20.

Son acier lisse brillait dans la lumière matinale. Il dit qu’il s’appelait Stanley et qu’il était heureux de leur venue. Il reconnaissait trois d’entre eux – Ézéchiel, Jason et Nuage Rouge, dans cet ordre – et il dit que le bruit de leur arrivée était parvenu jusqu’au Projet. Présenté à John, il manifesta un plaisir peu commun à l’idée de rencontrer un homme qui voyageait dans les étoiles. Il était affable, poli, et étincelait quand il marchait. Il dit qu’ils agissaient en bons voisins en leur rendant visite, même après toutes ces années, et qu’il était désolé de n’avoir à leur offrir ni nourriture, ni boisson, puisque les robots n’utilisaient ni l’un, ni l’autre.

Apparemment, ils avaient été surveillés dès l’apparition de la flottille qui remontait le fleuve car il les attendait en haut de la falaise quand ils avaient monté le sentier, après avoir laissé derrière eux, en bas sur la plage, les canoës échoués et les hommes qui avaient pagayé.

Au-dessus de la falaise s’élevait l’édifice – quoi qu’il puisse être. C’était une immense construction mince et cintrée qui s’évasait vers le ciel, d’un diamètre plus grand au sommet qu’à l’endroit d’où elle émergeait du sol, noire de nombreuses fenêtres métalliques qui luisaient dans le soleil matinal. Une immense construction mince et cintrée qui montait vers le ciel, ressemblant plus à un monument fantastique ou à une sculpture de rêve qu’à un édifice. Quand on la regardait, elle semblait n’avoir aucun sens. Elle était de forme circulaire, mais le cercle n’était pas parfait car un grand vide en forme de V entaillait sa circonférence.

De l’endroit où ils se trouvaient, ils apercevaient à une certaine distance de l’édifice évasé les ruines de l’ancienne cité, avec çà et là des pans de murs brisés, des squelettes métalliques de bâtiments qui s’élevaient encore au-dessus du sol inégal, ressemblant tout à fait aux bras ou aux mains raidis de cadavres hâtivement et trop peu profondément enterrés.

Il y avait d’autres ruines de l’autre côté du fleuve, mais la désintégration des bâtiments semblait moins avancée car de grands blocs de maçonnerie émergeaient encore par endroits.

Stanley vit Jason regarder ces bâtiments.

— La vieille université, dit-il. Nous avons fait beaucoup d’efforts pour préserver quelques édifices choisis.

— Vous les utilisez ?

— Leur contenu, oui. Nous nous servons de certains instruments et de certaines bibliothèques, de vieux ateliers et des laboratoires. Et nous sommes allés chercher ce qui leur manquait dans d’autres centres d’études. Mais il ne reste pas grand-chose ailleurs, dit-il avec un soupçon de tristesse.

— Vous avez utilisé vos connaissances pour construire ceci, dit John en désignant l’édifice évasé d’un geste du bras.

— C’est cela, répondit Stanley le robot. Vous venez pour en entendre parler ?

— En partie, dit Jason. Mais il y a aussi autre chose.

— Nous avons un endroit où vous serez beaucoup mieux que dans cette prairie venteuse, dit Stanley. Si vous voulez bien me suivre ?

Ils marchèrent à sa suite le long d’un sentier de terre battue jusqu’à une rampe qui menait à l’intérieur de l’édifice évasé. En descendant la rampe, ils constatèrent que seule la moitié de l’édifice se trouvait au-dessus du sol. Ses flancs lisses s’enfonçaient dans une grande excavation. La rampe descendait rapidement, s’enroulant le long des parois lisses de la construction évasée.

— Nous sommes allés jusqu’à la pierre pour que ce soit solide, dit Stanley. Jusqu’au calcaire.

— Et vous l’appelez le Projet ? demanda Nuage Rouge.

C’était la première parole qu’il prononçait. Jason l’avait vu se raidir, comme pour rassembler son courage, quand le robot étincelant était venu à leur rencontre. Il avait retenu son souffle un instant, par peur de ce que son vieil ami pourrait se sentir obligé de dire. Mais ce dernier n’avait pas parlé et Jason avait eu vers lui un élan d’affection et d’admiration. Au cours des années pendant lesquelles Nuage Rouge avait fréquenté la maison, il s’était développé entre lui et Thatcher quelque chose qui ressemblait à un affectueux respect. Mais Thatcher était le seul robot auquel le vieux chef consente à accorder un second regard. Et voilà que ce dandy de robot plein d’allant, compétent, sûr de lui, agissait comme leur hôte. Jason imaginait aisément que sa vue devait avoir soulevé le cœur du vieil Indien.

— C’est ainsi que nous l’appelons, monsieur, dit Stanley. Nous l’avons baptisé comme cela au début, puis c’est devenu une habitude et le nom est resté. Et c’est bien ainsi. C’est le seul projet que nous ayons.

— Et quel en est le but ? Il doit avoir un but ?

À la manière dont Nuage Rouge le disait, il était manifeste qu’il n’en croyait rien.

— Quand nous serons arrivés à l’endroit plus confortable, je vous dirai tout ce que vous voudrez savoir, dit le robot. Nous n’avons pas de secrets, ici.

Ils croisèrent d’autres robots qui remontaient la rampe, mais ils ne dirent rien et ne s’arrêtèrent pas. Et c’était là, pensa Jason en descendant la rampe, l’explication de tous ces groupes pressés, affairés, de soi-disant « robots sauvages » qu’ils avaient vus au cours des siècles – tous ces groupes affairés, absorbés par leur tâche, qui allaient dans toutes les directions et qui revenaient de toutes les directions pour chercher les matériaux nécessaires à la construction de l’édifice qui s’érigeait ici.

Ils atteignirent finalement le bas de la rampe. Le diamètre de l’édifice était beaucoup plus étroit, et là, tout au fond, se trouvait quelque chose qui ressemblait à une maison sans côtés, un toit posé sur de larges colonnes sous lequel on avait placé des tables, des bureaux et des chaises, ainsi que de grands fichiers et d’étranges machines. Jason décida que cela tenait en même temps du baraquement et de la salle de contrôle.

— Messieurs, si vous voulez vous asseoir, j’écouterai vos questions et j’essaierai de vous dire ce que vous voudrez savoir, dit Stanley. J’ai des associés que je puis convoquer…

— Un seul d’entre vous suffit, dit Nuage Rouge d’une voix dure.

— Je pense qu’il est inutile de déranger personne d’autre, dit rapidement Jason pour couvrir les mots de Nuage Rouge. Si j’ai bien compris, vous pouvez répondre pour les autres ?

— Je vous ai dit que nous n’avions pas de secrets, répondit le robot. Et nous sommes tous du même avis, ou presque du même avis. Je puis appeler les autres si besoin est. Je suppose qu’il n’est pas nécessaire de vous dire que je vous ai tous reconnus, à l’exception du gentleman qui revient des étoiles. Vos réputations vous ont précédés. Nous connaissons et admirons le chef, bien que nous soyons conscients de l’animosité que lui et sa race nous portent. Nous pouvons comprendre ce qui est à la base de cette attitude – que nous regrettons – et nous nous sommes fait une règle de ne pas vous importuner, monsieur, dit-il à Nuage Rouge.

— Votre langue est plus mielleuse qu’elle ne devrait l’être, répondit Nuage Rouge. Mais je vous accorde que vous vous êtes tenus à l’écart.

— Nous avons toujours considéré M. Jason comme un bon, un grand ami, ajouta le robot. Et nous sommes extrêmement fiers d’Ézéchiel et du travail qu’il a accompli.

— Si tels étaient vos sentiments, pourquoi ne jamais nous avoir rendu visite ? demanda Jason.

— Nous avons en quelque sorte pensé que ce ne serait pas convenable. Peut-être pouvez-vous un peu comprendre ce que nous avons ressenti quand, subitement, il n’y a plus eu d’hommes à servir, quand le but même de notre existence nous a été retiré, en un instant ?

— Mais d’autres sont venus vers nous, dit Jason. Nous avons quantité de robots – ce dont nous sommes très reconnaissants – et ils ont merveilleusement pris soin de nous.

— C’est vrai, dit Stanley, mais vous en aviez autant que vous en aviez besoin, et peut-être même beaucoup plus que nécessaire. Nous ne voulions pas vous être une gêne.

— Si je comprends bien, je pense que vous serez heureux d’apprendre que les Autres vont peut-être revenir ? dit John.

— Les Autres ! coassa le robot, perdant tout son aplomb et son calme. Les Autres reviennent ?

— Ils étaient seulement partis sur d’autres planètes, dit John. Ils ont de nouveau localisé la Terre et un vaisseau de reconnaissance est en route. Il peut arriver très prochainement.

Stanley lutta visiblement pour retrouver son calme. Quand il finit par parler, il était redevenu lui-même.

— En êtes-vous sûrs ? demanda-t-il.

— Tout à fait sûrs, répondit John.

— Vous nous avez demandé si nous serions heureux d’apprendre leur retour ? dit Stanley. Je ne le pense pas.

— Mais, vous avez dit…

— C’était au début. C’était il y a cinq mille ans. Il y a obligatoirement eu des changements pendant tout ce temps. Vous nous appelez des machines, et je suppose que c’est ce que nous sommes, mais en cinq mille ans une machine elle-même peut changer. Pas mécaniquement, bien entendu. Mais vous avez fait de nous des machines avec des cerveaux, et les cerveaux peuvent changer. Les points de vue peuvent varier, on peut arriver à accepter de nouvelles valeurs. Autrefois, nous travaillions pour les hommes, c’était notre but et notre vie. Si l’on nous avait donné le choix, nous n’aurions rien voulu changer à notre situation. Notre servitude nous satisfaisait, nous étions construits pour nous satisfaire d’une vie de servitude. La loyauté était l’amour que nous donnions à la race humaine, et nous n’y avons aucun mérite car on nous avait construits loyaux.

— Mais maintenant, vous travaillez pour vous, dit Ézéchiel.

— Tu peux le comprendre, Ézéchiel. Vous travaillez pour vous aussi, maintenant, toi et tes compagnons.

— Non, dit Ézéchiel, nous travaillons toujours pour l’Homme.

Stanley le robot ne tint aucun compte de ce que disait Ézéchiel.

— Au début, nous étions très troublés, dit-il. Et perdus. Pas nous, bien sûr, mais chacun d’entre nous, individuellement, car nous ne formions pas un peuple, il n’y avait pas de « nous ». Chacun de nous était seul, faisant ce que l’on attendait de lui, accomplissant la tâche pour laquelle il avait été construit, et heureux de le faire. Nous n’avions pas de vie à nous, et je pense que c’est ce qui nous a tellement troublés quand les Autres sont partis. Car c’est alors que, subitement, chacun d’entre nous a découvert qu’il avait une vie propre, qu’il pouvait vivre sans être humain et qu’il était toujours capable de fonctionner s’il y avait encore eu quoi que ce soit à faire. Beaucoup d’entre nous sont restés pendant un certain temps – et dans certains cas pendant très longtemps – dans les maisons, continuant à accomplir les tâches qu’ils étaient supposés faire, comme si les gens qu’ils servaient étaient simplement partis en voyage et qu’ils allaient bientôt rentrer. Mais je crois que même les plus stupides d’entre nous savaient que ce n’était pas le cas, car non seulement nos maîtres respectifs, mais tout le monde, était parti, ce qui était tout à fait particulier puisque jamais jusqu’alors tout le monde n’était parti en même temps. Je crois que la plupart d’entre nous ont immédiatement saisi ce qui était arrivé, mais nous avons continué à nier la vérité, à faire semblant de croire qu’avec le temps tout le monde reviendrait et, fidèles à notre formation et à notre conditionnement, nous avons continué à accomplir des tâches qui n’étaient plus que des mouvements dénués de sens. Avec le temps, nous avons cessé de faire semblant – pas tous en même temps, bien entendu, mais quelques-uns d’entre nous pour commencer, puis d’autres un peu plus tard et encore d’autres après. Nous avons commencé à errer, en quête de nouveaux maîtres, de tâches qui aient un sens. Nous n’avons pas trouvé d’humains, mais nous nous sommes trouvés les uns, les autres. Nous avons parlé entre nous. Nous avons discuté de nos petits plans sans sens et à court terme avec d’autres de notre espèce. Nous avons d’abord cherché des humains, et finalement, quand nous avons su qu’il n’y avait pas d’humains pour nous prendre – car vous et les vôtres, M. Jason, vous aviez tous les robots que vous pouviez souhaiter, et votre peuple, chef Nuage Rouge, ne voulait rien avoir à faire avec nous, et il y avait aussi un petit groupe vers l’ouest, sur la côte, qui avait peur de tout, même de nous qui essayions de les aider…

Nuage Rouge dit à Jason :

— Ce doit être la tribu d’où vient notre vagabond. De quoi a-t-il dit qu’ils avaient peur ? Du Marcheur Noir, n’est-ce pas ?

— Au départ, c’étaient des travailleurs agricoles, dit Jason. Il ne me l’a pas dit, peut-être ne le sait-il pas, mais c’est très clair d’après ce qu’il m’a raconté. Des agriculteurs travaillant continuellement dans les champs, suivant le cycle des saisons, les semailles, l’entretien des champs et la moisson. Enfoncés dans la misère, vivant au jour le jour. Tellement liés au sol qu’ils devenaient le sol lui-même. Ils n’avaient pas de robots, bien entendu. Peut-être en apercevaient-ils de loin de temps en temps, s’ils en voyaient jamais. Et même s’ils en avaient vu, ils n’ont peut-être pas compris exactement ce que c’était. La situation des robots était bien meilleure que la leur. Ils auraient été effrayés par un robot.

— Ils ont fui devant nous, dit Stanley. Pas devant moi, je n’étais pas là, mais devant d’autres robots. Nous avons essayé de leur faire comprendre, de leur expliquer, mais ils se sont quand même enfuis. Finalement, nous ne les avons plus suivis, nous ne désirions pas les effrayer.

— Que penses-tu qu’ils ont vu ? demanda Nuage Rouge. Leur Marcheur Noir…

— Peut-être rien, dit Jason. Je soupçonne qu’ils avaient sans doute un long passé de folklore. Ils devaient être superstitieux. Pour des gens comme eux, la superstition devait être une distraction, et peut-être un espoir…

— Mais ils ont peut-être vu quelque chose, insista Nuage Rouge. La nuit où c’est arrivé, il y avait peut-être quelque chose sur Terre ? Ils ont peut-être vu le coup de filet qui a emporté les Autres ? Dans le temps passé, mon peuple avait ses légendes au sujet de choses qui marchaient sur la Terre, et dans notre sophistication moderne nous sommes peut-être un peu trop pressés de les rejeter. Mais quand on vit aussi près de la terre que nous le faisons, on en vient à se rendre compte que quelques-unes de ces anciennes légendes contiennent peut-être une parcelle de vérité. Par exemple, nous savons maintenant que des extra-terrestres visitent la Terre de temps en temps, mais qui peut dire s’ils ne venaient pas déjà dans le passé, avant l’arrivée de l’homme blanc avec son bruit et sa fureur, quand ce continent était plus calme, moins tumultueux ?

Jason inclina la tête en signe d’assentiment.

— Mon vieil ami, il est bien possible que tu aies raison, dit-il.

— Le temps est venu où nous avons su qu’il n’y avait plus d’humains à servir, dit Stanley. Nous étions là, oisifs, sans rien pouvoir faire. Mais, au cours des siècles, l’idée nous est venue – d’abord lentement, puis avec plus de force – que si nous ne pouvions plus travailler pour les humains, nous pourrions travailler pour nous-mêmes. Mais, que peut faire un robot pour lui-même ou pour d’autres de ses camarades ? Construire une civilisation ? Pour nous, une civilisation n’aurait aucun sens. Bâtir une fortune ? Mais, de quoi tirerions-nous une fortune, et quel besoin en aurions-nous ? Nous n’avions pas de désir de nous enrichir, pas d’ambition sociale. Nous aurions pu nous instruire, et peut-être même aurions-nous aimé cela, mais c’était une impasse car en dehors de la satisfaction discutable que cela nous aurait donnée, l’instruction ne nous aurait servi à rien. Les humains utilisaient leur savoir pour leur amélioration personnelle, pour mieux gagner leur vie, pour contribuer à la société, pour s’assurer une meilleure appréciation des arts. Ils appelaient cela leur amélioration personnelle, et c’était un noble but pour n’importe lequel d’entre eux, mais comment un robot pourrait-il s’améliorer ? Dans quel but et à quelle fin ? La réponse semblait être qu’il nous était impossible de nous améliorer. Aucun robot ne pouvait se rendre meilleur qu’il ne l’était. Ses constructeurs l’avaient fait avec des limites, ses capacités étaient prédéterminées par les matériaux employés et par sa programmation. Il servait suffisamment bien pour les tâches qu’il était destiné à accomplir. Il n’y avait aucun besoin d’un meilleur robot. Mais, il semblait qu’il soit possible d’en construire un, sans aucun doute. Quand on y réfléchissait, il devenait évident qu’il n’y avait aucune limite pour un robot. Il n’y a pas de point où il faille s’arrêter et se dire : « Voilà le meilleur robot que nous puissions faire. » Aussi parfaitement qu’un robot soit conçu, il est toujours possible d’en construire un meilleur. Nous nous sommes demandé ce qui arriverait si l’on construisait un robot à terminaisons ouvertes, un robot qui ne serait jamais vraiment terminé…

— Essayez-vous de nous dire que votre édifice, ici, est votre robot à terminaisons ouvertes ? demanda Jason.

— C’est exactement ce que j’essaie de vous dire, M. Jason, répondit Stanley.

— Mais quel est votre but ?

— Nous ne le savons pas, reconnut Stanley.

— Vous ne savez pas ? C’est vous qui êtes en train de le construire…

— Plus maintenant, dit Stanley. Il a pris la relève, maintenant, c’est lui qui nous dit quoi faire.

— À quoi sert-il ? demanda Nuage Rouge. Il est ancré ici, il ne peut pas bouger, il ne peut rien faire.

— Il a un but, dit obstinément le robot. Il doit avoir un but…

— Un instant ! le coupa Jason. Vous prétendez qu’il vous dit quoi faire, voulez-vous dire qu’il dirige sa propre construction ? Qu’il vous indique comment le construire ?

Stanley opina de la tête :

— Cela a commencé il y a environ une vingtaine d’années. Nous avons parlé avec lui…

— Parlé avec lui ? Comment ?

— Par imprimante. Nous lui parlons et il répond – ou inversement – comme avec les anciens ordinateurs.

— Alors, en fait, ce que vous avez construit, c’est un ordinateur géant ?

— Non, ce n’est pas un ordinateur, c’est un robot. C’est l’un d’entre nous, sauf qu’il est si grand qu’il n’a aucune mobilité.

— Nous parlons pour ne rien dire, coupa Nuage Rouge. Un robot n’est rien de plus qu’on ordinateur qui marche !

— Il y a des points de différence, dit gentiment Jason. C’est ce que tu as refusé de voir pendant toutes ces années, Horace. Tu as pensé aux robots comme à des machines – ce qu’ils ne sont pas. Un robot est un concept biologique exprimé mécaniquement…

— Tu joues sur les mots ! dit Nuage Rouge.

— Je ne pense pas que nous ayons quoi que ce soit à gagner dans une discussion de ce genre, dit John. Même si elle est amicale. En fait, nous ne sommes pas venus ici pour découvrir ce qui se construisait mais pour voir comment les robots réagiraient à l’idée du retour des Autres sur Terre – peut-être d’un grand nombre d’entre eux, peut-être des millions.

— Je peux sans aucun doute vous dire comment la plupart d’entre nous réagiraient, dit Stanley. Nous envisagerions ce retour avec quelque appréhension car ils nous reprendraient à leur service, ou peut-être même, pire encore, ils n’auraient pas besoin de nous. Quelques-uns d’entre nous, peut-être un grand nombre, seraient satisfaits d’être repris à leur service car nous avons ressenti le manque de quelqu’un qui aurait besoin de nous au cours de toutes ces années. Pour quelques-uns d’entre nous, donc, la vieille servitude serait la bienvenue, parce qu’il ne s’est jamais agi de servitude pour nous. Mais, en même temps, je crois que la majeure partie d’entre nous a maintenant l’impression que nous avons commencé à suivre une voie qui nous permet d’accomplir par nous-mêmes une destinée proche de la destinée humaine – pas exactement le même genre de destinée, bien sûr, car elle ne nous conviendrait pas et nous n’en voudrions pas. Pour cette raison, nous ne souhaiterions pas le retour des Autres. Ils interviendraient, ils ne pourraient pas s’empêcher d’intervenir. Il leur est intellectuellement impossible de ne pas intervenir dans tout ce qui les touche, même de très loin. Mais ce n’est pas une décision que nous pouvons prendre seuls, la décision appartient au Projet…

— Vous voulez dire au monstre que vous avez construit ! fit Ézéchiel.

Stanley, qui était resté debout tout le temps, s’assit lentement sur une chaise. Il fit pivoter sa tête pour regarder Ézéchiel.

— Tu ne nous approuves pas ? demanda-t-il. Tu ne comprends pas ? J’aurais pensé que toi, entre tous ceux qui sont ici, tu comprendrais.

— Vous avez commis un sacrilège, dit sévèrement Ézéchiel. Vous avez construit une abomination. Vous avez choisi de vous élever au-dessus de vos créateurs. J’ai passé de longues heures affreuses et solitaires à me demander si mes associés et moi-même ne commettions pas un sacrilège à consacrer tout notre temps et tous nos efforts à une étude et une tâche qui devaient appartenir à l’humanité. Mais nous travaillons au moins pour le bien de l’humanité…

— S’il vous plaît, dit Jason, ne discutons pas de cela maintenant. Comment qui que ce soit pourrait-il dire si ses actions sont un bien ou un mal ? Stanley dit que c’est au Projet de décider…

— Le Projet saura, affirma Stanley. Il a un savoir de base beaucoup plus étendu que n’importe lequel d’entre nous. Nous avons énormément voyagé au cours des années pour trouver des matériaux afin d’alimenter ses circuits mémoriels. Nous lui avons donné toutes les connaissances sur lesquelles nous avons eu la bonne fortune de mettre la main. Il connaît l’histoire, les sciences, la philosophie, les arts. Et maintenant, il ajoute à tout ceci ses connaissances personnelles. Il est en train de parler avec quelque chose situé très loin dans l’espace.

John sauta sur ses pieds :

— À quelle distance dans l’espace ? demanda-t-il.

— Nous n’en sommes pas sûrs, nous croyons qu’il s’agit de quelque chose situé au centre de la galaxie, répondit Stanley.

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