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Une fois dehors, Everard et Pum quittèrent le quartier du port sidonien et se dirigèrent vers le palais en empruntant la rue des Cordeliers, où s’installait la quiétude du crépuscule.

« Mon seigneur rassemble ses forces, je vois », murmura le garçon au bout d’un temps.

Le Patrouilleur hocha la tête d’un air absent. Son esprit était habité par une autre forme de tempête.

La méthode de Varagan lui paraissait claire. (Il ne faisait aucun doute pour lui que c’était bien Merau Varagan, qui perpétrait une nouvelle atrocité.) A partir de sa cachette perdue dans l’espace-temps, il s’était rendu à Usu vingt-six ans plus tôt, accompagné d’une demi-douzaine de complices. D’autres les avaient déposés en sauteur, pour disparaître et revenir aussitôt. La Patrouille ne pouvait espérer les intercepter, le lieu et le moment exact de leur arrivée étant inconnus. Une fois en ville, Vaiagan et son groupe s’étaient débrouillés pour entrer dans les bonnes grâces du roi Abibaal.

Ils avaient sûrement exécuté cette phase des opérations après avoir fait sauter le temple, transmis leur demande de rançon et – probablement – tenté d’abattre Everard ; après, bien entendu, relativement à leur ligne temporelle propre. Il ne leur avait pas été difficile de sélectionner une cible, encore moins de laisser un assassin sur place. Il existait quantité d’ouvrages sur Tyr. Une fois accomplie la première phase, Varagan avait conclu à la faisabilité de son plan. Décidant que celui-ci valait qu’il lui consacre un investissement notable en temps et en effort, il était parti en quête des connaissances détaillés qu’une étude livresque ne pouvait lui fournir, et qui lui seraient nécessaires pour anéantir cette société.

Après avoir appris tout ce qu’il souhaitait à la cour d’Abibaal, Varagan et son équipe avaient quitté la ville d’une façon conventionnelle, afin de ne pas inspirer aux Phéniciens des récits susceptibles d’attirer l’attention de la Patrouille. Et c’était pour la même raison, pour qu’on parle d’eux le moins possible, qu’ils avaient tenu à passer pour péris en mer.

D’où leur insistance sur la date de départ ; un vol de reconnaissance avait permis de repérer ce jour-là une violente tempête. Leurs complices en sauteur avaient arrosé le navire aux armes énergétiques afin de ne laisser aucun témoin. Si Gisgo n’avait pas échappé à leur vigilance, ils auraient dissimulé leurs traces à la perfection. En fait, sans l’aide de Sarai, Everard n’aurait probablement jamais entendu parler de ces Sinim disparus avec leur nef.

Varagan avait « déjà » envoyé des agents pour surveiller le QG tyrien de la Patrouille à mesure qu’approchait le moment décisif. Si l’un d’eux reconnaissait et éliminait un ou plusieurs agents non-attachés, il ne pouvait que s’en féliciter. Le chantage exercé par les Exaltationnistes n’aurait que plus de chances d’aboutir – que leur but soit de se procurer un transmuteur ou bien carrément d’annihiler l’avenir danellien. Une issue comme l’autre ne pourrait que réjouir Varagan, alimenter sa soif de puissance et sa Schadenfreunde.

Oui, mais Everard avait levé son gibier. Il pouvait lâcher les chiens de la Patrouille...

Mais le puis-je vraiment ?

Il mâchonna sa moustache celtique et se dit, un peu stupidement, qu’il serait ravi de s’en débarrasser une fois cette mission achevée.

Mais le sera-t-elle un jour ?

La Patrouille avait sur Varagan l’avantage du nombre et de l’armement, mais elle ne devait pas sous-estimer son intelligence. Il avait planifié son opération avec un tel soin qu’il devenait quasiment impossible de l’arrêter.

Les Phéniciens ne possédaient ni horloges ni instruments de navigation précis. Gisgo ne pouvait dater le naufrage de son navire qu’avec une précision d’une ou deux semaines ; et quant à estimer sa position à ce moment-là, il ne pouvait pas davantage donner de détails. Everard était donc coincé.

Certes, la Patrouille pouvait déterminer la date, et la course de Chypre était connue. Mais pour intervenir à l’instant voulu, il fallait observer les événements de près. Et l’ennemi était sûrement équipé de détecteurs qui l’alerteraient sur-le-champ. Les pilotes chargés de brûler le navire et de récupérer Varagan et son groupe seraient prêts à toute éventualité. Il leur suffirait de quelques minutes pour accomplir leur tâche, et ensuite ils disparaîtraient.

Pis, ils risquaient d’annuler la mission. Attendre un moment favorable pour récupérer leurs complices – voire les récupérer à terre, avant le départ du navire. Dans les deux cas, Gisgo n’aurait pas connu l’expérience qu’il venait de décrire à Everard. La piste que le Patrouilleur avait découverte au prix de tant d’efforts n’aurait jamais existé. Les conséquences à long terme pour l’Histoire seraient probablement fort triviales, mais rien ne permettait de garantir une telle issue une fois qu’on commençait à tripoter la causalité.

C’était pour les mêmes raisons – le risque de voir disparaître des indices et de bouleverser le continuum – que la Patrouille ne pouvait pas anticiper sur le plan de Varagan. Elle n’osait pas, par exemple, descendre sur la nef et en appréhender les passagers avant que survienne la tempête.

Apparemment, le seul moyen de régler cette affaire, c’est d’apparaître là où ils se trouvent, durant cet intervalle de cinq minutes où les pilotes accomplissent leur sale besogne. Mais comment déterminer le lieu et le moment sans les alerter ?

« Je pense, déclara Pum, que mon seigneur a l’intention de livrer bataille, mais dans un étrange royaume où ses ennemis sont des sorciers. »

Suis-je donc à ce point transparent ? » Oui, cela se peut. Mais, auparavant, je te récompenserai généreusement pour l’aide précieuse que tu m’as apportée. »

Le jeune homme lui tira sur la manche. « Seigneur, implora-t-il, laisse ton serviteur t’accompagner. »

Stupéfait, Everard s’arrêta net. « Hein ?

— Je refuse d’être séparé de mon maître ! » Des larmes coulaient sur ses pommettes. « Plutôt mourir à ses côtés... oui, plutôt être jeté aux enfers, parmi les démons... que de retourner à cette existence de blatte à laquelle tu m’as arraché. Enseigne-moi ce que je dois faire. J’apprends vite, tu le sais. Je n’aurai pas peur. Tu as fait de moi un homme ! »

Par Dieu, mais j’ai bien l’impression qu’il est sincère, pour la première fois sans doute.

Bien entendu, c’est hors de question.

A moins que... Everard resta comme frappé par la foudre.

Pum se mit à danser, riant et pleurant en même temps. « Mon seigneur va le faire, mon seigneur va m’emmener avec lui ! »

Et peut-être, peut-être, quand tout sera fini, et s’il a survécu... peut-être que nous aurons gagné un trésor des plus précieux.

« De grands dangers t’attendent, déclara-t-il d’une voix posée. En outre, tu verras des êtres et des choses qui feraient fuir le plus hardi des guerriers. Et, avant cela, tu devras acquérir un savoir que même les plus sages seraient incapables de comprendre si on le leur dispensait.

— Je suis prêt, mon seigneur », répondit Pum. Un grand calme semblait à présent l’habiter.

« D’accord ! Allons-y ! » Everard démarra à si vive allure que le garçon dut trotter pour le rattraper.

L’instruction et l’endoctrinement basiques prendraient plusieurs jours, si tant est qu’il ne craque pas. Aucune importance. Everard aurait besoin de temps pour rassembler les informations qui lui étaient nécessaires et mettre sur pied une force d’intervention. Pendant ce temps, il aurait Bronwen. Everard n’avait aucune certitude de s’en sortir vivant. Qu’il reçoive donc un peu de la joie à laquelle il avait droit, et qu’il en donne un peu en retour.

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