Joliene tendit des doigts tremblants vers l’endroit où avait été la blessure dans le milieu du corps de Dailine ; quand elle toucha de la peau lisse, elle eut un hoquet de surprise comme si elle n’en avait pas cru ses yeux.
Nynaeve se releva en s’essuyant les mains sur sa cape. Egwene dut admettre que de la bonne laine formait une serviette plus efficace que la soie ou du velours. « J’ai dit de la laver et de l’habiller, dit Nynaeve d’une voix brusque.
— Oui, Sagette », répondit vivement Joliene et aussitôt elle, Khiad et Baine se précipitèrent pour obéir.
Un rire bref jaillit de la bouche d’Aviendha, un rire qui était presque un sanglot. « J’avais entendu dire qu’une Sagette de l’enclos de l’Aiguille Dentelée passait pour être capable de faire cela, ainsi qu’une de l’enclos des Quatre Trous, mais j’avais toujours pensé que c’était de l’exagération. » Elle respira à fond, reprit son calme. « Aes Sedai, je suis en dette envers vous. Mon eau est à vous et l’ombre de mon enclos vous accueillera. Dailine est ma deuxième-sœur. » Elle remarqua l’air interdit de Nynaeve et ajouta : « Elle est la fille de la sœur de ma mère. Une proche parente, Aes Sedai. Je dois une dette de sang.
— Si j’ai du sang à répandre, répliqua sèchement Nynaeve, je m’en chargerai moi-même. Puisque vous désirez vous acquitter envers moi, dites-moi, y a-t-il un navire à Jurène ? Le prochain village au sud d’ici.
— Le village où les soldats arborent la bannière au Lion Blanc ? répliqua Aviendha. Il y avait un bateau là-bas quand j’y ai effectué une reconnaissance. Les récits anciens mentionnent les bateaux, mais c’était étrange d’en voir un.
— La Lumière veuille qu’il y soit encore. » Nynaeve se mit à remballer ses papiers plies contenant ses herbes en poudre. « J’ai fait ce que je pouvais pour cette jeune femme, Aviendha, et il faut que nous poursuivions notre route. Tout ce dont elle a besoin maintenant, c’est de nourriture et de repos. Et tâchez d’empêcher les gens de la larder de coups d’épée.
— Ce qui doit arriver arrive. Aes Sedai, répliqua l’Aielle.
— Aviendha, questionna Egwene, étant donné ce que vous ressentez à l’égard des rivières, comment les franchissez-vous ? Je suis sûre qu’il y a au moins une rivière presque aussi importante que l’Erinin entre ici et le Désert.
— L’Alguena, précisa Élayne. À moins que vous ne l’ayez contournée.
— Vous avez de nombreuses rivières, mais certaines comportent des choses appelées ponts aux endroits où nous devions traverser et d’autres, nous pouvions les passer à gué. Pour le reste, Joliene s’est souvenue que le bois flotte. » Elle frappa de la paume le tronc d’un haut sapin blanc. « Ceux-ci sont gros, mais ils flottent aussi bien qu’une branche. Nous avons trouvé des arbres morts et nous nous sommes construit un… bateau… un petit bateau, en attachant ensemble deux ou trois troncs pour aller de l’autre côté de la grande rivière. » Elle le disait comme si c’était une action des plus banales.
L’admiration voila le regard d’Egwene. Si elle craignait autant quelque chose que les Aielles redoutaient manifestement les rivières, pourrait-elle se forcer à l’affronter comme elles ? Elle pensait que non. Et l’Ajah Noire, questionna une petite voix, as-tu cessé d’en avoir peur ? Elle lui répondit : C’est différent. Il n’y a pas de bravoure à ça. Ou je me lance à leur poursuite ou je reste sans bouger comme un lapin que menace un faucon. Elle se cita le vieux dicton. « Mieux vaut être le marteau que le clou. »
« Nous devons absolument nous mettre en route, déclara Nynaeve.
— Encore une minute, lui dit Élayne. Aviendha, pourquoi avez-vous fait tout ce chemin et supporté tant d’épreuves ? »
Aviendha secoua la tête d’un air dégoûté. « Nous n’avons pas avancé du tout ; nous étions parmi les dernières à partir. Les Sagettes me harcelaient comme des chiens sauvages autour d’un veau, en répétant que j’avais d’autres obligations. » Soudain, elle sourit en désignant du geste ses compagnes. « Celles-ci sont restées pour se gausser des tracasseries que j’endurais, à ce qu’elles ont prétendu, mais je ne crois pas que les Sagettes m’auraient laissée partir si elles ne s’étaient pas trouvées là pour m’accompagner.
— Nous cherchons celui qui a été annoncé », expliqua Baine. Elle soulevait Dailine qui dormait pour que Khiad puisse lui enfiler une chemise de toile brune. « Celui-qui-Vient-avec-l’Aube.
— Il nous conduira hors de la Terre Triple, ajouta Khiad. Les prophéties disent qu’il est né d’une Far Dareis Mai. »
Élayne eut l’air surprise. « J’avais cru vous entendre dire que les Vierges de la Lance n’étaient pas autorisées à avoir d’enfants. Je suis sûre que c’est ce qu’on m’a enseigné. » Baine et Khiad échangèrent de nouveau ces fameux regards, comme si Élayne avait approché de la vérité et pourtant encore une fois l’avait manquée.
« Si une Vierge de la Lance accouche d’un enfant, expliqua avec soin Aviendha, elle confie l’enfant aux Sagettes de son enclos, lesquelles passent l’enfant à une autre femme de telle manière que personne ne sait de qui est cet enfant. » Elle aussi donnait l’impression d’expliquer que la pierre est quelque chose de dur. « Toutes les femmes désirent être la mère nourricière d’un de ces enfants dans l’espoir qu’elle élèvera peut-être Celui-qui-Vient-avec-l’Aube.
— Ou elle renonce à la Lance et épouse l’homme », dit Khiad tandis que Baine ajoutait : « Il y a parfois des raisons qui obligent à renoncer à la Lance. »
Aviendha les fixa du regard mais continua comme si elles n’avaient pas parlé. « Excepté qu’à présent les Sagettes disent qu’on le trouvera ici, de l’autre côté du Rempart du Dragon. “Le sang de notre sang mêlé au sang ancien, élevé par un ancien sang qui n’est pas le nôtre”. Je ne comprends pas, mais les Sagettes l’ont déclaré avec un accent qui ne laisse aucun doute. » Elle s’arrêta, choisissant visiblement ses mots. « Vous avez posé de nombreuses questions, Aes Sedai. Je souhaite en poser une. Vous devez comprendre que nous cherchons des signes et des présages. Pourquoi trois Aes Sedai cheminent-elles dans un pays où la seule main sans couteau est une main trop affaiblie par la faim pour en étreindre le manche ? Où allez-vous ?
— À Tear, répliqua Nynaeve avec autorité, à moins que nous ne restions ici à bavarder jusqu’à ce que le Cœur de la Pierre tombe en poussière. » Élayne commença à rajuster la corde de son baluchon et la courroie de son écritoire pour se préparer à marcher et, au bout d’un instant, Egwene l’imita.
Les Aielles se regardaient, Joliene figée dans le geste de fermer la tunique gris-brun de Dailine. « Tear ? répéta Aviendha d’une voix prudente. Trois Aes Sedai qui traversent un pays en proie à des troubles pour se rendre à Tear. C’est curieux. Pourquoi allez-vous à Tear, Aes Sedai ? »
Egwene jeta un coup d’œil à Nynaeve. Ô Lumière, il y a un instant elles riaient et maintenant elles sont plus que jamais sur leurs gardes.
« Nous sommes sur les traces de femmes mauvaises, expliqua Nynaeve avec une prudente brièveté. Des Amies du Ténébreux.
— Les Messagères de l’Ombre. » Joliene prononça ce nom avec la même grimace que si elle avait mordu dans une pomme pourrie.
« Des Messagères de l’Ombre dans Tear », reprit Baine et, comme si cela faisait partie de la même phrase, Khiad ajouta : « Et trois Aes Sedai en quête du Cœur de la Pierre.
— Je n’ai pas annoncé que nous allions au Cœur de la Pierre, rectifia Nynaeve d’un ton cassant. J’ai simplement dit que je ne voulais pas rester ici jusqu’à ce qu’il tombe en poussière. Egwene, Élayne, êtes-vous prêtes ? » Elle sortit du petit bois sans attendre de réponse, son bâton de marche heurtant le sol avec un martèlement sourd et ses longues enjambées l’emportant en direction du sud.
Egwene et Élayne prirent précipitamment congé avant de la suivre. Les quatre Aielles, debout, les regardèrent s’éloigner.
Quand les deux eurent légèrement dépassé le bois, Egwene déclara : « Mon cœur a failli s’arrêter de battre quand tu t’es nommée. N’avais-tu pas peur qu’elles tentent de te tuer ou de te retenir prisonnière ? La Guerre des Aiels ne date pas de si longtemps et elles ont beau affirmer ne jamais attaquer des femmes qui ne portent pas de lance, elles m’avaient l’air, à moi, assez décidées à se servir des leurs contre n’importe quoi. »
Élayne secoua la tête d’un air désabusé. « Je viens juste d’apprendre combien je sais peu de choses sur les Aiels, mais on m’a enseigné qu’ils ne considèrent pas du tout la Guerre des Aiels comme une guerre. À la façon dont ces Aielles se sont conduites envers moi, je suppose que cela au moins de ce que j’ai appris est vrai. Ou alors peut-être était-ce parce qu’elles me croyaient une Aes Sedai.
— Je reconnais qu’elles sont bizarres, Élayne, mais absolument personne ne peut appeler trois ans de batailles autrement qu’une guerre. Peu importe le nombre de combats que les Aiels se livrent entre eux, une guerre est une guerre.
— Pas pour les Aiels. Ils ont franchi par milliers l’Échine du Monde mais, apparemment, ils se voyaient plutôt comme des traqueurs-de-larrons, ou des exécuteurs de hautes œuvres, venant chercher le Roi Laman de Cairhien pour le crime d’avoir abattu à coups de hache l’Avendoraldera. Pour les Aiels, ce n’était pas une guerre, c’était une exécution. »
L’Avendoraldera, d’après l’un des cours de Vérine, était un rejeton de l’Arbre de Vie, apporté au Cairhien environ quatre cents ans auparavant en tant qu’offre de paix sans précédent de la part des Aiels, donné en même temps que le droit de traverser le Désert, un droit qui par ailleurs n’était accordé qu’aux colporteurs, aux ménestrels et aux Tuatha’ans. Une grande partie de la prospérité du Cairhien s’était développée grâce au commerce de l’ivoire, des parfums et des épices, et surtout de la soie, importés des pays au-delà du Désert. Pas même Vérine n’avait une idée de la façon dont les Aiels s’étaient trouvés en possession d’un jeune plant de l’Avendesora – d’une part, les vieux livres déclaraient explicitement qu’il ne produisait pas de graines ; d’autre part, personne ne savait où était l’Arbre de Vie, excepté dans quelques histoires manifestement erronées, mais l’Arbre de Vie ne pouvait sûrement avoir aucun rapport avec les Aiels – ou pourquoi les Aiels appelaient les Cairhienins « les Partageurs-de-l’Eau » ou encore exigeaient que leurs caravanes de chariots de marchandises arborent une bannière avec la feuille trilobée de l’Avendesora.
Egwene pensait, à contrecœur, pouvoir comprendre pourquoi ils avaient déclenché une guerre – même s’ils estimaient que ce n’en était pas une – après que le Roi Laman avait abattu leur cadeau pour construire un trône ne ressemblant à aucun autre au monde. Le Péché de Laman, l’avait-elle entendu appeler. D’après Vérine, non seulement le commerce du Cairhien par-delà le Désert avait pris fin avec la guerre, mais encore les Cairhienins qui s’aventuraient maintenant dans le Désert disparaissaient. Vérine affirmait qu’on les disait « vendus comme animaux » dans les pays au-delà du Désert, mais même elle ne comprenait pas comment un homme pouvait être vendu, ou une femme.
« Egwene, demanda Élayne, tu sais qui doit être Celui-qui-Vient-avec-l’Aube, n’est-ce pas ? »
Les yeux fixés sur le dos de Nynaeve toujours nettement en avance sur elles, Egwene secoua négativement la tête – A-t-elle l’intention de nous faire faire la course jusqu’à Jurène ? – puis faillit s’arrêter. « Tu ne veux pas dire… ? »
Élayne acquiesça d’un signe. « Je pense que si. Je ne connais pas grand-chose des Prophéties du Dragon, mais j’ai entendu quelques vers. Je me rappelle l’un d’eux qui est “Sur les pentes du Mont-Dragon il naîtra, issu d’une jeune fille mariée à aucun homme”. Egwene, Rand a bien l’air d’un Aiel. Ma foi, il ressemble aussi aux portraits de Tigraine que j’ai vus, mais elle a disparu avant sa naissance et j’imagine mal qu’elle aurait pu être sa mère, de toute façon. Je crois que la mère de Rand était une Vierge de la Lance. »
Egwene fronça les sourcils sous le coup de la réflexion en pressant le pas, elle passait en revue tout ce qu’elle savait de la naissance de Rand. Il avait été élevé par Tam al’Thor après la mort de Kari al’Thor mais, si ce qu’affirmait Moiraine était exact, ils ne pouvaient pas être ses vrais père et mère. Nynaeve avait paru parfois connaître un secret concernant la naissance de Rand. Mais je suis prête à parier que je ne le lui extirperais pas avec une fourche !
Elles rattrapèrent Nynaeve, Egwene enfoncée dans ses pensées qui lui rendaient la mine morose, Nynaeve regardant droit devant elle dans la direction de Jurène et de ce bateau, tandis qu’Élayne les considérait d’un œil soucieux comme si elles étaient deux enfants se targuant chacun avec humeur que c’est à lui que devrait revenir la plus grosse part du gâteau.
Après un temps de foulées silencieuses, Élayne s’écria : « Vous vous en êtes très bien tirée, Nynaeve. De la guérison et du reste aussi. Je ne crois pas qu’elles aient douté un instant que vous étiez une Aes Sedai. Ou que nous en étions toutes, étant donné la façon dont vous vous êtes comportée.
— Vous avez fait du bon travail, ajouta Egwene au bout d’une minute. C’est la première fois que j’ai eu réellement l’occasion d’observer ce qui se passe pendant une guérison. En comparaison, susciter la foudre ne paraît pas plus difficile que pétrir un gâteau d’avoine. »
Un sourire surpris détendit le visage de Nynaeve. « Merci », murmura-t-elle et elle allongea la main pour donner une légère saccade à une mèche de cheveux d’Egwene comme quand cette dernière était une fillette.
Je ne suis plus une petite fille. Le moment passa aussi vite qu’il était venu et elles continuèrent une fois de plus leur chemin en silence. Élayne poussa un gros soupir.
Elles parcoururent encore un quart de lieue ou un peu plus avec rapidité, bien que s’écartant du fleuve pour contourner les petits bois poussant sur la berge. Nynaeve tenait à passer très au large des arbres. Egwene jugeait ridicule de croire que d’autres Aiels se cachaient dans les taillis, mais le détour vers l’intérieur des terres n’allongeait guère la distance qu’elles devaient couvrir ; aucun de ces peuplements n’était très important.
Par contre, Élayne surveillait les arbres et c’est elle qui s’écria soudain : « Attention ! »
Egwene tourna vivement la tête ; des hommes sortaient d’entre les arbres, des frondes tournoyant autour de leurs têtes. Elle appela à elle la saidar, quelque chose lui heurta la tête et l’obscurité engloutit tout.
Egwene se sentait ballotter, sentait elle ne savait quoi remuer sous elle. Sa tête semblait n’être que douleur. Elle voulut porter une main à ses tempes, mais quelque chose s’enfonça dans ses poignets et ses mains ne bougèrent pas.
« … vaut mieux que de rester planqué là-bas toute la journée à attendre la nuit, dit une rude voix d’homme. Qui sait si un autre bateau viendra accoster ? Et je n’ai pas confiance dans ce bateau-là. Il prend l’eau.
— Tu ferais mieux d’espérer qu’Adden croie que tu as vu ces anneaux avant de prendre ta décision, répliqua un autre homme. Il veut de grosses cargaisons, pas des femmes, à mon avis. »
Le premier marmotta une grossièreté ayant trait à ce qu’Adden pouvait faire avec son bateau éponge et aussi avec les cargaisons.
Les yeux d’Egwene s’ouvrirent. Des taches argentées dansaient au milieu de ce qu’elle voyait ; elle crut qu’elle allait vomir sur le sol qu’elle voyait onduler en défilant sous sa tête. Elle était ligotée en travers du dos d’un cheval, ses poignets et ses chevilles réunis par une corde passant sous le ventre du cheval, les cheveux pendants.
Il faisait encore jour. Elle tendit le cou pour regarder autour d’elle. Des cavaliers en vêtements grossiers l’entouraient en tellement grand nombre qu’elle fut incapable de voir si Nynaeve et Élayne avaient été capturées aussi. Quelques-uns portaient des portions d’armure – un heaume cabossé, un haubert bosselé, un justaucorps entièrement recouvert d’écaillés de métal cousues dessus – mais la plupart étaient vêtus de tuniques qui n’avaient pas été nettoyées depuis des mois, pour ne pas dire jamais. D’après l’odeur, les hommes ne s’étaient pas lavés non plus depuis des mois. Tous étaient armés d’épées, à la ceinture ou dans le dos.
La colère la saisit, et la peur, mais la dominante était la colère, une rage blanche. Je ne veux pas être prisonnière. Je ne veux pas être ligotée ! Je m’y refuse ! Elle appela à elle la saidar et la douleur lui arracha presque le sommet du crâne ; elle retint juste à temps un gémissement.
Le cheval s’arrêta un instant empli d’appels et du grincement de gonds rouilles, puis avança un peu plus loin et les hommes commencèrent à mettre pied à terre. Comme ils s’écartaient, elle eut un aperçu de l’endroit où ils se trouvaient. Ils étaient à l’intérieur d’une palissade en rondins, construite au sommet d’une grande butte de terre ronde, et des archers montaient la garde sur une passerelle en bois construite à une hauteur juste suffisante pour qu’ils voient par-dessus l’extrémité taillée à la hache des rondins de la palissade. Une seule cabane basse en rondins, sans fenêtres, paraissait implantée dans le tertre, moins haut que la palissade. Il n’y avait pas d’autres constructions en dehors de quelques appentis. À part les cavaliers et les chevaux qui venaient d’entrer, le reste de l’espace libre était occupé par des feux de cuisine, des chevaux attachés à des piquets et encore des hommes crasseux. Ils devaient être au moins une centaine. Dans des cages, des chèvres, des porcs et des poulets emplissaient l’air de bêlements, grognements et gloussements qui se fondaient avec les cris et rires grossiers pour former un vacarme à lui rompre les tympans.
Ses yeux découvrirent Nynaeve et Élayne, attachées comme elle la tête en bas en travers du dos de chevaux sans selle. Ni Tune ni l’autre ne semblaient bouger ; l’extrémité de la natte de Nynaeve traînait dans la poussière quand son cheval se déplaçait. Un minuscule espoir s’évanouit, que l’une d’elles soit libre et puisse aider celles qui étaient captives à s’évader. Par la Lumière, je ne peux pas supporter d’être de nouveau prisonnière. Pas encore une fois. Avec précaution, elle recommença à tenter d’attirer en elle la saidar. La souffrance ne fut pas aussi intense – simplement comme si quelqu’un lui avait laissé choir une pierre sur le crâne – mais empêcha sa concentration avant même qu’elle ait évoqué une rose[8].
« Il y en a une de réveillée ! » s’exclama une voix d’homme sur le ton de la panique.
Egwene s’efforça de s’abandonner comme une chiffe molle avec un air inoffensif. Comment, au nom de la Lumière, pourrais-je représenter une menace attachée tel un sac de farine ! Que je brûle, il faut que je gagne du temps. Il le faut ! « Je ne vous ferai aucun mal », dit-elle au gaillard qui accourait, le visage brillant de sueur. Ou du moins essaya-t-elle de le dire. Elle ne savait pas trop combien de mots elle avait réellement prononcés avant que quelque chose heurte de nouveau sa tête et que l’obscurité l’enveloppe dans une vague de nausée.
Reprendre conscience fut moins difficile la fois suivante. Sa tête était encore douloureuse mais pas autant qu’avant, même si ses pensées semblaient tournoyer de façon vertigineuse. Heureusement, mon estomac n’est pas… Ô Lumière, mieux vaut n’y pas penser. Elle avait dans la bouche un goût de vin sur et de quelque chose d’amer. Des rayons de clarté émanant de lampes se glissaient par des fentes horizontales dans une cloison grossière, mais elle-même gisait dans l’ombre, sur le dos. Sur de la terre battue, pensa-t-elle. La porte ne semblait pas bien ajustée non plus ; n’empêche elle n’avait l’air que trop solide.
Elle se souleva sur les mains et les genoux, et fut surprise de constater qu’elle n’était attachée d’aucune manière. Excepté cette paroi de troncs d’arbre en grume, les autres étaient toutes apparemment en pierre brute. La lumière provenant des fentes suffisait pour lui montrer Nynaeve et Élayne affalées sur le sol. Il y avait du sang sur le visage de la Fille-Héritière. Aucune ne bougeait, seules leurs poitrines se soulevaient et s’abaissaient au rythme de leur respiration. Egwene hésita entre les réveiller tout de suite ou regarder ce qui se trouvait de l’autre côté de cette paroi. Rien qu’un coup d’œil, songea-t-elle. Autant voir ce que nous avons comme gardiens avant de les réveiller.
Elle se dit que ce n’était pas parce qu’elle avait peur d’être incapable d’y parvenir. En plaçant son œil à une des fentes près de la porte, elle pensa au sang sur la figure d’Élayne et s’efforça de se rappeler avec précision ce que Nynaeve avait fait pour Dailine.
L’autre pièce était grande – elle devait occuper le reste de la bâtisse en rondins qu’elle avait aperçue – et sans fenêtres mais brillamment éclairée par des lampes d’or et d’argent suspendues à des chevilles enfoncées dans les murs ou les rondins formant le haut plafond. Il n’y avait pas de foyer de cheminée. Sur le sol en terre battue, des chaises et des tables de ferme étaient mélangées à des coffres couverts de dorures et incrustés d’ivoire. Un tapis tissé de paons était étendu à côté d’un énorme lit à baldaquin, où s’entassaient des couvertures et des couvre-pieds malpropres, avec des colonnes minutieusement sculptées et dorées.
Une douzaine d’hommes étaient debout ou assis dans cette salle, mais tous les yeux étaient tournés vers un homme blond de haute taille qui aurait eu belle mine si son visage avait été plus propre. Il se tenait debout et contemplait le dessus d’une table aux pieds cannelés et au décor de volutes dorées, une main sur la poignée de son épée, un doigt de l’autre poussant en petits cercles sur le dessus de la table quelque chose qu’Egwene ne réussit pas à distinguer.
La porte extérieure s’ouvrit, révélant que la nuit était tombée au-dehors, et un homme grand et maigre à qui manquait l’oreille gauche entra. « Il n’est pas encore arrivé », dit-il d’une voix rude. Il avait aussi perdu deux doigts de la main gauche. « Je n’aime pas traiter avec cette espèce-là. »
Le géant blond ne lui prêta aucune attention, il continua à tracer des ronds avec ce qu’il y avait sur la table. « Trois Aes Sedai », murmura-t-il, puis il rit. « Un bon prix pour des Aes Sedai si on a assez de cœur au ventre pour traiter avec l’acheteur que cela intéresse. Si on est prêt à risquer d’avoir les tripes ressorties par la bouche au cas où l’on tenterait de lui vendre chat en poche. Pas autant de tout repos que trancher la gorge de l’équipage d’un navire marchand, hein, Coke ? Pas aussi facile, n’est-ce pas ton avis ? »
Les autres s’agitèrent nerveusement et celui qui avait été interpellé, un gaillard massif au regard fuyant, se pencha en avant avec anxiété. « Ce sont bien des Aes Sedai, Adden. » Elle reconnut cette voix, l’homme qui avait émis les suggestions grossières. « Elles doivent en être, Adden. Les anneaux le prouvent, je te l’assure ! » Adden ramassa quelque chose sur la table, un petit cercle qui jeta des reflets d’or à la clarté des lampes.
Egwene eut un haut-le-corps et se tâta les doigts. Ils m’ont pris mon anneau !
« Je n’aime pas ça, marmotta l’homme efflanqué à l’oreille coupée. Des Aes Sedai. N’importe laquelle d’entre elles pourrait nous tuer tous. Que la fortune me pique ! Tu n’es qu’une pierre taillée en forme d’imbécile, Coke, et je devrais te tailler la gorge. Qu’est-ce qui se passera s’il y en a une qui se réveille avant qu’il arrive ?
— Elles ne se réveilleront pas avant des heures. » C’était un homme corpulent à la voix rauque et au ricanement qui laissait voir une mâchoire édentée. « Ma mémé m’avait enseigné la recette de ce que nous leur avons fait boire. Elles dormiront jusqu’à l’aube et il arrivera bien avant. »
Egwene remua sa bouche où demeurait le goût de vin sûr et d’amertume. Quelle que soit sa recette, ta grand-maman t’a trompé. Elle aurait dû l’étrangler dans ton berceau ! Avant qu’arrive ce « il », cet homme qui se croyait en mesure d’acheter des Aes Sedai, elle aurait remis sur pied Nynaeve et Élayne. Elle rampa jusqu’à Nynaeve.
Pour autant qu’elle pouvait le discerner, Nynaeve semblait endormie, aussi commença-t-elle par le simple expédient de la secouer. À sa surprise, les yeux de Nynaeve s’ouvrirent aussitôt.
« Qu’est-ce… »
Elle plaqua la main sur la bouche de Nynaeve à temps pour arrêter l’exclamation. « Nous sommes retenues prisonnières, chuchota-t-elle. Il y a une douzaine d’hommes de l’autre côté de ce mur et plus encore au-dehors. Bien davantage. Ils nous ont donné quelque chose pour nous faire dormir, mais cela n’a pas été très efficace. Est-ce que vous vous rappelez ? »
Nynaeve écarta la main d’Egwene. « Je me rappelle. » Sa voix était basse et dure. Elle grimaça, tordit les lèvres, puis éclata soudain d’un rire quasi silencieux. « De la racine de bon-sommeil. Ces imbéciles nous ont administré de la racine de bon-sommeil mélangée avec du vin. Du vin tourné presque en vinaigre, d’après le goût. Vite, te souviens-tu de ce que je t’ai appris ? Quel effet a la racine de bon-sommeil ?
— Elle guérit les maux de tête de sorte que l’on peut dormir », répliqua Egwene tout aussi bas. Et presque aussi durement jusqu’à ce qu’elle prête attention à ce qu’elle disait. « Cela vous rend un peu somnolent, mais rien de plus. » Le gros homme n’avait pas écouté avec assez d’attention ce que sa grand-maman lui avait raconté. « Le seul résultat qu’ils ont obtenu, c’est d’apaiser la douleur d’avoir été frappées sur la tête.
— Exactement, acquiesça Nynaeve. Et, une fois que nous aurons réveillé Élayne, nous leur offrirons des remerciements qu’ils n’oublieront pas. » Elle se leva, mais ce fut pour aller s’accroupir à côté de la jeune fille aux cheveux dorés.
« Je crois en avoir vu plus de cent au-dehors quand ils nous ont amenées ici, chuchota Egwene dans le dos de Nynaeve. Cette fois, je suis certaine que vous ne serez pas contrariée si j’utilise le Pouvoir comme arme. Et il y a apparemment quelqu’un qui vient nous acheter. J’ai l’intention d’infliger à ce bonhomme quelque chose qui l’incitera à marcher dans la Lumière jusqu’au jour de sa mort ! » Nynaeve était toujours penchée sur Élayne, mais aucune d’elles ne bougeait. « Qu’est-ce qui se passe ?
— Elle est grièvement blessée, Egwene. Je pense qu’elle a une fracture du crâne et elle respire à peine. Egwene, elle est en train de mourir exactement comme Dailine.
— Ne pouvez-vous rien faire ? » Egwene s’efforça de se remémorer tous les flux qu’avait tissés Nynaeve pour guérir l’Aielle, mais ne put se souvenir que d’un sur trois. « Il le faut !
— Ils ont pris mes simples, murmura Nynaeve farouchement, d’une voix tremblante. Je ne peux pas.
Pas sans les herbes ! » Egwene eut un choc en se rendant compte que Nynaeve était au bord des larmes. « Qu’ils brûlent tous, je ne peux rien sans… ! » Elle saisit Élayne aux épaules comme si elle avait l’intention de la soulever et de la secouer. « Que la Lumière vous brûle, ma petite, reprit-elle d’un ton âpre, je ne vous ai pas amenée jusqu’ici pour mourir ! J’aurais dû vous laisser récurer des marmites ! J’aurais dû vous fourrer dans un sac pour que Mat vous emporte à votre mère ! Je refuse que vous mourriez entre mes mains. Vous m’entendez ? Je ne le permets pas. » La saidar l’entoura subitement de son halo tandis que les yeux et la bouche d’Élayne s’ouvraient tout grands en même temps.
Egwene appliqua ses mains sur la bouche de la jeune fille juste à temps pour étouffer le moindre son, à ce qu’elle pensa, mais dès qu’elle la toucha les remous du Guérissage de Nynaeve l’emportèrent comme un fétu de paille pris dans le pourtour d’un tourbillon. Du froid la gela jusqu’à la moelle des os, rejoignant une chaleur qui jaillissait de l’intérieur comme si elle voulait dessécher sa chair ; le monde disparut dans une sensation de bousculade, de chute, d’envol, de tournoiement.
Quand cela s’acheva enfin, elle haletait et regardait fixement Élayne, qui la fixait en retour au-delà des mains qu’Egwene pressait toujours sur sa bouche. Elle n’avait plus du tout mal à la tête. Le simple contrecoup de ce qu’avait accompli Nynaeve avait apparemment suffi pour cela. Le brouhaha des voix provenant de l’autre pièce n’était pas plus fort ; si Élayne – ou elle-même – avait fait du bruit, Adden et les autres ne l’avaient pas remarqué.
Nynaeve était appuyée sur les mains et les genoux, la tête baissée, secouée de tremblements. « Par la Lumière ! s’exclama-t-elle dans un chuchotement. Pratiquer cela de cette façon… c’était comme de… m’écorcher vive. Oh, par la Lumière ! » Elle examina Élayne. « Comment allez-vous, petite ? » Egwene retira ses mains.
« Fatiguée, murmura Élayne. Et affamée. Où sommes-nous ? Il y avait des hommes avec des frondes… »
Egwene lui raconta précipitamment ce qui s’était passé. La mine d’Élayne s’était assombrie bien avant qu’elle eût terminé.
« Et maintenant, ajouta Nynaeve d’une voix métallique, nous allons montrer à ces rustres ce qu’il en coûte de se frotter à nous. » La saidar rayonna de nouveau autour d’elle.
Élayne se releva en chancelant, mais le halo lumineux l’entourait, elle aussi. Egwene puisa à la Vraie Source presque joyeusement.
Quand elles observèrent encore une fois la salle à travers les fentes pour connaître avec précision ce qu’elles devaient affronter, trois Myrddraals s’y trouvaient.
Ils se tenaient près de la table, leurs vêtements d’un noir de poix anormalement immobiles, et tous les hommes sauf Adden avaient reculé aussi loin que possible, de sorte qu’ils avaient le dos au mur et les yeux baissés vers le sol. De l’autre côté de la table, Adden soutenait le regard sans yeux propre aux Myrddraals, mais la sueur creusait des ruisseaux dans la crasse recouvrant sa figure.
Un Évanescent ramassa un anneau sur la table. Egwene vit alors que c’était un cercle d’or beaucoup plus épais que leurs anneaux d’Aes Sedai au Grand Serpent.
Le visage pressé contre l’espace entre deux rondins, Nynaeve eut un léger hoquet de surprise et tâta l’encolure de sa robe.
« Trois Aes Sedai, dit le Demi-Homme d’une voix chuintante traduisant l’amusement par un son pareil à des choses mortes qui s’écroulent en poussière, et l’une d’elles portait ceci. » L’anneau heurta lourdement la table quand le Myrddraal le rejeta dessus.
« Ce sont celles que je cherche, dit sèchement un autre. Vous serez bien récompensé, humain. »
Nynaeve chuchota : « Il faut que nous les prenions par surprise. Quel genre de cadenas ferme cette porte ? »
Egwene pouvait juste le distinguer sur la face extérieure de la porte, une masse de fer sur une chaîne assez forte pour retenir un taureau enragé. « Préparez-vous », dit-elle.
Elle effila un flux de Terre jusqu’à ce qu’il soit plus fin qu’un cheveu, avec l’espoir que les Demi-Hommes ne percevraient pas un canalisage aussi minuscule, et l’introduisit dans la masse de fer, dans le moindre de ses composants.
Un des Myrddraals leva la tête. Un autre se pencha par-dessus la table vers Adden. « Je ressens des picotements, humain. Êtes-vous sûr qu’elles dorment ? »
Adden ravala sa salive et hocha la tête.
Le troisième Myrddraal se détourna pour regarder la porte donnant sur la pièce où étaient tapies Egwene et ses compagnes.
La chaîne tomba par terre, le Myrddraal qui regardait dans sa direction émit un grondement et la porte extérieure s’ouvrit avec brutalité, la mort voilée de noir surgissant de la nuit.
La salle retentit de cris et d’appels, cependant que les hommes se saisissaient de leurs épées pour lutter contre les lances qui les assaillaient. Les Myrddraals dégainèrent des lames plus noires que leurs vêtements et se battirent pour défendre leur vie, eux aussi. Egwene avait vu une fois six chats aux prises en même temps ; ceci était cent fois pire. Et, pourtant, en quelques secondes le silence s’établit. Ou presque.
Tous les humains ne portant pas de voile noir gisaient morts transpercés par une lance ; une lance clouait Adden au mur. Deux Aiels également gisaient immobiles parmi le chaos des meubles renversés et des cadavres. Les trois Myrddraals s’étaient postés dos à dos au centre de la salle, l’épée noire en main. L’un d’eux s’étreignait le côté comme s’il était blessé, bien que n’en donnant pas d’autre signe. Un deuxième avait une longue balafre sur son visage pâle ; elle ne saignait pas. Autour d’eux tournaient les cinq Aiels voilés encore vivants, prêts à bondir. Du dehors venaient des cris et des cliquetis de métal annonçant que d’autres Aiels se battaient encore dans la nuit, mais dans la pièce résonnait un son plus doux.
Tout en tournant en cercle, les Aiels frappaient leur lance contre leur petit bouclier de peau. Frum-frum-FRUM-frum… frum-frum-FRUM-frum… frum-frum-FRUM-frum. Les Myrddraals tournaient en même temps qu’eux, et leurs visages sans yeux donnaient l’impression qu’ils étaient déconcertés, mis mal à l’aise du fait que la peur suscitée par leur regard dans chaque cœur humain ne paraissait pas effleurer ceux-ci.
« Danse avec moi, Homme-de-l’Ombre », s’écria soudain un des Aiels, d’un ton provocant. La voix était d’un homme jeune.
« Danse avec moi, Sans-Yeux ». C’était une femme.
« Danse avec moi. »
« Danse avec moi. »
« Je crois, dit Nynaeve en se redressant, qu’il est temps. » Elle rabattit la porte et les trois jeunes femmes environnées par la lumière de la saidar sortirent.
On aurait dit que, pour les Myrddraals, les Aiels avaient cessé d’exister et, pour les Aiels, les Myrddraals. Les Aiels dévisageaient par-dessus leur voile Egwene et ses compagnes comme s’ils n’étaient pas sûrs de ce qu’ils voyaient ; elle entendit l’une des femmes retenir brusquement sa respiration sous le coup de la surprise. Le regard sans yeux des Myrddraals était différent. Egwene pressentait à demi que les Demi-Hommes se savaient sur le point de mourir ; les Demi-Hommes reconnaissaient les femmes embrassant la Vraie Source quand ils en rencontraient. Elle était certaine de discerner aussi le désir qu’elle-même meure si leur propre mort pouvait provoquer la sienne et un désir plus puissant encore de dépouiller son âme de sa chair afin de transformer les deux en jouets pour l’Ombre, un désir de…
Elle venait de mettre le pied dans la salle et pourtant elle avait la sensation d’avoir soutenu ce regard pendant des heures. « Je ne supporterai pas cela plus longtemps », grommela-t-elle et elle déclencha un flux de Feu.
Des flammes jaillirent des trois Myrddraals à la fois, s’épanouissant dans toutes les directions et ils poussèrent des cris pareils à des os brisés bloquant un hachoir à viande. Cependant elle avait oublié qu’elle n’était pas seule, qu’Élayne et Nynaeve étaient avec elle. Tandis que les flammes consumaient les Demi-Hommes, l’air même sembla soudain les soulever du sol, pressés les uns contre les autres, les broyant en une boule de feu et de noirceur qui devint de plus en plus petite. La colonne vertébrale d’Egwene vibra douloureusement au rythme de leurs hurlements et quelque chose jaillit des mains de Nynaeve – une mince barre de lumière blanche auprès de laquelle le soleil de midi aurait paru noir, une barre de feu auprès de laquelle du métal fondu serait froid, reliant ses mains aux Myrddraals. Et ils cessèrent d’exister comme s’ils n’avaient jamais vécu. Nynaeve eut un sursaut de surprise et le halo de lumière autour d’elle disparut.
« Qu’est-ce… qu’est-ce que c’était ? » demanda Élayne.
Nynaeve secoua la tête ; elle semblait aussi stupéfaite qu’Élayne. « Je ne sais pas. Je… j’étais tellement furieuse, tellement terrifiée par ce qu’ils voulaient… J’ignore ce que c’était. »
Le malefeu pensa Egwene. Elle n’aurait pas pu dire comment elle l’avait appris mais elle en était certaine. À contrecœur, elle se força à laisser aller la saidar ; la força à la laisser, elle. Il lui était impossible de déterminer lequel était le plus pénible. Et je n’ai rien vu de la façon dont elle s’y est prise !
C’est alors que les Aiels ôtèrent leur voile. Quelque peu précipitamment, jugea Egwene, comme pour annoncer à elle et à ses deux compagnes qu’ils n’étaient plus prêts à se battre. Trois d’entre eux étaient des hommes, l’un assez âgé avec des fils plus que gris dans sa chevelure roux foncé. Ils étaient grands, ces Aiels, et jeunes ou vieux ils avaient cette calme assurance, cette grâce dangereuse dans le mouvement qu’Egwene associait avec les Liges ; la mort chevauchait sur leur dos, ils en étaient conscients et n’éprouvaient pas de peur. Une des femmes était Aviendha. Les cris et les appels au-dehors allaient s’éteignant.
Nynaeve se mit en marche vers les Aiels gisant à terre.
« Ce n’est pas nécessaire, Aes Sedai, dit l’homme âgé. Ils ont reçu l’acier des Hommes de l’Ombre. »
Néanmoins Nynaeve se pencha pour s’assurer de l’état de chacun, écartant leur voile pour retrousser les paupières et tâter la gorge à la recherche du pouls. Au deuxième corps, lorsqu’elle se redressa, son visage était blême. C’était Dailine. « Que la Lumière vous brûle ! Qu’Elle vous brûle ! » Qui elle maudissait n’était pas évident, peut-être Dailine ou l’homme grisonnant, ou Aviendha ou tous les Aiels. « Je ne l’ai pas guérie pour qu’elle meure de cette façon !
— La mort est notre lot commun », commença Aviendha mais, quand Nynaeve se retourna brusquement vers elle, Aviendha se tut. Les Aiels échangèrent des coups d’œil, avec l’air de se demander si Nynaeve n’allait pas leur infliger le même traitement qu’aux Myrddraals. Il n’y avait pas de crainte dans leur regard, seulement la conscience de la situation.
« L’acier des Hommes de l’Ombre tue, expliqua Aviendha, il ne blesse pas. » L’homme âgé la regarda, une légère expression de surprise dans les yeux – Egwene estima que, comme pour Lan, pour lui un battement des paupières équivalait à l’étonnement marqué chez quelqu’un d’autre – et Aviendha ajouta : « Elles ne sont guère au courant de certaines choses, Rhuarc.
— Pardonnez-nous d’avoir interrompu votre… danse, énonça Élayne d’une voix claire. Peut-être n’aurions-nous pas dû intervenir. »
Egwene la regarda avec stupeur, puis comprit son intention. Les mettre à l’aise et donner à Nynaeve une chance de se calmer. « Vous aviez la situation bien en main, dit-elle. Peut-être vous avons-nous froissés en nous en mêlant. »
L’homme grisonnant – Rhuarc – eut un petit rire grave. « Aes Sedai, pour ma part je suis content de… ce que vous avez fait. » Pendant un instant, il n’en parut pas entièrement sûr mais, la seconde suivante, il reprit sa bonne humeur. Il avait un sourire sympathique et un visage aux traits fermes et à l’expression franche ; il était beau encore qu’un peu âgé. « Nous aurions pu les tuer, mais trois Hommes de l’Ombre…
Ils auraient tué deux ou trois d’entre nous, sinon tous, et je ne peux pas affirmer que nous les aurions liquidés jusqu’au dernier. Pour les jeunes, la mort est un ennemi contre qui ils désirent mesurer leurs forces. Pour nous autres plus avancés en âge, elle est une vieille amie, une vieille amante mais que nous ne sommes pas pressés de rencontrer de sitôt. »
Nynaeve se détendit apparemment à ces paroles, comme si rencontrer un Aiel qui ne semblait pas impatient de mourir avait agi comme un solvant extrayant d’elle sa tension nerveuse. « Je devrais vous remercier, dit-elle, et je vous remercie effectivement. J’admets, toutefois, que je suis surprise de vous voir. Aviendha, vous attendiez-vous à nous trouver ici ? Comment ?
— Je vous ai suivies. » L’Aielle ne témoignait d’aucun embarras. « Pour connaître comment vous alliez agir. J’ai assisté à votre capture par ces hommes, mais j’étais trop loin pour vous aider. J’étais certaine d’être aperçue de vous si je me rapprochais trop, alors j’étais restée à une centaine de pas en arrière. Quand j’ai constaté que vous ne pouviez pas vous défendre seules, il était trop tard pour que j’essaie à moi seule.
— Je suis sûre que vous avez agi pour le mieux », dit Egwene d’une voix faible. Elle n’était qu’à cent pas derrière nous ? Ô Lumière, les brigands n’ont rien remarqué.
Aviendha prit son commentaire pour une incitation à continuer ses explications. « Je savais où devait être Coram, et lui savait où étaient Dhael et Luaine, et ils savaient… » Elle s’interrompit, regardant l’homme âgé en fronçant les sourcils. « Je ne m’attendais pas à trouver un chef de clan, à plus forte raison celui du mien, parmi ceux qui sont venus. Qui dirige les Aiels Taardad, Rhuarc, avec toi ici ? »
Rhuarc haussa les épaules comme si cela n’avait aucune importance. « Les chefs des enclos s’en chargeront chacun à son tour et tâcheront de décider s’ils veulent vraiment se rendre à Rhuidean quand je mourrai. Je ne serais pas venu si ce n’est qu’Amys, Bair, Melaine et Seana m’ont traqué comme des félins des crêtes une chèvre sauvage. Les rêves ont décrété que je devais partir. Elles m’ont demandé si je voulais absolument mourir vieux et gras dans un lit. »
Aviendha rit comme si c’était une merveilleuse plaisanterie. « J’ai entendu dire qu’un homme pris entre sa femme et une Sagette regrette souvent de n’avoir pas une douzaine de vieux ennemis à combattre. Un homme coincé entre une épouse et trois Sagettes, alors que l’épouse est elle-même une Sagette, doit envisager d’essayer d’abattre l’Aveugleur.
— L’idée m’est venue. » Il fronça les sourcils en examinant quelque chose par terre ; trois anneaux au Grand Serpent, constata Egwene, et un anneau beaucoup plus massif à la mesure d’un grand doigt d’homme. « Elle m’est restée en tête. Tout doit changer, mais je n’ai pas envie de participer à ce changement si je peux m’en tenir à l’écart. Trois Aes Sedai qui se rendent à Tear. » Les autres Aiels s’entre-regardèrent discrètement comme s’ils ne voulaient pas qu’Egwene et ses compagnes le remarquent.
« Vous avez parlé de rêves, reprit Egwene. Vos Sagettes savent-elles ce que leurs rêves signifient ?
— Quelques-unes. Si vous désirez en savoir davantage, vous devez leur en parler. Peut-être répondront-elles à une Aes Sedai. Elles ne disent rien aux hommes, sauf ce que les rêves annoncent que nous devons faire. » Il parut soudain las. « Et c’est généralement ce que nous voudrions éviter, si nous le pouvions. »
Il se pencha pour ramasser l’anneau d’homme. Sur le plat de cette chevalière, une grue volait au-dessus d’une lance et d’une couronne ; Egwene la reconnut alors. Elle l’avait souvent vue pendant à une lanière de cuir autour du cou de Nynaeve. Cette dernière marcha sur les autres anneaux pour l’arracher de la main de Rhuarc ; son visage était empourpré par la colère et trop d’autres émotions pour qu’Egwene les déchiffre. Rhuarc n’essaya pas de reprendre la chevalière, mais poursuivit du même ton las.
« Et l’une d’elles porte un anneau dont j’ai entendu parler dans mon enfance. L’anneau des rois malkieri. Ils ont chevauché avec les guerriers du Shienat contre les Aiels au temps de mon père. Ils étaient habiles à la danse des lances, mais la Malkier a succombé à la Dévastation. On raconte que seul a survécu un roi enfant et qu’il courtise la mort qui lui a pris sa terre comme d’autres courtisent de jolies femmes. En vérité, voilà quelque chose d’étrange, Aes Sedai. De toutes les étrangetés que j’ai pensé voir quand à force de me harceler Melaine m’a fait quitter ma redoute et franchir le Rempart du Dragon, rien n’a été plus étrange que ceci. La voie que vous m’avez tracée est un chemin que je n’avais jamais cru que mes pieds suivraient.
— Je ne vous ai tracé aucune voie, riposta sèchement Nynaeve. Tout ce que je veux, c’est continuer mon voyage. Ces hommes avaient des chevaux. Nous en prendrons trois et nous mettrons en route.
— En pleine nuit, Aes Sedai ? s’enquit Rhuarc. Votre voyage est-il si urgent que vous traverseriez ces terres dangereuses dans l’obscurité ? »
Nynaeve en débattit intérieurement de façon visible avant de répondre : « Non. » D’un ton plus ferme, elle ajouta : « Mais j’ai l’intention de partir au lever du soleil. »
Les Aiels transportèrent les morts en dehors de la palissade, mais ni Egwene ni ses compagnes ne voulurent utiliser le lit crasseux où avait couché Adden. Elles ramassèrent leurs anneaux et dormirent à la belle étoile dans leurs manteaux et sous les couvertures que les Aiels leur fournirent.
Quand l’aube donna au ciel vers l’est la couleur de la nacre, les Aiels offrirent un déjeuner de viande séchée coriace – Egwene hésita à en prendre jusqu’à ce qu’Aviendha lui indique que c’était de la chèvre – avec une mince galette de seigle presque aussi difficile à mâcher que la viande filandreuse, et du fromage à pâte blanche veinée de bleu qui avait un goût piquant et assez sec pour qu’Élayne murmure que les Aiels devaient s’exercer en mâchant des cailloux. Ce qui n’empêcha pas la Fille-Héritière de manger autant qu’Egwene et Nynaeve réunies. Les Aiels lâchèrent les chevaux dans la nature – ils ne montaient à cheval que quand ils y étaient obligés, expliqua Aviendha, dont le ton laissait entendre qu’elle-même préférerait courir avec des ampoules aux pieds – après avoir choisi les trois meilleurs pour Egwene et ses compagnes. Ils étaient tous grands et presque aussi massifs que des chevaux de bataille, avec le cou fièrement redressé et des yeux au regard ardent. Un étalon moreau, à la robe d’un noir luisant, pour Nynaeve, une jument rouanne pour Élayne et une jument grise pour Egwene.
Elle décida d’appeler Brume sa jument grise, dans l’espoir qu’un nom doux la mette d’humeur aimable et, en vérité, Brume partit d’un trot léger quand elles s’engagèrent vers le sud au moment précis où le soleil hissait un limbe rouge au-dessus de l’horizon.
Les Aiels les accompagnèrent à pied, tous ceux qui avaient survécu à la bataille. Trois étaient morts, en plus des deux tués par les Myrddraals. Ils étaient dix-neuf au total à présent. Ils se maintenaient avec aisance à la hauteur des chevaux, d’un pas de course allongé. Au début, Egwene tenta d’imposer à Brume une allure lente, mais les Aiels trouvèrent cela très drôle.
« Je vous défie à la course sur quatre lieues, dit Aviendha, et nous verrons qui gagne, votre cheval ou moi.
— Et moi, je lutterai de vitesse avec vous sur huit ! » lança Rhuarc en riant.
Elle se dit que ce n’était peut-être pas là propos en l’air et en effet, quand elle et ses compagnes laissèrent leurs montures adopter un train plus rapide, les Aiels ne furent nullement distancés.
Lorsque les toits de chaume de Jurène furent en vue, Rhuarc dit : « Adieu, Aes Sedai. Puissiez-vous toujours trouver de l’eau et de l’ombre. Peut-être nous rencontrerons-nous de nouveau avant que se produise le changement. » Sa voix était grave. Comme les Aiels s’éloignaient en tournant vers le sud, Aviendha, Khiad et Baine levèrent chacune la main en signe d’adieu. Ils n’eurent pas l’air de ralentir, maintenant qu’ils n’accompagnaient plus les chevaux ; peut-être même avaient-ils augmenté légèrement leurs foulées. Egwene soupçonna qu’ils avaient l’intention de garder cette allure jusqu’à ce qu’ils atteignent l’endroit où ils se rendaient.
« Qu’entendait-il par ça ? questionna-t-elle. “Peut-être nous rencontrerons-nous de nouveau avant que se produise le changement” ? » Élayne secoua la tête.
« Peu importe ce qu’il voulait dire, rétorqua Nynaeve. Je suis bien contente qu’ils soient arrivés hier, mais je suis aussi enchantée qu’ils s’en aillent. J’espère qu’il y a un navire ici. »
Jurène en soi était une modeste bourgade, aux maisons tout en bois dont aucune n’avait d’étage, mais la bannière au Lion Blanc d’Andor flottait au-dessus d’elle en haut d’un grand mât et cinquante Gardes de la Reine en assuraient la protection, en tunique rouge et long col blanc sous une cuirasse étincelante. Ils avaient été postés là, expliqua leur capitaine, pour assurer un havre abrité aux réfugiés qui désiraient fuir en Andor, mais leur afflux diminuait de jour en jour. La plupart se rendaient dans des villages situés plus bas en aval, à présent, plus près d’Aringill. C’était une chance que les trois jeunes femmes soient venues maintenant, car il s’attendait à recevoir d’un moment à l’autre l’ordre de ramener sa compagnie au pays d’Andor. Les quelques habitants de Jurène les accompagneraient probablement, laissant ce qui restait aux brigands et aux soldats des Maisons du Cairhien en guerre.
Élayne cachait sa figure dans le capuchon de sa robuste cape de laine, mais aucun des soldats ne sembla associer à leur Fille-Héritière cette jeune fille à la chevelure d’or roux. Certains lui demandèrent de rester ; Egwene ne sut pas si Élayne en était contente ou choquée. Elle-même répliqua aux hommes qui la sollicitaient qu’elle n’avait pas de temps à perdre avec eux. S’entendre le demander était agréable d’une certaine façon ; elle n’avait évidemment aucune envie d’embrasser un de ces gaillards, mais c’était plaisant de s’entendre rappeler que quelques hommes, au moins, la trouvaient aussi jolie qu’Élayne. Nynaeve gifla l’un d’eux. Ce que voyant, Egwene faillit éclater de rire et Élayne sourit d’une oreille à l’autre ; Egwene songea que Nynaeve avait dû être pincée mais, en dépit de son expression indignée, elle n’avait pas non plus l’air tout à fait offusquée.
Elles ne portaient pas leurs anneaux. Il n’avait pas fallu de la part de Nynaeve grand effort pour les convaincre que l’endroit où elles n’avaient pas envie de passer pour des Aes Sedai était bien Tear, surtout si l’Ajah Noire s’y trouvait. Egwene avait placé son anneau dans son escarcelle avec le ter’angreal de pierre ; elle la tâtait souvent pour s’assurer qu’ils y étaient toujours. Nynaeve portait le sien enfilé sur la lanière où était suspendue la lourde chevalière de Lan entre ses seins.
Il y avait un bateau à Jurène, amarré à l’unique quai de pierre s’avançant dans l’Erinin. Pas le navire qu’Aviendha avait vu, apparemment, mais néanmoins un bateau. Egwene fut consternée en l’apercevant. Deux fois plus large que La Grue Bleue, La Flèche Filante démentait son nom avec un avant renflé aussi rond que son capitaine.
Ce digne personnage regarda Nynaeve et cligna des paupières en se grattant l’oreille quand elle demanda si son navire était rapide. « Rapide ? Je suis plein de bois précieux du Shienar et de tapis de Kandor. Quel besoin d’aller vite avec une cargaison pareille ? Les prix ne font que monter. Oui, je suppose qu’il y a des bateaux plus rapides derrière moi, mais ils n’aborderont pas ici. Moi-même je ne m’y serais pas arrêté si je n’avais découvert des vers dans la viande. Idée stupide de croire qu’on avait à vendre de la viande au Cairhien. La Grue Bleue ? Oui, j’ai vu Ellisor planté sur je ne sais quoi en amont ce matin. Il ne s’en dégagera pas de sitôt, je pense. Voilà à quoi vous mène un bateau rapide. »
Nynaeve paya leur passage – et une somme deux fois plus importante pour les chevaux – avec une telle expression que ni Egwene ni Élayne ne lui adressèrent la parole longtemps après que La Flèche Filante se fut éloignée de Jurène en roulant avec indolence bord sur bord.