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Pourquoi est-ce toujours quand on en a le plus besoin que les objets nous trahissent ? La plupart du temps, ils sont là, simplement. Bêtement. On les transporte, on les utilise, on les pose. Dans un sac, une armoire. Sur une étagère ou sur une table.

Parfois on pense à les prendre, parfois on les oublie…

Pourquoi je suis parti dans ce délire ? Parce qu’un téléphone, c’est un objet. Et que, tout à mon empressement à suivre les pseudo-Agents, j’ai laissé le mien au café, parmi les tasses vides !

Petite cause, grande conséquence : je me trouve dans l’incapacité de téléphoner à mademoiselle Rose pour lui signaler que Nina vient d’être enlevée par un vampire sadique (il a enfermé une fille dans un sac après l’avoir assommée !) et un sorcier pervers (il n’a pas eu l’air étonné de voir une fille se faire assommer et enfermer dans un sac…).

Bien sûr, si je connaissais par cœur le numéro d’urgence de l’Association, au lieu de l’avoir stupidement enregistré dans mon répertoire, je pourrais appeler de n’importe où. Mais ce n’est pas le cas. Il faut préciser, pour ma défense, que le numéro en question, crypté, est beaucoup plus long qu’un numéro de téléphone normal.

Ça ne change rien au fait que ma négligence met la vie d’un Agent en danger.

— Jasper pas bien. Jasper pas bon garçon. Jasper très nul. Jasper…

« Hey, c’est fini, oui ? »

— Ombe !

« Désolée, c’était plus fort que moi. Je ne supporte plus de t’entendre geindre.

— Il faut pleurnicher pour te faire sortir des limbes ?

— Il suffit de m’énerver. Et tu es très fort pour ça. Bye !

— Ne sois pas si susceptible ! Il faut me comprendre : tu débarques quand tu en as envie. Et si j’ai besoin, moi, de t’entendre ? Je fais comment ? Il y a une formule magique ?

— Je n’aime pas la magie, tu le sais.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je… Bah, laisse tomber. Ça me fait très plaisir de t’entendre à nouveau.

— On ne dirait pas.

— Je me suis posé beaucoup de questions.

— Tu te poses toujours beaucoup de questions !

— Là, c’est pas pareil. Ce sont des questions qui te concernent. Je me demande, par exemple, pourquoi je suis en train de te parler, alors que tu es morte. Qui es-tu, Ombe ? Un esprit revenu d’outre-tombe ?

— Je pensais que tu avais compris…

— Compris quoi ? Ombe, merde ! Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi tu restes dans ma tête ? »

Pas de réponse.

« Ombe ! Explique-moi ! »

Elle est repartie. Le silence qui succède à chacun de ses départs est caractéristique. Ombe s’évapore, encore et toujours, me laissant avec mes frustrations.

Je soupire.

Est-ce que je dois insister ? Risquer de tout gâcher pour savoir ? Ou bien accepter de ne pas comprendre ? Prendre les choses comme elles viennent, accepter simplement les cadeaux qui sont offerts, sans savoir ni par qui ni pourquoi…

Peut-être.

« Fille prise ou comprise », a écrit Saint-Langers un jour où il se sentait d’humeur trollienne. Alors tant pis, je prends. En attendant mieux…

Et je retourne au réel.

Une fille de l’Association est en danger, que je suis le seul à pouvoir aider.

Article 8 : « L’aide à un Agent en danger prime sur la mission. »

Je ne suis pas en mission, sinon celle que je me suis moi-même assignée (démanteler une société secrète et criminelle). Mais j’ai l’habitude, maintenant, de jouer les francs-tireurs.


Devant la tasse de chocolat, froid depuis longtemps et auquel j’ai à peine touché, je ferme à nouveau les yeux.

— Fafnir… A tana nin ambar silumë ar sinomë… Fafnir… A tana nin ambar silumë ar sinomë… Fafnir… Montre-moi le monde à ce moment et à cet endroit…

Bourdonnement, flash de lumière dorée. À travers les pupilles d’ambre de mon scarabée-espion, je distingue la haute silhouette du vampire marchant à grands pas, le sac contenant Nina battant contre son dos ; à côté de lui, se hâtant pour ne pas le perdre, le sorcier court-sur-pattes à l’origine des événements… et du brusque emballement de mon programme !

— Fafnir… A ërë serteina ar a pala, a tulta ni ar a nyarë nin tannar ar engwi cevë… Fafnir… A ërë serteina ar a pala, a tulta ni ar a nyarë nin tannar ar engwi cevë… Fafnir… Reste attaché et palpite, convoque-moi et raconte-moi les signes et les choses nouvelles…

Je cligne des yeux pour briser le fil invisible qui me relie au sortilège de filature. J’espère que ma formule vite faite mal faite sera suffisante pour Fafnir. Et qu’il me transmettra les informations indispensables pour remonter la piste de Nina.

Le problème, c’est que je dois toujours improviser dans l’urgence. Mon expérience et ma pratique ne me permettent pas encore de puiser dans un arsenal longuement éprouvé…

Bon. Puisque Fafnir assure le pistage, je dispose d’un peu de temps pour me préparer à l’action. Pas assez pour rentrer chez moi et utiliser mon laboratoire, ni pour retourner rue du Horla et supplier le Sphinx de me confier des armes, mais suffisamment pour pratiquer un zeste de magie, si je trouve un coin discret.

Genre toilettes de bar (ça fonctionne, j’ai déjà testé…).

On ne part pas la bouche en cœur à la poursuite d’un vampire qui tord les cous sans états d’âme et d’un sorcier qui étend trois types avec une chanson.


— Je suis en terrasse, je dis au patron qui me regarde d’un air suspicieux tandis que je prends la direction des W.-C. (Wagons Climatisés ? Walkyries Cuitées ? Wapitis Croquignolets ?).

J’aime bien les lieux d’aisance des cafés parisiens. Un escalier étroit conduit la plupart du temps au sous-sol, là où se trouvent les énergies telluriques.

Je m’enferme dans l’unique cabine. Chance : elle est équipée d’un siège, sur le couvercle duquel je pose ma besace.

J’ai eu moult occasions, chez moi, entre une tasse de thé et l’écriture d’un paragraphe dans mon Livre des Ombres, de recharger mon collier protecteur et ma bague brûleuse. Un sort agressif supplémentaire aurait été le bienvenu, mais je préfère trouver le moyen de passer inaperçu. Genre cape d’invisibilité elfique ou tenue de camouflage labellisée Predator.

Pour cela, je vais utiliser des runes.

On grave les runes. Sur une pierre – qui devient batterie de pouvoir – elles font vibrer les énergies latentes. Sur du bois – qui se transforme en talisman – elles entrent en résonance avec les forces en mouvement. Simplement tracées dans les airs, elles vivent ce que vivent les papillons, et leurs battements d’ailes sont impalpables ou implacables.

Et puis on nomme les runes. En les susurrant, les chantant ou les hurlant.

J’aime le runique autant que le quenya. Simplement, on ne pratique pas la même magie avec l’un et l’autre.

L’elfique s’adresse aux choses et exige une collaboration, ce qui laisse une grande part à l’incertitude. Les runes, elles, à la façon des armes ou des outils, attendent de la matière qu’elle leur obéisse. Le quenya était utilisé par les peuplades elfes, sylvestres et aériennes, tandis que le runique, avant d’être celle des hommes du Nord, était la langue des royaumes nains, taillés dans le minéral, dans le feu et dans la glace.

Si j’étais consciencieux, je commencerais par me placer sous la protection d’un pentacle. Seulement, je manque carrément d’espace pour en fabriquer un.

Je fixe une bougie sur le réservoir des toilettes, que j’allume avec un briquet.

Tout rituel fait intervenir le feu. Charbon qui chauffe, flamme qui éclaire. Là, je n’ai pas besoin de brûler de plantes ni de faire bouillir d’eau. La bougie suffira.

Je sors de ma besace un simple galet, troué, une petite planchette de bouleau et un athamé à manche blanc. En m’appliquant, je grave sur la pierre ronde la rune première, Féhu, qui capte l’énergie cosmique et charge les objets en énergie ; puis de l’autre côté Uruz, la rune deuxième, fille de la pluie, qui fixe les forces terrestres.

Je pose un instant le couteau à double tranchant et je décrispe mes doigts en les agitant. Puis je prends la planchette de bois et grave Ingwaz sur une face, la vingt-deuxième rune, protection talismanique par excellence, et Dagaz sur l’autre, la vingt-troisième rune, qui a des affinités avec l’invisible et les intervalles.

Voilà pour la gravure. Maintenant, les mots :

— Tisse ta toile dans le cosmos, Féhu, et capture les énergies dont la pierre a besoin ! Broute les forces de la terre, Uruz, afin de nourrir la pierre ! Tisse ta toile dans le cosmos, Féhu, et capture les énergies dont la pierre a besoin ! Broute les forces de la terre, Uruz, afin de nourrir la pierre !

Sur le galet, les signes gravés luisent un bref instant avant de s’enfoncer plus profondément dans la matière.

— Reine des cavaliers chevauchant dans la pâle lumière du jour ! Et toi la Riche, le Clou ! Dagaz ! Ingwaz ! Puisez dans le bois la vigueur dont vous avez besoin pour me dérober aux regards des malveillants ! Reine des cavaliers chevauchant dans la pâle lumière du jour ! Et toi la Riche, le Clou ! Dagaz ! Ingwaz ! Puisez dans le bois la vigueur dont vous avez besoin pour me dérober aux regards des malveillants !

Les runes grésillent sur le morceau de bois comme sous l’effet d’un pyrograveur.

À l’origine de la magie, il y a la volonté de guérir, de rendre plus solide, d’agir sur les éléments et de combattre ses ennemis.

À la réflexion, peu de chose a changé aujourd’hui…

Je fais un trou dans la planchette. J’y passe un mince cordon de cuir, sur lequel j’enfile aussi la pierre percée. Puis je noue l’assemblage hétéroclite à mon poignet gauche.

Un collier autour du cou, une bague à la main droite et maintenant un bracelet, je me transforme peu à peu en arbre de Noël !

J’espère que ça marchera. À force d’elfique, je manque de pratique avec les runes.

J’éteins la bougie, la range avec l’athamé dans ma besace.

Je tire la chasse d’eau et déverrouille la porte.

Dans l’escalier, j’ai la confirmation que Fafnir est en pleine forme.

Mon crâne me démange brusquement et, sans même avoir le temps de le gratter, je deviens aveugle dans un éclair jaunâtre. Cet imbécile a substitué sa vision à la mienne !

Je manque une marche et me rattrape à la rambarde.

À travers les yeux de Fafnir, je distingue le sorcier (Otchi) et son compère (Aristide) qui sortent du RER. Ils marchent dans une rue de banlieue. Banlieue chic (pour changer des banlieues chocs). Il y a des pelouses propres, des villas. Pas d’immeubles. Pas de zonards.

Sans lâcher ma rambarde, je décide prudemment de redescendre. Je trouve le lavabo et fais semblant de me laver les mains, pour me donner une contenance au cas où quelqu’un viendrait.

Les images se succèdent.

Le vampire, qui porte toujours son sac, pousse la grille d’un parc protégé par un mur épais, digne d’une prison.

Fafnir ne transmet aucun son. Parce qu’il est trop loin ? Qu’il économise son énergie ? Qu’il estime que le visuel suffit ? Avec lui, je ne sais jamais quoi penser.

Au fond du parc, une maison du genre manoir, sinistre, est enfouie sous les arbres.

Présumant que j’en ai assez vu, ou bien épuisé par l’effort (voir remarque précédente), Fafnir interrompt la transmission, me laissant seul avec un léger mal de crâne.

Ça commence à devenir agaçant, cette habitude qu’ils prennent, tous, de venir quand ça leur chante squatter un bout de ma tête !

J’ai le nom de la station de RER, l’itinéraire de mes Laurel et Hardy en goguette (version Contes de la crypte) et une image précise de la gentilhommière. En route !

Pour me motiver, je pense à Nina ; je n’aimerais pas être à sa place quand elle reviendra à elle…

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