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Profitant du soleil timide de la fin d’après-midi, un débit de boissons a courageusement installé quelques tables sur sa terrasse. Je m’installe devant l’une d’elles et pose à mes pieds la besace militaire qui me sert de sacoche depuis que l’autre, la vraie, la fidèle, qui accompagne tous mes exploits, est depuis l’attentat qui a coûté la vie à Ombe l’otage de Walter dans son bureau.

Est-ce qu’il fait froid ? Je ne sais pas. À cause, encore, de l’action mystérieuse du collier protecteur. De la même manière que je suis incapable de dire si je me sens fatigué. Transpirant, par contre, oui, à cause de mes courses successives dans le métro. Mon manteau (la veste tient compagnie à la sacoche, rue du Horla) est largement ouvert sur le pull, noir lui aussi (c’est mon côté joyeux drille), dont j’ai une collection dans mon placard.

Je prends ma bouteille d’eau, bois longuement au goulot.

Pourquoi les événements ont-ils tendance à se bousculer dès que je mets le nez dehors ? Je suis un aimant à problèmes ! Je m’y ennuie rapidement, mais au moins, quand je reste à la maison avec ma mère, il ne se passe rien. La vie coule comme un long fleuve (de thé) tranquille.

— Vous voulez quelque chose ?

Un serveur a osé quitter la chaleur de son troquet. Vu le regard qu’il me porte et les frissons qui le saisissent, je comprends que je n’ai pas intérêt à réfléchir trop longtemps !

— Un caf… Non, un chocolat chaud, je me ravise sagement.

L’espace d’un instant, j’écoute le silence, prêt à recevoir un commentaire moqueur sur les vertus comparées du café et du chocolat.

Où te caches-tu, Ombe, sur quelle bordure, dans quel recoin ? Et qu’est-ce que tu attends de moi ?

Comme d’habitude, le tourbillon qui met ma tête sens dessus dessous m’empêche de me concentrer. J’ai du mal à ordonner mes pensées. À les classer.

Bon sang, j’ai plus urgent à faire que de m’interroger sur les silences d’Ombe ou sur ma capacité à attirer la poisse ! Un sorcier dangereux se balade dans la nature, avec une photo de Walter dans la poche et un vampire aux trousses…

Je cale mes coudes sur la table, pose mon visage dans le creux de mes mains et ferme les yeux.

— avnir a hlaratyß nií FafnirMa hlaratyë ni ? Fafnir… Tu m’entends ?

Pas de réponse. Cela dit, je ne sais même pas si un sortilège est capable de répondre.

— avnir A tana nin amtar silumß ar sinomß Fafnir… A tana nin ambar silumë ar sinomë… Fafnir… Montre-moi le monde à ce moment et à cet endroit…

Un bourdonnement dans mes oreilles. Des éclairs de lumière dorée sur le rideau de mes paupières baissées. Une télé qui s’allume péniblement… Puis, à travers un filtre jaunâtre, j’aperçois une image légèrement déformée (sûrement à cause de l’arrondi des morceaux d’ambre qui constituent les yeux du scarabée).

Youpi ! Je refrène mon excitation, me permets juste quelques gloussements satisfaits. Pourquoi est-ce que personne (hormis mes adversaires) n’assiste jamais aux prouesses que je réalise ? Pourtant, là, assis tranquillement à la terrasse d’un bistrot, je m’offre le luxe d’espionner un sorcier et un vampire, à l’écart de tout danger…

Le petit homme est sorti du métro et marche dans le parc Francescano.

C’est dans ce parc qu’on a joué, avec Romu et Jean-Lu, la première composition de notre groupe (les Crabes fantômes) devant un public entièrement constitué de pigeons (au sens animal du terme). Public volage, qui, aux premières notes de cornemuse, s’est dit qu’il valait mieux imiter Alamanyar et s’envoler en pagaille, plutôt que de rester et devenir sourd…

L’angle de vue que m’offre Fafnir change constamment. C’est très bizarre ! J’ai l’impression de regarder un film tourné caméra à l’épaule. Un vieux film muet.

— avnirß lonaQ A alya helin imirinQ Fafnir… Hlona ! A palya helin imirin ! Fafnir… Le son ! Ouvre en grand l’améthyste !

Dans « espion », il y a « esgourde » et « arpion » (oreille et pied, pour les caves !), dirait Bébert le Baron dont je n’ai jamais réussi à dépasser la page trois du Livre des Ombres, entièrement écrit en argot.

Crrrr. Crrrr.

— … vas où comme ça ?

Une voix me parvient, étouffée, à l’autre bout d’un tuyau. Ce n’est pas celle de Fafnir. Cinq racailles ont fait irruption devant le sorcier.

File ton fric ! Dépêche !

Le petit homme ne dit rien. Il se contente de sourire.

Un grand sourire qui semble signifier : « Je ne comprends pas », « Je n’ai rien contre vous », « C’est un malentendu ».

Pourquoi je n’ai pas eu droit à un sourire, moi aussi, au lieu d’un regard assassin, dans le métro ? C’est injuste ! J’aurais dû lui piquer son fric.

— Un chocolat chaud, un…

J’ouvre un œil. Le serveur a posé la tasse sur ma table et semble attendre que je règle ma commande. Ce que je m’empresse de faire en jurant silencieusement.

— Bonne journée ! me lance-t-il en repartant.

Je grogne un remerciement. Bon sang, j’espère que cet idiot ne m’a rien fait rater d’important !

Retour au parc Francescano.

Le degré d’agacement des détrousseurs est monté d’un cran.

Le calme du petit homme ne semble pas provoquer l’effet désiré. Au contraire ! Quelqu’un va passer un sale quart d’heure (étrangement, je ne parie pas sur le sorcier !).

C’est alors que Longues Dents fait une apparition théâtrale, essentiellement due au zoom arrière très rapide réalisé par Fafnir-caméra gagnant l’abri d’un réverbère.

Ruban de brume, cyberlapin ou coûteux scarabée, mon vaporeux compagnon reste un trouillard !

D’un geste aussi fluide que rapide, le vampire attrape le chef de la meute par le col et lui brise la nuque. Craaac. Il se tourne ensuite vers ses quatre compagnons de rapine qui le fixent, horrifiés. Le vampire choisit ce moment pour dévoiler d’impressionnantes canines.

Ce sourire-là, moins bonhomme que celui du sorcier, signifie clairement : « Cassez-vous ou je vous élimine l’un après l’autre. »

Le message est parfaitement reçu. Les voyous s’enfuient en hurlant, abandonnant le corps de leur ami sur le sol.

Le sorcier ne paraît pas traumatisé outre mesure.

Ni inquiet, d’ailleurs. Mais peut-être qu’il n’a jamais vu de vampire ? Qu’il croit à un montage, ou à du théâtre de rue, voire à une surprenante coutume locale ?

Alors que je m’attends à ce que le petit homme fasse les frais de la sauvagerie vampirienne (ou l’inverse, je suis curieux de voir ça), Longues Dents se penche sur le cadavre encore chaud.

Tu permets ?

Sans attendre de réponse, il plante ses incisives dans le cou du type étendu sur l’herbe et boit de longues goulées répugnantes.

Qu’est-ce qui peut pousser un géant à faire ami-ami avec un nabot ? A-t-il été impressionné par le spectacle de danse folklorique dans le métro ? Cherche-t-il un conseiller vestimentaire ?

Je ne tarde pas à avoir ma réponse :

Pourquoi l’Association te recherche ? Inutile de nier, j’ai assisté à l’affrontement, là-dessous. C’étaient des types de l’Association !

— Pas savoir. Pas connaître.

La voix du sorcier est étonnamment puissante. Rauque et profonde.

Sa sincérité paraît surprendre le vampire.

Pour quelle raison tu es venu à Paris ?

Toujours souriant, le sorcier sort la photo de sa tunique et la met sous le nez de son inquiétant camarade.

Chercher Walter.

— Le patron de l’Association ! Je le savais… Tu penses le trouver dans ce parc ?

— Non. Chercher endroit pour dormir. Fatigué.

— Si tu es un ennemi de Walter et de l’Association, alors tu es mon ami ! Suis-moi. Je connais un endroit plus confortable qu’un banc pour passer la nuit.

— Très gentil. M’appeler Otchi.

— Et moi Aristide. En route !

L’espace d’un moment, je me demande si Fafnir me transmet la réalité ou s’il l’altère. Un vampire qui dégomme un humain (tout voyou qu’il soit), qui prend sous son aile un sorcier agresseur d’Agents (présumés) et qui s’appelle Aristide ! Stop ! Il y a au moins deux motifs d’arrestation immédiate (je lui fais cadeau de son prénom…) !

Je m’apprête à ouvrir les yeux pour décrocher mon téléphone et composer le numéro d’urgence de l’Association, quand je ressens une intense démangeaison du cuir chevelu.

En même temps, Fafnir envoie dans mon cerveau des impulsions frénétiques. Visiblement, mon espion insiste pour que je me reconnecte.

Ce que je fais.

Après tout et jusqu’à présent, je n’ai jamais eu à me plaindre de ses initiatives.

De nouvelles images affluent.

Gros plan sur Aristide, qui récupère au pied d’un arbre un énorme sac de sport. Un sac agité de convulsions. Pour être plus précis, la chose enfermée à l’intérieur se débat vigoureusement.

Zoom arrière. Le vampire ouvre la fermeture Éclair, empoigne une forme humaine qui s’avère être une fille.

Zoom avant. Une fille menue mais pleine d’énergie.

Zoom encore. Une fille rousse, plutôt mignonne.

Bon sang, je la connais…

Nina ! C’est Nina, la stagiaire de l’Association !

Tu as de la chance, je viens de dîner.

Aristide ponctue sa tirade d’un rire joyeux et gifle ma pauvre coreligionnaire (de « corps » et « légionnaire », ou bien autre chose, mais ce que je veux dire, c’est que je communie avec elle dans la douleur…).

Clac ! Nina perd connaissance (c’est ce qui pouvait lui arriver de mieux).

Il la remet dans le sac, en expliquant au petit homme :

Une moucharde. Elle te suivait.

Il cale sa prise sur son épaule et s’enfonce dans le parc. Le sorcier trottine à ses côtés.

J’en ai assez vu pour l’instant.

Je cligne des yeux pour me réhabituer à la lumière du jour.

J’avale une gorgée de mon chocolat déjà froid puis je fouille la besace à la recherche de mon téléphone.

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