12
C’est l’océan infini qui s’offre à moi.
À mes pieds se bousculent les galets d’une vaste plage.
La mer est noire, les pierres ont la couleur des coquelicots écrasés.
Là-haut, des oiseaux de cauchemar dansent dans un ciel laiteux. Nul arbre, nulle plante. Un univers minéral. Même l’eau ne ressemble pas à de l’eau.
« Je suis le titan échoué sur des rivages glacés, aux galets froids, le choc des vagues et puis l’effroi, les vastes flots bruissants de rage… »
Douce musique de mots que je murmure et qui apaisent le chaos de mes pensées.
Des ailerons acérés comme les lames d’une faux fendent la mer qui ressemble à une flaque de mercure. Quelles créatures vivent là-dedans ? J’ai appris à ne jamais avoir de réponse aux questions que je pose. Aussi, je ne vois qu’une manière de le savoir.
Je laisse choir sur les galets l’étrange manteau qui me préserve des embruns crachés par l’océan furieux. J’abandonne également mon pantalon de cuir et ma chemise de soie rouge. Les boutons en cornaline et la boucle de mon ceinturon font un bruit sourd en touchant le sol. Je retire mes bottes aux semelles de fer.
Je suis nu.
La brise trop chaude qui s’est levée vient cingler mon dos. Je fais jouer mes muscles, craquer mes cervicales. Je pousse un cri qui se perd dans le ciel chargé d’éclairs. Puis je prends mon élan et je plonge dans l’océan, qui entre en ébullition.
« Je lèche la sueur qui sourd de mille pores, je hume la peur exhalée par les gouffres noirs, j’entends les cris des hommes hurlant dans la pénombre d’une mer vide, j’écoute la terre qui se tord, la sirène enchaînée qui appelle les pâles désirs au festin de la mort ! »
La côte s’éloigne.
Les redoutables monstres marins viennent droit sur moi. Au dernier moment, ils m’évitent et s’enfuient. Je ris et je me lance à leur poursuite, dans une nage puissante.
Ce sont des requins, des requins noirs plus grands que des voiliers. Je m’amuse à caresser leur peau, froide et dure comme un blindage, atrocement rugueuse. Leurs yeux, ronds et blancs, s’affolent. Ils ont peur. Peur de moi.
Je ris à nouveau.
Une forme massive jaillit des fonds ténébreux. Une baleine grise, gigantesque, venue respirer l’air chaud de la surface.
La meute de requins s’agite mais ne bouge pas. Je suis la cause de cette hésitation. Ils m’attendent.
Je souris à mes monstres. Ils s’élancent alors. La chasse est donnée.
Je sens la vigueur dans mon corps, l’énergie dans mes muscles, le feu dans mes veines. Je sais maintenant que je ne serai jamais fatigué. Je nage à mon tour dans le sillage des prédateurs, fermement décidé à avoir ma part.
À ne pas faire de cadeau.
La proie est vite rattrapée. Les plus féroces lui ont déjà déchiqueté le ventre et un sang tiède couleur d’ambre teinte les flots alentour.
Lorsque j’arrive, les requins renoncent à la curée. Ils s’écartent, craintivement.
C’est bien.
Je m’approche en grondant et mords dans la bête. J’arrache un morceau de chair qui a un goût d’algue pourrie. Je le mâche un moment, puis je le crache au loin.
Comme s’ils n’attendaient que ce signal, mes compagnons de courre se jettent sur le Léviathan et le dévorent en un ballet frénétique.
Je m’éloigne, me laisse porter par la mer, sur le dos.
Je n’ai jamais été aussi bien de ma vie entière.
Est-ce que c’est normal ?
Est-ce là ce que je dois faire ? Rester et devenir moi ?
« Je suis le voyageur sur le port, chuchote le poème, guettant le navire des derniers jours, qui flottera sur les ongles des morts. »
Je n’ai aucune idée de ce que signifient ces mots mais ils me bercent. J’aime.
« Reviens… »
Je tourne la tête. Je suis seul. Le courant m’a entraîné loin du festin.
« Reviens… »
Revenir où ? Qui m’appelle ?
« Reviens… »
Revenir. Oui, je connais cette voix. Aux accents désolés.
Désespérés.
Je dois me réveiller.