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Les ombres s’étaient allongées et l’air rafraîchi lorsque Everard sortit dans la rue des Accastilleurs. Dans l’artère perpendiculaire à cette dernière, la circulation n’avait rien perdu de son intensité. De par leur situation en bord de mer, Tyr et Usu étaient exemptes de la chaleur méridienne qui justifiait la coutume de la sieste dans bien des contrées, et, de toute façon, aucun Phénicien digne de nom n’aurait préféré le sommeil au commerce.

« Maître ! » lança une voix joviale.

Mais c’est mon petit rat des quais ! « Salut... euh... Pummairam », dit Everard. L’adolescent, assis contre un mur, se leva d’un bond. « Qu’est-ce que tu fais là ? »

Le corps mince et bronzé se fendit d’une révérence, mais les yeux comme les lèvres ne perdirent rien de leur malice. « J’attends, dans l’espoir fervent de pouvoir être utile à sa luminescence ! »

Everard fit halte et se gratta la tête. Ce gamin s’était montré étonnamment vif, et sans doute lui avait-il sauvé la couenne, mais... « Eh bien, je regrette, mais je n’ai plus besoin de ton aide.

— Oh ! sire, tu plaisantes. Permets-moi de m’esclaffer de cette saillie ! Un guide, un entremetteur, un rempart contre certains vauriens... voire pire – un seigneur de ta magnanimité n’osera point priver un misérable comme moi de la gloire de sa présence, de la profondeur de sa sagesse, du souvenir qu’il chérira éternellement de son auguste compagnie. »

Si ce discours sentait le sycophante, ce qui n’avait rien d’incongru dans cette société, on ne pouvait pas en dire autant du ton sur lequel il était prononcé. Pummairam s’amusait comme un fou, comprit Everard. Sans doute était-il également dévoré par la curiosité et impatient d’en savoir davantage. Il frissonnait devant lui, les yeux plantés dans les siens.

Everard prit une décision. « Tu as gagné, mon lascar », lança-t-il, souriant de toutes ses dents lorsque Pummairam se mit à danser de joie. Ce n’était pas une mauvaise idée que d’engager un serviteur, de toute façon. Son but n’était-il pas de mieux connaître la cité, sans se cantonner au superficiel ? « Maintenant, dis-moi ce que tu penses pouvoir faire pour moi. »

Le garçon se figea, inclina la tête sur le côté, posa un doigt sur son menton. « Cela dépend du désir de mon maître. S’il est ici pour affaires, quel en est le type et qui est son partenaire ? S’il cherche le plaisir, les questions sont les mêmes. Mon seigneur n’a qu’à parler.

— Hum. » Eh bien, pourquoi ne pas lui dire la vérité, dans la mesure où cela m’est autorisé ? S’il se révèle insatisfaisant, je peux toujours le renvoyer, même s’il risque de s’accrocher comme une tique. « Alors, écoute-moi bien, Pum. Je suis venu à Tyr pour y traiter des affaires de la plus haute importance. Oui, peut-être même qu’elles concernent les suffètes et le roi. Comme tu l’as vu, un magicien a tenté de m’attaquer. Tu m’as aidé à le repousser. Cela risque de se reproduire, et peut-être aurai-je moins de chance. Je ne puis t’en dire plus, cela m’est interdit. Mais je pense que tu le comprendras, j’ai besoin d’en savoir davantage sur ta cité et de rencontrer nombre de ses habitants. Que me suggérerais-tu ? Une taverne, peut-être, où j’offrirais la tournée générale ? »

Sur les traits de l’adolescent, la malice laissa place à la concentration. Le front plissé, il regarda dans le vide pendant quelques instants, puis il claqua des doigts et gloussa. « Ah ! oui. Eh bien, ô mon excellent maître, je ne saurais mieux recommander comme entrée en matière qu’une visite au grand temple d’Asherat.

— Hein ? » Surpris, Everard consulta les données stockées dans son cerveau. Asherat, que la Bible appellerait Astarté, était la compagne de Melqart, le dieu tutélaire de Tyr – Baal-Melek-Qart-Sor... C’était une déité des plus puissantes, déesse de la fertilité des hommes, des animaux et de la terre, une guerrière qui avait bravé l’enfer pour ressusciter son amant d’entre les morts, une reine des mers dont Tanith n’était peut-être qu’un avatar... oui, c’était l’Isthar des Babyloniens et, plus tard, les Grecs la vénéreraient sous le nom d’Aphrodite...

« Enfin ! mon maître si sage ne saurait ignorer qu’un visiteur arrivant dans notre cité, un visiteur, qui plus est, aussi important que lui, aurait grand tort de ne pas lui rendre hommage, de peur qu’elle ne sourie point à son entreprise. En vérité, si les prêtres avaient vent d’une telle omission, ils se dresseraient contre toi. Certains des émissaires de Jérusalem ont rencontré par le passé de semblables difficultés. Et puis, n’est-ce pas accomplir une bonne action que de libérer une dame de la servitude et de la frustration ? » Pum se fendit d’une œillade suggestive, d’un sourire salace et d’un coup de coude complice. « En plus, c’est une occasion de tirer un coup. »

Le Patrouilleur comprit enfin. L’espace d’un instant, il se sentit désarçonné. Comme la plupart des sémites de cette époque, les Phéniciens exigeaient que toute femme née libre sacrifie sa virginité à la déesse, en servant dans son fanum[5] comme prostituée sacrée. Elle n’avait le droit de se marier qu’après qu’un homme avait payé pour ses faveurs. Cette coutume n’avait rien de licencieux ; elle trouvait son origine dans de terribles rituels de fertilité datant de l’Age de pierre. Certes, elle attirait aussi des pèlerins et d’autres visiteurs étrangers, dont le séjour était source de revenus.

« J’espère que le peuple de mon seigneur ne proscrit pas de telles visites, dit le garçon d’une voix inquiète.

— Euh... non.

— Bien ! » Pum prit Everard par le coude et l’entraîna à sa suite. « Si mon seigneur autorise son serviteur à l’accompagner, je ne manquerai pas de lui désigner une personne dont la connaissance lui sera utile. En toute humilité, je précise que je connais bien notre cité et que je sais me servir de mes yeux et de mes oreilles. Les uns comme les autres sont entièrement au service de mon maître. »

Everard eut un sourire en coin et se laissa faire. Pourquoi pas ? En toute franchise, après ce long voyage en mer, sa chasteté forcée commençait à lui peser ; et, dans ce milieu, fréquenter le lupanar sacré tenait de la générosité plutôt que de l’exploitation ; et peut-être y trouverait-il des informations utiles...

Mais d’abord, m’assurer que mon guide est vraiment fiable. « Parle-moi un peu de toi, Pum. Nous risquons de passer plusieurs jours ensemble, sinon davantage. »

Ils débouchèrent sur l’avenue et se frayèrent un chemin dans une foule bruyante, mouvante et odorante. « Il n’y a pas grand-chose à dire, grand seigneur. Le récit simple et bref des annales des pauvres. » Everard sursauta en entendant ces mots[6]. Puis, en découvrant la suite du récit de Pum, il constata que, dans son cas, il s’agissait d’une contrevérité.

Né d’un père inconnu – sans doute l’un des marins et des ouvriers qui fréquentaient lors de la construction de Tyr un certain bouge dont la serveuse faisait commerce de ses charmes –, membre d’une abondante fratrie, Pum avait été élevé à la dure et avait très vite appris à se débrouiller tout seul, recourant sans nul doute au chapardage puis, par la suite, exerçant toutes les activités lucratives à sa portée. Néanmoins, il était devenu très vite acolyte dans un temple des quais, où l’on vénérait une déité mineure du nom de Bail Hammon. (Everard pensa aux églises délabrées des taudis américains du XXe siècle.) Son prêtre, un ivrogne du genre affable, avait jadis été un érudit ; à son contact, Pum avait acquis un vocabulaire considérable, entre autres choses, tel un écureuil amassant des noisettes dans la forêt, puis le vieil homme était mort. Soucieux de respectabilité, son successeur avait chassé le postulant qu’il considérait comme un garnement. Pum n’en avait pas moins entrepris de cultiver quantité de connaissances dans la cité, notamment des domestiques du palais royal. Ceux-ci venaient parfois chercher du plaisir dans les quartiers mal famés... Encore trop jeune pour diriger une bande, il se débrouillait comme il le pouvait pour ne pas mourir de faim. Le fait qu’il ait survécu jusqu’ici constituait un authentique prodige.

Oui, songea Everard, j’ai peut-être eu un coup de bol cette fois-ci.

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