16.

Étoile du Soir était assise dans le patio quand le jeune homme aux jumelles et au collier de griffes d’ours apparut, remontant le sentier qui venait du monastère.

Il s’arrêta en face d’elle.

— Tu es ici pour lire les livres, dit-il. C’est bien le mot, n’est-ce pas ? Lire ?

Il avait un pansement blanc sur la joue.

— C’est le mot juste, répondit-elle. Ne veux-tu pas t’asseoir ? Comment te sens-tu ?

— Très bien, dit-il. Les robots ont bien pris soin de moi.

— Eh bien, alors assieds-toi, dit-elle. Ou bien te rends-tu quelque part ?

— Je n’ai nul endroit où aller, confia-t-il. Je partirai peut-être plus loin.

Il prit place sur une chaise à côté d’elle et posa son arc sur les dalles.

— Je voulais te demander, pour les arbres qui font de la musique. Tu connais les arbres. Hier, tu as parlé avec le chêne centenaire…

— Tu m’avais dit que tu ne parlerais plus jamais de cela ! dit-elle avec une certaine colère. Tu m’as espionnée, et tu as promis.

— Je suis désolé, mais il le faut, lui dit-il. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui puisse parler avec les arbres. Je n’avais jamais entendu d’arbres qui puissent faire de la musique.

— Qu’est-ce que les deux choses ont à voir l’une avec l’autre ?

— Il y avait quelque chose qui n’allait pas chez les arbres, la nuit dernière. J’ai pensé que tu l’avais peut-être remarqué ? Je crois que je leur ai fait quelque chose.

— Tu plaisantes. Qui pourrait faire quoi que ce soit avec des arbres ? Et il n’y avait rien qui n’allait pas, ils ont très bien joué.

— Il y avait une maladie en eux, ou chez certains d’entre eux. Ils ne jouaient pas aussi bien qu’ils l’auraient pu. Et j’ai aussi fait quelque chose aux ours. Surtout avec ce dernier ours. Peut-être avec tous…

— Tu as prétendu que tu les avais tués et que tu avais pris une griffe par ours pour ton collier. Une manière de tenir le compte, m’as-tu dit. Et, si tu veux mon avis, une manière de te vanter, aussi.

Elle pensa qu’il allait peut-être se fâcher, mais il parut seulement un peu perplexe.

— J’ai toujours pensé que c’était l’arc, dit-il. Que je les avais tués parce que je tirais très bien à l’arc et que mes flèches étaient si bien faites. Et pourtant, si ce n’était pas du tout l’arc, ni les flèches, ni ma manière de tirer, mais quelque chose de tout à fait différent ?

— Quelle différence cela fait-il ? Tu les as tués, n’est-ce pas ?

— Oui, bien sûr, je les ai tués, mais…

— Mon nom est Étoile du Soir, dit-elle. Tu ne m’as pas dit le tien ?

— Je m’appelle David Hunt.

— Eh bien, David Hunt, parle-moi de toi.

— Il n’y a pas grand-chose à dire.

— Il doit bien y avoir quelque chose. Tu as un peuple, un endroit où tu es chez toi. Tu dois bien venir de quelque part ?

— Un endroit où je suis chez moi ? Oui, sans doute. Mais nous bougions beaucoup. Nous fuyions sans arrêt et les gens partaient…

— Fuir ? Qu’y avait-il à fuir ?

— Le Marcheur Noir. Je vois que tu n’es pas au courant. Tu n’en as jamais entendu parler ?

Elle secoua la tête.

— C’est une silhouette, dit-il. Comme un homme, et pourtant différent d’un homme. Il a deux jambes. Peut-être est-ce sa seule ressemblance avec l’homme. On ne le voit jamais le jour. Seulement la nuit. Toujours sur une crête. Une silhouette noire sur le ciel. On l’a vu pour la première fois la nuit où tout le monde a été enlevé – c’est-à-dire, tout le monde sauf nous, et pour être exact, tout le monde sauf nous, les gens d’ici et ceux des plaines. Je suis le premier de chez nous à savoir qu’il y a d’autres gens.

— Tu sembles penser qu’il n’y a qu’un Marcheur Noir. En es-tu sûr ? Es-tu sûr qu’il y a vraiment un Marcheur Noir, et que vous ne l’avez pas imaginé ? À une certaine époque, mon peuple a imaginé beaucoup de choses dont nous savons maintenant qu’elles n’ont jamais été vraies. A-t-il jamais fait mal à quelqu’un des tiens ?

Il fronça les sourcils, essayant de réfléchir :

— Non, pas à ma connaissance. Il n’a fait de mal à personne. On le voit, c’est tout. C’est horrible à voir. Nous sommes sans arrêt aux aguets, et quand nous le voyons, nous fuyons à un autre endroit.

— N’avez-vous jamais essayé de le suivre à la piste ?

— Non, dit-il.

— Je pensais que c’était peut-être ce que tu étais en train de faire. Que tu essayais de le suivre et de le tuer. Un archer tel que toi, qui peut tuer les ours…

— Tu te moques de moi, dit-il, mais sans colère.

— Peut-être, avoua-t-elle. Tu es si fier d’avoir tué les ours. Personne de mon peuple n’en a tué autant.

— Je doute que l’on puisse tuer le Marcheur avec des flèches, dit-il. Peut-être ne peut-il pas du tout être tué ?

— Il n’y a peut-être pas de Marcheur, dit la jeune fille. As-tu pensé à cela ? S’il existait, nous l’aurions certainement vu ou nous en aurions entendu parler. Mon peuple s’étend jusque loin vers l’ouest, jusqu’aux montagnes, et ils en auraient entendu parler. Et d’ailleurs, comment se fait-il que pendant toutes ces années nul n’ait entendu parler de ton peuple ? Pendant des siècles, les habitants de cette maison ont essayé de trouver d’autres gens, épuisant des rumeurs de toutes sortes les unes après les autres.

— Mon peuple a aussi essayé, m’a-t-on dit, pendant les premières années. Bien sûr, j’en ai seulement entendu parler. J’ai entendu ce que les gens en disaient. Je n’ai moi-même que vingt étés.

— Nous sommes du même âge, dit Étoile du Soir. J’ai juste dix-neuf ans.

— Il y a peu de gens jeunes parmi nous, dit David Hunt. Nous ne sommes pas très nombreux, à nous tous, et nous bougeons si souvent…

— Je suis étonnée que vous ne soyez que quelques-uns, dit-elle. Si vous êtes comme nous, vous vivez pendant très longtemps et il n’existe pas de maladies. D’une petite tribu, mon peuple est devenu des milliers. Des quelques personnes qui se trouvaient dans cette maison, ils sont maintenant des milliers dans les étoiles. Vous devriez être des milliers, vous devriez être forts et nombreux…

— Nous pourrions être nombreux, mais nous partons, dit-il.

— Je croyais que tu m’avais dit…

— Non, pas vers les étoiles comme ceux d’ici. Mais nous traversons l’eau. Il y a une folie qui pousse beaucoup d’entre nous à traverser l’eau. Ils construisent des radeaux et s’en vont vers le soleil couchant. Cela dure depuis de nombreuses années. Je ne sais pas pourquoi, on ne me l’a jamais dit.

— Ils fuient peut-être le Marcheur Noir ?

— Je ne pense pas, dit-il, je ne crois pas que ceux qui s’en vont sachent pourquoi ils partent, ni même qu’ils sachent qu’ils vont s’en aller avant que la folie ne les prenne.

— Les lemmings, dit Étoile du Soir.

— Que sont les lemmings ?

— De petits animaux. Des rongeurs. J’ai lu quelque chose sur eux, une fois.

— Et qu’est-ce que les lemmings ont à voir avec nous ?

— Je ne sais pas très bien, je n’en suis pas sûre, dit-elle.

— Je me suis sauvé avec le vieux José, dit-il. Nous avions tous les deux peur de l’immensité de l’eau. Nous ne voulions pas partir si les quelques personnes qui restaient partaient à leur tour. Nous pensions que si nous nous en allions, la folie ne nous atteindrait peut-être pas. José a vu deux fois le Marcheur Noir après notre départ et nous nous sommes de nouveau sauvés pour lui échapper, très vite et très loin.

— Quand José a vu le Marcheur, est-ce que…

— Non, je ne l’ai jamais vu.

— Crois-tu que les autres gens de ton peuple sont partis ? Qu’ils sont partis sur l’eau après votre départ, à José et à toi ?

— Je ne sais pas, dit-il. José est mort. C’était un très vieil homme. Il se souvenait du moment où les Autres ont disparu. Il était déjà vieux à cette époque-là. Un jour est venu où sa vie s’est échappée. Je crois qu’il en a été content. Ce n’est pas toujours bon de vivre longtemps. Quand on vit trop longtemps, on est trop souvent seul.

— Mais il t’avait avec lui ?

— Oui, mais il y avait trop d’années entre nous. Nous nous entendions bien et nous parlions beaucoup ensemble, mais les gens de sa sorte lui manquaient. Il jouait du violon, j’écoutais, et les coyotes des collines s’asseyaient et chantaient avec l’instrument. As-tu jamais entendu chanter un coyote ?

— Je les ai entendus aboyer et hurler, dit-elle. Je n’en ai jamais entendu chanter.

— Ils chantaient toutes les nuits quand le vieux José jouait. Il ne jouait que le soir. Il y avait beaucoup de coyotes, et je crois qu’ils venaient écouter et chanter pour l’accompagner. Parfois, il y en avait bien une douzaine, assis en haut des collines, en train de chanter. Le vieux José disait qu’il ne pouvait plus jouer aussi bien qu’il l’aurait dû. Ses doigts n’étaient plus assez souples et son bras était lourd sur l’archet. J’ai senti la mort qui était en lui, la mort assise au sommet de la colline, écoutant avec les coyotes. Quand il est mort, j’ai creusé un grand trou et je l’ai enterré, avec son violon à côté de lui parce qu’il ne me servait à rien et que j’ai pensé qu’il aurait aimé cela. Et puis, pendant des jours, j’ai travaillé à transporter des rochers les plus gros possibles pour les empiler sur sa tombe, à cause des coyotes. Pendant tout le temps où j’ai fait cela, je ne me suis pas senti seul, parce qu’il me semblait encore être avec José. Travailler pour lui, c’était un peu comme être avec lui. Mais, une fois que j’ai eu fini, je me suis retrouvé seul.

— Tu aurais pu retourner chercher les tiens ?

— J’y ai pensé, dit-il. Mais je n’avais aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient et je continuais à redouter la folie qui pouvait m’envoyer sur l’eau avec eux. J’avais l’impression que la folie ne me frapperait pas si je restais seul. C’est – comment appelleriez-vous cela ? – une folie collective. Et, de plus, il y avait en moi quelque chose qui me disait sans arrêt d’aller vers le soleil levant. Je me suis souvent demandé ce qui me poussait. Il semblait n’y avoir aucune raison pour que je continue. C’était comme si je cherchais quelque chose, mais je ne savais pas ce que j’étais sensé chercher. J’ai rencontré ton peuple, là-bas, dans les plaines, et j’ai voulu rester avec eux. Ils m’auraient laissé rester, mais je n’ai pas pu, l’appel du soleil levant était encore en moi et il a fallu que je les quitte. Ils m’ont parlé de cette grande maison de pierre et je me suis demandé si c’était cela que j’étais venu chercher. J’ai trouvé de nombreuses maisons de pierre le long de ma route, mais elles me faisaient peur. Les miens n’ont jamais vécu dans des maisons. Nous en avions peur. Elles faisaient des bruits pendant la nuit, elles étaient si vides, et nous pensions qu’il y avait des fantômes, peut-être les fantômes des gens qui ont été emportés quand tout le monde a disparu.

— Tu es ici maintenant, dit la jeune fille. J’espère que tu vas rester un moment. Tu ne trouveras rien vers l’est, il n’y a qu’une forêt vide. Quelques personnes de mon peuple vivent là-bas, mais malgré cela, il n’y a que la forêt déserte. Et cette maison n’est pas comme celles que tu as vues, elle n’est pas vide mais habitée. On y a une impression de vie.

— Les robots m’auraient laissé rester avec eux, dit-il. Ils sont gentils.

— Mais ils ne sont pas humains, dit-elle. Tu préféreras rester avec des humains. Oncle Jason et Tante Martha seront très contents de t’avoir, j’en suis sûre. Ou bien, si tu préfères, il y aura toujours une place pour toi dans le camp des miens.

— Oncle Jason et Tante Martha vivent dans cette maison ?

— Oui, mais ce ne sont pas vraiment mon oncle et ma tante. Je les appelle comme cela, mais seulement pour moi. Ils ne savent pas que je les appelle ainsi. Oncle Jason et mon grand-père à de nombreuses générations sont des amis de toujours. C’étaient des jeunes gens au moment de la Disparition.

— J’aurai peut-être à continuer, dit-il. L’appel du soleil levant ne m’a peut-être pas encore quitté, mais je serais heureux d’avoir un peu de temps pour me reposer. Je suis venu te demander de me renseigner sur la façon dont tu parles avec les arbres. Tu ne m’en as rien dit. Parles-tu avec tous les arbres, ou seulement avec un arbre particulier ?

— Tu ne comprendras peut-être pas, dit-elle. Nous vivons très près des arbres, des rivières, des fleurs, des animaux et des oiseaux. Nous ne faisons qu’un avec eux. N’importe lequel d’entre nous peut parler avec eux.

— Et toi, mieux que tous les autres.

— Je ne sais pas. Nous n’en discutons pas entre nous. Je ne peux parler que pour moi. Je peux aller me promener dans les bois ou le long d’une rivière, et je ne suis jamais seule ni solitaire parce que je rencontre tant d’amis et que je peux toujours leur parler.

— Et ils te répondent ?

— Parfois, dit-elle.

— Tu parles avec les arbres et les autres vont dans les étoiles.

— Tu continues à croire qu’ils n’y vont pas ?

— Si, je commence à m’y faire, dit-il. Bien que ce soit difficile à croire. J’ai demandé aux robots et ils m’ont expliqué, mais je ne pense pas avoir tout compris. Ils m’ont dit que de tous les gens qui se trouvaient autrefois dans cette maison, il n’en reste plus que deux. Les autres sont dans les étoiles. Ils m’ont dit qu’ils en reviennent de temps en temps pour faire une visite. Est-ce que c’est vrai ?

— Oui, c’est vrai. En ce moment même, l’un d’entre eux est revenu des étoiles. Le frère d’Oncle Jason. Il a rapporté des bruits inquiétants. Lui et Oncle Jason sont descendus au camp ce matin pour parler de cela avec mon grand-père à de nombreuses générations.

Elle en disait trop, pensa-t-elle. Oncle Jason n’aimerait peut-être pas qu’elle raconte tout cela à quelqu’un de totalement étranger, à un homme qui leur tombait de nulle part. Mais cela lui avait échappé, comme s’il était un ami. Et elle ne le connaissait pas vraiment, elle ne l’avait rencontré qu’hier, après qu’il l’eut espionnée, et elle ne l’avait revu que ce matin quand il avait monté le chemin qui venait du monastère. Mais c’était comme si elle le connaissait depuis des années, pensa-t-elle. Ce n’était qu’un gamin. Qu’avait-il dit à propos des nombreuses années qui le séparaient de son vieil ami ? C’était peut-être cela, il n’y avait pas de différence d’âge entre elle et lui.

— Tu penses que ton oncle et ta tante ne verraient pas d’inconvénients à ce que je reste ici ? demanda-t-il. Tu pourrais peut-être demander à ta tante ?

— Pas maintenant, dit Étoile du Soir, elle est en train de parler avec les étoiles. Elle a bavardé toute la matinée. Mais nous pouvons le lui demander plus tard – ou le demander à mon oncle quand il reviendra du camp.

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