Le regard de Pedron Niall, un regard marqué par le passage des années, allait de-ci de-là dans sa salle d’audience privée, mais ses yeux sombres qu’embrumait la réflexion ne distinguaient rien. Les tentures en lambeaux, jadis bannières de guerre brandies par ses ennemis dans son jeune temps, se confondaient avec le bois foncé des lambris plaqués sur les murs de pierre, épais même ici au cœur de la Forteresse de la Lumière. L’unique siège de la pièce – massif, à haut dossier, presque un trône – était pour lui invisible autant que les quelques tables disposées au hasard qui complétaient l’ameublement. Même l’homme au manteau blanc qui réfrénait à grand-peine son impatience, agenouillé sur le grand soleil rayonnant incrusté dans les larges lames du parquet, était sorti pour l’instant de l’esprit de Niall, et pourtant rares étaient ceux qui l’auraient oublié aussi facilement.
On avait laissé à Jaret Byar le temps de se laver avant de le conduire en présence de Niall, mais son casque autant que sa cuirasse étaient ternis par le voyage et bossués par l’usage. Des yeux noirs, au plus profond des orbites, brillaient d’une flamme ardente, fiévreuse, dans un visage qui semblait avoir été trempé dans l’eau bouillante pour qu’en soit ôtée toute chair superflue. Byar ne portait pas d’épée – personne n’y était autorisé devant Niall –, mais il donnait l’impression d’être prêt à toute violence, comme un chien tirant sur sa laisse dans l’attente qu’on le détache.
Deux feux semblables dans les longues cheminées à chaque extrémité de la salle tenaient en échec le froid de cette fin d’hiver. C’était un sobre logis de soldat, à proprement parler, chaque chose de bonne qualité mais rien de dispendieux – à part le soleil en gloire. L’ameublement de la salle où accordait audience le Seigneur Capitaine Commandant des Enfants de la Lumière venait avec l’homme élevé à cette charge ; le soleil flamboyant en or fin avait été usé par des générations de solliciteurs jusqu’à devenir lisse, remplacé et lissé de nouveau. Assez d’or pour acheter un domaine en Amadicia et les lettres d’anoblissement l’accompagnant. Pendant dix ans, Niall avait foulé cet or sans y prêter attention, pas plus qu’il ne pensait au soleil rayonnant brodé sur le devant de sa tunique blanche. L’or ne comptait guère pour Pedron Niall.
Ses yeux finirent par se tourner de nouveau vers la table à côté de lui, couverte de cartes avec, pêle-mêle, une jonchée de lettres et de rapports. Trois dessins roulés lâchement étaient posés au milieu de cet amas. Il en prit un à regret. Peu importait lequel ; tous représentaient la même chose, bien que tracés par des mains différentes.
La peau de Niall était mince comme un parchemin raclé, tendue par la vieillesse sur un corps qui semblait uniquement os et tendons, mais il n’y avait rien de frêle en lui. Nul homme ne remplissait les fonctions de Niall avant que sa chevelure ait blanchi, de même qu’aucun homme plus tendre que les pierres du Dôme de Vérité. Toutefois, il eut soudain conscience des tendons qui sillonnaient le dos de la main tenant le dessin, conscience de la nécessité de se hâter. Le temps était compté. Son temps était compté. Cela devait suffire. Il devait s’arranger pour que cela suffise.
Il se força à dérouler à demi le parchemin épais, juste assez pour voir le visage qui l’intéressait. Les craies étaient légèrement estompées par le transport dans des sacoches de selle, mais le visage était net. Un jeune homme aux yeux gris avec des cheveux tirant sur le roux. Il paraissait grand, mais c’était difficile à affirmer. À part les cheveux et les yeux, il aurait pu se trouver dans n’importe quelle ville sans attirer l’attention.
« Ce… ce garçon s’est proclamé le Dragon Réincarné ? » murmura Niall.
Le Dragon. Ce nom lui fit sentir le froid de l’hiver et de l’âge. Le nom porté par Lews Therin Telamon quand il avait condamné, alors et par la suite, tout homme capable de canaliser le Pouvoir Unique à la folie et à la mort, lui-même parmi eux. Plus de trois mille ans s’étaient écoulés depuis que l’orgueil des Aes Sedai et la Guerre de l’Ombre avaient mis un terme à l’Ère des Légendes. Trois mille ans, mais prophéties et récits avaient aidé les hommes à se souvenir – au moins de l’essentiel, si les détails s’étaient perdus. Lews Therin Meurtrier-des-Siens. Celui qui avait déclenché la Destruction du Monde, où des fous qui savaient capter la puissance régissant l’univers avaient nivelé des montagnes et noyé d’antiques pays sous les océans, où la face entière de la Terre avait été transformée, et tous ceux qui avaient été épargnés avaient fui comme des bêtes devant un incendie. Cela ne s’était pas terminé avant que meure le dernier Aes Sedai et que les survivants épars de la race humaine puissent commencer à tenter de reconstruire à partir des décombres – quand décombres il y avait encore. C’était imprimé comme au fer rouge dans les mémoires par les histoires que les mères racontaient à leurs enfants. Et les prophéties disaient que le Dragon renaîtrait.
Ce n’était pas une question dans l’esprit de Niall, mais Byar prit cette exclamation pour telle. « Oui, mon Seigneur Capitaine Commandant, il l’a fait. Jamais les faux Dragons dont j’ai entendu parler n’ont suscité folie pareille. Ils sont déjà des milliers à se déclarer en sa faveur. Le Tarabon et l’Arad Doman sont en pleine guerre civile, en même temps qu’en guerre l’un contre l’autre. On se bat tout au long de la Plaine d’Almoth et de la Pointe de Toman. Les Tarabonais contre les Domani contre les Amis du Ténébreux qui acclament le Dragon – ou du moins il y a eu des combats jusqu’à ce que le froid de l’hiver en paralyse la plupart. Je n’ai jamais vu tant de folie se propager avec cette rapidité, mon Seigneur Capitaine Commandant. Comme si on jetait une lanterne dans un grenier à foin. Il se peut que la neige ait donné au feu un coup d’arrêt, mais au printemps les flammes s’élèveront plus ardentes que jamais. »
Niall l’interrompit d’un doigt levé. Par deux fois déjà, il avait laissé Byar relater son récit d’un bout à l’autre, la voix brûlante de colère et de haine. Niall en connaissait une partie par d’autres sources et, dans certains domaines, il en savait davantage que Byar mais, chaque fois qu’il l’entendait, ce récit le piquait de nouveau au vif. « Geofram Bornhald et mille des Enfants morts ! Et du fait d’Aes Sedai. Vous n’avez aucun doute, Enfant Byar ?
— Aucun, Seigneur Capitaine Commandant. Après une escarmouche en nous rendant à Falme, j’ai vu deux des sorcières de Tar Valon. Elles nous ont coûté plus de cinquante morts avant que nous les ayons lardées de flèches.
— Vous êtes certain… absolument certain qu’elles étaient des Aes Sedai ?
— Le sol est entré en éruption sous nos pieds. » La voix de Byar était ferme et convaincue. Il n’avait guère d’imagination, ce Jaret Byar ; la mort est partie intégrante du destin d’un soldat, de quelque façon qu’elle survienne. « Des éclairs jaillis d’un ciel clair ont frappé nos rangs. Mon Seigneur Capitaine Commandant, qui d’autres auraient-elles pu être ? »
Niall hocha la tête d’un air sombre. Il n’y avait plus d’Aes Sedai hommes depuis la Destruction du Monde, mais les femmes qui revendiquaient encore ce titre étaient bien assez dangereuses. Elles se vantaient de leurs Trois Serments : ne pas dire un mot qui ne soit vrai, ne fabriquer aucune arme pouvant servir à un homme pour en tuer un autre, utiliser comme arme le Pouvoir Unique seulement contre les Amis du Ténébreux ou les Créatures de l’Ombre. Or donc voilà qu’elles avaient démontré quels mensonges étaient ces serments. Il avait toujours pensé que personne ne pouvait désirer la puissance qui était la leur pour autre chose que défier le Créateur, et cela voulait dire servir le Ténébreux.
« Et vous ne savez rien sur ceux qui ont pris Falme et tué la moitié d’une de mes légions ?
— Le Seigneur Capitaine Bornhald disait qu’ils s’appelaient des Seanchans, mon Seigneur Capitaine Commandant, répliqua Byar d’un ton flegmatique. Il disait qu’ils étaient des Amis du Ténébreux. Et la charge qu’il a conduite les a mis en déroute, quand bien même ils l’ont tué. » Sa voix devint plus intense. « Il y avait de nombreux réfugiés venus de la ville. Tous ceux à qui j’ai parlé s’accordaient à déclarer que les étrangers avaient lâché pied et s’étaient enfuis. C’est l’œuvre du Seigneur Capitaine Bornhald. »
Niall poussa un léger soupir. C’étaient presque les mêmes termes utilisés par Byar les deux premières fois à propos de l’armée qui avait apparemment surgi de nulle part pour s’emparer de Falme. Un bon soldat songea Niall, Geofram Bornhald l’avait toujours affirmé, mais pas un homme capable de réfléchir par lui-même.
« Mon Seigneur Capitaine Commandant, reprit soudain Byar, le Seigneur Capitaine Bornhald m’avait vraiment ordonné de rester à l’écart de la bataille. Je devais observer et vous rapporter ce qui s’était passé. Et expliquer à son fils, le Seigneur Dain, comment il était mort.
— Oui, oui », répliqua Niall avec impatience. Il examina pendant un instant le visage aux joues creuses de Byar, puis ajouta : « Nul ne doute de votre honnêteté ou de votre courage. C’est exactement le genre de chose que Geofram Bornhald déciderait à l’heure de livrer un combat où il craignait que succombent toutes ses troupes. » Et pas le genre de chose que vous avez assez d’imagination pour inventer.
Il n’y avait rien de plus à apprendre de cet homme. « Vous vous êtes bien acquitté de votre mission, Enfant Byar. Je vous autorise à aller annoncer le décès de Geofram Bornhald à son fils. Dain Bornhald se trouve avec Eamon Valda – près de Tar Valon, selon les derniers renseignements. Vous pouvez les rejoindre.
— Merci, mon Seigneur Capitaine Commandant. Merci. » Byar se releva et s’inclina profondément. Cependant, quand il se fut redressé, il hésita. « Mon Seigneur Capitaine Commandant, nous avons été trahis. » La haine donnait à sa voix un grincement de scie.
« Par cet Ami du Ténébreux dont vous avez parlé, Enfant Byar ? » Il ne put empêcher sa propre voix d’avoir un ton coupant. Une année de préparations minutieuses gisait anéantie parmi les cadavres de mille des Enfants et Byar voulait l’entretenir uniquement de cet homme. « Ce jeune forgeron que vous n’avez rencontré que deux fois, ce Perrin des Deux Rivières ?
— Oui, mon Seigneur Capitaine Commandant. J’ignore de quelle manière, mais je sais que le responsable c’est lui. J’en suis sûr.
— Je vais voir ce que l’on peut faire à son sujet, Enfant Byar. » Ce dernier ouvrit de nouveau la bouche, mais Niall le devança en levant une main maigre. « Vous pouvez partir, à présent. » L’homme au visage émacié n’eut pas d’autre choix que s’incliner encore une fois et s’en aller.
Comme la porte se refermait derrière lui, Niall s’assit avec lenteur dans son fauteuil à haut dossier. Qu’est-ce qui avait provoqué chez Byar cette haine de Perrin ? Il y avait beaucoup trop d’Amis du Ténébreux pour gaspiller de l’énergie à en détester un en particulier. Trop d’Amis du Ténébreux, de haute et basse naissance, qui se dissimulaient derrière de belles paroles et de francs sourires et qui servaient le Seigneur de l’Ombre. Toutefois, on ne risquait rien à inscrire un nom de plus sur les listes.
Il remua sur le siège dur, en quête d’une position confortable pour ses vieux os. Pas pour la première fois, il songea vaguement qu’un coussin ne serait pas un luxe excessif. Et pas pour la première fois il repoussa cette idée. Le monde courait au chaos et il n’avait pas de temps à perdre en concessions aux exigences de l’âge.
Il laissa tous les signes annonciateurs de désastre défiler en trombe dans son esprit. La guerre mettait aux prises le Tarabon et l’Arad Doman, la guerre civile déchirait le Cairhien et une fièvre guerrière montait dans le Tear et l’Illian, depuis longtemps ennemis. Peut-être ces guerres ne signifiaient-elles rien en elles-mêmes – les hommes s’étaient toujours fait la guerre –, mais d’ordinaire elles ne se déclaraient jamais simultanément. Et, en plus du faux Dragon quelque part sur la Plaine d’Almoth, un autre ébranlait la Saldaea et un troisième sévissait dans le Tear. Trois en même temps. Ils doivent tous être de faux Dragons. C’est impensable autrement.
Une douzaine de petits détails encore, quelques-uns n’étant peut-être que des rumeurs sans fondement, mais ajoutés au reste… Des Aiels avaient été signalés aussi loin à l’ouest que le Murandy et le Kandor. Rien que deux ou trois ensemble, cependant – que ce soit un ou mille – les Aiels n’étaient sortis de la Dévastation qu’une fois dans toutes les années qui avaient suivi la Destruction du monde. C’était uniquement lors de la Guerre des Aiels qu’ils avaient quitté cette terre désolée et sauvage. Les Atha’an Mierre, les natifs du Peuple de la Mer, se désintéressaient du commerce, disait-on, pour rechercher signes et présages – de quoi exactement ils ne le précisaient pas – et parcouraient la mer avec des navires à demi chargés ou même sur lest, totalement vides. Illian avait proclamé la Grande Quête du Cor pour la première fois depuis presque quatre cents ans, avait envoyé les Chasseurs chercher le fabuleux Cor de Valère, dont les prophéties disaient qu’il ferait sortir de la tombe les héros morts pour prendre part à la Tarmon Gai’don, la Dernière Bataille contre l’Ombre. Selon les bruits qui couraient, les Ogiers, toujours tellement reclus que la plupart des gens ordinaires les croyaient seulement des personnages de légende, avaient organisé des rencontres entre steddings en dépit des distances qui les séparaient.
Plus significatif encore aux yeux de Niall, les Aes Sedai avaient apparemment agi au grand jour. On racontait qu’elles avaient envoyé quelques-unes de leurs Sœurs dans la Saldaea pour combattre le faux Dragon Mazrim Taim. Quelque rare que fût ce don chez les hommes, Taim savait canaliser le Pouvoir Unique. Chose à craindre et à mépriser en soi, et rares étaient ceux qui croyaient réalisable de vaincre un homme tel que lui sans l’aide d’Aes Sedai. Autoriser des Aes Sedai à apporter leur concours valait mieux que d’affronter les horreurs inévitables à l’heure où il deviendrait fou, comme ces hommes le devenaient immanquablement. Cependant Tar Valon avait apparemment dépêché d’autres Aes Sedai pour soutenir l’autre faux Dragon de Falme. Aucune autre hypothèse ne cadrait avec les événements.
Cet ensemble le glaçait jusqu’à la moelle des os. Le chaos se multipliait, l’incroyable succédait à l’incroyable. Le monde entier semblait agité de remous, près d’entrer en ébullition. Pour lui, c’était clair. La Dernière Bataille allait réellement se déclencher.
Tous ses plans étaient annihilés, les plans qui auraient perpétué son nom chez les Enfants de la Lumière pendant cent générations. Toutefois l’effervescence implique des occasions favorables pour agir et il avait de nouveaux projets avec de nouveaux objectifs. S’il parvenait à conserver la force et la volonté de les mener à bien. Ô Lumière, laisse-moi me cramponner suffisamment longtemps à la vie.
Un coup tapé avec déférence à la porte le sortit de ses sombres réflexions. « Entrez ! » ordonna-t-il d’un ton sec.
Un serviteur en cotte et chausses blanc et or se présenta en s’inclinant. Les yeux fixés sur le sol, il annonça que Jaichim Carridin, Oint de la Lumière, Inquisiteur de la Main de la Lumière, était venu sur l’ordre du Seigneur Capitaine Commandant. Carridin survint sur les talons du serviteur sans attendre que Niall réponde. Ce dernier congédia d’un signe le serviteur.
Le battant n’était pas encore complètement refermé que Carridin se laissait choir sur un genou dans un envol de sa cape blanche. Au-delà du soleil rayonnant sur le devant de cette cape, il y avait la houlette écarlate des bergers symbolisant la Main de la Lumière, bergers que beaucoup appelaient Inquisiteurs bien que rarement en face. « Comme vous avez ordonné ma présence, mon Seigneur Capitaine Commandant, dit-il d’une voix forte, je suis donc revenu du Tarabon. »
Niall l’examina pendant un instant. Carridin était grand, largement entré dans l’âge mûr, avec une touche de gris dans sa chevelure, cependant solide et en excellente forme physique. Ses yeux noirs enfoncés dans les orbites avaient, comme toujours, l’expression de quelqu’un au courant de tout. Et il ne cilla pas devant l’examen silencieux du Seigneur Capitaine Commandant. Carridin, le genou en terre, attendait aussi calmement que si c’était un fait banal de recevoir l’ordre péremptoire de quitter son commandement et de revenir à Amador de toute urgence, sans qu’aucune raison soit donnée. Mais aussi disait-on que Jaichim Carridin aurait rendu des points à une pierre.
« Relevez-vous, Enfant Carridin. » Comme l’autre se redressait, Niall ajouta : « J’ai reçu des nouvelles inquiétantes de Falme. »
Carridin arrangea les plis de sa cape en répondant. Le ton de sa voix dépassait les limites du respect approprié, presque comme s’il s’adressait à un égal plutôt qu’à l’homme à qui il avait juré d’obéir jusqu’à la mort. « Mon Seigneur Capitaine Commandant se réfère aux nouvelles apportées par l’Enfant Byar, ancien second du Seigneur Capitaine Bornhald. »
Le coin de la paupière gauche de Niall palpita, un vieux présage de colère. Seulement trois hommes étaient censés savoir que Byar se trouvait à Amador et personne à part Niall ne connaissait d’où il venait. « Ne soyez pas trop habile, Carridin. Votre désir d’être au courant de tout pourrait bien un jour vous conduire entre les mains de vos propres Inquisiteurs. »
Carridin ne réagit à ce nom que par un léger pincement des lèvres. « Mon Seigneur Capitaine Commandant, la Main cherche la vérité partout, pour servir la Lumière. »
Pour servir la Lumière. Pas pour servir les Enfants de la Lumière. Tous les Enfants servaient la Lumière, mais Pedron Niall se demandait souvent si les Inquisiteurs se considéraient vraiment comme faisant partie des Enfants. « Et quelle vérité avez-vous pour moi à propos de ce qui s’est produit à Falme ?
— Des Amis du Ténébreux, mon Seigneur Capitaine Commandant.
— Des Amis du Ténébreux ? » Le rire sec de Niall ne dénotait pas l’amusement. « Il y a quelques semaines, je recevais de vous des rapports donnant Geofram Bornhald pour un serviteur du Ténébreux parce qu’il avait emmené des soldats sur la Pointe de Toman malgré vos ordres. » Sa voix devint d’une douceur menaçante. « Voulez-vous à présent m’inciter à croire que Bornhald, Ami du Ténébreux, a conduit un millier des Enfants à la mort en combattant d’autres Amis du Ténébreux ?
— Qu’il ait été ou non un Ami du Ténébreux ne sera jamais vérifié, répliqua Carridin nullement démonté, puisqu’il est mort avant qu’on ait pu le soumettre à la question. Les complots du Ténébreux sont obscurs et souvent semblent démentiels à ceux qui marchent dans la Lumière. En tout cas, que ceux qui se sont emparés de Falme soient des Amis du Ténébreux, je n’en doute pas. Des Amis du Ténébreux et des Aes Sedai, prêtant assistance à un faux Dragon. C’est le Pouvoir Unique qui a anéanti Bornhald et les siens, de cela je suis sûr, mon Seigneur Capitaine Commandant, de même qu’il a annihilé les armées que le Tarabon et l’Arad Doman ont envoyées contre les Amis du Ténébreux dans Falme.
— Et qu’en est-il de ces récits prétendant que ceux qui ont pris Falme venaient de l’autre côté de l’Océan d’Aryth ? »
Carridin secoua la tête. « Mon Seigneur Capitaine Commandant, les habitants ont le cerveau farci de rumeurs. Certains prétendent qu’il s’agit des armées qu’Artur Aile-de-Faucon a envoyées il y a mille ans de l’autre côté de l’Océan et qui sont revenues reconquérir le pays. Tenez, il y en a qui prétendent même avoir vu dans Falme Aile-de-Faucon en personne. Et la moitié des héros légendaires, par-dessus le marché. L’Ouest est en ébullition depuis le Tarabon jusqu’à la Saldaea, et cent rumeurs nouvelles naissent sans cesse tous les jours, chacune plus ahurissante que la précédente. Ces soi-disant Seanchans n’étaient rien de plus qu’un autre ramassis d’Amis du Ténébreux réunis pour soutenir un faux Dragon, seulement cette fois avec le soutien public d’Aes Sedai.
— Quelle preuve avez-vous ? » Niall donna à sa voix une inflexion laissant entendre qu’il n’y croyait pas. « Vous avez des prisonniers ?
— Non, mon Seigneur Capitaine Commandant. Comme l’Enfant Byar vous l’a certainement dit, Bornhald a réussi à leur porter de tels coups qu’ils se sont enfuis. Et assurément aucun de ceux que nous avons questionnés n’admet soutenir la cause d’un faux Dragon. Quant à la preuve… elle se présente en deux parties. Si mon Seigneur Capitaine Commandant veut bien me permettre. »
Niall acquiesça d’un geste impatienté.
« La première partie est négative. Peu de navires ont tenté la traversée de l’Océan d’Aryth, et la plupart n’ont jamais regagné le port. Ceux qui sont rentrés avaient viré de bord cap pour cap avant de se trouver à court de vivres et d’eau. Même les marins du Peuple de la Mer ne veulent pas franchir l’Aryth, et eux se rendent partout où l’on peut commercer, même jusqu’aux pays situés au-delà du Désert des Aiels. Mon Seigneur Capitaine Commandant, s’il existe vraiment des terres de l’autre côté de l’océan, elles sont trop lointaines pour qu’on y accède, l’Océan trop vaste. Transporter une armée de l’autre côté serait aussi impossible que se déplacer dans les airs comme les oiseaux.
— Peut-être, dit lentement Niall. C’est évidemment une indication. Quelle est votre seconde partie ?
— Mon Seigneur Capitaine Commandant, bon nombre de ceux que nous avons interrogés parlaient de monstres combattant pour les Amis du Ténébreux et ils ont maintenu leur conviction même jusqu’au dernier stade de la torture. De quoi pouvait-il s’agir sinon de Trollocs et autres Engeances de l’Ombre amenés de la Dévastation par un moyen quelconque ? » Carridin écarta les mains comme si l’argument était concluant. « La plupart des gens pensent que les Trollocs ne sont que mensonges et contes de voyageurs, et la plupart des autres croient qu’ils ont tous été tués au cours des Guerres Trolloques. Quel autre nom donneraient-ils à un Trolloc sinon celui de monstre ?
— Oui. Oui, vous avez peut-être raison, Enfant Carridin. Peut-être, ai-je dit. » Il ne voulait pas accorder à Carridin la satisfaction de savoir qu’il partageait sa façon de voir. Qu’il reste un moment sur des charbons ardents. « Par contre, lui, qu’en est-il ? » Il indiqua les rouleaux de dessins. S’il connaissait bien Carridin, l’Inquisiteur en avait des copies dans son appartement. « Et lui ? Quel danger présente-t-il ? Est-il capable de canaliser le Pouvoir Unique ? »
L’Inquisiteur se contenta de hausser les épaules. « Peut-être sait-il canaliser, peut-être pas. Les Aes Sedai sont certainement en mesure de faire croire qu’un chat en a le don, si elles le désirent. Quant au danger qu’il comporte… Tous les faux Dragons sont dangereux jusqu’à ce qu’ils soient abattus, et un Dragon ayant derrière lui ouvertement Tar Valon est dix fois plus dangereux. Cependant il est moins dangereux à présent qu’il ne le sera dans six mois, s’il est libre de ses mouvements. Les prisonniers que j’ai interrogés ne l’ont jamais vu, n’ont aucune idée du lieu où il est à l’heure actuelle. Ses forces sont éparpillées. Je doute qu’il ait plus de deux cents partisans rassemblés dans un même endroit. Les Tarabonais ou les Domani, les uns ou les autres, les anéantiraient s’ils n’étaient pas si occupés à se battre entre eux…
— Même un faux Dragon, dit sèchement Niall, ne suffit pas à effacer de leur mémoire quatre cents ans de querelles concernant la possession de la Plaine d’Almoth. Comme si les uns ou les autres avaient jamais eu les moyens de la conserver. » L’expression de Carridin ne changea pas et Niall se demanda comment il pouvait demeurer aussi calme. Vous ne serez plus longtemps calme, Inquisiteur.
« Peu importe, mon Seigneur Capitaine Commandant. L’hiver les retient tous dans leurs camps, à l’exception d’escarmouches ou de coups de main sporadiques. Quand le temps sera assez doux pour que des troupes se mettent en marche… Bornhald a conduit la moitié de sa légion à la mort sur la Pointe de Toman. Avec l’autre moitié, je vais traquer ce faux Dragon jusqu’à ce que sa mort s’ensuive. Un cadavre n’est dangereux pour personne.
— Et si vous vous heurtez à ce qu’il semble que Bornhald a dû affronter ? Des Aes Sedai canalisant le Pouvoir pour tuer ?
— Leur sorcellerie ne les protège pas contre les flèches ou un poignard dans l’ombre. Elles meurent aussi vite que n’importe qui. » Carridin sourit. « Je vous le promets, je réussirai avant l’été. »
Niall hocha la tête. L’homme était maintenant tranquillisé. Les questions dangereuses auraient déjà été posées, s’il y en avait eu. Vous auriez dû vous le rappeler, Carridin, j’étais considéré comme un bon tacticien. « Pourquoi, demanda-t-il d’une voix égale, n’avez-vous pas conduit vos propres troupes à Falme ? Avec des Amis du Ténébreux sur la Pointe de Toman, dont une armée tenait Falme, pourquoi avez-vous essayé d’empêcher Bornhald de s’y rendre ? »
Carridin cilla, mais son ton demeura ferme. « Au début, il ne s’agissait que de rumeurs, mon Seigneur Capitaine Commandant. De si folles rumeurs que personne ne pouvait y croire. Quand j’ai appris la vérité, Bornhald avait engagé la bataille. Il était mort et les Amis du Ténébreux dispersés. Du reste, ma mission était d’apporter la Lumière à la Plaine d’Almoth. Je ne pouvais pas me soustraire à mes ordres pour courir après des rumeurs.
— Votre mission ? » répéta Niall d’une voix qui s’enfla en même temps qu’il se levait. Carridin le dépassait d’une tête, mais l’Inquisiteur recula d’un pas. « Votre mission ? Votre mission était de vous emparer de la Plaine d’Almoth ! Un seau vide que personne ne tenait sinon par des paroles et des revendications, et tout ce que vous aviez à faire était de le remplir. La nation d’Almoth aurait revécu, gouvernée par les Enfants de la Lumière, sans avoir besoin de rendre un hommage de pure forme à un pantin couronné. L’Amadicia et l’Almoth, un étau étreignant le Tarabon. Dans cinq ans, nous aurions régné là-bas autant qu’ici dans l’Amadicia. Et vous avez tout gâché ! »
Le sourire s’effaça enfin. « Mon Seigneur Capitaine Commandant, protesta Carridin, comment aurais-je pu prévoir ce qui s’est passé ? Encore un faux Dragon. Le Tarabon et l’Arad Doman entrant finalement en guerre après s’être si longtemps contentés de gronder l’un contre l’autre. Et les Aes Sedai dévoilant leur vraie nature après trois mille ans de dissimulation ! Même ainsi, néanmoins, tout n’est pas perdu. Je peux découvrir et détruire ce faux Dragon avant que ses partisans s’unissent. Et une fois que les Tarabonais et les Domani se seront affaiblis, ils pourront être balayés de la Plaine sans…
— Non ! coupa Niall. Vos plans sont périmés, Carridin. Peut-être devrais-je vous remettre immédiatement à vos propres Inquisiteurs. Le Grand Inquisiteur n’y verrait pas d’objection. Il grince des dents à la recherche de quelqu’un à blâmer pour ce qui est arrivé. Il ne désignerait jamais un des siens, mais je doute qu’il soulèverait des objections si je vous nommais. Quelques jours sous la torture et vous avoueriez n’importe quoi. Vous vous diriez même Ami du Ténébreux. D’ici une semaine, la hache du bourreau s’abattrait sur vous. »
Des gouttes de sueur perlaient sur le front de Carridin. « Mon Seigneur Capitaine Commandant… » Il s’interrompit pour avaler sa salive. « Mon Seigneur Capitaine Commandant semble dire qu’il y a un autre moyen. S’il veut seulement parler, j’ai juré d’obéir. » Voilà le moment, songea Niall. Voilà le moment de jeter les dés. Un fourmillement lui parcourut la peau, comme s’il était au cœur d’un combat et se rendait soudain compte qu’il n’était environné que d’ennemis sur cent pas de profondeur. Les Seigneurs Capitaines Commandants n’étaient pas envoyés au bourreau, mais on en avait connu plus d’un qui étaient morts subitement quand on ne s’y attendait pas, vite regrettés et vite remplacés par des hommes aux idées moins dangereuses.
« Enfant Carridin, dit-il d’un ton ferme, assurez-vous que ce faux Dragon ne meure pas. Et si des Aes Sedai se présentent pour s’opposer à lui au lieu de le soutenir, servez-vous de vos “poignards dans l’ombre”. »
L’Inquisiteur en demeura bouche bée. Néanmoins, il se remit vite, couvant Niall d’un regard méditatif. « Tuer les Aes Sedai est un devoir, mais… permettre à un faux Dragon d’être libre comme l’air ? Ce… ce serait de… la trahison. Et du blasphème. »
Niall prit une profonde aspiration. Il sentait les poignards invisibles brandis dans l’ombre. Cependant il avait brûlé ses vaisseaux, à présent. « Ce n’est pas trahir que de faire ce qui doit être fait. Et même le blasphème est admissible pour servir une cause. » Ces deux phrases à elles seules suffiraient à le tuer. « Connaissez-vous le moyen de rassembler les gens derrière vous, Enfant Carridin ? La méthode la plus rapide ? Non ? Lâchez un lion – un lion furieux – dans les rues. Et quand la panique s’empare des gens, une fois qu’elle leur a noué les tripes, dites-leur calmement que vous allez vous en occuper. Puis vous tuez le lion et leur ordonnez de suspendre la carcasse à l’endroit où tous pourront la voir. Sans leur laisser le temps de réfléchir, donnez un autre ordre et il sera obéi. Et si vous continuez à donner des ordres, ils continueront à obéir, car vous serez celui qui les a sauvés, et qui saurait mieux les gouverner ? »
Carridin eut un mouvement de tête hésitant. « Votre intention est-elle… de prendre la totalité, mon Seigneur Capitaine Commandant ? Pas seulement la Plaine d’Almoth, mais aussi le Tarabon et l’Arad Doman ?
— Ce que je veux faire ne concerne que moi. C’est à vous d’obéir comme vous l’avez juré. Je m’attends à apprendre que des messagers montés sur des chevaux rapides partiront pour la Plaine d’ici ce soir. Je suis certain que vous savez comment formuler les ordres de sorte que personne ne nourrisse de soupçons qu’il ne faudrait pas avoir. Si vous devez lancer des opérations de harcèlement, que ce soit contre le Tarabonais et les Domani. Il ne conviendrait pas qu’ils tuent mon lion. Non, de par la Lumière, nous devons imposer la paix entre eux.
— Comme l’ordonne mon Seigneur Capitaine Commandant, répliqua avec aisance Carridin. J’entends et j’obéis. » Avec trop d’aisance.
Niall eut un sourire froid. « Au cas où votre serment n’aurait pas assez de force, gardez ceci en tête. Si ce faux Dragon meurt avant que je le décide, ou s’il est capturé par les sorcières de Tar Valon, on vous trouvera un matin avec une dague dans le cœur. Et si quelque… accident m’arrivait – serait-ce même que je meure de vieillesse – vous ne me survivriez pas d’un mois.
— Mon Seigneur Capitaine Commandant, j’ai juré d’obéir…
— Effectivement, interrompit Niall. Veillez à vous en souvenir. Maintenant, allez !
— Comme l’ordonne mon Seigneur Capitaine Commandant. » Cette fois, la voix de Carridin n’était plus aussi ferme.
La porte se referma derrière l’Inquisiteur. Niall se frotta les mains. Il avait froid. Les dés roulaient, sans rien qui indique quels points montrerait leur face quand ils s’arrêteraient. La Dernière Bataille approchait sans aucun doute. Pas la Tarmon Gai’don légendaire, avec le Ténébreux se libérant et se retrouvant face à face avec le Dragon Réincarné. Pas cela, il en était certain. Les Aes Sedai de l’Ère des Légendes avaient peut-être pratiqué une ouverture dans la prison du Ténébreux au Shayol Ghul, mais Lews Therin Meurtrier-des-Siens et ses Cent Compagnons l’avaient de nouveau scellée. Le contrecoup avait été que la moitié mâle de la Vraie Source avait été corrompue à jamais et que les Aes Sedai masculins étaient devenus fous, et ainsi avait commencé la Destruction du Monde, mais un de ces Aes Sedai de jadis pouvait réaliser ce dont dix des sorcières de Tar Valon aujourd’hui étaient incapables. Les sceaux qu’ils avaient apposés tiendraient bon.
Pedron Niall était un homme doué d’une froide logique et il avait déduit comment la Tarmon Gai’don se déroulerait. Des hordes bestiales de Trollocs fonçant hors de la Grande Dévastation en direction du sud comme lors des Guerres Trolloques, deux mille ans auparavant, avec les Myrddraals – les Demi-Hommes – à leur tête, et peut-être même de nouveaux Seigneurs de l’Épouvante humains surgis d’entre les Amis du Ténébreux. L’humanité, divisée en nations se querellant entre elles, ne pouvait pas leur opposer de résistance. En revanche, lui, Pedron Niall, unirait l’humanité sous les bannières des Enfants de la Lumière. Il y aurait de nouvelles légendes, qui raconteraient comment Pedron Niall avait mené la Tarmon Gai’don et l’avait gagnée.
« D’abord, murmura-t-il, lâcher un lion furieux dans les rues.
— Un lion furieux ? »
Niall pivota sur ses talons tandis qu’un petit homme émacié à l’énorme nez en bec d’aigle surgissait sans bruit de dessous une des bannières formant tentures. La bannière retomba contre le mur en laissant juste le temps d’entrevoir un panneau qui se refermait.
« Je vous ai indiqué ce passage, Ordeith, s’exclama sèchement Niall, pour que vous veniez quand je vous convoque sans que la moitié de la forteresse soit au courant, pas pour que vous puissiez surveiller mes conversations privées. »
Ordeith s’inclina sans se troubler en traversant la salle. « Vous surveiller, Grand Seigneur ? Jamais je n’agirais de la sorte. Je viens juste d’arriver et n’ai pu m’empêcher d’entendre les derniers mots que vous avez prononcés. » Il arborait un sourire à demi moqueur, mais ce sourire ne quittait jamais son visage, à ce que Niall avait constaté, même quand le bonhomme n’avait aucune raison de penser que quelqu’un le regardait.
Un mois auparavant, au cœur de l’hiver, ce petit bonhomme dégingandé était arrivé à Amadicia, vêtu de loques et presque gelé, et grâce à sa langue dorée il s’était débrouillé pour franchir tous les barrages empêchant d’approcher Pedron Niall en personne. Il paraissait au courant de détails sur les événements de la Pointe de Toman qui ne figuraient pas dans les rapports volumineux encore qu’obscurs de Carridin, ni dans le récit de Byar, ni dans n’importe quel autre rapport – ou rumeur – dont Niall avait eu connaissance. Il portait un faux nom, naturellement. Dans l’Ancienne Langue, Ordeith signifiait « absinthe ». Quand Niall lui avait demandé des explications là-dessus, il s’était contenté de répondre : « Qui nous étions est ignoré de tous les hommes, et la vie est amère. » Mais il était intelligent. C’est lui qui avait aidé Niall à discerner le schéma dans lequel s’inscrivaient les événements.
Ordeith s’approcha de la table et prit un des dessins. Tandis qu’il le déroulait suffisamment pour qu’apparaisse le visage du jeune homme, son sourire s’accentua jusqu’à devenir presque une grimace.
Niall était toujours irrité que cet homme soit venu sans être convoqué. « Vous trouvez drôle un faux Dragon, Ordeith. Ou vous fait-il peur ?
— Un faux Dragon ? répéta presque dans un murmure Ordeith. Oui. Oui, bien sûr, c’est ce qu’il doit être. Que pourrait-il être d’autre ? » Et il éclata d’un rire aigu qui crispa les nerfs de Niall. Parfois, Niall pensait qu’Ordeith était au minimum à demi fou.
Mais il est astucieux, fou ou non. « Que voulez-vous dire Ordeith ? À vous entendre, vous avez l’air de le connaître. »
Ordeith sursauta, comme s’il avait oublié la présence du Seigneur Capitaine Commandant. « Si je le connais ? Oh ! oui, je le connais. Son nom est Rand al’Thor. Il vient du pays des Deux Rivières, au fin fond de l’Andor, et c’est un Ami du Ténébreux si enfoncé dans l’Ombre que votre âme reculerait d’horreur rien que d’en entendre la moitié.
— Des Deux Rivières, répéta Niall pensivement. Quelqu’un a déjà parlé d’un autre Ami du Ténébreux originaire de là-bas, un autre jeune homme.
— Un autre, Noble Seigneur ? dit Ordeith. Des Deux Rivières ? Serait-ce Matrim Cauthon ou Perrin Aybara ? Ils ont le même âge que lui et le suivent de près dans la voie du mal.
— Son nom a été donné comme Perrin, reprit Niall en fronçant les sourcils. Ils sont trois, dites-vous ? Rien ne vient des Deux Rivières à part de la laine et du tabac. Je doute qu’il existe un autre endroit habité qui soit plus isolé du reste du monde.
— Dans une ville, les Amis du Ténébreux doivent cacher leur vraie nature jusqu’à un certain point. Ils doivent fréquenter d’autres gens, des étrangers venus d’ailleurs qui repartent et parlent de ce qu’ils ont vu. Par contre, dans les villages paisibles, coupés du monde, où se rendent peu d’étrangers… Quels endroits plus appropriés pour tous ceux qui sont des Amis du Ténébreux ?
— Comment se fait-il que vous connaissiez les noms de trois Amis du Ténébreux, Ordeith ? Trois Amis du Ténébreux dans un trou de campagne perdu ? Vous gardez trop de secrets, Absinthe, et sortez de votre manche plus de surprises qu’un jongleur.
— Peut-on vraiment raconter tout ce qu’on sait, Noble Seigneur ? répliqua le petit homme avec aisance. Ce ne serait que du bavardage, jusqu’au moment où cela devient utile. Je vous dirai ceci, Noble Seigneur. Ce Rand al’Thor, ce Dragon, a des racines profondes dans les Deux Rivières.
— Ce faux Dragon ! » rectifia sèchement Niall, et l’autre s’inclina.
« Certes, Noble Seigneur. Je me suis mal exprimé. »
Niall prit soudain conscience du dessin froissé et déchiré dans les mains d’Ordeith. Alors même que le visage de ce dernier demeurait impassible à part son sourire sardonique, ses mains se crispaient convulsivement sur le parchemin.
« Arrêtez ça ! » ordonna Niall. Il arracha le dessin à Ordeith et le lissa de son mieux. « Je n’ai pas tant de représentations de cet homme que je puisse permettre de les voir détruire. » La majeure partie du dessin était complètement estompée et une déchirure entaillait la poitrine du jeune homme mais, par miracle, le visage était intact.
« Pardonnez-moi, Noble Seigneur. » Ordeith s’inclina profondément, sans perdre son sourire. « Je hais les Amis du Ténébreux. »
Niall étudia le portrait aux crayons. Rand al’Thor, des Deux Rivières. « Peut-être devrais-je établir des plans pour les Deux Rivières. À la fonte des neiges. Peut-être.
— Comme le Noble Seigneur le désire », commenta suavement Ordeith.
La crispation de ses traits quand Carridin traversa à grands pas les couloirs de la Forteresse incita d’autres hommes à l’éviter, bien qu’à franchement parler peu nombreux fussent ceux qui recherchaient la compagnie des Inquisiteurs. Les serviteurs qui allaient d’un pas pressé accomplir leurs tâches tentaient de se fondre dans la muraille de pierre, et même des hommes avec des nœuds dorés qui indiquaient leur rang sur leur cape blanche s’esquivaient par des corridors latéraux en remarquant son expression.
Il ouvrit à toute volée la porte de son appartement et claqua le battant derrière lui, ne ressentant rien de sa satisfaction habituelle à la vue des tapis du Tarabon et du Tear aux riches pourpres, bleus et ors, des miroirs biseautés d’Illian, des incrustations à la feuille d’or sur la longue table aux sculptures fouillées placée au centre de la pièce. Un maître artisan du Lugard y avait travaillé près d’un an. Ce jour-là, c’est à peine si Carridin y prêta attention.
« Sharbon ! » Pour une fois, le valet attaché à sa personne ne se présenta pas. Il était censé mettre de l’ordre dans l’appartement. « Que la Lumière te brûle, Sharbon ! Où es-tu ? »
Il aperçut du coin de l’œil un mouvement et se retourna, prêt à noyer son valet sous un flot de malédictions. Lesquelles lui restèrent dans la gorge, car un Myrddraal avançait d’un autre pas vers lui avec la grâce sinueuse d’un serpent.
La forme générale était d’un homme, pas plus grand que la plupart, mais là s’arrêtait la ressemblance. Des vêtements et une cape d’un noir de suie, bougeant à peine quand il se déplaçait, donnait à sa peau d’un blanc de ver de viande une apparence encore plus blafarde. Et il n’avait pas d’yeux. Ce regard sans yeux emplit Carridin de terreur, comme il en avait terrifié des milliers avant lui.
« Qu’est-ce… » Carridin s’interrompit pour retrouver de la salive et humecter sa bouche, pour tenter de ramener sa voix à son registre normal. « Qu’est-ce que vous faites ici ? » Sa voix avait encore un timbre strident.
Les lèvres exsangues du Demi-Homme s’étirèrent en un bref sourire. « Où il y a de l’ombre je peux aller. » Sa voix à lui résonnait comme le bruissement des feuilles où rampe un serpent. « J’aime surveiller tous ceux qui me servent.
« Je ser… »
C’était inutile. Avec un effort, Carridin détourna les yeux brusquement de cette surface lisse de visage blême, terreux, et tourna le dos. Un frisson courut le long de sa colonne vertébrale, rien que d’avoir un Myrddraal derrière lui. Tout avait des contours nets dans le miroir sur le mur devant lui. Tout sauf le Demi-Homme. Le Myrddraal était une masse floue, indistincte. Guère réconfortante à voir mais valant mieux que d’affronter ce regard fixe. Un peu de vigueur revint dans la voix de Carridin.
« Je sers le… » Il coupa court, s’avisant soudain du lieu où il se trouvait. Au cœur de la Forteresse de la Lumière. Que circule un murmure des mots qu’il s’apprêtait à proférer et cette rumeur l’aurait livré à la Main de la Lumière. Le plus humble des Enfants de la Lumière l’aurait abattu sur place s’il l’avait entendu. Il était seul à part le Myrddraal, et peut-être Sharbon – Où donc est ce maudit valet ? Ce serait réconfortant d’avoir quelqu’un pour partager le regard scrutateur du Demi-Homme, même s’il fallait se débarrasser ensuite de ce témoin – cependant il baissa la voix. « Je sers le Grand Seigneur des Ténèbres, comme vous. Nous servons l’un et l’autre.
— Si vous tenez à voir les choses de ce point de vue. » Le Myrddraal rit, un son qui glaça Carridin jusqu’aux os. « Néanmoins, je veux savoir pourquoi vous vous trouvez ici au lieu d’être dans la Plaine d’Almoth.
— Je… je suis venu sur l’ordre du Seigneur Capitaine Commandant. »
Le Myrddraal rétorqua d’un ton grinçant : « Les ordres de votre Seigneur Capitaine Commandant sont de la crotte ! Vous aviez reçu instruction de découvrir l’humain appelé Rand al’Thor et de le tuer. Cela avant tout. Par-dessus tout ! Pourquoi n’obéissez-vous pas ? »
Carridin respira à fond. Ce regard sur son dos produisait en lui la sensation d’une lame de couteau raclant ses vertèbres. « Les choses ont… changé. Certains domaines ne sont plus entièrement de mon ressort comme avant. » Un crissement aigu retentit et il tourna brusquement la tête.
Le Myrddraal passait la main sur le dessus de la table et de minces copeaux de bois se soulevaient sous ses ongles. « Rien n’a changé, humain. Vous avez renié vos serments prêtés à la Lumière et vous en avez proféré d’autres, et à ces serments-là vous serez fidèle. »
Carridin sursauta devant les rainures déparant le bois poli et avala péniblement sa salive. « Je ne comprends pas. Pourquoi est-il subitement si important de le tuer ? Je croyais que le Grand Seigneur des Ténèbres avait l’intention de l’utiliser à ses fins.
— Vous mettez mes paroles en doute ? Je devrais vous ôter la langue. Il ne vous appartient pas de poser de questions. Ni de comprendre. Votre rôle est d’obéir ! Vous servirez aux chiens de modèle d’obéissance. Vous le comprenez, cela ? Au pied, chien, et obéissez à votre maître. »
La colère s’insinua au travers de la peur et la main de Carridin se porta à son flanc, mais son épée n’y était pas. Elle était à présent dans la pièce voisine, où il l’avait laissée en allant se rendre auprès de Pedron Niall.
Le Myrddraal réagit plus vite qu’une vipère qui attaque. Carridin ouvrit la bouche pour crier comme la main du Demi-Homme se refermait sur son poignet dans une étreinte qui le broyait ; les os grincèrent les uns contre les autres, envoyant tout le long de son bras des élancements atroces. Le cri ne jaillit jamais de sa bouche, cependant, car l’autre main du Demi-Homme lui avait saisi le menton et forçait ses mâchoires à se fermer. Ses talons se soulevèrent, puis ses orteils quittèrent le sol. Grognant et s’étranglant, il pendillait dans la poigne du Myrddraal.
« Écoutez-moi, humain. Vous trouverez ce jeune homme et le tuerez aussi vite que possible. Ne croyez pas que vous pouvez vous en tirer avec de faux semblants. Il y en a d’autres parmi vos Enfants qui m’avertiront si vous vous détournez de votre but. Par ailleurs, je vais vous préciser ceci pour vous encourager. Si ce Rand al’Thor n’est pas mort dans un mois, je tuerai quelqu’un de votre sang. Un fils, une fille, une sœur, un oncle. Vous ne saurez pas qui avant que la personne choisie soit morte en hurlant de douleur. Si ce Rand vit un mois encore, je me saisirai d’une autre. Puis d’une autre et d’une autre encore. Et quand il n’y aura plus aucun des vôtres en vie sauf vous, si ce Rand respire toujours, je vous conduirai au Shayol Ghul même. » Le Myrddraal sourit. « Vous mettrez des années à mourir, humain. Me comprenez-vous, maintenant ? »
Carridin émit un son – moitié grondement moitié plainte. Il avait l’impression que son cou allait se rompre.
Avec un feulement rageur, le Myrddraal le projeta à travers la pièce. Carridin heurta violemment le mur et glissa sur le tapis, étourdi. Gisant face contre terre, il lutta pour reprendre son souffle.
« Me comprenez-vous, humain ?
— Je… j’entends et j’obéis », parvint à dire Carridin, le nez dans le tapis. Il n’y eut pas de réplique.
Il tourna la tête, la douleur de son cou lui arrachant une grimace. La pièce était vide à part lui. Les Demi-Hommes enfourchent les ombres comme des chevaux, disaient les légendes, et quand ils se tournent de côté ils disparaissent. Aucune muraille ne peut les retenir. Carridin avait envie de pleurer. Il se releva péniblement, maudissant l’élancement de douleur qui lui traversait le poignet.
La porte s’ouvrit et Sharbon entra vivement – un homme replet avec un panier dans les bras. Il s’arrêta pour regarder avec stupeur Carridin. « Maître, qu’avez-vous ? Pardonnez-moi de ne pas avoir été là, maître, mais j’étais sorti acheter des fruits pour votre… »
De sa main valide, Carridin fit tomber le panier que tenait Sharbon, envoyant des pommes d’hiver ridées rouler sur les tapis, et frappa du revers de cette main le visage du valet.
« Pardonnez-moi, Maître, murmura Sharbon.
— Va me chercher un parchemin, une plume et de l’encre, dit Carridin d’une voix hargneuse. Dépêche-toi, imbécile ! Il faut que j’envoie des ordres. »
Mais lesquels ? Lesquels ? Tandis que Sharbon se hâtait d’obéir, Carridin regarda les stries creusées dans le plateau de la table et frissonna.