L’extra-terrestre était un tas de vers. Il était pelotonné dans les gros blocs de pierre près d’un bouquet de bouleaux qui poussait d’un côté du ravin. Les arbres s’inclinaient, se courbaient au-dessus du lit sec du cours d’eau. La lumière du soleil, filtrée par les feuilles, jouait sur l’extra-terrestre grouillant. La substance de son corps réfractait les rayons et il donnait l’impression d’être assis dans une fontaine d’éclats d’arc-en-ciel.
Assis sur un banc moussu, Jason Whitney s’adossa contre un jeune frêne, se relaxant, s’installant confortablement. L’odeur ténue et délicate des feuilles d’automne qui mouraient emplissait le vallon.
C’est une horreur, pensa-t-il en essayant aussitôt de chasser l’horreur de son esprit. Certains extra-terrestres n’étaient pas affreux, d’autres l’étaient. Celui-ci était le pire qu’il ait jamais vu. Si encore il se tenait tranquille, on pourrait se familiariser avec son aspect et s’y habituer au moins partiellement. Mais, il ne se tenait pas tranquille, ce tas de vers, il continuait à se tortiller d’un mouvement qui ne faisait qu’accentuer son caractère repoussant.
Jason commença précautionneusement à avancer ses pensées pour atteindre l’extra-terrestre, puis, soudain effrayé, il les ramena à lui et les fit rentrer bien à l’abri dans son propre cerveau. Il lui fallait s’habituer avant d’essayer de parler à cette créature. Un vieux spécialiste des extra-terrestres comme lui devrait se montrer à la hauteur devant n’importe quoi, pensa-t-il. Mais cette créature était vraiment trop pour lui.
Il resta calmement assis, respirant l’odeur des feuilles mourantes dans le silence de cet endroit retiré, sans s’autoriser à penser à grand-chose. C’est ainsi qu’il fallait faire – attaquer le problème de biais, tout doucement, en faisant semblant de ne rien voir.
Mais l’extra-terrestre n’attendit pas. Il lui envoya son esprit et l’atteignit d’une vague d’ondes mentales ferme, calme et chaude qui ne ressemblait absolument pas à l’image visuelle de la créature.
— Bienvenue dans cette confortable retraite, disait-elle. J’espère ne violer aucune convention en m’adressant à vous et ne pas m’être introduit dans une propriété privée. Je sais ce que vous êtes. J’ai vu un autre être comme vous. Vous êtes un être humain.
— Oui, dit Jason, je suis humain. Et vous êtes le bienvenu ici. Vous ne violez aucune convention car nous en avons peu. Et vous n’êtes pas dans une propriété privée.
— Vous êtes l’un des voyageurs, dit le tas de vers. Vous vous reposez sur votre planète pour l’instant, mais de temps à autre vous voyagez loin.
— Pas moi, je reste chez moi, dit Jason. Mais d’autres le font.
— Alors je suis vraiment arrivé à destination. Ceci est la planète dont m’a parlé le voyageur avec lequel j’ai communiqué bien loin d’ici. Je n’en étais pas sûr.
— Ceci est la planète Terre, dit Jason.
— C’est bien cela, dit la créature toute heureuse. Je n’arrivais pas à me rappeler son nom. Ce voyageur me l’a décrite et je l’ai beaucoup cherchée, n’ayant qu’une idée générale de sa direction. Mais quand je suis arrivé ici, j’étais sûr qu’il s’agissait de la bonne planète.
— Vous voulez dire que vous avez cherché la Terre ? Vous ne vous êtes pas simplement arrêté pour vous reposer ?
— Je suis venu chercher une âme.
— Vous êtes venu chercher quoi ?
— Une âme, dit la créature. La personne avec laquelle j’ai communiqué m’a dit que les humains avaient eu une âme, autrefois, et qu’ils l’avaient probablement encore – bien qu’elle ne puisse pas en être sûre car elle était ignorante en la matière. Ce qu’elle m’a dit des âmes a piqué mon intérêt, mais elle n’est pas arrivée à me donner une idée correcte de ce que cela pouvait être. Je me suis dit, secrètement bien sûr, qu’une chose si merveilleuse valait la peine d’être trouvée. J’ai donc commencé ma quête.
— Il pourrait peut-être vous intéresser de savoir que bien des humains ont cherché leur âme avec autant d’ardeur que vous, dit Jason.
Il se demanda par quel étrange concours de circonstances quelqu’un du clan pouvait avoir été amené à parler du concept de l’âme avec cette créature. Ce n’était pas un sujet courant, se dit-il, et il pouvait même être relativement dangereux. Mais, très probablement, la conversation n’avait pas dû être sérieuse, ou en tout cas n’avait pas eu l’intention de l’être, même si ce tas de vers semblait l’avoir pris suffisamment au sérieux pour partir à la recherche des sources de l’histoire en une quête qui avait duré Dieu seul sait combien de temps.
— J’ai l’impression que votre réponse est bizarre, dit l’extra-terrestre. Pouvez-vous me dire si vous avez une âme ?
— Non, je ne le peux pas, répondit Jason.
— Mais pourtant, si vous en aviez une, vous en seriez certainement conscient ?
— Pas nécessairement, lui rétorqua Jason.
— Ce que vous affirmez ressemble beaucoup à ce que racontait cet autre être de votre espèce, dit la créature. J’ai passé avec lui un après-midi entier, assis au sommet d’une colline sur ma très agréable planète. Nous avons parlé de beaucoup de choses, mais pendant la dernière moitié de notre conversation, il a été beaucoup question d’âmes. Il ne savait pas non plus s’il en avait une. Il n’était pas sûr que les autres humains en aient une, ni qu’ils en aient eu une dans le passé, et il n’a pas pu me dire ce qu’était une âme ni comment quelqu’un qui n’en possédait pas pouvait en acquérir une. Il semblait penser qu’il connaissait les avantages d’en posséder une, mais j’ai trouvé que ses idées sur ce point étaient plutôt brumeuses. Ses explications étaient fort peu convaincantes dans l’ensemble, mais j’ai cru y discerner une trace de vérité. J’ai alors pensé que si je parvenais à trouver mon chemin jusqu’à la planète natale de cet homme, je rencontrerais certainement quelqu’un qui pourrait me donner l’information que je cherche.
— Je suis désolé, dit Jason. Terriblement désolé que vous soyez venu de si loin et que vous ayez perdu tant de temps.
— Vous ne pouvez rien me dire ? N’y a-t-il personne d’autre ?
— Peut-être, lui dit Jason qui ajouta rapidement : mais je n’en suis pas absolument sûr.
Il avait fait une erreur, et il le savait. Il ne pouvait pas lâcher Ézéchiel sur une affaire pareille. Loufoque comme il l’était déjà, cela lui monterait sûrement au cerveau.
— Il doit bien y avoir d’autres personnes ?
— Nous ne sommes que deux.
— Vous devez faire erreur, dit l’extra-terrestre. Deux autres sont venus ici. Aucun d’entre eux n’était vous. Ils se sont arrêtés et m’ont regardé, puis ils sont partis. Ils n’ont pas remarqué quand j’ai tenté de communiquer avec eux.
— Ils ne peuvent pas vous entendre, dit Jason. Ils ne pouvaient donc pas vous répondre. Ils utilisent leur esprit à autre chose. Ce sont eux qui m’ont prévenu, ils savaient que je pouvais parler avec vous.
— Alors, il n’y a qu’une seule autre personne avec qui je puisse communiquer ?
— C’est tout. Tous les autres sont partis au loin dans les étoiles. Vous avez parlé avec l’un d’eux.
— Et cette autre personne ?
— Je ne sais pas, dit Jason. Elle n’a jamais parlé avec d’autres gens que les siens. Elle y arrive très bien, à quelque distance qu’ils soient.
— Alors il n’y a que vous, et vous ne pouvez rien me dire ?
— Écoutez, dit Jason, c’est une vieille idée. Il n’y a jamais eu la moindre preuve, il n’y avait que la foi. On se disait « J’ai une âme », et on le croyait parce qu’on vous l’avait dit. On vous l’avait affirmé avec autorité sans laisser la place au moindre doute. On vous l’avait si souvent dit, vous vous le répétiez si souvent, que vous n’aviez plus aucun doute, vous étiez sûr d’avoir une âme. Mais on n’en a jamais trouvé trace, jamais eu aucune preuve.
— Mais, honorable terrien, vous allez me dire ce que peut bien être une âme, n’est-ce pas ? plaida l’extra-terrestre.
— Je peux vous dire ce que l’on croit que c’est, répondit Jason. Cela fait partie de vous. C’est invisible et impossible à détecter. Ce n’est pas dans votre corps, ni même dans votre esprit. Cela vous survit éternellement après votre mort. Ou, en tout cas, on croit que l’âme vit éternellement, et la condition dans laquelle elle se trouve après votre mort dépend de ce que vous avez été de votre vivant.
— Qui juge ce que vous avez été ?
— Une divinité.
— Et cette divinité ?
— Je ne sais pas, dit Jason, je ne sais vraiment pas.
— Alors, vous avez été honnête avec moi. Je vous remercie très vivement de votre honnêteté. Vous m’avez dit sensiblement la même chose que cet autre être avec qui j’ai discuté.
— Il y a peut-être quelqu’un d’autre, dit Jason. Si je parviens à le trouver, je lui parlerai.
— Mais, vous avez dit…
— Je sais ce que j’ai dit. Ce n’est pas un autre être humain. C’est un autre être, qui est peut-être plus sage que je ne le suis.
— Je pourrai parler avec lui ?
— Non, c’est impossible, vous n’avez aucun moyen de communiquer avec lui, il vous faudra passer par moi.
— Je vous fais confiance, dit le paquet de vers.
— En attendant, voulez-vous être mon invité ? proposa Jason. J’habite dans un endroit où il y aura place pour vous. Je serai heureux de vous recevoir.
— Je sens que ma vue vous rend mal à l’aise, dit l’extra-terrestre.
— Je ne peux pas vous mentir, je suis mal à l’aise, répondit Jason. Mais je me dis que ma vue vous rend peut-être aussi mal à l’aise.
Cela n’aurait servi à rien de mentir, Jason le savait. Il n’y avait pas besoin de mots pour que la créature sente son malaise.
— Non, pas du tout, je suis tolérant, dit l’extra-terrestre. Mais il vaudrait peut-être mieux que nous restions séparés. Je vous attendrai ici.
— Avez-vous besoin de quoi que ce soit ? demanda Jason. Vous manque-t-il quelque chose ? Quelque chose pour vous nourrir ou pour votre confort que je pourrai vous apporter ?
— Non merci, je suis très bien, je me suffis à moi-même.
— Jason se leva et fit demi-tour pour se préparer à partir.
— Vous avez une belle planète, dit le tas de vers. Un endroit si paisible et si plein de l’étrangeté de sa beauté.
— Oui, dit Jason, c’est ce que nous pensons. Une très belle planète.
Il grimpa le long du sentier encaissé qu’il avait suivi pour descendre dans le ravin. Il constata que le soleil avait passé le zénith et obliquait vers l’ouest. De grands nuages noirs montaient dans le lointain et allaient masquer le soleil dans peu de temps. On avait l’impression que l’apparition des nuages avait renforcé le silence des bois. Il entendait le froissement des feuilles qui tombaient au sol en tourbillonnant. Au loin sur sa gauche, un écureuil faisait claquer ses dents, probablement dérangé par quelque idée fantasque qui avait traversé son cerveau confus.
La journée était superbe, pensa-t-il, superbe même s’il pleuvait – ce serait quand même une journée splendide, de presque toutes les façons –, et c’était une honte qu’elle soit gâchée par le problème dont on venait de le charger.
Pour tenir sa parole vis-à-vis de la créature qui attendait dans le ravin, il faudrait qu’il parle avec Ézéchiel. Mais s’il parlait à ce prétendu abbé robot, nul ne savait ce qui pouvait arriver. Mais parler de « prétendu abbé » pour qualifier le robot était peut-être un peu injuste. Qui pouvait encore affirmer que, en l’absence d’humains intéressés à ce problème, les robots n’avaient pas le droit d’assumer la tâche de maintenir en vie l’étincelle de l’ancienne foi humaine ?
Et pourquoi l’humanité s’était-elle détournée de cette ancienne foi ? se demanda-t-il. Dans une certaine mesure, elle existait encore quand la race humaine avait été emportée ailleurs. Il y en avait encore des traces dans les premiers écrits de son grand-père, dans le premier journal. Elle existait peut-être encore chez les Indiens, dans un contexte légèrement différent, bien que son contact avec eux ne l’ait jamais révélé. Certains jeunes hommes – peut-être même tous – formaient secrètement des associations symboliques avec des objets pris dans le monde naturel. Mais il était douteux que ce genre de comportement puisse être décrit comme un acte de foi quelconque. En tout cas, c’était quelque chose dont personne ne parlait et il disposait donc évidemment de fort peu d’informations à ce sujet.
Les gens qu’on avait laissés sur Terre n’étaient pas ceux qu’il aurait fallu laisser, pensa-t-il. Si une autre partie de l’humanité avait été épargnée par ce qui avait emporté la race humaine, l’ancienne foi serait peut-être encore florissante, et peut-être même plus forte que jamais. Mais, chez les siens et chez les autres personnes de cette nuit fatidique dans la grande maison qui surplombait le fleuve, la foi était déjà usée, rien de plus qu’une convention civilisée à laquelle ils s’étaient conformés avec tiédeur. Peut-être même y avait-il eu un temps où la foi signifiait quelque chose ? Mais, au cours des siècles qui avaient suivi sa conception et sa gloire, on l’avait laissé perdre son éclat, perdre sa force, sa vigueur, et ne devenir que l’ombre de ce qu’elle avait été. Elle avait été victime de la mauvaise administration humaine, des concepts tout-puissants de propriété et de profit. Elle s’était manifestée dans de majestueuses constructions remplies de pompe et d’éclat, au lieu d’être nourrie dans le cœur et l’esprit de l’homme. Et maintenant, on en était venu à ceci : à ce qu’elle ne soit maintenue en vie que par des êtres qui n’étaient même pas humains, par des machines auxquelles, grâce à sa technologie, l’homme avait accordé une apparence humaine par vanité.
Il gagna le sommet de la crête et vit que les arbres se faisaient maintenant de plus en plus rares et qu’ils ne bouchaient plus la vue. Les nuages noirs de l’orage montaient de plus en plus haut dans le ciel et avaient englouti le soleil. La maison était là, droit devant, et il se mit en marche dans sa direction d’un pas plus rapide qu’à l’accoutumée. Il avait ouvert le journal ce matin, et il était resté ouvert sur le bureau, mais il n’y avait rien écrit. Il n’avait rien trouvé à noter ce matin, mais maintenant, il allait avoir beaucoup à y mettre – la visite d’Horace Nuage Rouge, l’extra-terrestre du ravin et son étrange quête, le désir d’Étoile du Soir de lire les livres et l’invitation qu’il lui avait faite de venir vivre avec lui et Martha. Il allait écrire un peu avant le dîner et reviendrait s’asseoir dans son bureau après le concert du soir pour finir de relater les événements de la journée.
Les arbres à musique étaient en train de s’accorder, et l’un des jeunes arbres ne donnait rien de bon. Derrière la maison, un robot forgeron martelait bruyamment du métal – travaillant, selon toute vraisemblance, sur une charrue. Il se souvenait que Thatcher lui avait dit qu’on avait apporté tous les socs pour les remettre en état en prévision de la venue du printemps et de la nouvelle saison des semailles.
La porte du patio s’ouvrit. Martha sortit et descendit le sentier à sa rencontre. Elle était belle, pensa-t-il en la regardant. De bien des façons plus belle que le jour, si lointain maintenant, où ils s’étaient mariés. Leur vie ensemble avait été bonne, nul homme n’aurait pu en souhaiter de meilleure. Une reconnaissance chaleureuse pour la plénitude de leur vie l’envahit.
— Jason ! cria-t-elle en se hâtant à sa rencontre. Jason, c’est John ! Ton frère, John, est à la maison !