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Faisant preuve de piété filiale, Jantin-hamu logeait son père dans le minuscule appartement qu’il partageait avec son épouse et leurs deux enfants encore dépendants. Au sein d’ombres monstrueuses, une pauvre lampe éclairait faiblement un mobilier se résumant à des paillasses, quelques tabourets, des jarres en terre cuite et un brasero. L’épouse préparait les repas dans une cuisine commune à tous les locataires, les rapportant ensuite au foyer ; la pièce confinée sentait le graillon. Everard entreprit de questionner Bomilcar, observé par des témoins éberlués.

Chauve, édenté, à moitié sourd, les membres noués par l’arthrite, les yeux blanchis par la cataracte, il faisait peine à voir. (Son âge ne devait pas dépasser la soixantaine. Au temps pour le retour à la nature prôné par les Américains du XXe siècle.) Assis le dos voûté sur un tabouret, il agrippait un bâton de ses doigts noueux. Mais son esprit n’avait rien de débile – il se tendait vers le monde depuis son corps telle une plante poussant au creux des ruines et cherchant le soleil.

« Oui, oui, il suffit que j’en parle pour les voir devant moi comme si c’était hier. Si seulement je me souvenais aussi bien de ce qui s’est passé hier. Mais il ne s’est rien passé, comme souvent...

» Sept, ils étaient sept, et ils disaient être venus en bateau depuis le pays des Hittites. Piqué par la curiosité, le jeune Matinbaal est allé traîner sur le port pour bavarder avec les marins, et il n’a trouvé aucun capitaine qui dise les avoir transportés. Enfin, peut-être avaient-ils pris place à bord d’un navire qui était reparti chez les Égyptiens ou les Philistins... Sinim, tel était le nom de leur peuple, et ils avaient parcouru des milliers et des milliers de lieues depuis le pays du Soleil levant, chargés par leur roi de lui raconter le monde. Ils parlaient couramment le punique, oui, mais avec un accent comme je n’en ai jamais entendu depuis... Ils étaient fort grands, et bien bâtis ; ils avaient une démarche de chat sauvage, oui, ils avaient des manières de félins, et, comme eux, ils pouvaient se montrer dangereux, j’en suis sûr. Ils n’avaient point de barbe ; ils n’avaient pas besoin de se raser, entends bien : les hommes étaient glabres comme des femmes. Mais ce n’étaient pas des eunuques, oh ! que non – les femmes qui cherchaient leur compagnie avaient ensuite du mal à s’asseoir, hé-hé-hé. Ils avaient des yeux clairs, une peau plus blanche que celle d’un Achéen, mais, contrairement à ceux-ci, leurs cheveux étaient noirs comme la nuit... Ils avaient des allures de sorciers, c’est sûr, et on murmurait qu’ils avaient fait au roi la démonstration de leur pouvoir. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas de malice en eux, rien que de la curiosité, oh ! comme ils étaient curieux, ils voulaient tout savoir sur Usu, et sur la construction de Tyr que l’on préparait à l’époque. Ils ont conquis le cœur du roi ; celui-ci a décrété qu’ils pouvaient aller où bon leur semblerait, fût-ce dans les profondeurs d’un sanctuaire ou dans le coffre d’un marchand... Je me suis souvent demandé par la suite si ce n’est pas cela qui avait provoqué la colère des dieux. »

Nom de Dieu ! se dit Everard. Ce sont sûrement mes ennemis. Oui, les Exaltationnistes, Varagan et sa bande. « Sinim »... des Chinois ? Une fausse piste au cas où la Patrouille aurait eu la puce à l’oreille ? Non, je ne pense pas, sans doute une couverture bien pratique pour embobiner Abibaal et sa cour. Ils n’ont même pas pris la peine de dissimuler leur apparence. Tout comme en Amérique du Sud, Varagan était sûr que ces crétins de la Patrouille n’y verraient que du feu. Et c’est ce qui se serait passé si Sarai n’avait pas été là.

Ça ne signifie pas pour autant que je suis au bout de mes peines.

« Que sont-ils devenus ? demanda-t-il à Bomilcar.

— Ah ! une véritable catastrophe, à moins qu’ils n’aient été châtiés pour avoir commis un blasphème, pour s’être introduits dans un sanctuaire, par exemple. » Le vieil homme claqua la langue et secoua sa tête chenue. « Au bout de plusieurs semaines, ils ont souhaité repartir. C’était en fin de saison, la plupart des navires étaient déjà en cale sèche, mais ils proposaient une somme si rondelette pour se rendre à Chypre qu’un capitaine plus hardi que les autres a accepté de les y conduire. Je suis allé sur les quais pour assister à leur départ, oui, oui. C’était un jour froid et venteux, je m’en souviens. J’ai vu le navire s’éloigner sous les nuages courant dans le ciel, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la brume, et, sur le chemin du retour, je me suis arrêté au temple de Tanith pour y faire brûler une lampe à huile – pas pour eux en particulier, mais pour tous les pauvres marins dont dépend la prospérité de notre cité. »

Everard se retint de secouer le frêle vieillard pour le faire parler. « Et ensuite ?

— Je ne me trompais pas, oh ! que non. Mes pressentiments se vérifient souvent, pas vrai, Jantin-hamu ? Presque toujours, en fait. J’aurais dû devenir un prêtre, mais il y avait trop de candidats aux postes d’acolytes... Bref. Ce jour-là, une tempête s’est levée. Le navire a coulé. Personne n’a survécu. Si je l’ai appris, c’est parce que, comme bien du monde, je voulais savoir ce qu’étaient devenus ces étrangers. La figure de proue du navire s’est échouée un jour sur les récifs, là où se dresse désormais notre cité.

— Mais... un instant, vieil homme... es-tu bien sûr qu’il n’y a eu aucun survivant ?

— Je ne pourrais pas en jurer, bien entendu. Il est possible qu’un homme se soit accroché à une planche et qu’il ait été rejeté sur le rivage. Personne n’aurait prêté attention à lui une fois qu’il aurait regagné notre cité. Qui au palais se soucierait d’un matelot ? Ce qui est sûr, c’est que le navire a sombré, et les Sinim avec lui – car s’ils étaient revenus, eux, nous l’aurions forcément su, pas vrai ? »

L’esprit d’Everard tournait à plein régime. Des voyageurs temporels ont pu les rejoindre avec des sauteurs. A l’époque, la Patrouille n’avait pas encore d’antenne susceptible de les détecter. (Nous ne pouvons pas surveiller tous les instants du millénaire. Au mieux, si nécessaire, nous envoyons des agents dans un milieu donné, à partir des antennes dont nous disposons.) Si ces visiteurs souhaitaient se montrer relativement discrets, ils étaient obligés d’emprunter pour partir un moyen de transport ordinaire, par terre ou par mer. Avant cela, cependant, ils s’étaient assurés des conditions météo. Les navires de cette époque ne prennent quasiment jamais la mer en hiver ; ils sont bien trop fragiles.

Et s’il s’agissait d’une fausse piste ? La mémoire de Bomilcar est peut-être moins affûtée qu’il ne le prétend. Et si ces visiteurs étaient originaires d’une de ces civilisations éphémères dont les historiens comme les archéologues ont perdu toute trace, et que les chrononautes ont découvertes presque par accident ? Une cité-Etat perdue dans les montagnes d’Anatolie, par exemple, qui aurait évolué au contact des Hittites et dont l’aristocratie pratiquait la consanguinité au point d’acquérir des caractéristiques physiques hors du commun...

D’un autre côté, cette catastrophe en pleine mer est le moyen idéal de brouiller les pistes. Cela expliquerait pourquoi ils n’ont pas pris la peine de se grimer en Chinois dignes de ce nom.

Comment en avoir le cœur net avant qu’il ne soit trop tard ?

« Quand est-ce arrivé, Bomilcar ? demanda-t-il en s’efforçant d’être le plus gentil possible.

— Eh bien, je te l’ai dit, rétorqua le vieillard. Du temps du règne d’Abibaal, quand je travaillais dans son palais d’Usu. »

Everard sentait peser sur lui les regards des autres membres de la famille. Il les entendait respirer. La lampe crachota, les ombres s’épaissirent, l’air se rafraîchissait vite. « Pourrais-tu être plus précis ? insista-t-il. Te souviens-tu en quelle année du règne d’Abibaal ces événements se sont produits ?

— Non. Non. Je ne vois pas. Laisse-moi réfléchir... C’était deux ans, peut-être trois, après que le capitaine Ribadi a rapporté un véritable trésor de... d’où donc, déjà ? Un lieu situé par-delà Tarsis... Non, c’était beaucoup plus tard, je crois... Ma première épouse est morte en couches peu après, je m’en souviens bien, oui, mais des années ont passé avant que je puisse me remarier, et, en attendant, il a bien fallu que je me contente de catins, hé-hé-hé...» Comme il est de coutume chez les vieillards, l’humeur de Bomilcar s’altéra soudain. Des larmes coulèrent sur ses joues. « Et ma deuxième épouse, ma chère Batbaal, elle est morte, elle aussi... les fièvres... Elle ne me reconnaissait même plus, pauvre folle... Cesse de me tourmenter, seigneur, cesse de me tourmenter, laisse-moi en paix, dans les ténèbres, et les dieux te béniront. »

Je n’obtiendrai plus rien de lui. Et qu’ai-je donc obtenu ? Du vent, probablement.

Avant de partir, Everard offrit à Jantin-hamu un morceau de métal qui permettrait à sa famille de vivre plus confortablement. L’un des avantages de l’Antiquité par rapport à son époque : les cadeaux n’y étaient pas taxés.

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