13
Je ne sais pas quelle heure il est, mais la nuit est bien entamée quand nous atteignons la rue Allan-Kardec.
— J’ai compris comment tu fais, lance brusquement Nina qui s’était tenue silencieuse jusque-là.
— Comment je fais quoi ? je dis machinalement en essayant de repérer sur les façades le numéro 1857. Elle prend une grande inspiration.
— D’abord tu fermes les yeux et tu te concentres. Eh puis, tout à coup, tu sais exactement où il faut aller. Tu es télépathe !
— Bingo, je réponds.
— Ça veut dire… que tu peux lire dans mes pensées ?
— Je sais absolument tout de toi, je confirme avec le genre de clin d’œil qui laisse craindre le pire.
Elle rougit affreusement. Je m’empresse de la rassurer avant d’attirer sur moi les foudres d’Ombe, du genre : « De mieux en mieux, Jasper. Et tu vas lui demander une faveur en échange de ton silence ?… »
— Mais non, je te fais marcher. Je ne suis pas télépathe.
— C’est vrai ? Tu es sûr ?
— Tiens, vas-y, pense à quelque chose. Ça y est ?
Elle hoche la tête puis plisse le front, se concentrant pour repousser mon assaut mental.
— Tu penses à un gâteau au chocolat, je dis.
— Perdu !
— Tu vois…, je fais, en prenant note que la passion pour le chocolat n’est pas aussi répandue chez les filles qu’on veut bien le dire.
— Tu me prends pour une débile ou quoi ?
— Crois ce que tu veux, je soupire.
C’est exactement ce dont je n’avais pas besoin : une discussion sans intérêt, alors que je dois être attentif, aux aguets, prêt à tout. Je comprends mieux pourquoi les super-héros sont solitaires !
« Comme Batman et Robin, par exemple ? Ou bien les Quatre Fantastiques ? Ou encore les X-men ? Tous de grands solitaires !
— Ombe ! Il faut toujours que tu te mêles de tout. Je pourrais te citer des dizaines de contre-exemples ! Tu es insupportable.
— Tiens… Tu soupires quand Nina te déconcentre, mais venant de moi, ça n’a pas l’air de te déranger.
— C’est que… C’est pas pareil, tu le sais bien.
— Peut-être. Mais tu lui dois un minimum de courtoisie. Et de respect. Je te rappelle qu’elle a choisi de t’accompagner et de se mettre en danger. Tu pourrais être plus gentil ! Surtout après les paroles qu’elle a eues pour toi dans le métro.
— J’en prends bonne note.
— J’ai parlé de courtoisie et d’attention, Jasper. Ne profite pas de la situation pour la draguer comme un malade !
— Ombe, tu es là ? Je ne t’entends plus !
— Jasper ?
— Il y a quelqu’un ?
— Toi mon vieux, tu ne perds rien pour attendre ! »
Elle est repartie. Je suis assez content de moi.
C’est vrai, quoi. Elle débarque quand ça lui chante et m’assène des leçons de morale à la mademoiselle Rose !
— C’est ça, alors ? reprend Nina avec un timbre désemparé en s’accrochant à mon bras et en me regardant avec d’immenses yeux tristes. Je suis une débile ? Tu crois que je suis moins bien qu’Ombe ? Tu préfères penser à elle, tout le temps, plutôt que de me parler, de m’expliquer ? De me faire un peu confiance… Je suis là, Jasper, en ce moment. Avec toi. Pas elle…
Bon sang !
Cette fille a été assommée par un vampire, retenue prisonnière dans le manoir des horreurs. Elle est encore sous le choc, fragile. Elle tremble depuis des heures et toi tu penses que c’est le froid. Elle n’attend qu’une chose : un peu d’attention. Une raison de se reprendre. Une étincelle pour repartir.
Tu n’es pas un héros solitaire, Jasper. Tu es un idiot égoïste. Et Ombe avait raison de t’engueuler !
« Désolé, Ombe. »
Peu importe qu’elle m’entende ou pas. Il faut savoir reconnaître ses erreurs.
— Tu n’es pas débile, je dis en m’arrêtant et en plongeant mon regard dans celui de Nina. C’est moi qui suis nul de te laisser penser ça. Après l’horreur que tu as vécue, je connais pas mal de filles qui seraient devenues hystériques ! Toi, tu as gardé la tête froide. Et tu ne m’as pas laissé tomber. C’est sympa de ta part. Plus que ça : c’est courageux.
Elle m’observe attentivement, pour être sûre que je ne me moque pas. Un grand sourire s’épanouit enfin sur son visage.
— Tu es sincère ?
— Oui. Tu es ma partenaire dans cette mission et tu as ma confiance. En échange, Nina, je te demanderai deux choses. D’abord, d’arrêter de parler d’Ombe ; ça me perturbe et je n’ai pas besoin de ça. Ensuite, de respecter mes secrets.
Elle me fixe à nouveau, avant de hocher la tête.
— D’accord, Jasper. Tu ne m’entendras plus sur ces sujets. Tu es… un garçon bien.
Un décodeur, s’il vous plaît ! Un garçon bien, dans sa bouche, ça veut dire honnête ? craquant ? sympa ? J’esquisse en retour un sourire assez vague pour ne pas commettre d’impair. Je comprends de plus en plus ce qui me séduit chez les trolles…
La porte de l’immeuble est ouverte. C’est plutôt mauvais signe. Tout comme l’agitation qui règne autour de la loge du concierge.
J’intercepte des bribes de conversation :
— … odeur affreuse de brûlé…
— … cris horribles !… la police a dit que…
Il n’y a pas un instant à perdre. Les forces de l’ordre et les pompiers vont bientôt investir le bâtiment. Pas bon, ça, pas bon du tout !
Je remets discrètement le bracelet runique autour de mon poignet, attrape la main de Nina pour lui faire partager mon sort de furtivité et montre l’escalier en faisant le signe « un » (comme « premier étage » ou bien « on monte »).
Retrouvant des réflexes d’Agent entraîné, elle se glisse sans un bruit derrière moi.
L’appartement où se tenaient les réunions du Cénacle spirite est toujours fermé. Parfait ! Ça veut dire que personne ne sait encore exactement de quoi il retourne. On a une petite longueur d’avance.
Je m’apprête à récupérer dans ma besace le nécessaire magique d’ouverture (et ainsi dévoiler la véritable nature de mes talents…) quand Nina sort une épingle de son soutien-gorge et s’attaque à la serrure.
Qui cède aussitôt, me laissant à peine le temps de déglutir.
— C’est ton pouvoir ? je demande. Ouvrir les portes ? Elle rit doucement.
— Comme je suis une fille pas toujours sage, mes parents m’enferment souvent dans ma chambre. Il a bien fallu que je me débrouille !
Une fille pas toujours sage ? Le feu me monte au visage, d’autant qu’elle a accompagné son explication d’un clin d’œil qui avait l’air coquin. Nina aurait-elle un côté délicieusement obscur ?
J’entre derrière elle dans l’appartement. Une odeur de chair brûlée nous saute à la gorge, me ramenant à des pensées nettement moins agréables.
— Qu’est-ce que…, commence à dire mon équipière en se protégeant le nez avec mon écharpe.
— Reste là, ne bouge surtout pas ! je la coupe en prenant le chemin de la bibliothèque.
La pièce est bien telle que Fafnir me l’avait montrée.
La table, au centre, est carbonisée et la fissure suinte encore une humeur visqueuse. Les quatre corps calcinés autour restent accrochés par les mains. Des traces de pure noirceur subsistent partout où ont traîné les ignobles et tortueuses racines.
Quel que soit celui qui a envoyé ses griffes dans notre monde, il a bien pourri l’ambiance. Et laissé derrière lui une vilaine odeur de soufre, que mon scarabée ne pouvait pas me rapporter.
— Ahhhh !
Je me retourne. Nina n’a pas écouté mes avertissements… Elle contemple la scène, stupéfaite, les yeux agrandis par l’horreur. Puis elle se détourne et vomit violemment. Moi, j’ai déjà vu la scène deux fois. On peut presque dire que je suis immunisé.
Pour ne rien arranger, des sirènes stridentes se font entendre sur une avenue toute proche. Il nous reste à peine quelques minutes.
Nina est repartie dans le couloir.
Je cherche des yeux l’inscription laissée sur le sol par le spectre à l’attention d’Otchi : « Celui que tu cherches sera à cette heure-là à cet endroit », avait-il dit. Je retiens un juron : une racine a partiellement détruit l’information. Je distingue néanmoins les mots « Hôt… » et « Hel… ». Rien sur l’heure à laquelle il est fait allusion.
— Hôt-Hel : Hôtel ? Hôtel Hell, l’hôtel de l’enfer ? je réfléchis à mi-voix.
Je continuerai plus tard. Il est grand temps de tirer notre révérence.
Mais, avant, je dois réagir comme un Agent de l’Association. Car il est clair que mademoiselle Rose ne pourra jamais intervenir avant l’arrivée de la police. Et il y a ici (je ne parle même pas de l’ADN de Nina qui couvre les murs…) des mystères qui ne doivent pas être laissés au regard de tous.
Regrettant encore une fois l’absence de mon portable et de l’appareil photo intégré qui m’aurait permis d’étayer mon futur rapport (qui aura le volume d’une thèse, si ça continue), je sors de ma besace un flacon d’essence maison (quand je dis essence, je pense plante, pas hydrocarbure !) à base d’absinthe, de lavande et de romarin.
L’absinthe et le romarin, qui éloignent les malédictions, sont étroitement liés au monde des morts. La lavande renforce leurs propriétés.
On les utilise également pour les purifications lourdes…
Je ne sais pas comment procèdent les équipes que L’Association envoie pour « nettoyer » les bavures, mais là, l’urgence commande !
Je répands le contenu du flacon dans la pièce, en insistant sur la table et les corps. Puis, courant rejoindre Nina, je lance derrière moi les mots déclencheurs :
— A urtal, sara olva ar olva nururon ar luinë olva ! A urtal, sara olva ar olva nururon ar luinë olva ! Brûlez, plante amère, plante des morts et plante bleue ! A etemental usquë ar morë ! A etemental usquë ar morë ! Chassez la puanteur et la noirceur !
L’embrasement est instantané. Les flammes, blanches, consument livres et mobilier.
— Vite, Nina ! je crie en lui prenant la main et en l’entraînant derrière moi.
— C’est toi qui… l’incendie… ? me demande-t-elle en toussant à cause de la fumée.
— Ouais. Je suis doué pour mettre le feu dans les soirées !
Elle ne rit pas. Je vais finir par croire que c’est vrai ce que j’entends autour de moi : mon humour est franchement moisi.
— C’est le protocole, tu le sais, je continue plus sérieusement alors qu’on dévale les marches. Je te rappelle que les Normaux ne doivent pas accéder à une scène de crime Anormale.
Des gens se bousculent dans le hall. La police commence à évacuer les habitants de l’immeuble.
Protégés par l’aura du bracelet, nous nous mêlons à eux pour sortir et profitons de l’attroupement des badauds autour des véhicules de secours pour quitter subrepticement les lieux.
— C’était quoi, là-haut ? me demande Nina d’une voix tremblante.
Je me rends compte que je lui tiens toujours la main.
— Une séance de spiritisme qui a mal tourné, je réponds, sans avoir l’impression de mentir. Ils ont sûrement appelé un esprit, mais c’est un démon qui est venu et qui leur a fait payer le déplacement. Ça puait le soufre, tu n’as rien senti ?
— Si, avoue-t-elle en frissonnant.
Bon, j’ai en ma possession des indices indiquant (pour peu que j’arrive à reconstituer le puzzle) l’endroit où se rendra Otchi. Il me reste à savoir quand. Mais pour ça, une fois encore, je compte sur mon fidèle Fafnir. Car son absence dans l’appartement des ouailles spirites ne peut signifier qu’une chose : il a suivi le sorcier. Je compte d’ailleurs le vérifier dès que possible. C’est-à-dire aussitôt que Nina sera en sécurité chez elle.
— Ça va ? je lui demande. Tu te sens mieux ?
Elle fait un oui fatigué de la tête.
— Tu veux que je te raccompagne chez toi ou tu te sens d’attaque pour prendre un taxi seule ?
Au regard qu’elle me lance, je comprends que j’ai dit les mots qu’il ne fallait pas dire.
— Jasper… Je ne peux pas rester avec toi, cette nuit ?
Hein ? ? ?
— Mes parents ne sont pas là en ce moment, m’explique-t-elle en m’agrippant le bras et en levant ses yeux vers moi. Après tout ce qui s’est passé, je n’ai pas envie de me retrouver seule dans un appartement vide.
— Zut ! Zut, zut et rezut ! je m’exclame en me frappant le front. Tu parles de parents… Ma mère m’attendait pour dîner ! Comme j’ai perdu mon téléphone, je n’ai pas pu la prévenir. Ça va être ma fête en rentrant…
Nina se mord les lèvres.
— Je comprends. Tant pis, je me débrouillerai. Après tout, je suis une grande fille ! Un Agent, pas vrai ?
Pour la deuxième fois de la soirée, je ressens le désir puissant de la protéger.
Est-ce qu’elle n’en a pas assez bavé pour aujourd’hui, la malheureuse ?
— Non, laisse, je soupire. Au point où j’en suis… Tu n’as qu’à rester. En priant pour que ma mère soit couchée !
— On peut aussi aller chez moi, si tu préfères…
Bon sang. Pendant seize ans, j’ai espéré entendre un jour cette phrase dans la bouche d’une fille ! Finalement, c’est bien le contexte qui prime.
— Ça serait pire, je réponds. Par rapport à ma mère, je veux dire !
— C’est toi qui vois.
En plus, je dois récupérer des ingrédients dans mon laboratoire, dans la perspective d’un affrontement avec Otchi qui est la moitié d’un homme mais pas le quart d’un sorcier.
— Demain, Nina, j’ai un truc urgent à faire, je la préviens. Tu iras rue du Horla et…
— Tu viendras avec moi ?
— Je t’ai dit que j’étais occupé.
— Alors je n’irai pas, s’entête-t-elle. Je ne veux pas rester toute seule, même trente secondes, tu comprends ?
— J’ai pigé, je réponds, légèrement énervé.
L’air accablé de Nina me ramène à de meilleurs sentiments.
— Bon, je dis après un temps de réflexion (et en me maudissant de ne pas avoir appris par cœur le long numéro crypté de l’Association). Écoute, voilà ce qu’on va faire : sitôt arrivés à la maison, je téléphonerai à un ami sûr qui viendra passer la journée de demain avec toi, avec pour consigne de ne pas te quitter d’une semelle. Ça te va ?
Elle acquiesce. Bien.
— Au fait, Jasper… Quel rapport entre la séance de spiritisme avortée et la piste que tu avais retrouvée ?
La petite finaude ! Ne jamais sous-estimer une fille, même désemparée…
— L’une des personnes carbonisées détenait une information importante, je mens éhontément.
— Ah. L’intrusion démoniaque a un rapport avec ce renseignement ?
— Euh, je réponds, pris de court. Peut-être. Je ne sais pas. Je n’y ai pas encore réfléchi.
Nina se tait, satisfaite. Ma surprise n’était pas feinte. Ma sincérité lui a suffi.
— Tu sais, Jasper…, dit-elle encore au moment où j’arrête un taxi.
Je ferme les yeux, m’attends au pire, certain que mes mensonges à propos d’Otchi, peut-être même mes talents de magicien, sont sur le point d’être démasqués.
— Tu as assuré comme une bête, tout à l’heure, termine-t-elle en me décochant un sourire à faire fondre le plus métallique des garçons.
Ça aussi j’ai toujours rêvé de l’entendre.
Foutu contexte.
Le trajet en taxi jusqu’à l’avenue Mauméjean a été rapide. Je n’ai même pas trouvé le temps d’inventer une explication convaincante à servir à ma mère. Mon seul espoir, c’est qu’elle soit allée se coucher. Ce qui ne ferait que repousser l’engueulade à demain, mais crevé comme je le suis, je saisis l’option à deux mains.
Sur le palier, je fais signe à Nina de rester silencieuse et j’introduis la clé dans la serrure. Le sortilège anti-intrusion apposé sur la porte ne grillera pas mon équipière, puisque je l’accompagne.
Les verrous du système trois-points s’ouvrent sans bruit. Pour la première fois depuis bien longtemps, je ne claque pas la porte derrière moi.
— Ben dis donc, chuchote Nina en découvrant les lieux, ça va pour tes parents !
Mon appartement ne laisse personne indifférent. Il faut dire qu’un duplex de quelques centaines de mètres carrés au dernier étage d’un immeuble cossu, dans un quartier chic de la capitale, avec terrasse gigantesque et piscine chauffée, c’est le rêve de tout le monde. Tout le monde sauf moi. Je préférerais cent fois un deux-pièces n’importe où, mais avec des parents à l’intérieur. Bon, c’est vrai, sauf ce soir.
Jamais content, Jasper.
— Il y avait une chambre d’amis, je dis à voix basse. Mais… disons que faute d’amis, on l’a reconvertie en autre chose ! Alors je dormirai dans le salon et tu prendras ma chambre. Ça te va ?
Nina hoche la tête, sans grande conviction.
Je prends la direction du salon, transformé par mes soins en pièce de vie. C’est là que je mange, que je regarde des films, que je reçois mes copains… et copines, depuis ce soir !
Au moment où je me dis que c’est gagné, que j’aurai le répit auquel j’aspire de toutes mes forces, ma mère surgit de la cuisine.
— Jasper ? Tu étais passé où ? Je me suis fait un sang d’encre ! Tu m’avais promis de ne plus…
Puis elle aperçoit Nina et, interloquée, s’arrête net dans ses reproches. Un mince sourire se dessine rapidement sur ses lèvres.
— Eh bien ! dit-elle. Je crois que j’ai enfin la réponse à beaucoup de questions !
Elle s’avance et, sans manières, embrasse Nina qui m’adresse un regard paniqué. J’y réponds en faisant un geste d’impuissance.
— Je suis la maman de Jasper, se présente-t-elle. Et tu es…
— Nina, madame. Je m’appelle Nina.
— Nina. Laisse-moi te regarder… Mais c’est que mon fils a bon goût !
C’est alors qu’avec une netteté extraordinaire me revient un principe troll épatant : « Chacun dans son jardin. » Ou quelque chose d’approchant. Bref, heureux les jeunes trolls que leurs parents laissent pousser en liberté !
— Venez, continue-t-elle en prenant Nina par la main et en l’entraînant dans la cuisine. Je vais faire du thé. Jasper ?
— Jasper ? insiste Nina, inquiète de ne pas me voir réagir.
— J’arrive, je grogne.
— On a plein de choses à se raconter, dit ma mère à mon équipière, qui doit à présent amèrement regretter de ne pas être rentrée chez elle, même toute seule.
Point positif (dans les pires situations, toujours, toujours chercher l’élément positif) : ma mère a complètement oublié de m’engueuler.
Je décide d’intervenir. Pour Nina.
— On est crevés, maman. Nina ne rêve que d’une chose, c’est d’aller se coucher.
— Je pense bien ! fait-elle avec un clin d’œil qui provoque chez Nina une brusque rougeur. Seulement, je pars dans une heure. Un taxi vient me chercher pour me conduire à l’aéroport. Ton père a soudainement besoin de moi. C’est bien lui, ça ! Si tu n’étais pas rentré, tu aurais trouvé une lettre qui t’aurait tout expliqué.
Pour changer, je me dis ironiquement à moi-même.
Pourquoi est-ce que je ne suis pas en colère ? Pourquoi, encore une fois, ai-je le sentiment que ce n’est pas moi, l’ado de la maison ?
— Je compte sur vous pour me tenir compagnie jusqu’à mon départ ! continue-t-elle. Vous êtes jeunes, vous n’avez pas besoin de sommeil ! Tu t’intéresses à la gravure sur grain d’orge, Nina ?
Je n’ai jamais vu ma mère comme ça. Elle est surexcitée, un vrai cauchemar… Qu’est-ce qui lui prend ? Bon, c’est aussi la première fois que je ramène une fille à la maison !
En tout cas, l’ébauche de plan qui consistait à laisser Nina avec elle demain vient de s’écrouler lamentablement. Je ne couperai pas à mon coup de téléphone.
— Alors Nina, depuis quand sortez-vous ensemble, Jasper et toi ?
— Eh bien, je…
— Vous vous êtes rencontrés au lycée ?
— C’est-à-dire que…
J’en ai assez entendu. Je quitte la pièce, sous le regard assassin de Nina.
— Je vous laisse entre filles. Appelez-moi pour le thé !
Après tout, que Nina se débrouille ! C’est elle qui a insisté pour venir. Je n’ai pas le temps de gérer ça en plus du reste.
Je m’affale dans le canapé du salon. D’abord, contacter Fafnir.
Pas besoin de me forcer pour fermer les yeux…
— Fafnir ? Fafnir ? Fafnir ?
Mon précieux espion réagit immédiatement en m’envoyant une série d’images fixes, une succession d’instantanés. Quelle imagination débordante !
Sur ces clichés, je distingue parfaitement Otchi en compagnie de quelques malheureux clochards. Il est assis sur un carton, drapé dans une couverture de laine brodée de symboles – des glyphes puissants, je peux sentir leur pouvoir d’ici !
Je n’ai pas intérêt à me planter, demain.
Comme je l’avais prévu, Fafnir a suivi le sorcier et le tient sous surveillance. Otchi, quant à lui, attend sûrement l’heure du mystérieux rendez-vous fixé par le spectre.
J’abandonne Fafnir sur une consigne simple :
— A lamya roma irë ero autuva ! A lamya roma irë ero autuva ! Sonne la corne quand il partira !
Bien. Le coup de fil aux copains, maintenant. L’appel à la (grosse) cavalerie !
Je décroche le téléphone de la maison et compose le numéro de Romu. Après réflexion, je me suis dit que Romu serait plus rassurant pour Nina que Jean-Lu.
Moins lourd, également…
« Salut salut, bon ben j’suis pas là. Rappelez plus tard. Ciao. »
Message, quand tu ris… Tant pis, ce sera Jean-Lu.
— Jasper ? T’as vu l’heure qu’il est ?
— Ne me fais pas croire que tu dormais déjà !
— Tu as raison, mec, je surfais sur la Toile. Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai un service à te demander…
— Ben voyons.
— Voilà, j’ai une copine à la maison qui…
— TU AS QUOI ?
— Une copine. À la maison. Et je dois m’absenter demain. Un truc de famille. Elle va rester seule et je me disais…
— Tu es en train de me dire que tu as réussi à entraîner une fille chez toi et que ton premier souci, c’est de t’en débarrasser ? ? ?
— Ben…
— Elle est moche, c’est ça ?
— Pas du tout ! Elle est même plutôt canon, si tu veux savoir.
— C’est la fille de l’autre fois ?
— Non, une autre.
— Jasper qui croule sous les plans. C’est sûr, on est entrés dans la quatrième dimension !
— Bon, tu veux bien, oui ou non ?
— OK, OK. Tu es sûr qu’elle est jolie ?
— Jean-Lu…
— Je serai chez toi à l’aube ! Ou bien tout de suite, si tu veux.
— L’aube suffira. Ciao, vieux. Et… merci.
— Faut bien que ça serve, les amis. Bonne nuit, Jasp ! Petit coquin, va.
Encore ? Qu’est-ce qu’ils ont tous avec leur « petit coquin » ?
En tout cas, j’ai fait coup double : Jean-Lu croit que je me suis métamorphosé en tombeur de filles et il gardera Nina demain, ce qui me laissera les mains libres pour m’occuper d’Otchi.
Parfait ! Il ne me reste plus qu’à faire un tour dans mon laboratoire pour remplir ma besace. Mais j’attendrai que ma mère soit partie – et Nina endormie.
Dernière épreuve : la tasse de thé en compagnie d’une fausse petite copine – qui m’en veut sûrement à mort – et d’une mère à l’humeur égrillarde. Youpi !
— En fait, ta mère est vachement sympa.
C’est Nina qui me dit ça, en se glissant sous les draps, juste à côté de moi, vêtue d’un pyjama déniché miraculeusement dans le fond d’une armoire. Un moi (halte aux fantasmes !) en maillot de corps et caleçon, enroulé dans un duvet, sur un matelas mousse…
Explication : impossible de laisser Nina seule dans une pièce, elle n’a rien voulu savoir ! Sauf dans la salle de bains (le fameux esprit de contradiction féminin).
Résultat : je vais passer une nuit de merde dans un sac de couchage à la con.
— Sympa ? je réponds pour répondre.
— Moderne, aussi.
— Ouais. Elle a été hippie dans sa jeunesse.
— Au début, j’étais un peu gênée, et puis j’ai trouvé mes marques.
— Qu’est-ce qui t’a pris de lui dire qu’on s’était rencontrés dans une soirée sur le thème des vampires ?
— Ça m’est venu sans réfléchir. Et puis c’est la vérité, non ?
— Oui, je reconnais en bougonnant. Tu as parfaitement manœuvré : tu lui plais.
— C’est vrai ?
— Crois-moi. Ma mère ne s’apprivoise pas facilement. Une heure de plus et tu avais droit à ton avenir dans les cartes de tarot !
— Je te plais aussi, Jasper ?
La voix de Nina s’est subitement rapprochée. Je me rends compte que son visage n’est plus qu’à dix centimètres du mien.
— Je… Comment ça ?
Mon timbre éraillé la fait pouffer.
— Moi je te trouve super craquant, avoue-t-elle sans une hésitation.
Je cherche quelque chose à dire pour désamorcer une situation qui est en train de m’échapper, quand ses lèvres effleurent les miennes.
Elle m’embrasse.
Elle m’embrasse !
Je me raidis (mon corps tout entier…).
Je ne sais pas comment je trouve la présence d’esprit de répondre à son baiser. Je suis pris de vertige.
Elle m’embrasse. Sa langue caresse la mienne.
J’y crois pas ! Ses cheveux me chatouillent le cou.
Elle m’embrasse…
— C’est pour m’avoir sauvé la vie, me souffle-t-elle en touchant ma joue avec des doigts qui tremblent légèrement. Mon chevalier !
Puis elle s’enroule dans la couette comme un sushi et vient me rejoindre sur le sol.
Elle se blottit contre moi et murmure encore, presque assoupie :
— Jasper…
J’hésite entre hurler et m’évanouir. Je me contente moins théâtralement de la prendre dans mes bras, doucement, sans la réveiller.
C’est la troisième fille que j’enlace.
La première, sous son arbre, était la dernière des romantiques cachée sous un pelage de trolle ; la deuxième, sur sa moto, une sœur dissimulée derrière un masque de femme fatale ; la dernière, dans ma chambre, une fille pas toujours sage déguisée en collègue de boulot.
— Jasper ?
— Oui Nina ?
— Tu t’en vas pas, hein ? Tu restes là… Tu me protèges…
— Dors, je suis là. Tu ne risques rien.
Elle se serre encore, m’offre le parfum de ses cheveux. Finalement, la nuit ne s’annonce pas si inconfortable que ça.