L’adolescent n’avait pas reparu à son réveil. Il se renseigna discrètement et apprit qu’il avait passé la journée de la veille à bavarder avec les domestiques. Ceux-ci le trouvaient aussi curieux qu’amusant. Puis il était sorti du palais et on ne l’avait plus revu.
Il en a eu marre de m’attendre et il est allé dilapider sa solde dans les tavernes et les lupanars. Dommage. C’était un type fiable, quoique plutôt mal dégrossi, et j’aurais été prêt à lui donner un petit coup de pouce pour qu’il s’en sorte après mon départ.
Suffit. J’ai une mission à accomplir.
Everard annonça qu’il passerait la journée en ville et sortit du palais. Yael Zorach vint l’accueillir après qu’un serviteur l’eut introduit au domicile de Zakarbaal. La tenue phénicienne lui seyait à merveille, mais son visiteur n’était pas d’humeur à lui faire des compliments. Elle-même paraissait tendue. « Par ici », dit-elle avec quelque sécheresse, et elle le précéda dans les appartements privés du couple.
Son mari s’y trouvait déjà, en grande conversation avec un homme au visage buriné, à la barbe broussailleuse, dont la vêture présentait des différences marquées avec celle du lieu. « Manse ! s’exclama Chaim. Quelle chance. J’étais sur le point de vous envoyer quérir. » Il poursuivit en temporel : « Agent non-attaché Manson Everard, je vous présente Epsilon Korten, le directeur de l’antenne de Jérusalem. »
L’intéressé se leva et exécuta un salut militaire. « Très honoré, monsieur. » Everard était d’un grade à peine plus élevé que le sien. Il était responsable des activités temporelles en terre de Palestine, entre la naissance de David et la chute du royaume de Juda. Sur le plan strictement historique, Tyr était peut-être plus importante que Jérusalem, mais celle-ci attirait dix fois plus de visiteurs. Vu la position qu’il occupait, ce devait être un homme d’action doublé d’un authentique érudit.
« Je vais demander à Hanai de nous servir des rafraîchissements, puis j’ordonnerai aux domestiques de ne pas nous déranger et de refouler les visiteurs », proposa Yael.
Everard et Korten passèrent les minutes suivantes à faire connaissance. Le directeur d’antenne était né au XXIXe siècle, à la Nouvelle-Édom, sur Mars. Il n’était pas du genre à se vanter, mais Everard comprit que si ses analyses informatiques d’antiques textes sémitiques avaient attiré l’attention des recruteurs de la Patrouille, il en allait de même pour ses exploits lors de la Seconde Guerre des Astéroïdes. Après la prise de contact et les tests d’usage, on lui avait révélé l’existence de l’organisation, à laquelle il avait adhéré d’enthousiasme, puis il avait suivi la formation... bref, la procédure habituelle. Son niveau de compétence sortait franchement de l’ordinaire. De bien des façons, sa fonction était plus délicate que celle d’Everard.
« Vous devez comprendre que cette crise est à mes yeux de la plus extrême gravité, déclara-t-il une fois que le quatuor se retrouva en privé. Si Tyr est détruite, l’Europe n’en subira les conséquence qu’au bout de quelques décennies, le reste du monde au bout de plusieurs siècles – pour ce qui est des Amériques et de l’Australasie, on peut même parler de millénaires. Mais en ce qui concerne le royaume de Salomon, la catastrophe sera instantanée ou presque. Privé du soutien d’Hiram et du prestige qu’il lui confère, il ne pourra pas tenir ses tribus très longtemps et, sans la puissance de Tyr pour les arrêter, les Philistins ne tarderont pas à prendre leur revanche. Le judaïsme, ce nouveau monothéisme, est encore très fragile, c’est quasiment du paganisme. J’estime qu’il ne survivra pas, lui non plus. Yahvé sera bientôt réduit à l’état de déité ordinaire dans un panthéon incertain.
— Et nous pourrons dire adieu à la civilisation classique, compléta Everard. Le judaïsme a influencé la philosophie et la pensée politique, chez les Grecs alexandrins comme chez les Romains. Donc, adieu à la chrétienté, adieu à la civilisation occidentale, et à Byzance par la même occasion, et aussi à leurs successeurs. Impossible de savoir ce qui les remplacera. » Il pensa à un autre univers, dont il avait contribué à l’avortement, et sentit se réveiller une blessure qui le tourmenterait toute sa vie.
« Oui, c’est évident, dit Korten non sans impatience. Pour me résumer, compte tenu des ressources limitées de la Patrouille – des ressources en outre dispersées sur un continuum où abondent les nexus aussi critiques que celui-ci –, je ne pense pas que nous devrions consacrer toutes nos forces au sauvetage de Tyr. En cas d’échec de notre part, tout est perdu ; nous n’aurons que les chances les plus infimes de restaurer le monde dans son état originel. Non, mieux vaut à mon avis nous concentrer sur Jérusalem – y rassembler nos moyens et notre personnel – afin d’y minimiser les effets de la catastrophe. Moins le royaume de Salomon souffrira de celle-ci, moins le vortex d’altération sera prononcé. Ce qui nous donnera d’autant plus de chances d’en annuler les effets.
— Vous voulez dire que vous êtes prêt à faire une croix sur Tyr ? demanda Yael, atterrée.
— Non, bien sûr que non. Mais je veux que nous assurions nos arrières au cas où nous la perdrions.
— En agissant ainsi, vous prenez vos aises avec l’Histoire, fit remarquer Chaim d’une voix tremblante.
— Je sais. Mais une situation extrême exige des mesures extrêmes. Je suis venu ici pour en discuter avec vous, mais c’est bien cette politique que j’ai l’intention de recommander aux échelons supérieurs. » Korten se tourna vers Everard. « Monsieur, je regrette de réduire encore les maigres ressources dont vous disposez, mais c’est ce que me dicte mon jugement en la matière.
— Elles ne sont pas maigres, grommela l’Américain, elles sont franchement anorexiques. » Hormis l’enquête préliminaire, quelles ressources la Patrouille a-t-elle engagées, sinon ma personne ?
Cela signifie-t-il que les Danelliens savent que je réussirai ? Ou qu’ils sont du même avis que Korten ? Tyr serait-elle “ déjà ” condamnée ? Si je venais à échouer... à mourir...
Il se redressa, attrapa sa pipe et son tabac puis dit : « Madame, messieurs, ne laissons pas cette discussion dégénérer en polémique. Montrons-nous raisonnables. Le meilleur moyen d’y parvenir est de rassembler les faits en notre possession afin de les examiner avec lucidité. Non que j’en aie collecté beaucoup pour ma part. »
Le débat dura des heures.
L’après-midi était bien entamée lorsque Yael proposa de faire une pause déjeuner. « Merci, fit Everard, mais je ferais mieux de regagner le palais. Sinon, Hiram va me soupçonner de tirer au flanc. Je repasse vous voir demain, d’accord ? »
En vérité, il n’avait pas envie de s’alourdir l’estomac avec de l’agneau rôti ou quelque autre plat typique. Il se contenterait d’une tranche de pain et d’un morceau de fromage de chèvre achetés à une échoppe, qu’il mangerait en réfléchissant à ce nouveau problème. (Grâces soient rendues à la technologie. Sans les microbes transgéniques de protection que la Patrouille lui avait implantés dans l’organisme, jamais il n’aurait osé toucher à la cuisine locale, exception faite des viandes carbonisées. Le vacciner contre toutes les maladies de l’Histoire connue aurait saturé son système immunitaire.)
Il serra les mains de ses compagnons à la manière du XXe siècle. Korten était peut-être dans l’erreur, mais ce n’en était pas moins un homme compétent, aimable et bien intentionné. Everard émergea dans une rue qui avait eu le temps de chauffer au soleil.
Pum l’y attendait. Il se leva avec moins d’exubérance qu’à l’accoutumée. Son mince visage juvénile était empreint de gravité. « Maître, souffla-t-il, pouvons-nous parler sans être entendus ? »
Ils dénichèrent une taverne dont ils étaient les seuls clients. Son propriétaire s’était contenté d’installer un auvent devant son pas de porte et de poser des coussins à même le sol ; on s’asseyait, on passait commande et il rapportait de chez lui des coupes d’argile emplies de vin. Everard le paya en perles de métal à l’issue d’un vague marchandage. La rue était passante en temps ordinaire, mais, à cette heure de la journée, les hommes s’affairaient ailleurs. On les verrait affluer lorsqu’une ombre rafraîchissante tomberait entre les murs.
Everard sirota la boisson amère et piquante en faisant la grimace. Son expérience lui avait enseigné que les époques antérieures au XVIIe siècle ap. J.-C. ne connaissaient que la piquette. Pour la bière, c’était encore pire. Aucune importance. « Je t’écoute, fiston. Et inutile de perdre ton temps à proclamer que je suis le soleil de l’univers, ni à te prosterner devant moi pour que je m’essuie les pieds sur ton dos. Qu’est-ce que tu as fait ? »
Pum déglutit, frissonna, se pencha en avant. « Ô seigneur, commença-t-il d’une voix mal assurée qui trahissait son jeune âge, ton serviteur s’est enhardi à entreprendre bien des choses. Si tu estimes que j’ai mal agi, tu peux me réprimander, me frapper, me faire fouetter, qu’il en soit fait selon ta volonté. Mais sache que je n’ai agi que dans ton intérêt. Mon vœu le plus cher est de te servir dans toute la mesure de mes moyens. »
Vif sourire. « Tu paies tellement bien ! »
De nouveau sérieux : « Tu es un homme empli de force et de puissance, au service duquel j’espère prospérer. Encore faut-il que je m’en montre digne. N’importe quel crétin peut porter ton bagage ou te conduire dans un lupanar. En quoi Pummairam pourrait-il se distinguer afin que mon seigneur souhaite le garder à son service ? Quels sont les souhaits de mon seigneur ? Quels sont ses besoins ?
» Il te plaît de passer pour un guerrier des plus frustes, ô maître, mais j’ai su dès le début que tu était bien plus que cela. Bien entendu, il ne te viendrait pas à l’idée de te confier à un va-nu-pieds comme moi. Comment pouvais-je savoir ce qu’il te fallait sans savoir qui tu étais ? »
Ouais, songea Everard, obligé qu’il est de vivre au jour le jour, il n’a pu manquer de développer son intuition. « Je ne suis point fâché, dit-il d’une voix posée. Mais dis-moi ce que tu as fait. »
Les grands yeux brun roux de Pum cherchèrent les siens, et il le regarda d’égal à égal. « J’ai posé à certaines gens des questions sur mon maître. Toujours avec prudence, sans jamais laisser deviner mes intentions, en veillant à ce que mon interlocuteur n’ait pas conscience de ce qu’il m’apprenait. Pour preuve, quelqu’un a-t-il émis des doutes à l’encontre de mon seigneur ?
— Hum... non... pas plus que je ne m’y attendais. Avec qui as-tu discuté ?
— Eh bien, pour commencer, avec l’adorable Pleshti – Bo-ron-u-wen, ainsi qu’elle se nomme. » Pum leva la main. « Maître ! Pas une fois elle n’a parlé à tort et à travers. Je n’ai fait que lire son visage et ses gestes en lui posant certaines questions. Rien de plus. De temps à autre, elle refusait de me répondre, et ces silences étaient eux aussi éloquents. Son corps ne sait pas garder un secret. Est-ce sa faute ?
— Non. » Et puis, je parierais que tu as entrouvert la porte de ton réduit cette nuit-là et que tu nous as entendus. Peu importe. Je ne tiens pas à le savoir.
« Ainsi ai-je appris que tu n’étais pas un... un Geyil, c’est ça ? Ce n’était pas une surprise. Je l’avais déjà deviné. Mon maître est plein de vaillance au combat, je n’en doute point, mais il est aussi patient avec les femmes qu’une mère avec ses enfants. N’est-ce pas surprenant chez un vagabond à moitié sauvage ? »
Everard partit d’un rire penaud. Touché[10] ! Ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait ce genre de remarque lors d’une mission, mais, jusque-là, personne n’en avait tiré de conclusion.
Enhardi, Pum reprit : « Inutile que je rentre dans les détails. Les domestiques observent toujours leurs supérieurs avec attention, et ils adorent papoter à leur sujet. Peut-être ai-je abusé de la confiance de Sarai. Comme je suis ton valet, elle ne m’a pas chassé quand je suis venu lui poser des questions. Je n’ai pas vraiment insisté, d’ailleurs. Mais elle m’a parlé de Jantim-hamu, auquel j’ai rendu visite, constatant que mon maître avait fait forte impression sur la maisonnée. Et j’ai enfin découvert ce que tu cherchais. »
Il se rengorgea. « Il n’en fallait pas davantage à ton serviteur, ô resplendissant seigneur. J’ai filé sur les quais où j’ai commencé mon enquête. Et voilà ! »
Le cœur d’Everard se gonfla. « Qu’as-tu trouvé ? beugla-t-il.
— Aimerais-tu rencontrer un homme qui a survécu au naufrage du navire et à l’attaque des démons ? »