Ils s’étaient assis sur un banc, dans le port égyptien. Sur le plan de la discrétion, l’endroit en valait bien un autre, tous les hommes alentour étant trop affairés pour les épier ; et, bientôt, ni l’un ni l’autre ne sentirait plus battre le pouls de Tyr. Ils attiraient les regards. Pour célébrer l’occasion, non content de faire la tournée des grands-ducs, Everard leur avait acheté à tous deux un caftan dont le lin et la teinture étaient irréprochables, une tenue de roi parfaitement appropriée à leur humeur. Pour lui, ce vêtement était surtout utilitaire, car il lui permettrait de faire ses adieux à Hiram en grande pompe, mais Pum rayonnait de bonheur.
Mille bruits peuplaient le quai : le claquement des sandales, le bruit sourd des sabots, le grincement des roues, le roulement des tonneaux. Un cargo arrivait tout juste d’Ophir, via le Sinaï, et les dockers déchargeaient sa coûteuse cargaison. La sueur faisait luire leurs muscles au soleil. Dans une auberge toute proche, des marins applaudissaient une fille dansant au son de la flûte et du tambourin ; ils buvaient, jouaient, riaient, fanfaronnaient, se racontaient les pays lointains qu’ils avaient visités. Un vendeur chantait les louanges des douceurs sur son plateau. Passa un chariot tiré par un âne. Un prêtre de Melqart aux splendides atours discutait avec un étranger austère qui servait Osiris. Deux Achéens roux avançaient de leur démarche chaloupée. Un guerrier barbu venu de Jérusalem et le garde du corps d’un dignitaire philistin en visite échangèrent un regard noir, mais leurs épées restèrent au fourreau pour respecter la paix d’Hiram. Un homme noir, vêtu d’une peau de léopard et coiffé de plumes d’autruche, attirait des nuées de gosses des rues. Un Assyrien passa majestueusement, brandissant son bourdon comme une lance. Un Anatolien et un Barbare blond du Nord de l’Europe titubaient bras dessus, bras dessous, pleins de bière et de bonne humeur... L’air sentait la teinture, la bouse, la fumée, le goudron, mais aussi le santal, la myrrhe, les épices et les embruns.
Tyr finirait par mourir, dans quelques siècles, comme tout doit mourir un jour ; mais quelle puissante vie serait la sienne ! Et quel héritage fabuleux !
« Oui, fit Everard, je ne veux pas que cela te monte à la tête...» Gloussement. «... quoique ta tête soit bien plantée sur tes épaules, hein ? Mais je tenais à te le dire : tu représentes pour nous un véritable trophée. Non seulement nous avons sauvé Tyr, mais en outre nous t’avons trouvé. »
Le jeune homme continua de regarder devant lui, un peu plus hésitant qu’à l’ordinaire. « Tu m’as expliqué tout cela, seigneur, quand tu as fait mon éducation. En cet âge du monde, presque personne ne peut concevoir le voyage dans le temps et les merveilles de demain. Il ne sert à rien d’en parler aux gens, cela ne fait que les plonger dans le désarroi et la terreur. » Il caressa son menton où poussait un fin duvet. « Si je suis différent d’eux, c’est peut-être parce que j’ai toujours vécu seul, sans entrer dans un quelconque moule qui m’aurait figé l’esprit. » Ravi : « Alors je rends grâces aux dieux, ou à tout le moins aux puissances, qui m’ont donné la vie que j’ai connue. Elle m’a préparé à une nouvelle vie aux côtés de mon maître.
— Eh bien, non, pas vraiment, répliqua Everard. Nous ne nous reverrons pas souvent, toi et moi.
— Quoi ? s’exclama Pum, sidéré. Pourquoi ? Ton serviteur t’a-t-il offensé, ô mon seigneur ?
— En aucune manière. » Everard posa une main sur son épaule malingre. « Bien au contraire. Mais ma mission m’amène à être mobile. Nous souhaitons t’affecter ici, dans ta cité, que tu connais infiniment mieux que le pourrait un étranger comme moi – ou encore comme Chaim et Yael Zorach. Ne t’inquiète pas. Ce sera un travail exaltant, qui mobilisera toutes les ressources de ton esprit. »
Pum poussa un soupir. Puis il sourit de toutes ses dents. « Eh bien, je préfère encore cela, maître ! En vérité, je redoutais un peu de voyager parmi des étrangers. » Un ton plus bas : « Viendras-tu me voir ?
— Bien sûr, de temps à autre. Ou, si tu le préfères, tu peux passer tes permissions avec moi, dans certains lieux fort intéressants de l’avenir. Notre travail est exigeant et dangereux, mais les agents de la Patrouille savent aussi s’amuser. »
Une pause, puis Everard reprit : « Il faut d’abord que tu acquières une éducation, une formation, que tu maîtrises les talents et les savoirs qui te font encore défaut. Tu iras à l’Académie, dans un autre lieu et un autre temps. Tu y passeras plusieurs années, et ce ne seront pas des années faciles – mais tu t’en sortiras sans peine, je le parierais. Ensuite, tu reviendras à Tyr, ce même mois, et tu endosseras ta charge.
— Je serai donc adulte ?
— Exact. En fait, à l’Académie, tu te cultiveras le corps tout autant que l’esprit. Il te faudra une nouvelle identité, mais cela ne posera pas de problème. Inutile de changer de nom, le tien est relativement courant. Tu seras Pummairam le marin, parti jadis simple mousse et revenant fortune faite, bien décidé à acheter son propre navire et à organiser son propre négoce. Tu ne deviendras pas un magnat, cela serait contraire à nos buts, mais tu seras un sujet prospère et estimé du roi Hiram. »
Le garçon joignit les mains. « Seigneur, ton serviteur est bouleversé par ta bienveillance.
— Et je n’en ai pas fini avec toi, rétorqua Everard. Dans un cas comme le tien, je dispose de pouvoirs discrétionnaires et je vais prendre certaines dispositions en ton nom. Si tu veux passer pour un homme respectable lors de ton retour, tu devras te marier. Eh bien, tu épouseras Sarai. »
Pum glapit. Le regard qu’il jeta au Patrouilleur était atterré.
Everard éclata de rire. « Allons ! Ce n’est peut-être pas une beauté, mais ce n’est pas franchement non plus un laideron ; nous lui devons beaucoup ; non seulement elle est loyale et intelligente, mais elle connaît à la perfection les us et coutumes du palais. Certes, jamais elle ne saura qui tu es vraiment. Ce sera l’épouse du capitaine Pummairam et la mère de ses enfants. Si elle devait se poser des questions, je la crois assez sage pour ne pas les formuler à haute voix. » Sévère : « Tu seras bon avec elle. Entendu ?
— Eh bien... euh...» Le regard de Pum se posa sur la danseuse. Les Phéniciens de sexe masculin savaient s’arranger avec la fidélité conjugale et Tyr ne manquait pas de lupanars. « Oui, sire ! »
Everard lui donna une claque sur le genou. « Je sais ce que tu penses, fiston. Mais peut-être seras-tu moins tenté par les aventures si tu as une seconde épouse. Que dirais-tu de Bronwen ? »
Quel plaisir de voir Pum totalement pris de court !
Everard redevint sérieux. « Avant de partir, expliqua-t-il, j’ai l’intention d’offrir un cadeau au roi Hiram, un cadeau qui sorte vraiment de l’ordinaire, comme un lingot d’or, par exemple. La Patrouille dispose de ressources illimitées et d’une hiérarchie qui a banni les tracasseries. Hiram ne pourra pas refuser la requête que je lui adresserai alors. Je lui demanderai de me donner l’esclave Bronwen et ses enfants. Une fois qu’ils seront à moi, je les affranchirai tous et leur constituerai une dot.
» J’ai interrogé Bronwen à ce propos. Si elle a la certitude de pouvoir vivre libre à Tyr, elle n’a aucune envie de regagner sa contrée et d’y partager une hutte en torchis avec quinze membres de sa tribu. Mais pour rester ici, elle a besoin d’un époux et d’un beau-père pour ses enfants. Ça te dit ?
— Je... elle...» Le visage de Pum passait du livide au cramoisi.
Everard opina. « Je lui ai promis un homme honnête. »
Elle était un peu triste. Mais le sens pratique l’emporte sur le sentiment, en cette ère comme dans beaucoup d’autres.
Peut-être Pum souffrira-t-il de voir les siens vieillir alors que lui-même fait semblant. Mais vu sa capacité à se déplacer dans le temps, il les aura auprès de lui pendant plusieurs décennies ; et il n’a pas été élevé dans la sensiblerie américaine, après tout. Tout devrait raisonnablement bien se passer. Nul doute que ses deux épouses se lieront d’amitié et se ligueront pour régenter en douceur la maisonnée du capitaine Pummairam.
« Alors... oh ! mon seigneur ! » Le jeune homme se leva d’un bond et se mit à danser.
« Du calme, du calme. » Everard sourit. « Rappelle-toi que plusieurs années doivent passer avant ton retour ici. Pourquoi traînes-tu ? Rends-toi à la maison de Zakarbaal et présente-toi devant les Zorach. Ils vont te prendre en charge. »
Pour ma part... eh bien, quelques jours vont encore s’écouler avant que je puisse prendre congé du roi sans éveiller les soupçons. En attendant, Bronwen et moi... Ce fut à son tour de soupirer avec tristesse.
Pum avait disparu. Le pied léger, le rat des quais en caftan de pourpre filait vers le destin qu’il allait se forger.