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Trois heures que je poirote (ou poireaute, si l’on considère que mon avachissement devant une table couverte de tasses vides relève davantage de la plante potagère que de la planque policière), à l’intérieur de l’unique café de la rue du Horla. Un café qui pourra bientôt afficher sur une plaque : « Ici est venu, a observu et a mouru Jasper, Agent – stagiaire – d’une Association qui l’avait oublié. Visite de son squelette intact sur la chaise où il a pris racine et des toilettes qu’il a enfumées – au sens propre du terme – lors d’une mission précédente. Réduction de dix centimes à partir du treizième café, sur présentation de la carte de A comme Attente interminable… »

Heureusement, en plus des incontournables ustensiles qui me désignent comme un magicien aguerri (en vrac : un réchaud, un chaudron, un athamé, un sachet de runes gravées sur des écorces de frêne, des plaquettes de bois, du gros sel, quelques pierres précieuses entières et d’autres réduites en poudre, des pièces de métal et moult plantes sous diverses formes), heureusement, disais-je, j’ai pris soin d’emporter de quoi lire dans ma besace.

En l’occurrence deux Livres de Savoir, en plus de mon Livre des Ombres que je ne vais quand même pas relire tous les jours…

Le premier, œuvre de Jason l’Étincelant (les surnoms ridicules sont, hélas, aux sorciers ce que les puces sont aux chiens ou les cerises confites aux cakes), est presque entièrement consacré aux duels de magiciens. Jason était plus passionné par l’histoire que par la magie, et il ne rapporte rien des formules utilisées par les protagonistes. C’est dommage, parce que je me dis qu’un jour ou l’autre ma route finira fatalement par recroiser celle de Siyah le Borgne (ou l’Éborgné, vu que, pour lui faire comprendre qu’il avait commis une erreur en s’en prenant à moi, je lui ai mis le doigt dans l’œil).

Le second Livre de Savoir, commis par Lisbeth Doigts de Fée, m’avait laissé espérer… euh, non, rien. Bref ! Lisbeth s’était spécialisée dans les sortilèges délicats. Réparation d’un accroc, disparition d’une fêlure sur une tasse, protection contre les piqûres de moustique. J’avais peur de m’ennuyer, mais en réalité c’est passionnant ! Enfin, ça l’était les deux premières heures.

— Je vous sers autre chose ? braille la serveuse, qui a dû être top model chez les mérous dans une autre vie.

— Oui, encore un café, s’il vous plait, je soupire, en me disant que, quoi qu’il arrive (et même s’il n’arrive rien), ce sera le dernier.

Elle pose ma commande sur la table, à côté des tasses vides (qu’elle semble décidée à me laisser en trophées) et de mon téléphone bien en évidence (comme si ça allait inciter Walter à m’appeler !).

Je tends la main vers le treizième café, quand mon attention est attirée à l’extérieur par un mouvement inhabituel. Trois hommes (inconnus) pénètrent dans l’immeuble de l’Association. Ils portent un chapeau mou et leur regard est caché par des lunettes noires.

Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Soit il s’agit de joueurs de Bingo dissimulant leur identité pour pouvoir continuer à mener une vie sociale normale, soit j’ai sous les yeux des Agents de l’Association. J’opte avec enthousiasme pour la seconde option.

Waouh ! c’est la première fois que je vois de vrais Agents, enfin, des Agents non stagiaires ! Finalement, je n’étais pas à côté de la planque, euh, de la plaque…

J’hésite sur la conduite à tenir. Foncer dans l’immeuble à mon tour ? Risqué. Je pourrais être mis hors circuit par mademoiselle Rose (elle s’y trouve peut-être, même si je ne l’ai pas vue entrer ; avec elle il faut s’attendre à tout…). Je décide donc de patienter et vois mon inertie récompensée : à peine dix minutes plus tard, les trois hommes ressortent et se dirigent vers la bouche de métro, les mains enfoncées dans les poches de leur manteau.

Cette fois, fini de tergiverser. Je me lève précipitamment, ajuste ma sacoche sur l’épaule, jette un billet sur la table et quitte l’établissement en lançant un « Au revoir » qui sonne faux.

Je suis aussi excité qu’un musicien avant son premier concert. La présence sur le terrain de véritables Agents indique de façon claire qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Quelque chose dont je suis – et c’est plutôt vexant – exclu… Et puisque Walter et mademoiselle Rose jouent les cachottiers, tant pis : je me ferai une idée personnelle de la situation !

Car il ne faut pas oublier :

1. que je suis un garçon particulièrement curieux ;

2. que je déteste être mis à l’écart ;

3. que je dois absolument faire progresser une enquête qui piétine…

J’ai vengé Ombe en tuant son meurtrier, mais le commanditaire court toujours et l’inquiétante organisation qui tire les ficelles dans l’ombre est toujours active.

Peut-être déjà à ma recherche.

Puisque j’en parle, je trouve la désinvolture de l’Association à mon égard choquante.

Pas de nouvelles, rien ! Un coup de téléphone – au moins un – à un stagiaire qui a survécu à plusieurs tentatives d’assassinat, ce serait trop demander ? D’accord, je m’en sors à chaque fois, mais est-ce une raison pour considérer qu’il ne peut rien m’arriver ?

J’aimerais partager l’optimisme de mes chefs…

Les trois Agents s’engouffrent dans le métro et je les suis, à distance raisonnable. Je n’ai pas envie de me faire repérer, ni d’être mis sur la touche dès le début de la partie. Ces types sont surentraînés ! Des bêtes d’action ! Des cadors, des champions ! À côté d’eux, lions superbes, je ne suis qu’un misérable vermisseau.

La rame s’immobilise le long du quai.

Au moment où je me glisse dans le wagon où ont pris place les Agents, dissimulé derrière un journal gratuit abandonné sur un banc, je comprends que j’ai commis une erreur.

Une erreur de débutant.

Le café… Les cafés, pour être exact. Bus quatre heures durant et qui toquent à la porte de ma vessie. Pour être encore plus trivial, je me trouve atrocement tiraillé par une violente envie d’uriner. S’il existe un sortilège pour résoudre ce genre de problème, je l’achète immédiatement, même à prix d’or !

Par chance, les Agents descendent à la station suivante. Plié en deux, je leur emboîte le pas et, tandis qu’ils empruntent le couloir des correspondances, je m’approche du mur le plus proche en prenant l’air dégagé.

— Ehhhh ! C’est répugnant !

— Désolé, madame, je marmonne, tandis que la matrone s’éloigne en secouant furieusement la tête et que le rouge me monte aux joues.

J’ai l’impression qu’un temps infini s’écoule (choix judicieux du verbe…) avant d’être en mesure de reprendre la filature. Puis je cours comme un malade dans les couloirs, la besace militaire qui me tient lieu de sacoche battant contre mes reins.

Lorsque je rattrape les Agents, le train est sur le point de partir. La sonnerie annonce une fermeture imminente des portières. Je bondis dans une voiture, au hasard. Ouf, il s’en est fallu de peu. Quel idiot !

Je pioche une bouteille d’eau dans ma sacoche et bois longuement au goulot. Raisonnablement, je devrais m’abstenir d’absorber quelque liquide que ce soit pendant les prochaines vingt-quatre heures, mais boire (désolé Jack), je ne peux pas m’en empêcher.

Parce que si je ne suis pas essoufflé (tiens, c’est nouveau, ça), ma gorge, par contre, me brûle toujours autant (là, rien de changé, et ça fait seize ans que ça dure !).

Pas essoufflé. Je répète ces mots dans ma tête.

Incroyable, j’ai tenu un sprint sans m’effondrer à l’arrivée ! Je touche du bout des doigts le collier de protection que je porte et qui est sûrement (quoi d’autre ?) à l’origine de mon inattendue vitalité.

Je déboutonne mon nouveau manteau fétiche, dérobé un soir d’évasion dans le vestiaire d’un hôpital. J’ai chaud. Moi qui ai toujours froid, d’habitude !

Tiens, c’est une chose que je ferai de retour chez moi : vérifier les effets secondaires des bijoux protecteurs.

Le poids d’un regard m’arrache à mes pensées.

À quelques mètres, sur une banquette, un curieux petit homme est assis. Pas plus d’un mètre cinquante, sec comme un coup de trique, le crâne rasé, un visage buriné où luisent d’insolites yeux bleu pâle. Impossible de lui donner un âge. Il porte les mêmes vêtements, écrus, que les gens des steppes mongoles (je consacre, je le rappelle, de nombreuses heures de ma vie à regarder des films), ainsi qu’une couverture autour de la taille, pliée et tire-bouchonnée, comme unique bagage.

Le petit homme m’observe et son regard me brûle.

Je me cache derrière un passager, mal à l’aise. Bon sang, mais qui c’est, ce type ? Et pourquoi est-ce qu’il me fixe comme ça ? Au prochain arrêt, je descends et change de wagon. Tant pis pour les Agents !

Je suis à deux doigts de paniquer.

Heureusement, le petit homme se désintéresse de moi et tourne son attention sur une photo qu’il tient entre les mains.

Me laissant profondément troublé.

J’hésite sur la conduite à tenir. Descendre, pas descendre ? Tout en pesant le pour et le contre, je ne peux m’empêcher de jeter un œil sur la photo. J’ai prévenu, je suis curieux !

Ma mâchoire se décroche.

La photo ! C’est Walter… Un portrait de Walter.

— Quelles sont les probabilités pour que des Agents de l’Association se retrouvent PAR HASARD dans le même métro qu’un homme qui se promène avec une photo de leur chef dans sa poche ? je murmure pour moi (ou pour Ombe, en ce moment ça revient au même).

La réponse est : aucune. Je sais à présent quelle est leur mission. Ces Agents sont là pour lui, pour cet homme tout droit sorti d’un tournage sur les yourtes mongoles (et non pas bulgares…). Ma crise de panique trouve une explication logique : cet homme est dangereux.

Ainsi mon instinct ne m’avait pas trompé. Je me retrouve en plein cœur de l’action ! C’est ce qui, pour un jeune stagiaire normalement constitué – c’est-à-dire avide d’expériences nouvelles –, s’approche le plus du nirvana.

Pendant que mon cerveau entre en ébullition, le petit chauve (qui ne sourit pas du tout) sort un pendule de sa manche et fait quelques passes discrètes au-dessus du visage de Walter, en murmurant des paroles inaudibles.

Comme d’habitude dans le métro, quand quelqu’un a l’air bizarre, les autres passagers font semblant de ne rien voir.

Ah bravo, de mieux en mieux ! Un sorcier… Un sorcier en train de jeter un sort.

Non. Regarde mieux, Jasper, concentre-toi (je me parle beaucoup, à voix basse ou haute ; encore une constante jaspérienne, flippante ou rassurante selon la partie qu’on choisit de la fameuse bouteille à moitié vide ou à moitié pleine). Pour une malédiction, on utilise des aiguilles. Avec un pendule, on s’oriente et on trouve des sources. L’homme des steppes ne lance aucun sort à Walter : il essaye de le localiser…

— Tu en penses quoi, Ombe ? Ça sent le plan pourri, hein ?

Pas de réponse. Ça ne coûte rien d’essayer ! Bon, j’ai de nouveau un sorcier sur le dos. Et à juger de ses sentiments par le regard qu’il m’a lancé, je mise à cent contre un qu’on ne sera pas copains !

À propos de copains… Est-ce qu’il pourrait s’agir d’un acolyte du magicien noir ? Ce ne serait vraiment pas de pot. Un sorcier sur la liste de mes ennemis intimes, c’est suffisant !

Il n’y a qu’une façon de le savoir : prendre mon courage à deux mains et filer.

Je veux dire, le filer.

Le sorcier mongol finit par ranger pendule et photo en secouant la tête. Une ride de contrariété (d’inquiétude ?) plisse son front buriné. Bien ! On dirait qu’il n’a pas obtenu ce qu’il voulait. Un Agent se serait approché pour lui demander des explications. Mais le souvenir de son regard me fait frissonner.

Il était d’une incroyable dureté.

Le genre de regard capable d’arrêter un yack en pleine course.

D’ailleurs, les trois Agents non plus ne semblent pas pressés de l’affronter.

Je m’en tiens donc à mon plan et me contente de suivre (à bonne distance, il ne s’agirait pas de gêner !) les Agents qui emboîtent le pas au sorcier (c’est marrant, ça ! Ça fait un peu genre « À la queue leu leu » !) quand il quitte la rame et s’engage dans les couloirs du métro…

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