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Les Zorach étaient fort inquiets lorsque leur invité daigna enfin regagner leurs pénates, bien après le coucher du soleil. Il ne leur dit pas un mot sur ce qu’il avait fait, et ils ne cherchèrent pas à le savoir. Après tout, c’étaient des agents de la Patrouille, des personnes compétentes dont la tâche était délicate et parfois pleine de surprises, mais ce n’étaient pas des détectives.

Everard tint à leur présenter des excuses pour avoir gâché le souper. Celui-ci s’annonçait comme une grande occasion. En temps normal, c’était durant l’après-midi que se tenait le principal repas de la journée, les Tyriens se contentant le soir d’un simple en-cas. Cela s’expliquait en partie par la médiocrité de l’éclairage, les lampes à huile rendant difficile le travail en cuisine.

Les capacités techniques des Phéniciens étaient néanmoins admirables. Pendant le petit déjeuner, un repas plutôt léger où l’on dégustait des lentilles accompagnées de poireaux et de galettes, Chaim évoqua le système d’adduction d’eau. La capacité des citernes recueillant l’eau de pluie était insuffisante. Hiram ne souhaitait pas que Tyr dépende des barges d’Usu, pas plus qu’il ne souhaitait faire construire un aqueduc qui aurait servi de pont à des assiégeants. Comme les Sidoniens avant lui, il projetait de capter de l’eau douce à des sources sous-marines.

Sans compter, bien entendu, le talent, le savoir-faire et l’ingéniosité caractérisant la verrerie et la teinturerie, et des navires plus solides qu’il n’y paraissait, des navires qui vogueraient un jour jusqu’à la Grande-Bretagne...

« L’Empire pourpre, pour citer un auteur de notre siècle dans son livre sur les Phéniciens, dit Everard d’une voix songeuse. Je me demande si Merau Varagan n’est pas obsédé par cette couleur. W.H. Hudson n’avait-il pas baptisé l’Uruguay le Pays pourpre ? » Il eut un rire métallique. « Non, je suis ridicule. Les teintures produites par le murex tirent plus vers le rouge que vers le bleu. Et puis, Varagan sévissait bien au nord de l’Uruguay lorsque nous avons “ naguère ” croisé le fer. Et, pour le moment, je n’ai aucune preuve de son implication dans cette histoire, juste une intuition.

— Que s’est-il passé lors de cet engagement ? » demanda Yael. Elle le regarda droit dans les yeux, le visage éclairé par la lumière oblique du soleil qui entrait par la porte donnant sur le patio.

« Ça n’a plus guère d’importance.

— En êtes-vous sûr ? interrogea Chaim. Le récit de votre expérience nous suggérera peut-être un indice à creuser. Et puis, isolés comme nous le sommes ici et maintenant, nous avons soif de nouvelles.

— Et de récits d’aventures comme les vôtres », renchérit Yael. Everard eut un sourire ironique. « Pour citer un autre auteur : “ L’aventure, c’est quand un autre que vous a des ennuis à mille lieues d’ici[7]. ” Et quand on doit régler une crise grave, comme celle qui nous occupe, l’aventurisme est vivement déconseillé. » Un temps. « Enfin, je ne vois pas pourquoi je vous priverais de ce récit, mais vous m’excuserez si je passe sur certains détails – l’affaire était vraiment des plus complexes. Euh... si vos domestiques ne doivent pas nous déranger, j’aimerais bien fumer une pipe. Et vous reste-t-il un peu de cet excellent café clandestin ?...»

Il se carra dans son siège, fit couler la fumée sur sa langue, sentit la chaleur du jour naissant chasser la froidure de la nuit. « J’étais en mission en Amérique du Sud, dans la région de la Colombie, à la fin de l’année 1826. Sous le commandement de Simon Bolivar, les patriotes s’étaient libérés du joug des Espagnols, mais ils n’avaient pas réglé tous leurs problèmes pour autant. Certains de ceux-ci émanaient du Libertador en personne. Il avait doté la Grande-Colombie d’une constitution qui faisait de lui un président à vie investi de pouvoirs extraordinaires ; ne risquait-il pas de devenir un nouveau Napoléon qui imposerait sa loi à toutes les républiques nouveau-nées ? José Pâez, alors commandant militaire du Venezuela, qui était rattaché à la Grande-Colombie, est entré en dissidence. Ce Pâez n’avait rien d’un altruiste ; c’était en fait un fieffé salaud.

» Enfin, peu importent les détails. De toute façon, je ne m’en souviens plus très bien. Toujours est-il que Bolivar, lui-même natif du Venezuela, s’est rendu à marche forcée de Lima à Bogota. Il ne lui a fallu que deux mois, ce qui représentait un exploit vu l’époque et le terrain. Une fois qu’il eut regagné sa capitale, il proclama la loi martiale, se donna les pleins pouvoirs et gagna le Venezuela pour y affronter Pâez. Le sang coulait déjà à flots dans cette région.

» Pendant ce temps, les agents de la Patrouille surveillant le cours des événements ont découvert des indices montrant que tout ça n’était pas très casher... euh... excusez-moi. Bolivar ne se conduisait pas comme le leader humanitaire décrit par la plupart de ses biographes. Il avait un nouvel ami... sorti de nulle part... un conseiller en qui il avait toute confiance. Le plus souvent à raison, car ses idées étaient brillantes. Mais il semblait faire ressortir le côté maléfique du Libertador. Et il ne figurait dans aucune des biographies de celui-ci.

» Je faisais partie des agents non-attachés envoyés sur place. Notamment parce que j’avais bourlingué dans la région avant d’être recruté par la Patrouille. Ça me donnait un petit avantage sur mes camarades. Je ne pouvais pas me faire passer pour un latino-américain, mais je pouvais me déguiser en soldat de fortune yankee, mi-révolutionnaire exalté, mi-mercenaire en quête d’un gros coup – et, quoique suffisamment macho, pas assez arrogant pour hérisser ce peuple susceptible.

» Tout ça constitue une histoire aussi ennuyeuse qu’interminable. Croyez-moi, mes amis, quatre-vingt-dix-neuf pour cent du travail d’agent de terrain consiste en une patiente collecte de faits sans grand intérêt ni grande utilité, entrecoupée de longues périodes d’attente. Pour me résumer, j’ai réussi à m’infiltrer là où je le souhaitais, à prendre les contacts nécessaires et à arroser les informateurs idoines pour rassembler les éléments voulus. Plus aucun doute n’était permis. Le dénommé Blasco Lôpez ne sortait pas de nulle part mais bel et bien de l’avenir.

» J’ai appelé des renforts et nous avons pris d’assaut sa résidence à Bogota. Nos prisonniers étaient en majorité d’inoffensifs indigènes embauchés comme domestiques, dont les témoignages étaient néanmoins riches d’enseignements. Mais la maîtresse de Lôpez était en fait sa complice. Elle nous a raconté beaucoup de choses, en échange d’une cellule dorée sur la planète-prison. Quant au chef de la bande, il nous avait malheureusement filé entre les doigts.

» Un homme à cheval, galopant vers la cordillère Orientale qui domine la ville – un homme ressemblant comme deux gouttes d’eau à des milliers de Créoles – impossible de le poursuivre avec nos sauteurs. Le risque de se faire remarquer était trop grand. Qui peut prévoir les conséquences d’une telle bévue ? Les conspirateurs avaient déjà déstabilisé le flot du temps...

» Je me suis trouvé un cheval, plus deux montures de rechange, de la viande boucanée et des pilules vitaminées, et en avant ! »

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