou en être à choisir où le pratiquer. Je n’ai jamais entendu parler d’une guérisseuse qui s’établisse trop loin de l’endroit où elle est née, mais à votre accent vous êtes née à une grande distance d’ici. » Elle jeta un coup d’œil à Élayne. « Il n’y a pas beaucoup de pays ou l’on voit des cheveux de cette couleur. Andor, je dirais, à votre façon de parler. Ces fols d’hommes parlent toujours de trouver une jeune fille d’Andor aux cheveux blonds. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi. Vous fuyez quelque chose ? Ou vous courez après quelque chose ? Seulement, vous ne m’avez pas l’air de voleuses et je n’ai jamais entendu parler de trois femmes courant ensemble après le même homme. Alors expliquez-moi le pourquoi et si cela me plaît les chambres sont à vous. Au cas ou vous auriez envie de payer un écot quelconque, achetez un peu de viande de temps en temps. La viande est chère depuis que le commerce avec le Cairhien est interrompu. Mais d’abord le pourquoi, Maryim.
— Nous courons après quelque chose, Ailhuin, répondit Nynaeve. Ou plutôt après des gens. » Egwene s’astreignit à l’immobilité et espéra jouer son rôle aussi bien qu’Élayne qui dégustait son thé à petites gorgées comme si elle entendait parler chiffons. Egwene était persuadée que rien ou presque n’échappait aux yeux noirs d’Ailhuin Guenna. « Ils ont volé certaines choses, Ailhuin, poursuivit Nynaeve. Appartenant à ma mère. Et ils ont tué. Nous sommes ici pour veiller à ce que justice soit faite.
— Que brûle mon âme, dit leur massive hôtesse, n’avez-vous pas d’hommes dans votre famille ? Les hommes ne sont pratiquement bons qu’à soulever des poids lourds et à encombrer le chemin, la plupart du temps… et pour les baisers et le reste du même ordre, mais s’il y a une bataille à livrer ou un voleur à attraper, je dis qu’il faut leur en laisser le soin. L’Andor est aussi civilisé que le Tear. Vous n’êtes pas des Aielles.
— Il ne reste que nous, répliqua Nynaeve. Ceux qui auraient pu venir à notre place ont été tués. »
Les trois Aes Sedai assassinées, songea Egwene. Elles ne pouvaient pas appartenir à l’Ajah Noire. D’autre part, si elles n’avaient pas été massacrées, l’Amyrlin n’aurait pas été en mesure de leur accorder sa confiance. Nynaeve s’efforce de ne pas trahir ces fichus Trois Serments, mais elle n’en est pas bien loin.
« Aaah, dit tristement Ailhuin. Ils ont tué vos hommes ? Des frères, des maris, des pères ? » Des taches rouges s’épanouirent sur les pommettes de Nynaeve et leur vieille hôtesse se méprit sur la cause de son émotion. « Non, ne me le dites pas, ma petite. Je ne ramènerai pas à la surface un vieux chagrin. Qu’il reste au fond jusqu’à ce qu’il se soit dissous. Là, là, calmez-vous. » Il en coûta à Egwene un effort pour retenir un grognement de répugnance.
« Il faut que je vous explique ceci », reprit Nynaeve d’une voix tendue. Son visage était encore empourpré. « Ces assassins et ces voleurs sont des Amis du Ténébreux. Ce sont des femmes, mais aussi dangereuses qu’un guerrier armé d’une épée, Ailhuin. Si vous vous demandiez pourquoi nous ne cherchions pas une auberge, en voici la raison. Elles savent peut-être que nous les avons prises en chasse et peut-être nous guettent-elles. »
Et Ailhuin de faire fi de ces arguments avec un reniflement de dédain. « Des quatre personnes les plus redoutables que je connais deux sont des femmes qui n’ont jamais porté même un poignard et seulement un des hommes manie l’épée. Quant aux Amis du Ténébreux… Maryim, lorsque vous serez aussi âgée que moi, vous apprendrez que les faux Dragons sont dangereux, les scorpènes sont dangereux, les requins sont dangereux et les orages venus du sud qui éclatent subitement ; par contre, les Amis du Ténébreux sont des imbéciles. D’immondes imbéciles, mais imbéciles tout de même. Le Ténébreux est enfermé là où le Créateur l’a mis et ni Fetches ni féracrocs pour épouvanter les enfants ne l’en sortiront. Les imbéciles ne m’effraient pas à moins qu’ils ne manœuvrent le bateau où je m’embarque. Je suppose que vous n’avez aucune preuve à présenter aux Défenseurs de la Pierre ? Ce serait uniquement votre parole contre la leur ? »
Qu’est-ce qu’un « Fetch » ? se demanda Egwene. Ou aussi bien des « féracrocs ».
« Nous aurons la preuve quand nous les trouverons, répliqua Nynaeve. Elles auront les choses qu’elles ont volées et nous pouvons les décrire. Ce sont des objets datant de longtemps et de peu de prix sauf pour nous, et nos amis.
— Vous seriez surprise par la valeur que représentent les antiquailles, rétorqua ironiquement Ailhuin. Le père Leuese Mulan a remonté trois jattes et une tasse en pierre-à-cœur dans ses filets, l’an dernier, dans les Doigts du Dragon. Maintenant, au lieu d’une barque de pêche, il possède un navire marchand qui commerce sur le fleuve. Ce vieil idiot ne savait même pas ce qu’était ce qu’il avait découvert jusqu’à ce que je le lui dise. Très probablement, il y en reste encore juste à l’endroit d’où ont été repêchés ceux-là, mais Leuese était incapable de se rappeler l’emplacement. Je ne sais pas comment il a jamais réussi à ramener un poisson dans son filet. Après cela, la moitié des bateaux de pêche de Tear se sont rendus là-bas pendant des mois, traînant leurs chaluts à la recherche de la cuendillar, pas de grondins ou de soles, turbots ou autres poissons plats, et certains avaient à bord des seigneurs disant où tirer les filets. Voilà ce que peuvent valoir les vieilles choses si elles sont assez anciennes. Bon, j’ai décidé que vous avez besoin d’un homme dans cette affaire et je connais exactement celui qui convient.
— Qui ? dit vivement Nynaeve. Si vous pensez à un seigneur, à un des Puissants de Tear, rappelez-vous que nous n’avons pas de preuve à présenter tant que nous ne les avons pas retrouvées. »
Ailhuin rit jusqu’à en suffoquer. « Mon petit, personne du Maule, le quartier du port, ne connaît de Puissant Seigneur ou n’importe quelle catégorie de seigneur. Les vives-de-vase ne nagent pas dans les mêmes bancs que les flancs-argentés. Je vais vous amener l’homme dangereux de ma connaissance qui n’est pas homme d’épée, le plus dangereux des deux, d’ailleurs, Juilin Sandar est un traqueur-de-voleurs. Le meilleur de tous. Je ne sais pas comment cela se pratique en Andor, mais ici un traqueur-de-voleurs travaillera pour vous ou moi aussi bien que pour un seigneur ou un marchand, et par-dessus le marché demandera un salaire moindre. Juilin trouvera ces femmes pour vous si elles sont trouvables, évidemment, et vous rapportera votre bien sans que vous ayez à approcher ces Amies du Ténébreux. »
Nynaeve accepta comme si elle n’était pas encore entièrement convaincue, et Ailhuin fixa à ses souliers ces plates-formes – qu’elle appelait « socques » – puis sortit bien vite. Par une des fenêtres de la cuisine, Egwene la regarda partir, passant à côté des chevaux et tournant au coin de la maison, au bout de la venelle.
« Vous progressez en tant qu’Aes Sedai, Maryim, dit-elle en insistant sur le prénom d’un ton sarcastique quand elle se détourna de la fenêtre. Vous manipulez les gens aussi bien que Moiraine. »
Le visage de Nynaeve blêmit.
Élayne traversa la pièce à grands pas énergiques et gifla Egwene. Celle-ci fut abasourdie au point d’être seulement capable de la regarder d’un air hébété. « Tu vas trop loin, s’écria la jeune fille blonde. Tu dépasses les bornes. Nous devons vivre ensemble en bon accord, sinon nous mourrons ensemble ! As-tu donné ton vrai nom à Ailhuin ? Nynaeve lui a dit ce que nous pouvions dire, que nous étions à la recherche d’Amies du Ténébreux, et c’était déjà assez risqué d’établir un lien entre nous et des Amis des Ténèbres. Elle lui a dit qu’elles étaient dangereuses, des meurtrières. Aurais-tu voulu qu’elle ajoute qu’elles appartiennent à l’Ajah Noire ? Dans Tear ? Prendrais-tu le pari de tout risquer sur l’éventualité qu’Ailhuin garderait cela pour elle ? »
Egwene se massait la joue avec précaution. Élayne avait de la force dans les bras. « Je ne suis pas obligée de trouver cela agréable à faire.
— Je sais, dit Élayne avec un soupir. Moi non plus, mais nous devons le faire. »
Egwene se tourna de nouveau pour regarder les chevaux par la fenêtre. Je sais qu’il le faut, mais je ne suis pas forcée d’aimer ça.