36 Fille de la Nuit

Se rendant compte qu’il n’avait aucun moyen de reconnaître quelle cabine était censée la sienne, il passa la tête dans plusieurs. Elles étaient plongées dans l’obscurité et toutes avaient deux hommes endormis dans les couchettes exiguës fixées contre chacune des parois, toutes sauf une qui abritait Loial, assis par terre entre les couchettes – inséré de justesse – griffonnant dans son cahier de notes relié en toile, à la clarté d’une lanterne suspendue par un système à la cardan. L’Ogier avait envie de commenter les incidents de la journée, mais Perrin, dont les mâchoires grinçaient dans ses efforts pour retenir ses bâillements, jugeait que le bateau avait navigué assez loin vers l’aval maintenant pour que dormir soit sans danger. Que rêver soit sans risques. Même s’ils essayaient, les loups ne pouvaient pas soutenir longtemps l’allure donnée par les rames et le courant.

Finalement, il trouva une cabine sans hublot où il n’y avait personne, ce qui lui convenait fort bien. Il souhaitait être seul. Une coïncidence de nom, voilà tout, pensa-t-il en allumant la lanterne fixée au mur. D’ailleurs, son vrai nom est Zarine. Cependant la jeune fille aux pommettes hautes et aux yeux noirs obliques n’était pas sa préoccupation principale. Il déposa son arc et ses autres affaires sur une des étroites couchettes, jeta sa cape par-dessus et s’assit sur l’autre pour retirer ses bottes.

Élyas Mâchera avait trouvé moyen de vivre avec ce qu’il était – un homme en quelque sorte lié à des loups – et il n’était pas devenu fou. En y réfléchissant, Perrin acquit la conviction qu’Élyas avait vécu ainsi depuis des années avant même qu’il le rencontre. Il désire être comme ça. Il l’accepte, en tout cas. Ce n’était pas une solution. Perrin ne voulait pas vivre ainsi, ne voulait pas accepter. Mais si tu as le matériau pour forger un couteau, tu l’acceptes et tu forges un couteau, même si tu préférerais façonner une hache de bûcheron. Non ! Ma vie est plus que du fer destiné à prendre forme sous le marteau.

Avec prudence, il lança son esprit à la recherche de loups et trouva… rien. Oh, il y avait une vague sensation de loups quelque part au loin, mais elle disparut dès qu’il la capta. Pour la première fois depuis bien longtemps, il était seul. Bienheureusement seul.

Soufflant la lanterne, il s’étendit, pour la première fois depuis des jours. Comment au nom de la Lumière Loial parvient-il à se coucher là-dedans ? Ces nuits pratiquement blanches l’assaillirent, l’épuisement relâchant ses muscles. Il s’avisa qu’il avait réussi à ne plus penser à l’Aiel. Ni aux Blancs Manteaux. Cette maudite hache ! Que la Lumière me brûle, je voudrais ne l’avoir jamais vue fut sa dernière pensée avant de plonger dans le sommeil.

Un épais brouillard gris l’environnait, assez dense pour qu’il ne distingue même pas ses propres bottes et si épais de chaque côté qu’il n’y voyait pas à plus de dix pas. Il n’y avait sûrement rien plus près. N’importe quoi pouvait se trouver dans cette brume. Elle semblait bizarre ; elle n’était pas humide. Il porta la main à sa ceinture, cherchant le réconfort de savoir qu’il pouvait se défendre et sursauta. Sa hache n’était pas là.

Quelque chose remua dans la brume, un tourbillonnement dans la grisaille. Ce quelque chose venait vers lui.

Il se raidit, se demandant si mieux valait s’enfuir ou attendre et lutter à mains nues, se demandant s’il y avait quoi que ce soit à combattre.

Le sillon ondoyant qui se creusait dans la brume se résolut en un loup, sa silhouette aux poils rudes se confondant presque avec l’épais brouillard.

Sauteur ?

Le loup hésita, puis vint se poster près de lui. C’était Sauteur – il en était sûr – mais il ne savait quoi dans la façon de se tenir du loup, dans les yeux dorés qui se levèrent brièvement vers les siens, exigeait le silence, en esprit aussi bien que corporellement. Ces yeux ordonnaient aussi qu’il suive.

Il posa la main sur le dos du loup et, quand il le fit, Sauteur se mit en marche. Il se laissa conduire. La fourrure sous sa main était épaisse et bourrue. Elle procurait une sensation de réalité.

La brume commença à s’épaissir, tant et si bien que seule sa main lui indiquait que Sauteur était toujours là, qu’un coup d’œil vers le bas ne lui permettait même pas de distinguer sa poitrine. Uniquement de la brume grise. Étant donné ce qu’il voyait, il aurait aussi bien pu être enveloppé de laine fraîchement tondue. Il s’avisa soudain également qu’il n’entendait rien non plus. Pas même le bruit de ses pas. Il agita ses orteils et fut soulagé en prenant conscience du contact de ses bottes sur ses pieds.

Le gris vira au noir, et le loup avança avec lui dans une obscurité totale. Il fut incapable de discerner sa main lorsqu’il se toucha le nez. Il était d’ailleurs incapable de discerner son nez. Il essaya de fermer les yeux un instant et ne constata aucune différence. Il n’y avait toujours aucun bruit. Sa main sentait le poil rude du dos de Sauteur, mais il n’était pas certain de sentir quoi que ce soit sous les semelles de ses bottes.

Brusquement, Sauteur s’arrêta, le forçant à l’imiter. Il regarda autour de lui… et ferma vivement les paupières. À présent, il percevait une différence. Et il éprouvait également quelque chose, une contraction nauséeuse de l’estomac. Il se força à ouvrir les yeux et à regarder vers le bas.

Ce qu’il apercevait ne pouvait être là, pas à moins que lui et Sauteur ne se tiennent entre ciel et terre. Du loup et de lui-même il ne distinguait rien, à croire que ni l’un ni l’autre n’avaient de corps – cette pensée lui serra l’estomac à le nouer – mais au-dessous de lui, avec autant de netteté qu’éclairés par un millier de lampes, s’alignaient d’immenses rangs de miroirs apparemment suspendus dans l’obscurité encore que tous de niveau de sorte qu’on les aurait dit posés sur un immense plancher. Ils se déployaient à perte de vue dans toutes les directions mais, juste sous ses pieds, était situé un espace libre. Et dans cet espace se tenaient des gens. Subitement, il entendit leurs voix avec la même clarté que s’il était parmi eux.

« Puissant Seigneur, murmurait un des hommes, où suis-je ? » Il jeta un coup d’œil autour de lui, tressaillant devant son image qui lui était renvoyée plus de mille et mille fois, après quoi il maintint son regard fixé droit devant lui. Les autres, pressés contre lui, paraissaient encore plus effrayés. « J’étais endormi à Tar Valon, Puissant Seigneur. Je suis endormi à Tar Valon ! Où se trouve cet endroit ? Suis-je devenu fou ? »

Parmi les hommes qui l’entouraient, certains portaient des tuniques toutes chamarrées de broderies, d’autres des costumes plus simples, alors que d’autres encore paraissaient nus ou en sous-vêtements.

« Moi aussi. Je dors, hurla presque un homme nu. Dans la ville de Tear. Je me rappelle que je couchais avec ma femme !

— Et moi je dors dans Illian, dit un homme vêtu de rouge et or dont la voix tremblait d’émotion. Je sais que je dors, mais cela ne se peut pas. Je sais que je rêve, mais c’est impossible. Où est ce lieu, Puissant Seigneur ? Êtes-vous réellement venu à moi ? »

L’homme aux cheveux noirs qui leur faisait face était habillé de noir, avec de la dentelle d’argent au cou et aux poignets. De temps en temps, il portait la main à sa poitrine comme s’il souffrait. Là, en bas, il y avait de la lumière partout, émanant de nulle part, mais cet homme au-dessous de Perrin semblait enveloppé d’ombre. Les ténèbres s’enroulaient autour de lui, le caressaient.

« Silence ! » L’homme en noir n’avait pas élevé le ton, mais il n’en avait eu nul besoin. Le temps de prononcer ce mot, il avait levé la tête ; ses yeux et sa bouche étaient des trous forés dans une forge où ronflait un feu dévorant, tout flammes et clarté ardente.

Perrin le reconnut alors. Ba’alzamon. Il contemplait Ba’alzamon en personne. La peur le transperça comme autant de pointes enfoncées à coup de marteau. Il aurait voulu s’enfuir, mais il n’avait plus la maîtrise de ses pieds.

Sauteur bougea. Il sentit la fourrure épaisse sous sa main et l’agrippa fortement. Quelque chose de réel. Quelque chose de plus réel, il l’espérait, que ce qu’il voyait. Pourtant il savait que les deux étaient réels.

Les hommes blottis les uns contre les autres se firent petits.

« Il vous avait été distribué des tâches, reprit Ba’alzamon. Quelques-unes de ces taches, vous les avez accomplies. Pour d’autres vous avez échoué. » De temps en temps, ses yeux et sa bouche s’estompaient derrière des flammes et les miroirs scintillaient en réfléchissant ces feux. « Ceux qui ont été marqués pour la mort doivent périr. Ceux qui ont été désignés pour être pris doivent s’incliner devant moi. Décevoir le Grand Seigneur des Ténèbres est impardonnable. »

Son doigt désigna l’homme qui avait parlé de Tar Valon, un individu habillé comme un marchand, de vêtements coupés avec simplicité dans du drap de la plus belle qualité. Les autres s’écartèrent de lui comme s’il était atteint de la fièvre qui rend la bile noire, le laissant seul ratatiné sur lui-même. « Vous avez laissé le garçon s’échapper de Tar Valon. »

L’homme hurla et se mit à vibrer comme une lime frappée contre une enclume. Il parut devenir de moins en moins compact et son hurlement diminua avec lui.

« Vous rêvez tous, reprit Ba’alzamon, mais ce qui se produit dans ce rêve est réel. » L’homme hurlant n’était plus qu’un amas de brume à forme humaine, son cri lointain et bientôt même la brume se dissipa. « Je crains qu’il ne se réveille jamais. » Il rit et de sa bouche jaillirent des flammes rugissantes. « Le reste d’entre vous ne me décevra plus de nouveau. Allez-vous-en ! Éveillez-vous et obéissez ! » Les autres hommes disparurent.

Pendant un instant, Ba’alzamon demeura seul, puis soudain avec lui il y eut une femme, vêtue tout en blanc et argent.

Perrin fut saisi. Il était incapable d’oublier une femme aussi belle. C’était la femme de son rêve, celle qui l’avait pressé de rechercher la gloire.

Un trône d’argent très ornementé surgit derrière elle et elle s’y installa, arrangeant avec soin ses jupes d’argent. « Vous usez fort librement de mon domaine, dit-elle.

— Votre domaine ? riposta Ba’alzamon. Vous le proclamez donc vôtre ? Ne servez-vous plus le Grand Seigneur des Ténèbres ? » L’obscurité autour de lui sembla s’épaissir, se mettre à bouillir.

« Je sers, répliqua-t-elle vivement. J’ai servi longtemps le Seigneur du Crépuscule. Longtemps je suis restée emprisonnée pour mon service dans un silence sans rêves interminable. C’est seulement aux Hommes Gris et aux Myrddraals qu’a été refusé le droit aux rêves. Même les Trollocs peuvent rêver. Les rêves ont toujours été mon privilège, pour en user et m’y promener. Maintenant, je suis de nouveau libre et j’userai de ce qui m’appartient.

— Ce qui vous appartient », dit Ba’alzamon. Les tourbillons d’obscurité autour de lui semblaient agités d’un mouvement de gaieté. « Vous vous êtes toujours crue plus importante que vous n’êtes, Lanfear. »

Le nom fut pour Perrin comme l’incision d’un couteau affilé de frais. Une des Réprouvés avait figuré dans ses rêves. Moiraine avait eu raison. Quelques-uns d’entre eux étaient libres.

La femme en blanc était debout, le trône disparu. « Je suis aussi grande que je le suis. À quoi ont abouti vos plans ? Trois mille ans et davantage à chuchoter au creux des oreilles et à tirer les fils de marionnettes couronnées, comme une Aes Sedai ! » Le ton de sa voix investit ce nom d’un mépris absolu. « Trois mille ans et pourtant Lews Therin court de nouveau le monde, et ces Aes Sedai lui ont presque passé une laisse autour du cou. Exercez-vous sur lui le moindre contrôle ? Pouvez-vous le faire changer d’avis ? Il était mien bien avant que cette gamine d’Ilyena aux cheveux couleur de paille l’ait vu ! Il sera de nouveau à moi !

— C’est vous que vous servez, à présent, Lanfear ? » La voix de Ba’alzamon était égale, mais du feu flamboyait continuellement dans ses yeux et sa bouche. « Avez-vous renoncé à vos serments envers le Puissant Seigneur des Ténèbres ? » Pendant un instant, l’obscurité le fit presque disparaître, seule ressortait la clarté des feux. « On n’y manque pas aussi aisément qu’aux serments à la Lumière rompus par vous quand vous avez rendu hommage à votre nouveau maître dans la Salle même des Serviteurs. Votre maître vous revendique pour toujours, Lanfear. Servirez-vous, ou bien choisissez-vous une éternité de souffrance, d’agonie incessante sans la moindre relâche ?

— Je sers. » En dépit de ses paroles, elle se tenait dressée de toute sa taille dans une attitude de défi. « Je sers le Puissant Seigneur des Ténèbres et nul autre. À jamais ! »

Le vaste déploiement de miroirs commença à disparaître comme si des lames de houle noire accouraient et déferlaient par-dessus en se rapprochant irrésistiblement du centre. Le flot recouvrit Ba’alzamon et Lanfear. Ne resta plus que l’obscurité.

Perrin sentit que Sauteur se mettait en marche et il fut plus que content de le suivre, guidé par le seul contact de la fourrure sous sa main. Ce n’est que lorsqu’il avança qu’il se rendit compte qu’il était capable de bouger. Il tenta de comprendre ce qu’il venait de voir, n’y réussit pas. Ba’alzamon et Lanfear. La langue lui collait au palais. Il ne savait trop pourquoi, Lanfear le terrifiait davantage que Ba’alzamon. Peut-être parce qu’elle avait figuré dans ses rêves au cœur des montagnes. Par la Lumière ! Une Réprouvée dans mes rêves ! Ô Lumière ! Et à moins que quelque chose ne lui ait échappé, elle avait défié le Ténébreux. On lui avait dit et enseigné que l’Ombre ne peut rien contre vous si vous la reniez ; mais comment une Amie du Ténébreux… pas rien qu’une Amie, une des Réprouvés… osait-elle défier l’Ombre ? Je dois être fou, comme le frère de Simion. Ces rêves m’ont rendu fou !

Lentement, la pénombre redevint de la brume et cette brume s’éclaircit peu à peu tant et si bien qu’il en sortit avec Sauteur sur une pente herbue illuminée par la clarté du jour. Des oiseaux commencèrent à chanter dans un hallier au pied de la colline. Perrin regarda derrière lui. Une plaine accidentée parsemée de bouquets d’arbres s’étendait jusqu’à l’horizon. Il n’y avait aucune trace de brume nulle part. Le grand loup gris l’observait.

« Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il d’un ton impératif tout en se creusant l’esprit pour formuler la question de façon que le loup le comprenne. Pourquoi me l’as-tu montré ? Qu’est-ce que c’était ? »

Des émotions et des images submergèrent ses pensées et son esprit les transmua en mots. Ce que tu dois voir. Prends garde, Jeune Taureau. Cet endroit est dangereux. Sois prudent comme un louveteau chassant un porc-épic. C’était venu comme quelque chose de plus proche de Petit Dos Épineux, mais son esprit donna à l’animal le nom qu’il lui connaissait en tant qu’humain. Tu es trop jeune, trop neuf.

« Était-ce réel ? »

Tout est réel, ce qui est vu et ce qui n’est pas vu. C’était apparemment la seule réponse que ferait Sauteur.

« Sauteur, comment te trouves-tu ici ? Je t’ai vu mourir. Je t’ai senti mourir ! »

Tous sont ici. Tous nos frères et sœurs qui sont, tous ceux qui étaient, tous ceux qui seront. Perrin savait que les loups ne sourient pas, pas à la manière des humains, mais pendant un instant il eut l’impression que Sauteur souriait d’une oreille à l’autre. Ici, je fends les airs comme les aigles. Le loup se ramassa sur lui-même et bondit, s’élançant en l’air. Qui le porta de plus en plus haut jusqu’à n’être plus qu’un point dans le ciel et une dernière pensée vint. Planer[7].

Perrin le suivit du regard, bouche bée. Il y a réussi. Ses yeux le brûlèrent soudain et il s’éclaircit la gorge et se frotta le nez. D’ici que je me mette à pleurer comme une gamine il n’y a qu’un pas. Instinctivement, il examina les alentours pour vérifier si personne ne l’avait vu et, à la même seconde, tout changea.

Il était debout sur une hauteur, environné de creux et de bosses indistincts et noyés dans l’ombre. Qui donnaient l’impression de disparaître trop vite dans la perspective. Rand se tenait debout au-dessous de lui. Rand et un cercle irrégulier de Myrddraals et d’hommes et de femmes au-delà desquels semblait porter sa vision. Des chiens hurlaient quelque part dans le lointain et Perrin comprit qu’ils chassaient quelque chose. L’odeur de Myrddraals et la puanteur de soufre qui brûle emplissaient l’air. Les poils de la chair de Perrin se hérissèrent.

Le cercle de gens et de Myrddraals se rapprocha de Rand, tous marchant comme dans leur sommeil. Et Rand commença à les tuer. Des boules de feu jaillirent de ses mains et en consumèrent deux. Des traits de foudre s’abattirent d’en haut pour en brûler d’autres. Des barres de lumière pareilles à de l’acier chauffé à blanc sortaient de ses poings pour en atteindre d’autres encore. Et les survivants continuaient à s’avancer lentement comme si nul d’entre eux ne s’apercevait de ce qui se passait. Un par un, ils succombèrent jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucun et Rand s’affaissa sur les genoux, haletant. Perrin n’aurait pas su dire s’il riait ou pleurait ; un peu des deux apparemment.

Des formes surgirent en haut des élévations de terrain, d’autres humains arrivaient, d’autres Myrddraals, qui tous se dirigeaient vers Rand.

Perrin mit ses mains en porte-voix devant sa bouche. « Rand ! Rand, il y en a encore qui viennent ! »

Toujours ramassé sur lui-même, grondant de hargne, le visage luisant de sueur, Rand leva les yeux vers lui. « Rand, ils… !

— Va-t’en brûler ! » hurla Rand. Un éclair incendia les yeux de Perrin et la douleur de feu réduisît tout à néant.

Avec un gémissement, il se roula en boule sur la couchette étroite, la lumière flamboyant toujours derrière ses paupières. La poitrine lui faisait mal. Il y porta la main et eut une grimace de souffrance quand il sentit une brûlure sous sa chemise, sur un espace pas plus grand qu’un sou d’argent.

Peu à peu, il força ses muscles noués à le laisser allonger les jambes et à demeurer étendu à plat dans la cabine obscure. Moiraine. Il faut que j’en parle à Moiraine, cette fois-ci. Je n’ai qu’à attendre que la douleur s’apaise.

Seulement, lorsque la douleur commença à s’estomper, l’épuisement eut raison de lui. Il eut à peine le temps de penser qu’il devait se lever avant que le sommeil l’oblige à se recoucher.

Quand il ouvrit de nouveau les yeux, il contempla sans bouger les poutres au-dessus de sa tête. La clarté qui filtrait en haut et en bas de la porte lui indiqua que le jour s’était levé. Il se tâta la poitrine pour se convaincre qu’il l’avait imaginé, si bien imaginé qu’il avait réellement ressenti une brûlure…

Ses doigts trouvèrent l’endroit brûlé. Je ne l’ai donc pas imaginé. Il avait le vague souvenir de quelques autres rêves, qui s’effacèrent de sa mémoire à l’instant où il les évoqua. Des rêves ordinaires. Il avait même l’impression d’avoir eu une bonne nuit de sommeil. Et une autre maintenant ne serait pas de refus. Mais cela signifiait qu’il pouvait dormir. Aussi longtemps, en tout cas, qu’il n’y a pas de loups dans les parages.

Il se rappela avoir pris une décision pendant le bref moment où il s’était réveillé après le rêve où figurait Sauteur et, réflexion faite, il conclut qu’elle était bonne.

Il lui fallut frapper à cinq portes et encaisser une bordée de jurons à deux – les habitants de deux cabines étaient montés sur le pont – avant de découvrir Moiraine. Elle était tout habillée, mais assise en tailleur sur l’une des étroites couchettes, en train de lire les notes de son carnet à la lumière d’une lanterne. Près du début du carnet, il le remarqua, des notes qui avaient dû être inscrites avant même qu’elle vienne au Champ d’Emond. Les affaires de Lan étaient soigneusement empilées sur l’autre couchette.

« J’ai rêvé », annonça-t-il et il entreprit de lui relater son rêve. En totalité. Il releva même sa chemise pour lui montrer le petit cercle sur sa poitrine, rouge, d’où irradiaient d’ondulantes lignes cramoisies. Il lui avait caché certaines choses auparavant et il se doutait qu’il recommencerait, mais ceci était trop important pour le garder par-devers soi. Le pivot est la plus petite partie des ciseaux et la plus facile à fabriquer mais, sans lui, les ciseaux ne coupent pas l’étoffe. Lorsqu’il eut terminé, il demeura debout à attendre.

Elle l’avait observé sans expression, à part que ses yeux noirs avaient examiné chaque mot qui sortait de sa bouche, l’avaient pesé, mesuré, exposé à la lumière. À présent, elle restait assise de la même façon, seulement c’était lui qui était examiné, pesé et inspecté à la lumière.

« Eh bien, est-ce important ? finit-il par demander d’un ton pressant. Je pense que c’est un de ces rêves de loup dont vous m’avez parlé – j’en suis sûr ; ce doit en être un ! – mais cela ne rend pas réel ce que j’ai vu. Seulement vous aviez dit que quelques Réprouvés étaient libres, et il l’a appelée Lanfear, et… Est-ce important ou suis-je ici en train de me rendre ridicule ?

— Il y a des femmes, répliqua Moiraine lentement, qui s’évertueraient à te neutraliser si elles avaient entendu ce que je viens d’entendre. » Perrin eut l’impression que ses poumons gelaient ; il ne pouvait plus respirer. « Je ne t’accuse pas d’être capable de canaliser », reprit-elle et la glace fondit dans la poitrine de Perrin, « ou même d’être capable d’apprendre à canaliser. Une tentative pour te neutraliser ne te causerait aucun mal, en dehors du traitement sans douceur que t’infligeraient les membres de l’Ajah Rouge avant de s’apercevoir de leur erreur. Ces hommes-là sont très rares, même les Rouges en dépit de leurs recherches actives n’en ont pas trouvé plus de trois au cours des dix dernières années. Avant l’apparition des faux Dragons, en tout cas. Ce que j’essaie de t’expliquer c’est que je ne pense pas que tu te mettes subitement à exercer le Pouvoir Unique. Voilà quelque chose que tu n’as pas à redouter.

— Eh bien, grand merci pour cela, répliqua-t-il d’un ton amer. Vous n’aviez pas besoin de me glacer de terreur rien que pour me dire qu’il n’y avait pas lieu de m’affoler.

— Oh, tu as de bonnes raisons d’avoir peur. Ou du moins d’être prudent, comme le loup l’a suggéré. Des sœurs rouges ou d’autres pourraient te tuer avant de découvrir qu’il n’y a rien en toi à neutraliser.

— Par la Lumière ! Que la Lumière me brûle ! » Il dévisagea Moiraine en fronçant les sourcils. « Vous essayez de me mener par le bout du nez, Moiraine, mais je ne suis pas un veau et je n’ai pas d’anneau dans le nez. Les Aes Sedai de l’Ajah Rouge ou autres ne penseraient pas à la neutralisation sauf s’il y a quelque chose de réel dans ce que j’ai rêvé. Cela signifie-t-il que les Réprouvés sont libérés ?

— Je t’ai déjà dit que c’était possible. Pour certains d’entre eux. Tes… rêves, je ne m’y attendais pas, Perrin. Des Rêveuses ont noté la présence de loups dans leurs récits mais ce que tu me racontes me surprend.

— Eh bien, je crois que c’était réel. Je crois que j’ai vu quelque chose qui est réellement arrivé, quelque chose que je n’étais pas censé voir. » Ce qu’il faut que tu voies. « Je crois qu’à tout le moins Lanfear est en liberté. Qu’allez-vous faire ?

— Je me rends à Illian. Ensuite j’irai à Tear et j’espère y arriver avant Rand. Nous avons dû quitter Remen trop vite pour que Lan apprenne s’il avait traversé la rivière ou l’avait suivie. Nous avons néanmoins des chances de le savoir avant d’atteindre Illian. Nous trouverons des empreintes s’il est parti dans cette direction. » Elle jeta un coup d’œil à son carnet comme si elle souhaitait reprendre sa lecture.

« Est-ce que vous vous contenterez de cela ? Avec Lanfear évadée de sa prison et la Lumière seule sait combien parmi les autres ?

— Ne m’interroge pas, répliqua-t-elle froidement. Tu ignores les questions à poser et tu ne comprendrais même pas à moitié les réponses si je te les donnais. Ce qui n’est nullement mon intention. »

Gêné par le regard fixe de Moiraine, il oscilla d’un pied sur l’autre jusqu’à ce que devienne manifeste qu’elle n’en dirait pas davantage. Sa chemise frottait douloureusement contre la brûlure de sa poitrine. Cette brûlure ne paraissait pas grave – Pas pour avoir été frappé par la foudre évidemment ! – mais la manière dont il l’avait reçue était une autre histoire. « Heu… La guérirez-vous ?

— Tu n’éprouves donc plus d’inquiétude à voir utiliser sur toi le Pouvoir Unique, Perrin ? Non, je ne veux pas guérir ta brûlure. Elle n’est pas grave et elle te rappellera la nécessité de prendre garde. » À ne pas la harceler, il le comprit, aussi bien qu’aux rêves ou à mettre d’autres personnes au courant de ce qu’il rêvait. « Il n’y a rien de plus, Perrin ? »

Il se dirigea vers la porte, puis s’arrêta. « Si. En admettant que vous sachiez qu’une femme s’appelle Zarine, penseriez-vous que cela donne une indication sur elle ?

— Pourquoi au nom de la Lumière demandes-tu cela ?

— À cause d’une jeune fille, répliqua-t-il gauchement. Une jeune femme. Je l’ai rencontrée hier soir. C’est un des passagers. » Il la laisserait découvrir toute seule que Zarine avait reconnu en elle une Aes Sedai. Et paraissait croire que les suivre la conduirait au Cor de Valère. Il ne tairait rien qui lui semblait important, mais il était aussi capable que Moiraine de se tenir sur la réserve.

« Zarine. C’est un prénom de la Saldaea. Aucune femme ne choisirait ce prénom pour sa fille à moins de s’attendre à ce qu’elle soit une beauté et un bourreau des cœurs. Paressant sur des coussins dans des palais, entourée de servantes et de soupirants. » Elle eut un sourire, bref mais témoignant d’un grand amusement. « Peut-être est-ce pour toi une raison supplémentaire de te méfier, Perrin, s’il y a une Zarine à bord avec nous.

— J’ai bien l’intention d’être prudent », lui répondit-il. Du moins savait-il pourquoi Zarine n’aimait pas son prénom. Guère approprié pour un Chasseur en Quête du Cor de Valère. Tant qu’elle ne s’appelle pas « faucon ».

Quand il monta sur le pont, Lan s’y trouvait, en train de s’occuper de Mandarb. Et Zarine était assise sur une glène près de la rambarde, aiguisant un de ses poignards en le regardant. Les grandes voiles triangulaires étaient établies et tendues, et L’Oie des Neiges descendait la rivière à toute vitesse.

Zarine suivit des yeux Perrin quand il passa auprès d’elle pour aller pour aller à l’avant. L’eau s’ourlait de chaque côté de l’étrave comme la terre se retournant au passage d’une bonne charrue. Il médita sur les rêves et les Aiels, les visions de Min et les faucons. Sa poitrine lui faisait mal. La vie n’avait jamais été aussi compliquée.

Rand se redressa sur son séant, le souffle court, sorti brusquement du sommeil provoqué par l’épuisement, et le manteau qui lui avait servi de couverture retomba. Il souffrait de son côté, la vieille blessure reçue à Falme était lancinante. Son feu s’était réduit en braises avec juste quelques flammes qui tremblotaient, mais cela suffisait pour que bougent les ombres. C’était Perrin ! Oui ! C’était lui en personne, pas un rêve. Je ne sais trop comment, j’ai failli le tuer ! Par la Lumière, il faut que je sois prudent !

Frissonnant, il ramassa un bout de branche de chêne et s’apprêta à l’insérer entre les braises. Les arbres étaient clairsemés dans ces collines du Murandy, encore près de la Manetherendrelle, mais il avait trouvé juste assez de branches mortes pour son feu, du bois tombé depuis juste assez de temps pour être bien sec sans avoir eu celui de pourrir. Il interrompit son geste avant que le bois entre en contact avec les braises ardentes. Des chevaux approchaient, dix ou douze, marchant avec lenteur. Il faut que je sois prudent. Pas question de commettre une nouvelle erreur.

Les chevaux obliquèrent vers son feu mourant, pénétrèrent dans la faible clarté qu’il projetait et s’arrêtèrent. Les ombres voilaient les cavaliers, mais la plupart semblaient être des hommes aux traits rudes portant des casques ronds et de longs justaucorps de cuir sur lesquels étaient cousus des disques de métal comme des écailles de poisson. L’un de ces cavaliers était une femme aux cheveux grisonnants et à l’expression sévère. Sa robe noire était en laine unie mais de la plus fine texture et orné d’une fibule d’argent en forme de lion. Une négociante, pensa-t-il ; il avait vu des gens de son genre parmi ceux qui venaient dans les Deux Rivières acheter du tabac et de la laine. Une marchande et ses gardes.

Il faut que je fasse attention, songea-t-il en se levant. Pas d’erreurs.

« Vous avez choisi un bon endroit pour camper, jeune homme, dit-elle. Je l’ai utilisé souvent en me rendant à Remen. Il y a une petite source à proximité. J’espère que vous n’avez pas d’objection à ce que je le partage avec vous ? » Ses gardes mettaient déjà pied à terre, réajustant leurs ceinturons et desserrant les sangles de leurs selles.

« Aucune », répliqua Rand. Attention. Deux pas l’amenèrent à bonne distance et il bondit en l’air, tournant sur lui-même – Le Duvet de Chardon Vole dans le Tourbillon de Vent – une épée sculptée dans le feu et estampillée d’un héron surgissant dans ses mains pour la décapiter avant même que la surprise s’imprime sur son visage. Elle était la plus dangereuse.

Il reprit contact avec le sol en même temps que la tête de la femme roulait sur la croupe de son cheval et tombait. Les gardes poussèrent un cri et agrippèrent leurs épées, hurlèrent en se rendant compte que sa lame brûlait. Il dansa au milieu d’eux selon les figures que Lan lui avait enseignées et il sut qu’il aurait pu les tuer tous les dix avec une lame ordinaire en acier, mais cette lame qu’il brandissait était une partie de lui-même. Le dernier garde s’effondra et cela avait tellement ressemblé à ses exercices d’escrime qu’il avait déjà entamé la figure nommée Replier l’Éventail, consistant à rengainer son arme, quand il se rappela qu’il ne portait pas de fourreau et que cette lame l’aurait réduit en cendres au premier contact s’il en avait eu un.

Laissant l’épée disparaître, il se retourna pour examiner les chevaux. La plupart s’étaient enfuis mais quelques-uns pas loin et le grand hongre de la négociante roulait les yeux en hennissant peureusement. Son cadavre décapité, gisant à terre, continuait à se cramponner aux rênes et maintenait baissée la tête de l’animal.

Rand libéra les rênes, prenant seulement le temps de rassembler ses quelques possessions avant de sauter en selle. Je dois me montrer prudent, songea-t-il en passant les morts en revue. Pas d’erreurs.

Le Pouvoir Unique était encore en lui, l’afflux du « saidin » plus suave que le miel, plus fétide que de la viande pourrie. Subitement, il canalisa – sans se rendre réellement compte de ce qu’il faisait ou comment, conscient seulement que cela paraissait être à faire ; et cela marcha, souleva les cadavres. Il les aligna face à lui, à genoux, le visage dans la poussière. Pour ceux à qui restait un visage. Agenouillés devant lui.

« Si je suis bien le Dragon Réincarné, leur dit-il, c’est ainsi que c’est censé se passer, n’est-ce pas ? » Laisser aller le saidin était dur, mais il y réussit. Si je le retiens trop, comment maintiendrais-je la folie à distance ? Il eut un rire amer. Ou est-ce déjà trop tard ?

Fronçant les sourcils, il inspecta la rangée d’hommes. Il était sûr qu’il y en avait eu seulement dix, mais onze étaient agenouillés dans cette rangée, l’un d’eux sans armure d’aucune sorte mais serrant encore un poignard dans la main.

« Tu as choisi la mauvaise compagnie », dit Rand à cet homme.

Il obligea le hongre à tourner, lui enfonça ses talons dans les flancs et le lança au triple galop dans la nuit. Le trajet était encore long jusqu’à Tear, mais il avait l’intention d’y parvenir par le chemin le plus direct, quand bien même il devrait tuer sous lui des chevaux ou les voler. Je vais y mettre fin. À ces provocations. À ce harcèlement. J’en finirai avec ça ! Callandor. Elle l’appelait.

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