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Depuis le point élevé où patientait l’escadron de la Patrouille, la tempête était une montagne bleu-noir recouvrant la mer à l’horizon nord. Ailleurs, la surface des eaux était une nappe d’argent et de saphir, parsemée çà et là d’îles, qui s’étendait jusqu’à la ligne sombre de la côte syrienne. Très loin, à l’ouest, le soleil dispensait au monde une lueur froide. Le vent sifflait aux oreilles d’Everard.

Blotti dans sa parka, il se tendait sur la selle avant de son sauteur temporel. La selle arrière était inoccupée, tout comme celle d’une bonne vingtaine des quarante véhicules qui partageaient le ciel avec lui. Leurs pilotes espéraient bien ramener des prisonniers. Les autres transportaient des armes, pareils à des œufs recelant un feu meurtrier. La lumière claquait sur leurs flancs métalliques.

Merde ! se dit-il. Je me gèle. Combien de temps ça va durer ? Est-ce qu’il est arrivé quelque chose ? Pum s’est-il fait repérer par l’ennemi, son équipement est-il en panne, ou quoi ?

Un récepteur fixé au levier de pilotage émit un bip et un voyant passa au rouge. Everard poussa un soupir audible, produisant un nuage de vapeur que le vent effilocha avant de l’engloutir. En dépit de toutes ses années d’expérience en matière de chasse à l’homme, il dut déglutir avant de déclarer dans son micro : « Signal reçu par commandant. Postes de triangulation, au rapport. »

Plus bas, l’ennemi venait d’apparaître au sein des éléments déchaînés. Il avait entamé sa sale besogne. Mais Pum, glissant une main sur l’ourlet de son pagne, avait activé son transmetteur radio miniature.

Une radio. Jamais les Exaltationnistes ne penseraient à quelque chose d’aussi primitif. Du moins Everard l’espérait-il.

Et maintenant, Pum, mon garçon, vas-tu pouvoir te mettre à l’abri, te protéger comme on te l’a ordonné ? La peur étreignit de ses doigts glacés la gorge du Patrouilleur. Sans doute avait-il engendré des fils, çà et là dans les âges, mais c’était la première fois qu’il avait l’impression d’en découvrir un.

Un appel dans ses écouteurs. Une série de chiffres. Des instruments placés en trois endroits différents, à cent cinquante kilomètres de la tempête, avaient localisé le navire martyr. Des horloges avaient déjà marqué l’instant de réception du signal.

« Okay, fit Everard. Calculez les coordonnées spatiales de chaque véhicule conformément à notre stratégie. Soldats, attendez vos ordres. »

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Il sentit monter en lui une paix arctique. L’engagement avait commencé. En cet instant précis, ses hommes et lui se trouvaient déjà au cœur de la bataille. Qu’il en soit fait selon la volonté des Nornes.

On leur transmit les données. « Tout le monde est prêt ? lança-t-il. En avant ! »

Il régla les contrôles et activa la propulsion. Sa machine bondit en avant dans l’espace, en amont dans le temps, fonçant vers l’instant où Pum avait donné le signal.

Le vent se déchaînait. Le sauteur trépidait, tanguait dans son champ antigrav. Cinquante mètres en contrebas bouillonnaient des vagues de noirceur. L’écume qui en jaillissait avait la couleur du grésil. Une gigantesque torche éclairait la scène : le mât en bois de résineux, dévoré par un feu que la tempête ne faisait qu’attiser. La nef se disloquait en fragments calcinés dont montait un banc de vapeur.

Everard chaussa ses amplificateurs optiques. Sa vision devint nette. Son escadron s’était placé comme prévu, de façon à englober la demi-douzaine de sauteurs ennemis volant au-dessus des flots.

Les brutes avaient déjà entamé le massacre. Sans doute avaient-elles ouvert le feu dès leur émergence. Comme il savait que toutes seraient armées mais ignorait la position exacte qui serait la leur, Everard avait choisi de faire apparaître ses hommes à une certaine distance, de façon à pouvoir évaluer la situation avant qu’ils ne soient repérés.

Ce qui ne tarderait pas à se produire. « A l’attaque ! » ordonna-t-il dans un rugissement. Sa monture bondit.

Un rayon bleu-blanc transperça les ténèbres. Everard se mit à zigzaguer, le sentant passer à un cheveu : chaleur, odeur d’ozone, crépitements. Ses amplificateurs s’étaient opacifiés pour le préserver de la cécité.

Il dégaina son désintégrateur mais s’abstint de riposter. Telle n’était pas sa tâche. Le ciel était déjà sillonné d’éclairs. Leurs reflets embrasaient les eaux.

Il serait impossible de capturer les pilotes ennemis. Les artilleurs avaient ordre de les descendre tous, sans exception, avant qu’ils aient eu le réflexe de faire un saut spatio-temporel. Les Patrouilleurs avaient pour mission de capturer les espions qui se trouvaient à bord du navire.

Everard ne s’attendait pas à les découvrir accrochés aux fragiles morceaux de coque ballottés par les vagues. Ses hommes y jetteraient néanmoins un coup d’œil, au cas où. Mais les voyageurs avaient sûrement prévu une autre solution – des gilets gonflables planqués sous leurs caftans, selon toute probabilité.

Pum ne pouvait pas en faire autant. Pour passer inaperçu, il devait être vêtu de son seul pagne. Tout juste si on avait pu y insérer le transmetteur. Everard avait veillé à ce qu’il apprenne à nager.

Rares étaient les marins puniques à en être capables. Everard entrevit l’un d’eux, agrippé à une planche. Il faillit aller le secourir. Mais il ne le devait point. Balraam et son équipage avaient péri corps et biens – exception faite de Gisgo, dont la survie ne devait rien au hasard. La Patrouille avait fait un petit bond en aval pour le sauver d’un sauteur ennemi alors qu’il dérivait ; et il était assez robuste pour rester accroché à sa bouée de bois jusqu’à ce qu’il s’échoue sur le rivage. Quant à ses camarades... ils étaient morts et leurs proches les avaient pleurés, un sort que connaîtraient tant de marins au fil des millénaires à venir... et tant d’astronautes, et de chrononautes...

Au moins auraient-ils péri afin que leur peuple soit sauvé, lui et des milliards d’êtres des temps à venir. Triste consolation.

Ayant recouvré sa vision, Everard aperçut une tête au sein des vagues – oui, pas moyen de s’y tromper, un homme flottant sans l’aide d’un bout de bois : un ennemi à capturer. Il perdit de l’altitude. L’homme leva les yeux vers lui au sein de l’écume. Un sourire maléfique se peignit sur ses lèvres. Une main surgit des eaux. Elle tenait un pistolet énergétique.

Everard fut le plus rapide. Un mince rayon frappa. Le hurlement de l’homme se perdit dans la tempête. Et son arme dans les flots. De sa main, il ne restait qu’un moignon calciné d’où saillait l’os.

Everard n’éprouvait aucune pitié. Cependant, il ne souhaitait pas la mort de l’adversaire. Grâce à ses techniques de psychointerrogation sophistiquées et indolores, la Patrouille obtiendrait de ces captifs vivants de précieuses indications sur leurs bases et leurs moyens.

Everard descendit au ras des flots. Le moteur du sauteur ronronnait, le maintenant en surplace au sein des vagues qui s’écrasaient sur son champ protecteur, du vent qui le secouait avec violence. Les jambes calées sur l’engin, Everard se pencha, saisit l’homme à moitié inconscient, le souleva et le plaça derrière lui. Bien, et maintenant, on prend le large !

Comme Manse Everard le constata peu après avec une certaine satisfaction, la chance avait voulu que ce soit lui qui capture Merau Varagan.

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