Lettre à moi-même

Chère Arglaë,

Je ne sais pas si c’est la coutume, chez les trolls, d’écrire à ceux qu’on aime. En tout cas, c’en est une chez les humains.

Je pense à toi tout le temps et, étrangement, tu t’éloignes. Ton image devient floue. Les détails de ton visage, ton apparence, disparaissent peu à peu de ma mémoire. Je conserve seulement, de façon précise, le souvenir de ton odeur. « Loin du corps reste le cœur », a dit Gaston Saint-Langers, le Hiéronymus de chez nous. Sans doute a-t-il raison (je confesse un certain manque d’expérience dans le domaine)…

Je voulais te dire que tu me manques.

J’aimerais être près de toi en ce moment. Hélas, ce n’est pas possible. Parce que je ne sais pas où tu es. Et parce que j’ai une mission à remplir…

Je t’ai parlé d’Ombe, ma collègue de travail ? Non, évidemment. C’est elle qui m’a empêché de… enfin, de… Bref pour être exact, je me suis abrité derrière les sentiments que j’éprouvais pour elle. Trop lâche pour t’avouer que j’avais peur de ce qu’on allait, euh, peut-être faire…

Eh bien, Ombe est morte. On lui a tiré dessus.

J’ai retrouvé son meurtrier et je l’ai tué à mon tour. Ça ne m’a apporté aucune joie. Juste du soulagement (j’étais le prochain sur sa liste !). Comment est-ce que vous auriez réglé ça, vous, les trolls ? De la même façon, j’imagine. En plus brutal. Et en vous posant moins de questions.

J’ai brûlé Séverin, un maître vampire trafiquant de drogue ; j’ai crevé l’œil de Siyah, le magicien noir qui avait soumis ton frère ; j’ai détruit Ernest Dryden, le meurtrier d’Ombe. Tous les trois en voulaient à ma vie, je n’ai pas eu le choix. Mais est-ce normal, quand on a seize ans, de se faire autant d’ennemis ? De les affronter de façon si… sauvage ?

C’est peut-être à cause d’eux, à cause de ça que je fais des cauchemars horribles qui s’effacent quand j’ouvre les yeux ; des yeux embués par l’effroi. Des cauchemars qui s’évaporent comme la brume dans les premières lueurs du jour…

Je t’ai parlé d’une mission. D’une tâche à accomplir.

En fait, ce Dryden, cet assassin, n’a pas agi de lui-même. Un autre que lui tire les ficelles, porte la responsabilité du désastre.

Je veux le retrouver et mettre fin à tout ça.

Comprendre.

Et pouvoir dormir.

À ce moment-là, si tu ne vagabondes pas à l’autre bout du monde des trolls, c’est contre toi que j’aimerais le faire.

Je t’embrasse, ma trollesse.

Je ne sais pas si c’est la coutume, chez les trolls, de terminer une lettre de cette façon. En tout cas, c’en est une chez les humains…

Jasper, troll imberbe, membre du clan de l’Île-aux-Oiseaux.

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