Le feu vint finalement à bout de la bûche de chêne. Elle se sépara en deux en une gerbe d’étincelles qui monta dans la cheminée. Le vent grondait dans les conduits et on entendait grincer les gouttières. Ils étaient assis au coin du feu et attendaient tous les trois – Martha, John et Jason.
— Cela me tracasse, dit Jason. Comment se fait-il qu’ils aient été au courant ? Comment pouvaient-ils avoir appris qu’il y avait qui que ce soit ici ? Ils devraient avoir tout naturellement pensé que la race entière avait été enlevée. En toute justice, ils auraient dû penser qu’ils venaient sur une planète déserte. Ils savaient peut-être – ou en tout cas, pouvaient présumer – que les robots avaient été laissés sur Terre, et ils pouvaient avoir deviné que les robots survivraient. Ils pouvaient logiquement s’imaginer trouver une civilisation de robots, mais ils ne pouvaient pas savoir…
— Ne t’inquiète pas pour cela, dit John, nous aurons la réponse bien assez tôt. Ce qui est important, c’est que tu te sois très bien débrouillé. Tu les as laissés dans l’expectative. Ils doivent être terriblement intrigués. Tes réactions ne correspondaient pas à la situation, tu as dû les inquiéter. Ils ne savent que penser. En ce moment même, ils sont en train d’essayer de t’analyser.
— De toute façon, tu ne devrais pas prendre tout cela tellement à cœur, dit Martha. Ce n’est pas une question de vie ou de mort.
— Pour moi, si, dit Jason. Et aussi pour Nuage Rouge. On ne peut pas les laisser tout gâcher !
— Ils ne le feront peut-être pas, dit Martha.
— C’est une autre planète dont ils peuvent s’emparer, dit Jason, crois-tu qu’ils vont laisser échapper une telle occasion ?
— Mais il s’agit d’une planète dont les ressources sont épuisées, dit John. Ils savent que la planète a été pillée – ce sont eux qui l’ont pillée !
— Les minerais, bien entendu, dit Jason. Les minerais sont envolés, ainsi que la plus grande partie des combustibles fossiles. Mais ils pourraient sans doute récupérer pas mal de minerais dans les ruines – tout ne s’est pas transformé en rouille. Et les villes pourraient servir de carrières de pierres. Les forêts ont repoussé depuis la Disparition, et maintenant, elles ne doivent pas être très inférieures à ce qu’elles étaient quand les Européens se sont emparés du continent. La même chose doit être vraie du reste du monde. Le retour aux forêts primitives, des milliards de m2 de bois de charpente… Le sol s’est renouvelé, il est de nouveau fertile, comme avant que l’homme n’ait retourné la terre pour planter ses récoltes. La mer regorge de poissons…
— Nous pouvons traiter avec eux, dit Martha. Nous pouvons leur parler.
— Nous n’avons rien qui puisse nous servir de monnaie d’échange, dit amèrement Jason. Nous pouvons faire appel à leurs bons sentiments, mais je n’ai aucun espoir.
Un lourd bruit de pas retentit dans l’entrée. Jason bondit sur ses pieds.
— Ce n’est qu’Ézéchiel, dit Martha. Thatcher l’a fait prévenir.
Ézéchiel fit son entrée dans la pièce.
— Il n’y avait personne pour annoncer mon arrivée, j’espère que j’ai bien fait d’entrer.
— Bien sûr, dit Martha. Merci d’être venu. Asseyez-vous donc.
— Je n’ai pas besoin de m’asseoir, dit Ézéchiel d’un air pincé.
— La barbe, Ezéchiel ! dit Jason. Cessez donc de nous imposer votre humilité. Ici, dans cette maison, vous êtes l’un d’entre nous, semblable à n’importe lequel d’entre nous.
— Merci, M. Jason, dit Ézéchiel en prenant place sur un sofa. Il me faut avouer que j’ai un faible pour l’acte humain de s’asseoir. Dans mon cas, il n’y a aucune raison qui le justifie, mais j’aime cela, bien que je soupçonne que ce soit un peu un péché. On m’a dit que les Autres vous avaient notifié leur arrivée. Je me rends bien compte du problème que pose leur venue imminente, mais en dehors de cela, je suis extrêmement curieux d’avoir l’occasion d’entendre ce qu’ils ont à dire de leur évolution en matière de religion. Ce serait un réconfort…
— Vous ne trouverez pas là matière à réconfort, lui dit John. Vous ne pouvez rien espérer d’eux. Je n’ai pas vu trace de la moindre croyance religieuse sur leurs planètes.
— Pas le moindre signe, monsieur ?
— Pas le moindre, dit John. Pas d’églises, aucun lieu de culte, pas la moindre inclination à croire. Pas de pasteurs, ni de prédicateurs, ni de prêtres. Et n’ayez pas l’air si surpris, il est certainement possible à une société d’exister tout à fait confortablement sans aucune sorte de foi. En fait, c’est presque ce que nous faisions avant la Disparition. Et, au cas où vous vous poseriez la question, il n’y a aucune preuve que ce manque de foi ait quelque chose à voir avec la Disparition.
— Je n’attache pas trop d’importance à ce qu’ils croient ou ce qu’ils ne croient pas, dit Jason. Ne nous écartons pas du problème : comment les Autres pouvaient-ils savoir qu’il y avait qui que ce soit ici ? John, est-ce que, par hasard… ?
— Non, répondit John. Je suis sûr que ce n’est pas moi. J’ai fait de mon mieux pour ne pas leur donner le moindre soupçon que je venais de la Terre. Je suis presque prêt à jurer que je n’ai rien dit…
— Mais alors, comment ? Aucun des nôtres n’est allé là-bas. Si quelqu’un d’autre y était allé, il nous l’aurait dit. Ce serait impossible que personne ne l’ait su. Pendant toutes ces années, nous nous sommes demandé ce qui était arrivé aux Autres, c’est une question qui a toujours été présente dans nos esprits.
— N’as-tu pas envisagé que les Autres puissent avoir entendu parler de nous par quelque autre intelligence ? En voyageant dans la galaxie, nous n’avons pas pris la peine de cacher d’où nous venions, ni comment nous voyagions…
— Tu penses donc qu’ils sont peut-être aussi au courant en ce qui concerne nos voyages dans les étoiles ?
— C’est possible, dit John. Souviens-toi que les Autres voyagent aussi dans les étoiles. Ils ont leurs vaisseaux. Ils peuvent avoir visité de nombreuses planètes. Je sais qu’ils ont fait des voyages dans les étoiles. Au cours de ces voyages, ils peuvent avoir contacté des intelligences, et sans doute parmi celles-ci s’en trouve-t-il certaines que nous avons déjà contactées nous-mêmes.
— Nos contacts n’ont pas été très satisfaisants.
— Peut-être les leurs ne l’ont-ils pas été davantage. Mais s’ils ont réussi à entrer en contact avec des créatures que nous avons rencontrées, l’une des premières choses qu’on leur aurait apprise serait que d’autres êtres semblables à eux ont visité la planète par des moyens entièrement différents de ceux qu’ils utilisent. Les Autres ne sont pas stupides, Jason, ils savent additionner deux et deux.
— Mais tu n’as rien entendu à ce sujet, ni rien qui puisse te le faire penser. Tu n’as rien entendu pendant tout le temps que tu as passé sur leur planète.
John fit signe que non.
— Tout ce que j’ai entendu dire, c’est qu’ils avaient fini par localiser la Terre et qu’ils avaient envoyé, quelques mois auparavant, un vaisseau de reconnaissance pour la visiter. Mais, réfléchis bien que ma situation ne me permettait pas d’atteindre leurs cercles gouvernementaux ou scientifiques. Ce que j’ai entendu dire, c’est ce que savait – ou ce que pouvait lire – l’homme du commun.
— Tu crois que si leur gouvernement avait été au courant, il aurait pu garder la chose secrète ?
— Il l’aurait pu. Je ne sais pas pour quelle raison, mais c’est possible.
Un bruit de pas étouffés se dirigeant de l’entrée vers la pièce dans laquelle ils étaient assis se fit entendre.
— Voilà Nuage Rouge, annonça Jason.
Il se leva pour accueillir son vieil ami quand il entra dans la pièce.
— Désolé de te tirer du lit, Horace, mais ils seront ici ce matin, dit-il.
— Je n’aurais voulu manquer cette veille pour rien au monde, répondit Nuage Rouge.
— Cette veille ?
— Certainement. Une coutume des anciens barbares d’au-delà des mers, pas une bêtise indienne.
— Tu veux dire, veiller les morts ?
— Et, cette fois, les morts sont une planète et un peuple, dit Horace. Ma planète, et mon peuple.
— Ils ont peut-être changé, dit Martha. Ils ont eu des milliers d’années pour acquérir des manières de voir différentes, une nouvelle moralité, pour mûrir un peu. Ils ont peut-être une culture différente.
Nuage Rouge hocha négativement la tête :
— D’après ce qu’il nous a dit, ce n’est pas ce que pense John. Il a passé quelque temps avec eux, et c’est la même culture qu’autrefois – un peu plus intelligente peut-être, un peu plus habile dans ses manières d’agir. Des gens comme eux ne changent jamais. Les machines font quelque chose à l’homme : elles l’abrutissent. Elles servent de tampon entre lui et son environnement, et cela le rend pire. Cela éveille en lui un instinct opportuniste et cela rend possible une avidité qui le rend inhumain.
— J’ai peur, dit Jason, si c’est ce que tu veux m’entendre dire.
— J’ai envoyé un canoë en amont du fleuve pour prévenir Stanley – je crois que c’est son nom, dit Nuage Rouge. Mais je me demande vraiment pourquoi nous nous soucions de lui.
— Cela nous concerne tous. Il a le droit d’être ici s’il veut venir.
— Tu te souviens de ce qu’a dit ce machin ? Nous sommes un facteur transitoire…
— C’est sans doute ce que nous sommes, dit Jason. C’est ce qu’étaient les trilobites, et aussi les dinosaures. Je suppose que les robots ont le droit de penser – ils ont même de bonnes raisons pour le croire – qu’ils nous survivront.
— Si cela arrive, ce sera bien fait pour eux ! dit Nuage Rouge.