Assise, elle écoutait les voix des livres – ou plutôt, peut-être les voix des hommes qui avaient écrit tous les livres. Des voix étranges, graves, venant de loin dans le temps, parlant des profondeurs du temps – lointain murmure de nombreuses voix cultivées, sans mots distincts, mais chargé de sens et de pensées –, et elle n’avait jamais imaginé que ce pût être ainsi, se dit-elle. Les arbres parlaient avec des mots. Ce que disaient les fleurs avait un sens, le petit peuple des bois lui parlait souvent et la rivière, les cours d’eau avaient une musique, une magie qui dépassait l’entendement. Mais c’était parce qu’il s’agissait d’êtres vivants – oui, même la rivière et le ruisseau pouvaient être comptés comme des choses vivantes. Était-il possible que les livres soient vivants, eux aussi ?
Elle n’avait jamais pensé qu’il puisse exister autant de livres. Une grande pièce remplie de volumes, du sol au plafond. Et d’après ce que lui avait dit Thatcher, le drôle de petit robot, d’autres encore plus nombreux étaient rangés dans les pièces du sous-sol. Mais, le plus étrange était qu’elle puisse penser à un robot comme à une créature d’un drôle de genre – presque comme s’il s’agissait d’un homme. Non pas une horrible grande chose qui coupait l’horizon vespéral, pas un spectre nocturne sorti d’un cauchemar, mais un homme. Ou, sinon un homme, du moins un être d’apparence humaine avec une gentille voix. Peut-être était-ce quelque chose qu’il avait dit :
— Ici, vous pouvez voir, remonter le chemin par lequel l’homme est sorti des ténèbres les plus profondes.
Il avait dit cela fièrement, comme s’il était lui-même un homme et qu’il avait suivi ce même chemin, seul, dans la terreur et dans l’espoir.
La voix des livres continuait à murmurer dans la pénombre de la pièce tandis que la pluie ruisselait sur les carreaux. Un murmure qui lui tenait agréablement compagnie et qui durerait éternellement – conversation avec les ombres d’écrivains disparus depuis longtemps et dont les ouvrages tapissaient les murs du bureau. Était-ce son imagination, ou bien d’autres entendaient-ils aussi ces voix ? Oncle Jason les entendait-il quelquefois quand il était assis, seul, ici ? Mais, en se posant cette question, elle savait que c’était quelque chose qu’elle ne pourrait jamais demander. Était-elle la seule à pouvoir les entendre, comme elle avait entendu la voix du vénérable Grand-Père Chêne ce lointain jour d’été avant le départ de la tribu pour le pays du riz sauvage, comme elle avait senti, aujourd’hui même, ses bras se lever pour la bénir ?
Assise là, dans un coin de la pièce, devant un petit bureau sur lequel elle avait posé son livre (ce n’était pas le grand bureau sur lequel Jason écrivait ses chroniques), écoutant le vent hurler dans les gouttières, la pluie ruisseler sur les fenêtres dont Thatcher avait tiré les rideaux quand le soleil matinal avait disparu, elle se trouva dans un autre endroit, ou eut l’impression de se trouver dans un autre endroit bien que la pièce fût toujours là. Dans cet endroit, il y avait de nombreuses personnes – ou du moins les ombres de nombreuses personnes – de nombreux autres bureaux, et des endroits et des époques très éloignées, bien que les distances qui séparaient ces endroits et ces époques soient moins grandes qu’elles n’auraient dû l’être, comme si les voiles du temps et de l’espace s’étaient affinés à l’extrême et étaient prêts à se dissoudre. Et elle, assise là, assistait à un grand événement : le rassemblement en un lieu et en un instant de tout le temps et de tout l’espace, de telle façon qu’ils deviennent tous deux pratiquement inexistants, n’enfermant plus l’homme et les événements dans des cellules distinctes, mais les rassemblant tous, comme si tout était arrivé en même temps, au même endroit – le passé et le futur se pressant l’un l’autre en un minuscule point d’existence que l’on pouvait, par commodité, appeler le présent. Effrayée par ce qui arrivait, elle eut néanmoins pendant un terrible et sublime instant la vision de toutes les causes, de tous les effets, de l’orientation et des buts, de l’agonie et de la gloire qui avaient poussé les hommes à écrire les milliards de mots qui s’entassaient dans la pièce. Vision sans compréhension, car elle n’avait ni le temps, ni les capacités pour comprendre. Elle appréhenda simplement que ce qui s’était passé dans l’esprit des hommes, ce qui les avait poussés à créer tous les mots murmurés, mêlés, brûlants, n’était pas tant le travail de nombreux esprits individuels que l’impact d’un mode d’existence sur les esprits de l’humanité toute entière.
Le sort – si ce n’était qu’un sort – fut presque immédiatement rompu par l’entrée de Thatcher qui traversa la pièce dans sa direction en portant un plateau qu’il déposa sur le bureau.
— J’ai été un peu retardé, Miss, s’excusa-t-il. Au moment où j’allais vous apporter ceci, Nicomède est arrivé du monastère pour dire qu’ils avaient besoin de toute urgence de soupe chaude, de couvertures et de nombreuses autres choses pour le confort d’un pèlerin blessé.
Sur le plateau étaient posés un verre de lait, un pot de confitures de groseilles sauvages, des tranches de pain beurré, et une part de gâteau de miel.
— Ce n’est pas très recherché, dit Thatcher. Ce n’est pas aussi recherché qu’un hôte de cette maison serait en droit de l’attendre, mais en m’occupant de ce que demandait le monastère, je n’ai pas eu le temps de m’y consacrer comme je l’aurais voulu.
— C’est plus que suffisant, dit Étoile du Soir. Je ne m’attendais pas à une telle attention. Occupé comme vous l’étiez, vous n’auriez pas dû vous donner tout ce mal.
— Miss, répondit Thatcher, au cours des siècles, cela a été mon plaisir et ma responsabilité de tenir cette maison selon certains critères qui n’ont pas varié depuis les débuts de mon service. Mon seul regret est que cette règle ait été bousculée pour la première fois le jour de votre arrivée.
— Cela ne fait rien, lui dit-elle. Vous avez parlé d’un pèlerin, y a-t-il souvent des pèlerins qui viennent au monastère ? C’est la première fois que j’en entends parler.
— Celui-ci est le premier qu’il y ait jamais eu, répondit Thatcher. Et je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un pèlerin, bien que Nicomède l’ait appelé ainsi. Certainement un simple vagabond, ce qui est déjà remarquable en soi car il n’y a jamais eu d’humains errants auparavant. Un jeune homme presque nu, d’après ce que m’a rapporté Nicomède, avec un collier de griffes d’ours autour du cou.
Assise droite et raide, elle se remémora l’homme qui s’était tenu à son côté au sommet de la falaise, le matin même.
— Est-il gravement blessé ? demanda-t-elle.
— Je ne pense pas, répondit Thatcher. Il a cherché refuge contre l’orage au monastère et la grille, poussée par le vent, s’est refermée sur lui quand il l’a ouverte. Il est bien vivant.
— C’est un homme bon, dit Étoile du Soir, et un homme très simple. Il ne sait même pas lire. Il pense que les étoiles ne sont que des points lumineux qui brillent dans le ciel. Mais il sait sentir un arbre…
Confuse, elle s’arrêta car il ne fallait pas qu’elle parle de l’arbre. Il fallait qu’elle apprenne à tenir sa langue.
— Vous connaissez cet homme, Miss ?
— Non. Je veux dire que je ne le connais pas vraiment. Je l’ai vu ce matin et j’ai parlé avec lui un moment. Il a dit qu’il venait ici, il cherchait quelque chose et croyait pouvoir le trouver ici.
— Tous les humains cherchent quelque chose, dit Thatcher. Nous autres, robots, nous sommes tout à fait différents, nous sommes satisfaits de servir.