Les temples dévolus à Melqart et à Asherat étaient sis l’un en face de l’autre, sur une place animée proche du centre de la cité. Si celui du dieu était le plus grand, celui de la déesse n’en était pas moins impressionnant. Un porche à colonnade, avec chapiteaux ouvragés et peinture colorée, débouchait sur une cour dallée où se tenait un grand bassin de cuivre destiné aux ablutions rituelles. Le temple proprement dit se dressait au fond de cette cour, et ses lignes austères étaient adoucies par un revêtement de pierre : marbre, granité et jaspe. L’entrée était flanquée de deux étincelants piliers qui dominaient le toit. (Dans le temple de Salomon, dont la conception s’inspirait du modèle tyrien, ces piliers s’appelleraient Jachin et Bohas.) A l’intérieur, ainsi que le savait déjà Everard, se trouvaient une chambre consacrée au culte et, plus loin, le sanctuaire.
Nombre de personnes étaient entrées dans la cour et s’étaient rassemblées par petits groupes. Les hommes souhaitaient sans doute se retrouver pour discuter dans un endroit tranquille. Les femmes étaient nettement plus nombreuses : des ménagères pour la plupart, portant souvent un paquet sur leur tête coiffée, marquant une pause dans leurs activités pour faire leurs dévotions et papoter un brin. Bien que tous les serviteurs de la déesse fussent des hommes, les femmes étaient toujours les bienvenues en ce lieu.
Toutes les têtes se tournèrent vers Everard lorsque Pum le poussa en direction du temple. Il commença à se sentir gêné. Un prêtre était assis derrière une table, à l’ombre de la porte ouverte. Exception faite de sa robe couleur d’arc-en-ciel et de son pendentif d’argent en forme de phallus, il ressemblait à un laïc ordinaire, cheveux et barbe soigneusement taillés, traits aquilins et mobiles.
Pum se planta face à lui et déclara d’un ton solennel : « Salut, ô saint homme. Mon maître et moi souhaitons honorer Notre-Dame de l’Hyménée. »
Le prêtre les bénit d’un signe. « Soyez-en loués. La venue d’un étranger double notre fortune. » Ses yeux luisirent d’intérêt. « D’où viens-tu, noble visiteur ?
— Du nord, par-delà les mers, répondit Everard.
— Oui, oui, c’est évident, mais ces mots décrivent un fort vaste territoire. Viendrais-tu des domaines des Peuples de la Mer ? » Il désigna un tabouret identique à celui qu’il occupait. « Assieds-toi, je t’en prie, noble sire, et mets-toi à ton aise, laisse-moi te servir une coupe de vin. »
Pum se trémoussa de frustration pendant plusieurs minutes, puis s’assit au pied d’un pilier et se mit à bouder. Everard discuta avec le prêtre durant près d’une heure. De temps à autre, quelques personnes venaient se joindre à eux.
Cette conversation aurait pu se prolonger toute la journée. Everard apprenait quantité de choses. Aucune qui fut en rapport avec sa mission, sans doute, mais on ne sait jamais et, de toute façon, il adorait tailler le bout de gras. Il redescendit sur terre lorsqu’on mentionna le soleil. L’astre du jour avait sombré derrière le toit. Il se rappela la mise en garde de Yael Zorach et s’éclaircit la gorge.
« Och ! A mon grand regret, mes amis, le temps passe et je dois bientôt partir. Si nous voulons rendre nos hommages...»
Pum retrouva son sourire. Le prêtre s’esclaffa. « Oui, fit-il, après un si long périple, le feu d’Asherat doit brûler en toi. Bon, le montant de la donation librement consentie s’élève à un demi-sicle d’argent, ou à l’équivalent en nature. Naturellement, les hommes de haut rang peuvent donner un peu plus. »
Everard se sépara d’une généreuse quantité de métal. Renouvelant sa bénédiction, le prêtre donna à chacun des deux célébrants un petit disque d’ivoire, frappé d’une gravure plutôt explicite. « Allez-y, mes enfants, cherchez une femme à combler, jetez ceci sur son giron. Euh... noble Eborix, je te précise que tu dois faire sortir ton élue de ce lieu sacré. Demain, elle me rendra ce jeton et recevra sa bénédiction. Si tu ne disposes pas d’un logis à proximité, mon cousin Hanno loue des chambres pour un prix modique, dans son auberge sise rue des Marchands de dattes...»
Pum fonça à toutes jambes. Everard le suivit en s’efforçant à plus de dignité. Les hommes avec lesquels il venait de bavarder lui adressèrent des vœux du style grivois. Cela aussi participait de la cérémonie, de la magie.
La salle était fort vaste, plongée dans une pénombre que les nombreuses lampes à huile ne dissipaient guère. Leur lueur permettait d’entrevoir des fresques complexes, décorées à la feuille d’or, incrustées de pierres fines. Tout au fond chatoyait une image de la déesse, les bras tendus en un geste compatissant que le style primitif de la sculpture exprimait de troublante façon. Everard huma divers parfum, la myrrhe et le santal, entendit un bruit de fond tout de froissements et de chuchotis.
A mesure que ses yeux accommodaient, il distinguait un peu mieux les femmes. Au nombre d’une centaine, elles étaient assises sur des tabourets, alignées contre les murs latéraux. Leur tenue allait du lin délicat à la laine crue. Certaines étaient avachies, d’autres fixaient le néant, d’autres encore lançaient des invites aussi osées que le permettait le lieu, la plupart regardaient les hommes d’un air timide ou mélancolique. Vu le jour et l’heure, les visiteurs étaient rares. Everard crut identifier trois ou quatre marins en bordée, un marchand ventripotent, deux jeunes gaillards. Ils faisaient tous montre d’une politesse de bon aloi ; après tout, ce lieu était une église.
Son pouls battit plus fort. Damnation ! songea-t-il, irrité de sa réaction. Pourquoi est-ce que je me fais un tel cinéma ? j’ai pourtant connu des femmes dans ma vie.
Une bouffée de tristesse. Mais deux vierges seulement.
Il s’avança, s’interrogeant tout en évitant les regards qui répondaient au sien. Pum vint lui tirer la manche. « O maître radieux, murmura-t-il, ton serviteur a peut-être trouvé l’objet de tes recherches.
— Hein ? » Everard laissa le jeune homme le tirer vers le centre de la salle, où ils courraient moins de risques d’être entendus.
« Mon seigneur doit savoir que le pauvre enfant que je suis n’aurait jamais pu entrer en ce lieu par lui-même, bredouilla Pum. Mais, ainsi que je l’ai dit, je compte parmi mes connaissances des personnes vivant au palais royal. Notamment une dame qui, ces trois dernières années, a mis à profit les moments que lui laissaient son travail et la lune pour venir ici. Elle s’appelle Sarai, et elle vient des tribus de bergers qui peuplent les collines. Par l’entremise de son oncle affecté à la garde, elle a trouvé à s’employer dans la domesticité royale, comme simple fille de cuisine tout d’abord, avant de se hisser au rang d’aide cuisinière. Et elle est ici aujourd’hui. Étant donné que mon maître souhaite nouer des relations de ce genre...»
Un peu interloqué, Everard suivit son guide. Il déglutit lorsque celui-ci s’arrêta. La femme qui répondit à voix basse au salut de Pum avait un corps trapu, un visage ingrat – quelconque, se corrigea-t-il – et des allures de vieille fille. Mais les yeux qu’elle braqua sur le Patrouilleur étaient vifs et hardis. « Veux-tu me libérer ? demanda-t-elle d’une voix posée. Je prierai pour toi pendant le restant de mes jours. »
Avant de se donner le temps de changer d’avis, il lança le jeton d’ivoire sur son giron.