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L’aurore agite tout juste ses doigts de rose lorsque je franchis la porte de l’immeuble décrépi qui abrite les bureaux icebergiens de l’Association (je rappelle pour les distraits qui auraient raté les précédentes visites que ses locaux s’enfoncent profondément sous la surface).

À cette heure, aucune chance de tomber sur la sympathique Mme Deglu, présidente de l’Amicale des joueuses de Bingo et sosie de Carmen Cru (les bédéphiles me comprendront, les autres n’auront qu’à imaginer un croisement entre une chouette déplumée et un sac de patates).

Ce qui m’arrange, puisque je suis suffisamment nerveux comme ça.

J’ai rendez-vous avec Walter pour l’engueulade du siècle…

Je rajuste ma mise sur le palier du deuxième étage, essaye de me calmer et frappe doucement à la porte, à côté du panonceau affichant en lettres fatiguées : L’Association. D’habitude, un simple toc-toc suffit à déclencher un clic donnant accès au bureau de mademoiselle Rose.

Aujourd’hui, rien.

J’insiste ! En vain…

Je tambourine carrément, sans autre résultat que de faire tomber des lambeaux de peinture verte (immonde comme elle est, c’est toujours ça de pris). J’hésite à flanquer un coup de pied dedans, puis je me retiens en pensant aux sortilèges qui protègent l’ouverture.

C’est quand même bizarre.

D’habitude, on trouve toujours quelqu’un à l’Association : Walter, Rose, le Sphinx, des stagiaires venus se faire engueuler… Là, nada. Personne.

Les vacances ? Ça m’étonnerait. Je vois mal mademoiselle Rose avec des skis aux pieds ! Les extraterrestres ? Peu probable. À en croire les films, leurs vaisseaux spatiaux ont pris un abonnement de parking dans le ciel américain.

Peut-être, tout simplement, qu’on n’a pas la même notion de l’aube. J’ai, pour ma part, effectué de savants calculs afin de ne pas être en retard ; se faire pourrir par le patron, d’accord, le mettre en rogne, pas question !

Je choisis donc de patienter et m’assieds sur une marche.

Pour un jeune stagiaire qui va passer un mauvais quart d’heure, on est en droit de penser que j’en fais un peu trop. Mais c’est plus intéressé que ça. J’ai, moi aussi, des questions à poser…


Cherchant à tromper le temps, je sors de ma sacoche le journal qui abrite les épanchements de ma matière grise (dit comme ça, c’est assez répugnant, mais encore une fois, je me comprends !) et qu’on appelle, dans le jargon des sorciers, un Livre des Ombres. Je le feuillette, à la faible lueur d’une ampoule électrique autour de laquelle volette, misérable, une grosse mouche noire.

J’ai mis à jour mon Livre hier. Ça m’a occupé toute la journée, entre deux tasses de thé (un truc de ma mère pour s’assurer que je ne me suis pas encore envolé…). J’en étais resté à l’épisode de la fête chez les trolls, sur l’Île-aux-Oiseaux. J’avais un sacré retard à rattraper ! J’ai donc noté noir sur blanc (en vrac) :

— les informations échangées avec Ombe pendant la soirée de Noël,

— l’attaque au Taser mystique contre la moto,

— mon évasion de l’hôpital grâce au sortilège des roses,

— la création de Fafnir (mon sort fouineur),

— la lutte contre l’aigle noir,

— mes expériences de nécromancie à la morgue,

— les renseignements arrachés à Lucinda la Goule dans le cimetière,

— l’affrontement avec le timbré qui se prétendait membre de l’Association,

— sa destruction par le feu,

— la découverte de l’existence d’une organisation qui m’en veut personnellement… et qui en voulait à Ombe.

J’ai tout relaté dans le détail, jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Au moment de refermer le Livre pour aller me coucher, j’ai pris conscience qu’il manquait une dimension à mes comptes rendus. Une touche plus intérieure, plus profonde.

Je sais qu’un Livre des Ombres est un rapport d’expériences et de savoirs, pas un journal intime ; mais, après réflexion, je me suis dit qu’assortir de pensées et d’émotions des descriptions souvent froides, ce n’était pas forcément inutile.

Les événements apparaissent sous un autre éclairage. Ils se transforment en étincelles et peuvent, avec un vent favorable, allumer le grand brasier de la compréhension !

Par exemple :

J’ai écrit aujourd’hui une lettre à Arglaë. Ce qui est doublement stupide puisque je ne sais pas où l’envoyer et je ne sais pas non plus (malgré l’assurance d’Erglug) si elle sait lire ! J’avais besoin de parler à une amie. Ombe a déserté. Il ne reste plus que toi, ma trollesse…

Ou encore :

Maman a fait, pour le goûter, une tarte aux pommes qui rendrait un troll végétarien !…

Enfin bref !

J’ai également découvert un autre intérêt à cet exercice : tromper ma solitude. Parce que, en dehors de la présence de plus en plus abstraite d’Arglaë ou bien trop concrète de ma mère, je suis assez seul en ce moment. Ombe est aux abonnées absentes. Quant à Jean-Lu et Romu, que j’ai appelés pour leur souhaiter une bonne année, ils étaient tous les deux occupés à autre chose qu’à me voir.

Je n’avais pas parlé à Romu depuis ma fuite du Ring. J’ai commencé par bafouiller des excuses et puis j’ai embrayé sur le concert, les modifs à apporter, nos prochaines compositions. Romu était anormalement silencieux. Il ponctuait mes élans d’enthousiasme par des grognements lointains. J’ai compris que je ne tombais pas au bon moment, alors j’ai fini par raccrocher en lui souhaitant de bonnes vacances… Jean-Lu, au contraire, était égal à lui-même ! Il a tout de suite essayé de me soutirer des infos au sujet de la jolie fille pour laquelle je les avais abandonnés. Je suis resté évasif sur Ombe, un peu moins sur Arglaë (j’ai néanmoins caché à mon ami qu’elle était trolle), ce qui m’a valu force commentaires et exclamations, certaines m’ayant sûrement fait perdre quelques points d’audition dans l’oreille gauche. J’ai dû, pour m’en sortir, promettre que je leur présenterai, ma roussiaire (rousse incendiaire en patois jean-luo-jaspéro-romualdien), à la première occasion (cette occasion devenant tellement hypothétique qu’il m’a semblé sans risque de la mettre en avant…)

Mais je sais que je verrai bientôt mes deux potes, puisque la rentrée approche à grands pas. Alors qu’Ombe…

Elle ne s’est pas manifestée depuis cette fameuse nuit où j’ai tué son assassin et son absence me pèse terriblement. Est-ce que, vengée, elle s’est évaporée, retournant dans les limbes dont on sait si peu de chose ? Est-ce qu’elle m’en veut ?

Et si, loin de toutes ces questions, la plus grande énigme restait celle de sa survivance ?…

Effectivement.

J’ai beau y réfléchir, avoir consacré des heures et des heures à chercher des informations dans mes Livres de Savoir (ces Livres des Ombres écrits par des sorciers disparus, que je rachète dans les brocantes), je n’ai pas trouvé grand-chose. Des histoires de fantômes attachés à des lieux, ou d’esprits qu’on invoque, mais rien au sujet d’une présence intérieure, une conscience indépendante de celle de « l’hôte ». Les Livres font parfois mention de cas de possession, mais aucun des symptômes décrits ne correspond aux miens. Ombe ne me possède pas. Elle m’obsède peut-être, mais c’est tout !

En désespoir de cause, je suis retourné fouiller les fichiers malencontreusement volés par Fafnir dans l’ordinateur d’Ombe. J’ai lu les articles qui s’y trouvaient, douze au total, provenant de journaux canadiens. Ce qui est parfaitement logique puisque Ombe a passé son enfance au Québec.

Une photo illustre l’un des articles. Une photo d’Ombe, couchée dans le berceau où on l’a retrouvée, abandonné dans la neige. Arborant une gourmette au poignet. La gourmette que j’ai volée dans sa chambre et que je garde précieusement dans une poche de mon pantalon. J’ai imprimé cette photo et je l’ai punaisée au-dessus de mon bureau.

Un des articles était différent. Il relatait la disparition d’une jeune femme, Marie Rivière, volatilisée à Montréal dans un quartier résidentiel alors qu’elle se rendait sur son lieu de travail. J’ai essayé d’envoyer Fafnir – mon sortilège-espion qui squattait jusqu’à hier une clé USB – à l’assaut d’internet, pour grappiller davantage d’informations sur cette femme. Il est revenu comme à chaque fois, bredouille et la peur au ventre.

À la suite de quoi j’ai décidé de laisser tomber la piste des fichiers qui ne m’apprenaient rien de nouveau sur Ombe et de recycler ce pauvre Fafnir ! Un sortilège-espion qui ne peut plus rien espionner, c’est du gaspillage ! Je devais absolument lui trouver un autre support. Une autre niche. Une autre utilité…

Heureusement, j’ai eu une idée géniale pour la reconversion dudit Fafnir !

Mais chut, c’est une surprise.

En attendant, Ombe me manque cruellement.

J’ai cru, en me couchant, entendre la voix d’Ombe. Je me suis redressé dans mon lit, fouetté par une décharge d’adrénaline. Mais ce n’était que ma mère qui me souhaitait une bonne nuit à travers la porte de la chambre. Je me suis recouché, le cœur battant, incapable de trouver le sommeil. Peu importe ce que tu es à présent, fantôme, esprit, fruit de mon imagination ! J’aimais tant, Ombe, tes intrusions dans ma tête, tes remarques et tes moqueries…

Voilà, voilà.

Alors j’ai passé le reste du temps à lire.

L’ouvrage du père exorciste Vito Cornélius, « in occulto », un incunable du XVe siècle que mes parents (mon père avec son argent et ma mère avec son temps…) m’ont déniché pour Noël, est passionnant. « Dans le secret » : tout un programme ! Ce que j’aime, c’est qu’il y a beaucoup de dessins et d’illustrations. Comme le dit mon philosophe préféré, Gaston Saint-Langers : « Un petit dessein vaut mieux qu’un grand discours. » À quoi aurait sûrement répondu, avec son sens de l’à-propos légendaire et sa célèbre limpidité, le poète troll Hiéronymus verkling barb Loreleï : « un grand vaut mieux que dix courts… »

Lire pour occuper mes pensées et oublier les sales nuits que j’enchaîne, depuis mon retour de l’hôpital.

Je fais d’horribles cauchemars qui me laissent fiévreux, transpirant, suffocant, incapable de me rendormir avant des heures. En plus, au réveil, je ne me rappelle aucun de ces méchants rêves ! J’espère simplement que je ne hurle pas. Je ne voudrais pas que ma mère m’entende et s’inquiète…

Lire et… boire du thé ! Pauvre maman. À force de vaquer à nos occupations respectives, ça faisait une éternité qu’on n’avait pas passé autant de temps ensemble.

Parfois, on ne dit rien, on reste là, à se regarder, à échanger des sourires. Des banalités. D’autres fois, elle me raconte des moments de sa vie et ça me fait tout drôle. J’ai l’impression de découvrir une étrangère. Je me surprends même à être jaloux. Jaloux des autres auxquels ma mère a accordé son temps au lieu de le consacrer exclusivement à son fils. Comme si tout ce qu’elle avait pu vivre ailleurs m’avait été dérobé…

Je regarde la montre sans bracelet que je trimballe dans ma sacoche. L’aube est largement dépassée !

Je commence à m’inquiéter : toujours pas de mademoiselle Rose ni de Walter.

Est-ce une façon de me punir ? Non, pas le genre. Ils auraient trop peur que je fasse des bêtises, que je cesse d’être discret.

Ils sont sûrement débordés. Diriger l’Association, ce n’est pas rien !

Et… si c’était plus grave que ça ? Si l’Association avait un problème ?

Dans ce cas, mademoiselle Rose m’aurait contacté. Elle aurait fait appel à mes services.

Ou pas.

C’est vrai que ces derniers temps, je me suis montré relativement incontrôlable.


Une porte qui claque puis des pas dans l’escalier m’incitent à me lever précipitamment et à ranger mon Livre des Ombres dans ma sacoche. Pas trop tôt ! Je me penche au-dessus de la rampe.

Mais, au lieu de Walter ou de mademoiselle Rose, c’est Mme Deglu que j’aperçois, traînant son imposante silhouette vers le premier étage.

Je me recule prudemment. Et fais craquer une planche.

— Il y a quelqu’un ?

C’est malin, Jasper !

— C’est vous, Rose ?

Mme Deglu connaît mademoiselle Rose ? Pas étonnant, à la réflexion. Ça fait combien de temps qu’elles sont dans cet immeuble, toutes les deux ?

— Ohé ! Répondez !

La vieille bique va monter voir, c’est sûr.

Le pas reprend, en effet. Les marches grincent. La concierge officieuse de l’immeuble en ruine (ou le contraire, au choix) vient inspecter le palier du dessus.

Pestant intérieurement contre ma maladresse, je m’enfuis vers le troisième et dernier étage, en prenant soin cette fois de ne faire aucun bruit. Non que je sois réellement en danger, mais je n’ai aucune envie d’entamer un dialogue de sourds avec cette femme !

Heureusement, constatant qu’il n’y a personne au deuxième, la mère Deglu (foin des politesses, on est entre nous) grommelle et redescend jusqu’à sa tanière du premier, en soufflant comme une baleine.

Il faudra vraiment, un jour, que je vérifie si elle est Normale !

Je regarde le palier du troisième avec curiosité. C’est la première fois que j’y mets les pieds. Il ressemble aux deux autres, dans un état de quasi-abandon. Un panneau de plastique jauni indique, sur l’unique porte vermoulue : « Club philatéliste ». Je n’ai jamais vu personne y monter. Peut-être que le cercle n’existe plus. De toute manière, il y a assez de vieux timbrés dans cette ville !

Une sensation passagère m’effleure, tandis que je fixe la porte. Des effluves de magie, discrètes, presque imperceptibles. Mêlées à autre chose, plus trouble. Plus noir.

J’hésite à approfondir mon examen, mais je me raisonne ; il s’agit à coup sûr du reliquat des sorts qui sont élaborés, régulièrement, à l’étage en dessous !

Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Je rebrousse chemin, toujours en silence. Je n’ai aucune envie de continuer à jouer les plantons sur le perron, surtout avec la mère Deglu à proximité. Je vais plutôt aller guetter l’arrivée de Walter et de mademoiselle Rose dans le café qui se trouve à l’angle de la rue.

Comme le dit Saint-Langers ou Hiéronymus, je ne sais plus : « C’est idiot d’atteindre l’effroi quand on peut attendre lait chaud ! »

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