Un domestique réveilla Everard de bon matin – se répandant en excuses et en flatteries – pour l’emmener prendre un bain chaud. Le savon appartenait à l’avenir, mais une éponge et une pierre ponce lui permirent de se décrasser ; on lui appliqua ensuite des huiles odorantes et il eut même droit à un rasage. Il retrouva ensuite les officiers de garde pour le petit déjeuner.
« Je suis en permission aujourd’hui, lui confia l’un d’eux. Et si nous allions faire un tour à Usu, ami Eborix ? Je te ferai visiter cette cité. Ensuite, s’il fait encore jour, nous irons nous promener hors les murs. » Everard ne savait pas si cette promenade se ferait à dos d’âne ou dans un char de guerre, véhicule rapide quoique peu confortable. Les chevaux étaient exclusivement des animaux de trait, trop précieux pour être utilisés ailleurs que sur le champ de bataille ou dans le cadre d’une cérémonie.
« Merci, répondit le Patrouilleur. Mais je dois d’abord voir une femme nommée Sarai. Elle travaille comme aide cuisinière. »
Plusieurs officiers haussèrent les sourcils. « Quoi ! railla l’un d’eux, les hommes du Nord préféreraient-ils un laideron à un morceau de roi ? »
Ce palais se repaît de ragots, se rappela Everard. J’ai intérêt à restaurer ma réputation vite fait. Il se redressa vivement, jeta un regard noir à l’insolent et gronda : « J’agis sur instruction du roi, qui m’a chargé d’une enquête confidentielle. Est-ce que c’est clair, espèce de freluquet ?
— Oh ! oui, oui ! Loin de moi l’idée de t’offenser, sire. Attends. Je vais chercher quelqu’un qui saura où la trouver. » L’homme fila à toutes jambes.
Everard demanda à se retirer dans un salon. Il y passa les minutes suivantes à réfléchir à l’urgence de son problème. En théorie, il avait tout le temps voulu pour le résoudre ; s’il le souhaitait, il pouvait même remonter en amont, à condition que personne ne le voie manifester ce qui apparaîtrait comme un don d’ubiquité. En pratique, une telle tactique comportait des risques qui n’étaient acceptables qu’en dernière extrémité. Non seulement il pouvait déclencher une boucle causale potentiellement incontrôlable, mais il était possible que le cours des événements ordinaires soit lui aussi perturbé. Et la probabilité d’une telle occurrence ne pouvait que croître à mesure que les opérations gagnaient en complexité. Par ailleurs, il était impatient d’en finir avec cette mission, de garantir à nouveau l’existence du monde qui l’avait engendré, et cela n’avait rien que de très naturel.
Une ample silhouette franchit le rideau servant de porte. Sarai s’agenouilla devant lui. « Ta servante respectueuse attend le bon vouloir de son maître, dit-elle d’une voix empreinte d’émotion.
— Relève-toi. Mets-toi à ton aise. Je souhaite seulement te poser quelques questions. »
Elle battit des cils et rougit jusqu’à la pointe de son nez. « Qu’il en soit fait selon les vœux de mon seigneur, dont je suis à jamais la débitrice. »
Ses propos ne traduisaient ni veulerie, ni coquetterie, se rappela-t-il. Pas un instant elle n’envisageait de le séduire ni de l’implorer. Une fois qu’elle avait sacrifié à la déesse, une Phénicienne pieuse se devait de rester chaste. Sarai lui était tout simplement reconnaissante. Il en fut touché.
« Mets-toi à ton aise, répéta-t-il. Fais appel à ton esprit. Le roi m’a demandé d’enquêter sur des hommes qui ont jadis rendu visite à son père, alors que le règne du glorieux Abibaal touchait à sa fin. »
Elle ouvrit de grands yeux. « J’étais à peine née, maître.
— Je le sais. Mais que savent les domestiques les plus âgés ? Tu les connais sûrement tous. Peut-être certains d’entre eux servaient-ils le trône en ce temps-là. Peux-tu les interroger ? »
Elle porta une main à son front, ses lèvres, son cœur – le signe d’obéissance. « Puisque telle est la volonté de mon seigneur. »
Il lui communiqua le peu d’information dont il disposait. Cela sembla la troubler. « Je crains... je crains de ne rien pouvoir rapporter. Mon seigneur a pu constater que nous faisions grand cas des visiteurs étrangers. Ceux qu’il me décrit n’auraient pas manqué de susciter des commentaires pendant des années. » Sourire ironique. « Après tout, les domestiques du palais n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent. Les ragots sont mâchés et remâchés jusqu’à perdre toute saveur. Si quelqu’un se souvenait de ces hommes, je pense que j’en aurais déjà entendu parler. »
Everard pesta intérieurement, et dans plusieurs langues. Apparemment, il va falloir que je me rende en personne à Usu, vingt ans en amont, et que je fouine un peu partout – au risque de voir l’ennemi repérer ma machine et de me faire tuer. « Eh bien, dit-il d’une voix un peu tendue, pose quand même la question, veux-tu ? Si tu ne peux rien apprendre, cela ne sera pas de ta faute.
— Non, souffla-t-elle, mais ce sera à mon grand chagrin, doux seigneur. » Elle exécuta une dernière génuflexion avant de prendre congé.
Everard alla rejoindre l’officier qui lui avait proposé une sortie. Il ne pensait pas découvrir quoi que ce soit d’intéressant à Usu ni dans ses environs, mais cette distraction serait la bienvenue.