Il se sentait vieux et seul. C’était la première fois depuis des années qu’il se sentait seul, et la toute première fois qu’il ait jamais eu l’impression d’être vieux.
— Je me suis demandé si j’allais t’en parler, dit Martha. Je n’aurais peut-être pas dû te le dire, Jason, mais il fallait que tu saches. Ils ont tous été polis et compréhensifs…
— Et légèrement amusés, dit-il.
— Non, pas vraiment, je ne crois pas, lui dit-elle. Mais un peu surpris de te savoir si bouleversé. Évidemment, la Terre ne peut pas signifier autant pour eux que pour toi et moi. À leurs yeux, la Terre n’est qu’une vieille et belle légende. Et ils ont tous souligné que les Autres pouvaient ne pas avoir l’intention de revenir pour rester. Il peut simplement s’agir d’un voyage de reconnaissance destiné à satisfaire leur curiosité.
— Ce qu’il y a, c’est que ça leur est un peu égal, dit Jason. Ils ont les étoiles, ils n’ont pas besoin de la Terre. Comme tu le dis, pour eux, ce n’est qu’une légende. J’avais pensé rassembler un conseil : quelques-uns des plus vieux amis, des plus fidèles, et quelques-uns des plus jeunes parmi ceux qui nous sont très proches.
— C’est peut-être toujours une bonne idée, dit Martha. Ils viendraient, j’en suis sûre. Ils viendraient tous, je crois, si nous avions réellement besoin d’eux. Cela pourrait être très utile, ils ont appris tant de choses. Nous n’avons aucune idée de toutes les choses qu’ils ont apprises.
— Je ne compterais pas trop sur toutes les choses qu’ils ont apprises, dit John. Collectivement, ils ont beaucoup appris. Depuis qu’ils sont partis dans les étoiles, la somme totale de savoir qu’ils ont acquise est probablement égale ou supérieure à tout ce que l’homme avait pu apprendre sur Terre avant la Disparition. Mais ce savoir est superficiel. Ils n’ont appris que les faits de surface, par exemple que telle chose est possible ou que telle action entraînera tel effet, mais ils n’ont acquis aucune compréhension réelle car ils n’ont cherché ni les pourquoi, ni les comment. Et, par conséquent, bien qu’ils connaissent beaucoup de choses étranges et insoupçonnées, leur savoir ne change pas grand-chose car ils ne peuvent pas l’utiliser. De plus, une grande partie de ce savoir dépasse la compréhension humaine et est si totalement étranger à la conception humaine de l’univers qu’il ne peut pas être compris avant que l’homme n’ait maîtrisé la manière de voir, les processus intellectuels de ces étrangers et…
— Inutile de continuer, dit amèrement Jason, je sais combien c’est impossible.
— Il y a quelque chose que je n’ai pas voulu mentionner jusqu’à maintenant parce que je sais que tu n’aimeras pas cela, dit John. Mais, si le pire arrivait, Martha et toi pouvez toujours partir dans les étoiles.
— John, tu sais bien que je ne peux pas faire ça ! dit Jason. Et je ne pense pas que Martha le pourrait non plus. Nous avons la Terre dans le sang, nous avons trop longtemps vécu avec elle, elle fait trop complètement partie de nous.
— Je me suis souvent demandé comment ce serait, dit Martha. J’ai parlé avec tant de gens et ils m’en ont tellement raconté à ce sujet. Mais, je ne crois quand même pas que je serais capable de partir.
— Tu comprends, renchérit Jason, nous ne sommes que deux vieux égoïstes.
Et voilà la vérité, pensa-t-il. C’est de l’égoïsme que de s’accrocher à la Terre, que de la réclamer tout entière pour soi tout seul. Quand on regardait les choses en face, les Autres avaient parfaitement le droit de revenir sur Terre s’ils le souhaitaient. Ils ne l’avaient pas volontairement quittée, on les en avait enlevés, arrachés. S’ils avaient réussi à découvrir le moyen d’y revenir, on ne pouvait rien trouver à y redire, ni légalement, ni moralement. Il se rendit compte que le pire à supporter serait leur insistance à partager avec ceux qui étaient restés sur Terre tout ce qu’ils avaient appris et acquis, toute leur avance technologique, tous leurs brillants nouveaux concepts, tout leur étincelant savoir, leur détermination à donner généreusement aux malheureux ignorants restés sur Terre tous les avantages de l’héritage humain. Et qu’adviendrait-il des tribus qui ne voulaient rien de tout cela ? Et des robots ? Mais, ces derniers seraient peut-être heureux de leur retour. Il ne savait pas grand-chose au sujet des robots et ignorait tout de leurs sentiments possibles dans une telle circonstance.
Dans un jour ou deux, il saurait ce qu’ils pensaient. Demain matin, John, Ezéchiel et lui se mettraient en route et remonteraient le fleuve en compagnie de Nuage Rouge et de ses hommes.