Étoile du Soir marchait dans le matin en bavardant avec tous les amis qu’elle rencontrait. Fais attention, lapin qui grignote du trèfle, il y a un terrier de renard habité de l’autre côté de la colline. Pourquoi fais-tu claquer tes dents et frappes-tu du pied, petite queue en panache, c’est ton amie qui passe. Tu as pris toutes les noix des trois grands arbres à l’entrée du ravin avant que j’aie le temps de les ramasser et de les emmagasiner. Tu devrais être content car tu es le plus heureux des écureuils. Tu as un nid bien protégé dans un chêne creux et tu y seras bien au chaud et à l’abri quand l’hiver viendra, avec toutes les provisions que tu as cachées partout. Petite mésange, tu te trompes d’endroit et de saison pour te balancer sur cette tige de chardon. Tu ne devrais pas être là si tôt. Tu ne viens que quand il y a de la neige dans l’air. As-tu devancé tes camarades ? Tu vas te sentir seule jusqu’à leur arrivée. Ou bien es-tu comme moi, aimes-tu les derniers jours ensoleillés avant l’arrivée du froid ?
Elle marchait dans le soleil matinal, avec tout autour d’elle le magnifique spectacle des grands bois teintés de pourpre et d’or. Elle voyait la couleur métal bruni de la verge d’or, le bleu ciel des asters. Elle marchait sur l’herbe qui avait été verte et luxuriante et était maintenant jaunie et glissante sous ses mocassins. Elle s’agenouilla pour passer la main sur le tapis vert et écarlate des plaques de lichen qui poussaient sur un vieux bloc de pierre gris, et tout en elle chantait parce qu’elle faisait partie de tout cela – oui, même des lichens, même du rocher.
Elle parvint au sommet de la crête qu’elle gravissait, au-dessus de la forêt touffue qui couvrait les collines autour du fleuve. Un ravin s’enfonçait entre deux pentes escarpées et elle le suivit. Une source coulait d’un affleurement calcaire. Elle continua à suivre le ravin au son musical de l’eau chantante dissimulée qui provenait de la source. Sa pensée s’envola vers cet autre jour. C’était l’été, alors, les collines étaient vertes et les oiseaux chantaient encore dans les arbres. Elle serra contre elle la poupée qu’elle portait et entendit de nouveau les mots que l’arbre lui avait dits. C’était mal, bien sûr, car nulle femme ne devait faire alliance avec quelque chose d’aussi fort et majestueux qu’un arbre. Peut-être avec un bouleau ou un peuplier, ou bien avec un arbre plus petit, plus féminin – cela pouvait être compréhensible, même si c’était mal vu. Mais l’arbre qui lui avait parlé était un antique chêne blanc – un arbre de chasseur.
Il se dressait devant elle, vieux, fort et noueux, mais malgré sa force et la largeur de son tronc, il semblait se tapir contre le sol, comme un ouvrage fortifié. Ses feuilles étaient brunes et avaient commencé à se dessécher, mais il ne les avait pas encore perdues. Il conservait encore son manteau de combattant alors que certains autres arbres autour de lui étaient déjà nus.
Elle descendit la pente raide dans sa direction et, quand elle l’atteignit, elle trouva la cavité pourrie et effritée qui s’était creusée dans son tronc massif. En se hissant sur la pointe des pieds, elle vit que la cavité secrète recelait toujours la poupée qu’elle y avait placée cette année-là, longtemps auparavant – une petite poupée faite d’un épi de mais habillé de bouts de drap de laine. Elle était marquée par les intempéries. La pluie s’était infiltrée dans la cavité, l’avait trempée et retrempée et lui avait donné une couleur plus sombre. Mais sa forme était intacte et elle reposait toujours tout contre l’arbre.
Toujours sur la pointe des pieds, elle plaça dans la cavité la poupée qu’elle portait, l’installant précautionneusement à côté de la première. Puis elle fit un pas en arrière.
— Vénérable grand-père, je suis partie mais je ne t’ai pas oublié, dit-elle, les yeux baissés vers le sol en signe de respect. Je me suis souvenu de toi pendant les longues nuits et sous le soleil éclatant de midi. Je reviens maintenant te dire que je vais peut-être m’en aller à nouveau, mais d’une manière différente. Pourtant je ne partirai jamais complètement parce que j’aime trop ce monde, et je tendrai toujours mes mains vers toi, sachant que tu le sentiras quand je lèverai les bras pour te vénérer. Et moi, je saurai qu’ici, dans cette contrée, il y a quelqu’un que je peux croire et sur qui je peux compter. Je te suis sincèrement reconnaissante, vénérable grand-père, pour la force que tu me donnes et pour ta compréhension.
Elle cessa de parler et attendit une réponse, mais il n’y en eut pas. L’arbre ne lui parla pas comme il l’avait fait la première fois.
— Je ne sais pas où je vais aller, ni quand je partirai – ni même si je partirai –, mais je suis venue te le dire pour partager avec toi un sentiment que je ne peux partager avec personne d’autre, dit-elle.
Elle attendit à nouveau que l’arbre réponde. Il n’y eut pas de mots, mais il lui sembla que le grand chêne frémissait, comme s’il se réveillait. Elle eut l’impression que de grands bras s’élevaient, se tenaient au-dessus de sa tête, et que quelque chose – une bénédiction ? – sortait de l’arbre pour venir à elle.
Elle recula lentement, pas à pas, tenant toujours ses yeux baissés au sol, puis elle fit demi-tour et s’enfuit en une course éperdue vers le sommet de la colline, remplie de l’impression que quelque chose était sorti de l’arbre et l’avait touchée.
Elle trébucha sur une racine qui dépassait du sol, se rattrapa à un énorme tronc d’arbre tombé et s’assit dessus. En regardant en arrière, elle ne vit plus le vieux chêne, il y avait trop d’arbres qui le dissimulaient à sa vue.
La forêt était silencieuse. Rien ne bougeait dans les sous-bois et il n’y avait pas d’oiseaux. Au printemps et à l’automne, cet endroit en était plein, mais il n’y en avait pas un seul maintenant. Ils étaient partis pour le sud, ou se rassemblaient ailleurs pour se préparer au départ. Plus bas, le long de la rivière, de vastes groupes de canards se querellaient et gloussaient gaiement dans les terrains marécageux. Les roseaux étaient remplis de grandes bandes de merles qui s’élançaient dans le ciel, donnant l’impression d’une tempête de neige noire. Mais, ici, les oiseaux plus calmes étaient partis et les bois étaient silencieux – d’un silence solennel qui contenait une trace de solitude.
Elle avait dit à l’arbre qu’elle s’en irait peut-être ailleurs, et elle se demanda si elle avait bien dit ce qu’elle voulait dire, si elle en savait autant qu’elle le devrait sur ce départ. Elle avait parfois l’impression qu’elle allait peut-être partir dans un autre endroit, mais ce pouvait ne pas être cela du tout. Elle était pleine d’un sentiment de malaise, d’attente, de l’impression stimulante que quelque chose de primordial allait arriver – mais elle était incapable de définir ce que c’était. C’était quelque chose qui ne lui était pas familier, quelque chose de plutôt effrayant pour elle qui avait passé toute sa vie dans un monde qu’elle connaissait si intimement. Ce monde était rempli d’amis – pas seulement d’amis humains, mais aussi de nombreux autres –, toutes les petites bêtes qui couraient dans les bois et les broussailles, les fleurs timides cachées dans leurs renfoncements sylvestres, les arbres gracieux qui s’élançaient dans le ciel, le vent et le temps eux-mêmes.
Elle tapota le vieux tronc qui pourrissait comme si lui aussi pouvait être un ami et elle regarda comment les ronces et d’autres grandes plantes de la forêt s’étaient rassemblées tout autour de lui, s’alliant pour le défendre, pour le dissimuler dans cette heure d’indignité et de besoin.
Elle se leva et continua à gravir la colline d’un pas lent, sans courir maintenant. Elle avait laissé la poupée et l’arbre n’avait pas parlé comme la fois précédente, mais il avait fait autre chose, il avait accompli un acte différent, et tout était bien.
Elle atteignit la crête de la pente escarpée qui descendait vers le fleuve et commença à descendre de l’autre côté, se dirigeant vers le camp. C’est alors qu’elle se rendit subitement compte, sans le voir vraiment, qu’elle n’était pas seule. Elle se retourna vivement et le découvrit, debout, ayant pour tout vêtement un pagne, son corps bronzé, lisse et dur, brillant au soleil, son sac posé à côté de lui, son arc appuyé contre le sac. Une paire de jumelles pendait à son cou, cachant en partie le collier qu’il portait.
— Est-ce que j’empiète sur vos terres ? demanda-t-il poliment.
— La terre est libre, répondit-elle.
Le collier la fascinait. Elle ne pouvait s’empêcher de le regarder. Il le toucha du bout des doigts.
— Vanité, dit-il.
— Tu as tué le grand ours blanc, dit-elle. Plus d’un, à en juger par toutes les griffes que tu as ici.
— C’est aussi une manière de les compter, dit-il. Une griffe, un ours. Une griffe de chaque.
Elle retint sa respiration.
— Ta magie est forte.
Il tapota son arc :
— Mon arc est fort. Mes flèches sont droites et leur bout est en silex. Le silex est meilleur que n’importe quoi, à l’exception du meilleur acier, mais où trouver le meilleur acier de nos jours ?
— Tu viens de l’Ouest, dit-elle.
Elle savait que les grands ours blancs ne vivaient que dans l’Ouest. L’un de ses cousins, Élan Rapide, avait été tué par l’un d’eux, il y avait à peu près un an.
Il fit signe que oui.
— De loin, loin vers l’Ouest. De l’endroit où il y a beaucoup d’eau. De l’océan.
— Est-ce très loin ?
— Très loin ? Je ne peux pas dire. À de nombreuses lunes de marche.
— Tu comptes par lune. Es-tu de mon peuple ?
— Non, je ne crois pas. Sans l’action du soleil, ma peau est blanche. J’ai rencontré des hommes de ton peuple qui chassaient le bison. C’étaient les premières personnes que je voyais, en dehors des miens. Je ne savais pas alors qu’il existait d’autres gens. Il n’y avait que des robots qui devenaient sauvages.
Elle fit un geste de dédain :
— Nous n’avons aucun rapport avec les robots.
— C’est ce que j’ai compris.
— As-tu l’intention d’aller beaucoup plus loin ? La prairie s’arrête vers l’Est. Il n’y a plus que des bois et, finalement, il y a un autre océan. J’ai vu les cartes.
Il désigna la maison au sommet du grand promontoire :
— Peut-être pas plus loin que là. Les gens des plaines m’ont parlé d’une grande maison de pierre habitée d’êtres humains. J’ai vu de nombreuses maisons de pierre, mais personne ne vivait à l’intérieur. Y a-t-il des gens qui habitent celle-ci ?
— Deux personnes.
— C’est tout ?
— Les autres sont partis dans les étoiles, dit-elle.
— C’est aussi ce qu’ils m’ont raconté, et cela m’a étonné, dit-il. Je ne pouvais le croire. Qui voudrait aller dans les étoiles ?
— Ils trouvent d’autres mondes et y vivent.
— Les étoiles ne sont que des lumières qui brillent dans le ciel.
— Il y a d’autres soleils, dit-elle. N’as-tu pas lu de livres ?
Il secoua la tête :
— J’en ai vu un, une fois. On m’a dit que c’était un livre. On m’a dit qu’il me parlerait si je connaissais la manière, mais la personne qui me l’a montré avait perdu la manière.
— Tu ne sais pas lire ?
— Est-ce que lire est la manière ? La manière de faire parler un livre ?
— Oui, c’est cela, dit-elle. Il y a des petites marques et on lit les marques.
— As-tu un livre ? demanda-t-il.
— J’ai une grande boîte de livres. Je les ai tous lus. Mais là-haut, dit-elle en faisant un geste vers la maison, il y a des pièces entières remplies de livres. Mon grand-père à de nombreuses générations de distance va demander aujourd’hui si je peux les lire.
— C’est étrange, dit-il. Tu lis le livre. Je tue l’ours. Je n’aime pas l’idée des livres. On m’a dit que le livre parlerait, mais qu’il parlerait de magie d’autrefois qu’il vaut mieux ne pas approcher.
— Ce n’est pas vrai, dit-elle. Tu es un drôle d’homme.
— Je viens de loin, dit-il comme si c’était une explication. J’ai traversé de hautes montagnes, de grands fleuves, des endroits où il n’y a que du sable et beaucoup trop de soleil.
— Pourquoi l’as-tu fait ? Pourquoi es-tu venu si loin ?
— Quelque chose en moi me disait va et cherche. Cela ne me disait pas ce que je devais chercher, seulement de partir et de chercher. Aucun des miens n’est jamais parti essayer de chercher. Quelque chose m’entraîne, comme si je ne pouvais pas rester. Quand les hommes des plaines m’ont parlé de cette grande maison de pierre, j’ai pensé qu’il s’agissait peut-être de ce que je viens chercher.
— C’est là que tu vas ?
— Oui, bien entendu, répondit-il.
— Et si c’est ce que tu cherchais, resterais-tu un peu ?
— Peut-être, je ne sais pas. Ce qui m’entraîne à l’intérieur de moi-même me le dira. Tout à l’heure, j’ai pensé que j’avais trouvé ce que je cherchais sans aller jusqu’à la maison. Le grand chêne a changé. Tu as fait changer le grand chêne.
Elle se mit en colère :
— Tu m’as épiée. Tu étais assis là et tu m’épiais !
— Je ne voulais pas t’épier, dit-il. Je montais la colline pendant que tu la descendais et je t’ai aperçue près de l’arbre. Je me suis caché pour que tu ne me voies pas. J’ai pensé que tu désirais que personne ne sache. Je suis donc resté silencieux. Je me suis tenu hors de vue, je me suis écarté doucement pour que tu ne saches pas.
— Et pourtant, tu me le dis !
— Oui, je te le dis, le grand chêne a changé. C’était quelque chose de prodigieux.
— Comment sais-tu que le chêne a changé ?
Il fronça les sourcils :
— Je ne sais pas. Il y a eu aussi cette histoire de l’ours. L’ours que ma flèche n’a pas tué et qui est pourtant tombé mort à mes pieds. Je ne comprends rien à tout cela. Je ne sais rien de ces choses.
— Dis-moi, comment le chêne a-t-il changé ?
Il secoua la tête :
— Je l’ai seulement senti qui changeait.
— Tu n’aurais pas dû épier !
— Je suis honteux de l’avoir fait. Je ne parlerai plus de tout cela.
— Merci, dit-elle en faisant demi-tour pour descendre la colline.
— Puis-je faire route avec toi un petit moment ?
— Je vais par là, et toi tu vas vers la maison, répondit-elle.
— Je te reverrai, dit-il.
Elle descendit la colline. Quand elle se retourna enfin, il était toujours au même endroit. Son collier de griffes d’ours étincelait au soleil.