25.

Le concert s’était terminé de manière éclatante et les arbres restèrent silencieux dans la nuit automnale. Plus bas vers le fleuve, les chouettes de la plaine s’interpellaient les unes les autres et une brise légère faisait bruire les feuilles. Jason changea de position, regarda par-dessus son épaule la grande antenne qui avait été installée sur le toit, puis se réinstalla dans son fauteuil.

Martha se leva.

— Je rentre, dit-elle. Tu viens, Jason ?

— Je crois que je vais rester encore un peu, répondit-il. Nous n’avons pas beaucoup de nuits comme celle-ci à cette époque de l’année, ce serait dommage de la manquer. Est-ce que tu sais où est John, par hasard ? Il n’est pas venu dehors ce soir.

— Cette attente impatiente John, dit-elle. Il repartira pour les étoiles un de ces jours. Je pense qu’il a découvert qu’il ne se sent plus chez lui ici. Cela fait trop longtemps qu’il est parti.

Jason répondit en grommelant :

— John ne se sent chez lui nulle part. Il n’a pas de chez lui, il ne veut pas de chez lui, il ne veut que vagabonder. Il est comme tous les autres. Il n’y en a pas un, pas un seul qui se soucie de ce qui peut arriver à la Terre !

— Tous ceux avec lesquels j’ai parlé ont été très compatissants. Ils ont dit que s’il y avait quoi que ce soit qu’ils puissent faire…

— Sachant parfaitement qu’il n’y a rien qu’ils puissent faire ! dit Jason.

— Sans doute. Ne prends pas cela tellement à cœur, Jason, tu t’inquiètes peut-être pour quelque chose qui n’arrivera jamais.

— Je ne m’inquiète pas à notre sujet, lui dit-il, mais au sujet du peuple de Nuage Rouge et des robots. Oui, même des robots. Ils ont pris une sorte de nouveau départ, ils devraient avoir leur chance. Il faudrait que personne n’intervienne.

— Mais ils ont refusé leur aide.

— Ils ont installé la radio et le faisceau, dit-il.

— Mais ils n’ont apporté aucune aide réelle.

— C’est vrai, reconnut-il. Je n’arrive pas à comprendre les robots. Je n’y suis jamais arrivé.

— Nos propres robots…

— Nos propres robots sont différents, dit Jason. Ils font partie de nous. Ils font ce pourquoi ils ont été construits. Ils n’ont pas changé. Les autres ont changé. Ézéchiel, par exemple.

— Il fallait qu’ils changent, ils n’avaient pas le choix, dit Martha. Ils ne pouvaient pas rester prostrés à attendre.

— Tu dois avoir raison, reconnut Jason.

— Je rentre, maintenant. Ne reste pas trop longtemps dehors, il va bientôt faire froid…

— Où est Étoile du Soir ? Elle n’est pas venue dehors non plus. Il n’y a que nous deux, ce soir.

— Étoile du Soir s’inquiète au sujet de ce curieux garçon. Je ne sais pas ce qu’elle voit en lui.

— Elle n’a aucune idée de ce qui lui est arrivé ? De l’endroit où il peut être allé ?

— Si elle en avait une, elle ne s’inquiéterait pas. Je suppose qu’elle pense qu’il l’a fuie.

— Tu as parlé avec elle ?

— Pas au sujet du garçon.

— Il était bizarre, dit Jason.

— Bon, je rentre. Tu viens bientôt ?

Il resta assis, écoutant ses pas s’éloigner dans le patio. Il l’entendit qui refermait la porte sur elle.

Bizarre, pensa-t-il. Bizarre que ce garçon ait disparu. L’extra-terrestre du vallon avait aussi disparu. Il était descendu le voir, pour reparler avec lui, et il n’y avait plus aucune trace de lui – et pourtant, il avait cherché. S’était-il fatigué d’attendre et était-il parti ? se demanda-t-il. Ou bien, y avait-il un lien entre sa disparition et celle de David Hunt ? Cela semblait impossible, David Hunt n’avait rien su de la créature du vallon. Il y avait cette histoire du Marcheur Noir que le garçon avait racontée, il était manifeste qu’il en avait peur et, bien qu’il n’en ait rien dit, il avait peut-être traversé le continent pour le fuir, pour se débarrasser de lui. Peut-être le fuyait-il encore, fuyant quelque chose qui n’existait probablement pas. Mais Jason se dit que cela n’avait rien d’étrange, il ne serait pas le premier à fuir quelque chose qui n’existait pas.

Il se demandait s’il se pouvait que sa crainte personnelle soit basée sur quelque chose d’inexistant. Se pouvait-il que le vaisseau de reconnaissance qui transportait des représentants des Autres ne soit pas une menace réelle pour la Terre ? Et même s’il transportait les germes d’un changement pour la Terre, qui était-il pour décider s’il s’agissait d’une menace ? Mais non, pensa-t-il, il ne pouvait s’agir que d’une menace. Pas une menace pour ceux qui étaient partis dans les étoiles, bien sûr, car ils avaient rompu leurs attaches avec la Terre. Ils ne se souciaient plus d’elle, et rien de ce qui pouvait arriver sur la Terre ne les toucherait. Il devait avouer que cela lui avait fait un choc quand il l’avait appris. Au cours des années, il avait entretenu l’idée qu’il était le lien qui les reliait à la Terre, qu’il avait reçu en dépôt la base natale de l’humanité. Il semblait maintenant que c’était là une illusion sans fondements qu’il avait soigneusement entretenue pour soutenir le sentiment de sa propre importance. En ce qui concernait les habitants de cette maison, Martha et lui seraient les seuls à en pâtir si les Autres décidaient de recoloniser la Terre. Et même si cette pensée le révoltait, il lui fallait reconnaître que, pour eux deux, cela n’aurait pas trop d’importance. En ce qui les concernait, Martha et lui, ils pouvaient tenir les Autres à distance – ils ne pouvaient certainement se mêler de rien en ce qui concernait cette maison et ces quelques arpents s’il était évident qu’ils n’étaient pas les bienvenus. La seule idée de leur présence sur la planète lui emplissait la bouche de fiel, mais c’était de l’égocentrisme, de l’arrogance et de l’égoïsme à l’état pur.

Ceux qui étaient importants, se dit-il, étaient les Indiens, les descendants des anciens indigènes qui avaient autrefois appelé ce continent leurs pays – et aussi les robots. Ni les uns, ni les autres n’avaient demandé le genre de culture et de civilisation qu’on leur avait imposé. Les robots n’avaient même pas demandé à vivre. Tous deux avaient déjà suffisamment subi d’injustices par le passé, qu’ils soient les victimes d’une nouvelle injustice était plus qu’on n’en pouvait supporter. Il fallait qu’ils aient leur chance. Et si les Autres revenaient, ils n’en avaient aucune.

Quel était donc ce mal fatal dont sa propre race était porteuse ? Non pas fatal à elle-même, mais fatal à tous ceux qui entraient en contact avec elle, et peut-être d’ailleurs, finalement fatal pour elle aussi. Tout avait commencé, se dit-il, quand le premier homme avait gratté le sol et planté des graines. Il s’était donc trouvé dans l’obligation de se procurer le sol nécessaire pour pouvoir les planter. Cela avait commencé avec le concept de la propriété – propriété de la terre, des ressources naturelles, du travail. Et peut-être aussi avec le concept de sécurité, avec la nécessité d’élever des barrières contre les adversités de la vie, de protéger sa situation sociale, avec l’ambition d’améliorer cette situation et, une fois cette amélioration obtenue, de la conserver en la protégeant de ses voisins pour que jamais personne ne puisse vous l’arracher. En y réfléchissant, il se sentit certain que l’idée de sécurité avait dû, au départ, provenir du concept de propriété. Les deux avaient les mêmes racines, les deux étaient en fait la même chose. L’homme qui possédait était en sécurité.

Les Indiens ne possédaient pas un pouce de terrain et rejetteraient une telle possession avec mépris car elle impliquerait qu’ils soient liés à ce qu’ils possédaient. Et les robots, se demanda-t-il, avaient-ils, d’une manière qui leur avait échappée quelque idée du concept de la propriété ? Il en doutait beaucoup. Leur société devait être encore plus communautaire que celle du peuple de Nuage Rouge. Il n’y avait que sa propre race qui s’en tenait à l’idée de propriété, et c’était là leur mal. Mais, c’était de ce mal, sur la base de ce mal, qu’avait été construite au fil des siècles une structure sociale des plus compliquées.

La structure sociale que la Disparition avait balayée pouvait maintenant être rétablie sur Terre, et qu’y faire ? Qu’est-ce que lui, Jason Whitney, pouvait faire pour l’empêcher d’être rétablie ? Il n’y avait pas de réponse, il n’en trouvait aucune.

Les robots étaient une énigme. Stanley avait dit que lui et ses compagnons étaient extrêmement inquiets et pourtant, quand le Projet avait décidé de ne pas intervenir, ils avaient immédiatement accepté sa décision sans discuter. Ils s’étaient quand même rendus utiles d’une manière très importante, ils avaient fourni et installé la radio, le faisceau directionnel et les batteries qui les faisaient fonctionner. Sans cette installation, il aurait été impossible de contacter les Autres à leur arrivée. Sans le faisceau directionnel, il aurait été hautement probable qu’ils débarquent et repartent sans même savoir que la planète était habitée. Ils auraient peut-être atterri en plusieurs endroits, auraient fait leurs relevés et seraient repartis dans leurs nouvelles planètes en rapportant que la Terre était inhabitée. Et il était important, se disait Jason, il était très important qu’il ait une possibilité de leur parler. Il n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait faire en parlant, mais il fallait au moins qu’il ait une chance de parler avec les hommes qui se trouvaient dans le vaisseau spatial qui devait maintenant se rapprocher de la Terre. Avec le faisceau directionnel dirigé vers l’espace, ils sauraient qu’il y avait des gens ici et ils auraient les moyens de les trouver.

Jason était recroquevillé dans son fauteuil. Il se sentait seul et abandonné. Il se demanda de nouveau s’il pouvait s’être trompé, et il chassa cette pensée. Il se trompait peut-être en ce qui le concernait, ou même peut-être en ce qui concernait les robots, mais il ne se trompait certainement pas en ce qui concernait Nuage Rouge et son peuple – et peut-être ne se trompait-il pas non plus pour lui-même, ni pour les robots.

Il essaya délibérément de se libérer l’esprit de toute cette affaire. S’il y arrivait et s’il parvenait à ne pas y penser pendant un certain temps, il aurait peut-être les idées plus claires quand viendrait le moment d’y repenser. Il s’assit aussi confortablement que possible, sans réfléchir, souhaitant que la tension qui était en lui s’adoucisse et se relâche. La lune faisait luire les toits des bâtiments du monastère et transformait les arbres à musique en minces fantômes blancs. Ces quelques dernières nuits, les arbres avaient beaucoup mieux joué, aussi bien ou peut-être même mieux qu’au début, il y avait bien longtemps, pensa-t-il. Il se souvint que leur amélioration s’était produite au milieu du concert, le soir du jour où son frère John était revenu des étoiles. Il l’avait alors remarqué et il s’était interrogé à ce propos pendant quelque temps, mais il avait eu trop à faire, trop de sujets d’inquiétude, pour y réfléchir longtemps. Cela s’était passé la nuit du retour de John, pensa-t-il, mais cela n’avait rien à voir avec lui. Le retour de John ne pouvait rien avoir changé pour les arbres à musique.

Il entendit un bruit de pas sur les dalles et se retourna brusquement. Thatcher s’approchait rapidement.

— M. Jason, dit le robot, monsieur, il y a quelqu’un qui appelle à la radio. Je lui ai dit d’attendre, que j’allais vous mettre en ligne.

Jason se leva, il était conscient d’avoir les jambes molles, et de ressentir un grand vide au creux de l’estomac. On y était, pensa-t-il, on y était enfin ! Et il n’était pas prêt. Il se rendit compte qu’il n’aurait jamais été prêt.

— Merci Thatcher, lui dit-il. Il y a quelque chose que j’aimerais que vous fassiez pour moi.

— Tout ce que vous voulez, monsieur.

Thatcher était surexcité. Jason le regarda avec curiosité, il n’avait jamais pensé qu’il verrait un jour Thatcher surexcité.

— Pourriez-vous envoyer l’un des robots au camp de Nuage Rouge, s’il vous plaît. Qu’il lui dise ce qui est arrivé, que j’ai besoin de lui. Qu’il lui demande de venir.

— Tout de suite, monsieur, dit Thatcher. J’irai moi-même.

— Très bien, dit Jason. J’espérais que vous le feriez. Horace vous connaît, il s’offenserait peut-être d’être réveillé par un autre robot.

Thatcher fit demi-tour et commença à s’éloigner.

— Un instant ! dit Jason. Il y a autre chose. Pourriez-vous demander à Nuage Rouge d’envoyer quelqu’un prévenir Stanley ? Nous devrions l’avoir ici. Et Ezéchiel, aussi. L’un des autres robots peut aller chercher Ezéchiel.

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