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— Arrêtez-vous, s’il vous plaît !

La voix d’un Agent résonne dans le couloir, forte et claire.

Ils ont attendu pour intervenir que les lieux se vident. Très professionnel ! Ça me rappelle ma tentative pour appréhender Fabio lors de ma première mission. Je lui ai enjoint de s’arrêter, je l’ai vouvoyé ; j’ai même dit s’il vous plaît ! Mais il s’est enfui malgré tout. Est-ce parce que j’étais seul ? que le vampire était en joint (sous l’emprise de la drogue…) ? que mes cordes vocales manquaient d’assurance ? que je n’avais pas de chapeau mou ? J’aurais dû le demander à Fabio avant de lui promettre, lors de notre dernière rencontre, de ne plus jamais le revoir…

— On fait tous des erreurs, Ombe, je murmure en soupirant.

Je m’approche, rasant les murs.

Les trois hommes ont encerclé le sorcier qui ne paraît pas le moins du monde impressionné. Grave erreur ! Monsieur Regard-qui-tue ne sait pas à qui il a affaire.

Je serais curieux de connaître l’étendue des pouvoirs qui vont se déchaîner dans quelques instants. Est-ce que ces hommes savent eux-mêmes de quoi chacun est capable ? Ce n’est pas sûr. Car l’article 6 est clair : « L’Agent ne révèle jamais ses talents particuliers. »

Mais assez spéculé : place au spectacle !

Roulement de tambour.

Petite précision : quand je dis roulement de tambour, ce n’est pas une image. Le sorcier a vraiment sorti de sa poche un petit tambour en métal, tout rouge.

Aïe.

Je ne sais pas pourquoi mais ça ne commence pas bien.

Quand on est menacé par trois malabars et qu’on joue du tambour pour se défendre, soit on est bon à interner, soit on mijote un sale tour.

Le rythme se fait plus lent, régulier. Les Agents se regardent avec inquiétude.

— Hé les gars ! je grommelle entre les dents. Action ! Je ne sais pas ce que prépare le tambourinaire, mais ne le laissez pas faire !

Le sorcier esquisse un pas de danse, en même temps qu’il entonne une psalmodie sourde, un chant sur trois thèmes mineurs, qui se répètent et s’entremêlent.

Voilà qu’il chante maintenant ! Il est où, le chapeau, pour récolter les pièces des passants ?

Qui se répètent et s’entremêlent.

Ça devient du grand n’importe quoi. Je suis en train de revenir sur ma première impression : ce type n’est pas dangereux, c’est le roi des clowns !

Qui se répètent et s’entremêlent.

Un simple joueur de…

Qui se répètent et s’entremêlent.

Qui se répètent et…

« Jasper ! Hey ! Jasper ! »

— Hein ? Oui, je…

« Réveille-toi ! »

— Ombe ? je balbutie en émergeant de la torpeur dans laquelle la mélopée est en train de me plonger. Pas de réponse.

« Ombe ? »

Non plus.

Je fouille les alentours du regard, comme si elle pouvait être là, bien vivante, en chair et en os, en cheveux blonds et en yeux bleus.

Personne, évidemment.

Il y a seulement les Agents.

Des Agents étendus par terre dans le couloir.

— Bon sang ! je jure en me précipitant vers eux.

Je cherche les battements de cœur en tâtant leur poignet. Ouf, ils sont vivants ! Simplement inconscients, comme je l’aurais été si Ombe n’était pas intervenue.

Car je l’ai entendue.

Elle était là, dans ma tête, aussi présente qu’il y a quelques jours, lorsque je traquais son assassin !

Ombe est revenue. À la façon d’un murmure, d’un courant d’air léger, mais revenue quand même.

Trop brièvement : j’ai mille questions à lui poser.

Tant pis, la prochaine fois. Oui, la prochaine fois.

Dans l’immédiat, je dois retrouver le sorcier qui a filé à l’issue de son concert. Ce qui s’annonce délicat. Car maintenant qu’il se sait découvert, le petit homme sera sur ses gardes.

Il a repris l’initiative. On a laissé passer notre chance. Walter court un vrai danger et tous ceux qui se risqueront aux trousses du sorcier le feront au péril de leur vie.

J’arpente donc avec une extrême prudence les couloirs du métro, en espérant vaguement qu’il soit resté dans les parages – et en souhaitant très fort qu’il soit déjà loin !

Je tombe presque malgré moi sur le fugitif.

Un fugitif qui consulte tranquillement le plan du quartier, à proximité de la sortie. Bon sang ! Il n’a même pas quitté la station.

Je me mets aussitôt à l’abri d’un mur, pour reprendre mes esprits et faire le point. Il ne s’agit plus de foncer à l’aveuglette. Comment trois Agents de l’Association ont-ils pu se laisser berner par un semi-homme habillé en poil de chameau ? Des Agents !

— Des Agents, Ombe ! je répète (après tout, ça a fini par marcher !). Avec un A comme Ar… comme At… Comme Andouille (moi, pas eux).

Ce ne sont pas des Agents.

Je les ai vus entrer et sortir de l’immeuble et j’en ai tiré des conclusions erronées.

Je ne prétends pas qu’il s’agit d’amateurs de Bingo, non. L’Association a simplement envoyé en mission des humains ordinaires…

C’est ça que j’ai senti en me penchant sur eux : l’absence de talents paranormaux.

Du coup, je ne comprends plus rien. Pourquoi est-ce que Walter et mademoiselle Rose utilisent des mercenaires ? C’est carrément dingue.

Les Agents étaient peut-être tous occupés ailleurs, mais ce gars, qui essaye de lire le plan du quartier à seulement quelques mètres de moi, c’est un sorcier ! Et on n’envoie pas des humains ordinaires se frotter à un sorcier.

La seule explication, c’est que l’Association ignorait la véritable nature du nabot percussionniste.

Je commence à réfléchir aux différentes options qui s’offrent à moi, quand une silhouette, reconnaissable entre toutes, surgit d’un couloir adjacent.

Grand, fort et souple à la fois. Une sombre et longue chevelure. Un visage d’une pâleur de craie. Les lèvres carminées…

— Un vampire ! je m’exclame à voix (très) basse.

Ce n’est pas que cette catégorie d’Anormaux m’effraye en soi, mais depuis que j’ai carbonisé Valentin et que j’ai commis l’imprudence de m’en vanter auprès de Fabio (on reconnaît la gente des canines à leurs prénoms… désuets), je crains que mon signalement circule dans la communauté, avec peut-être en prime une « faites ouaaaahh ! » sur ma tête.

En plus, je n’ai sur moi aucun sortilège solaire et pas la moindre envie de me frotter à l’aïe.

Si on ajoute à ça mon mauvais pressentiment au sujet du petit-homme-grand-pouvoir, on comprend que je batte fort logiquement en retraite, jusqu’à trouver refuge derrière un distributeur automatique de boissons à forte teneur en cholestérol.

Attention, je ne fuis pas ! Je me regroupe, c’est pas pareil. « Il n’y a pas de honte à reculer, dit Gaston Saint-Langers, si c’est pour mieux sauter. »


Plan B.

Je sors une petite boîte de ma sacoche.

À l’intérieur de la boîte se trouve un bijou d’une parfaite laideur, censé représenter un scarabée. La tête est d’améthyste (ouverture des portes intérieures), les yeux d’ambre (vision des choses invisibles), les ailes de lapis-lazuli (aide à la communication, accès à différents niveaux de pensée) et le corps de cornaline (pour le discernement).

Le tout serti dans un support en plomb (un métal qui permet de stabiliser la magie).

C’est moi qui l’ai fabriqué, hier, dans mon laboratoire ! Enfin, à l’intérieur du scarabée, il y a…

— Fafnir ! Content de te revoir, mon précieux !

Mon sortilège de filature, serpent de brume devenu cyberlapin, a accepté de changer encore une fois d’enveloppe.

À mon appel, il a quitté sans rechigner la clé USB qui lui servait de niche et il s’est logé dans mon insecte de trois cent quinze carats.

Je n’ai pas eu le temps de vérifier s’il s’y plaisait. Je vais être fixé tout de suite.

Je prends le carat… le scarabée dans la main, l’approche de mes lèvres et murmure les mots en elfique qui vont lui donner vie :

— A roita valon alantirA A roita fëalocë palantir ! En chasse mon étincelant dragon qui voit au loin ! A nilya, a tira ettela curuvar ar hecilo carcan nastavnQ A hilya, a tira ettelëa curuvar ar hecilo carcan nastavën ! Suis et surveille le magicien étranger et le paria aux dents comme des pointes !

Une douce chaleur emplit ma paume. Profitant de la mollesse du plomb, Fafnir s’amuse à bouger les différents éléments de son corps. Il bat des ailes, de plus en plus vite, et s’envole silencieusement, avec maladresse au départ, puis avec une assurance croissante.

C’est incroyable, mais on dirait que ça marche, ou plutôt que ça vole.

Est-ce que la transmission fonctionnera aussi bien ? Pas besoin de rester dans le métro pour le découvrir.

Je ramasse mes affaires et cherche la sortie la plus éloignée possible du sorcier et du grand gars aux dents longues.

— Tu as gagné une bataille, je murmure à l’adresse du sorcier au tambour, qui – j’ai marché cent mètres pour en être tout à fait sûr – ne peut pas m’entendre. Mais tu n’as pas gagné la guerre…

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