6.

(Extrait du journal du 2 septembre 2185)… Je me demande souvent pourquoi nous avons été laissés sur Terre. Si les Autres ont été enlevés – ce qui semble beaucoup plus probable que l’hypothèse de leur départ volontaire –, par quel tour du destin ou de la chance les personnes de cette maison ont-elles été épargnées par la puissance qui a été à l’origine de cet enlèvement ? Les moines et les frères du monastère en bas de la route, à deux kilomètres de la maison, ont été enlevés. Les gens de la station agricole – un village de bonne taille en lui-même, un kilomètre plus loin – ont été enlevés. Le grand complexe d’appartements à huit kilomètres en amont du fleuve habité par les hommes chargés de la pêche a été vidé. Nous sommes les seuls qu’on ait laissés.

Je me demande parfois si les privilèges sociaux et financiers dont bénéficiait ma famille au cours du siècle dernier, et même avant, ont pu jouer un rôle – si nous n’étions pas, en quelque sorte, hors d’atteinte pour cette puissance surnaturelle, de la même façon que la misère, les restrictions et le besoin que la surpopulation faisait régner sur terre ne nous avaient pas atteints (en fait, nous avions même bénéficié d’eux). L’accroissement de la misère et des privations pour le grand nombre entraînant l’accroissement simultané des richesses et du confort d’une minorité qui se nourrit de la misère semble être une règle sociale. Cette minorité n’est peut-être pas consciente de se nourrir de la misère des autres, elle ne le souhaite peut-être même pas, mais c’est pourtant ce qu’elle fait.

C’est évidemment un sentiment rétrospectif de culpabilité qui me force à me demander ceci, mais je sais bien que ce ne peut être vrai car de nombreuses familles autres que la nôtre s’engraissaient de la misère d’autrui et elles n’ont pas été épargnées. Si épargnées est le mot qui convient. Nous n’avons bien entendu aucune idée du sens de l’enlèvement. Il peut avoir signifié la mort, ou peut-être le transfert en un autre endroit, ou en plusieurs autres endroits, et si cette hypothèse est la bonne, le transfert a peut-être été une bénédiction. Car, à cette époque, la Terre n’était pas du tout le genre d’endroit que la majorité des gens auraient choisi comme résidence. Toute la surface du sol, et même une partie de la surface marine, ainsi que toutes les ressources d’énergie étaient consacrées à maintenir en vie, et tout juste, les hordes qui peuplaient la Terre – tout juste n’est pas un euphémisme car les gens avaient à peine de quoi manger, à peine assez de place pour vivre, à peine assez de vêtements pour couvrir décemment leurs corps.

Qu’on ait accordé à ma famille et à d’autres familles semblables le privilège de conserver des portions relativement importantes d’espace vital qu’ils avaient aménagées pour leur usage personnel bien avant l’augmentation catastrophique de la pression démographique n’est qu’un exemple des injustices d’alors. Que la tribu de Leech Lake, qui a aussi été épargnée par la puissance surnaturelle, ait vécu dans un espace relativement important et peu peuplé peut être expliqué d’une manière différente. Les terres dans lesquelles on les avait forcés à vivre, des siècles auparavant, étaient pour la plupart sans valeur, mais, peu à peu, l’implacable force des pressions économiques en avait diminué la surface et, en fin de compte, on leur aurait sans doute tout retiré et on les aurait rejetés dans l’anonymat du ghetto général – mais en fait, depuis le début ils avaient toujours vécu, par certains côtés, dans un ghetto.

À l’époque de la disparition des Autres, la construction de cette maison et l’acquisition du domaine qui l’entoure auraient été impossibles. D’abord, il aurait été impossible de trouver une telle étendue de terrain, et même si on l’avait trouvée, son prix aurait été tel que même les plus riches familles n’auraient pu l’acheter. De plus, il n’y aurait eu ni la main-d’œuvre, ni les matériaux nécessaires pour construire la maison car l’économie mondiale tout entière se consacrait à la tâche unique et épuisante de maintenir en vie huit milliards d’êtres humains.

Mon arrière-grand-père a construit cette maison il y a presque un siècle et demi, et même alors, le terrain fut difficile à trouver. Il ne put l’obtenir que parce que le monastère en bas de la route traversait une période difficile et qu’il fut forcé de vendre une partie de ses possessions pour faire face à certaines obligations pressantes. Dans la construction de la maison, mon arrière-grand-père tourna le dos à toutes les tendances modernes et revint à la solidité et à la simplicité des grandes bâtisses de campagne que l’on construisait quelques siècles auparavant. Il la construisit bien, et disait souvent qu’elle tiendrait toujours. Et, bien que ce soit évidemment une exagération, il est hors de doute qu’elle sera encore debout quand de nombreux autres édifices seront depuis longtemps réduits en poussière.

Dans notre situation actuelle, nous avons beaucoup de chance d’avoir une telle maison, si solide et si grande. Même maintenant, elle contient sans grand inconvénient les soixante-sept personnes qui y habitent. Mais il est malgré tout possible que nous ayons à chercher d’autres endroits pour vivre, au fur et à mesure de l’accroissement de notre population. Les habitations de la station agricole sont maintenant tombées en ruine, mais les bâtiments du monastère, plus solidement construits, sont une possibilité – les quatre robots qui l’occupent actuellement pourraient se contenter d’un espace plus restreint. Le grand complexe d’appartements en amont du fleuve est une autre possibilité, à un degré moindre. En effet, ses bâtiments ont besoin d’être réparés car ils sont restés inoccupés pendant les cinquante dernières années, mais notre corps de robots, correctement dirigé, devrait être à la hauteur de la tâche.

Nos moyens d’existence sont bien assurés car nous avons tout simplement pris aux grandes étendues que cultivait auparavant la station agricole autant de terres que nous en avions besoin. Les robots fournissent une main-d’œuvre qui suffit à la tâche et, au fur et à mesure que les machines agricoles sont tombées en panne de manière irréparable, nous sommes revenus à l’utilisation des chevaux comme force motrice, à la simple charrue et à la faux que nos robots ont construites en utilisant les débris des instruments plus modernes et plus perfectionnés.

J’aime à penser que nous vivons maintenant sur une base seigneuriale – la maison produisant tout ce dont nous avons besoin. Nous avons de grands troupeaux de moutons pour la laine et la viande, des vaches pour le lait, du bétail pour la cuisine, des porcs pour leur chair, le jambon et le bacon, des poules pour les œufs et la table, des abeilles et de la canne à sucre pour le miel et le sucre, du blé pour la farine, et un important jardin qui nous donne un grand éventail de légumes. C’est une vie calme et simple, tout à fait satisfaisante. Au début, il y a eu des moments où la vie d’autrefois nous a manqué – où elle a manqué aux jeunes, en tout cas. Mais je crois que, maintenant, nous sommes tous persuadés que la vie que nous nous sommes faite est, à sa manière, extrêmement satisfaisante.

Il y a une chose que je regrette profondément. J’ai souvent souhaité que mon fils, Jonathan, et sa jolie femme, Marie, les parents de nos trois petits-enfants, aient pu vivre ici avec nous. Tous deux auraient apprécié, je le sais, la vie que nous menons maintenant. Enfant, Jonathan ne se lassait jamais de parcourir le domaine. Il aimait les arbres, les fleurs, les quelques animaux sauvages qui arrivaient encore à vivre dans nos bois malgré leur surface réduite. Il aimait le sentiment de liberté que peut donner un peu d’espace. Maintenant, le monde – tout ce que j’en connais, et sans doute le reste aussi – retourne à l’état de nature. Des arbres poussent dans les terres anciennement cultivées, l’herbe se glisse dans des endroits où elle ne poussait pas auparavant, les fleurs sauvages reviennent et sortent des recoins où elles étaient cachées, la nature reprend le dessus. Les vallées dans lesquelles coulent les fleuves sont maintenant assez fortement boisées et regorgent d’écureuils et de ratons-laveurs. Il y a même à l’occasion des cerfs qui descendent probablement du nord. Je connais l’existence d’au moins cinq compagnies de cailles qui prospèrent, et l’autre jour, je suis tombé sur un gîte de poules d’eau. Les oiseaux migrateurs volent à nouveau en grands V dans le ciel à chaque printemps. Maintenant que la main de l’homme ne pèse plus sur la Terre, les humbles petites créatures retrouvent leur ancien patrimoine.

Avec certaines différences, la situation est analogue à celle de l’extinction des dinosaures, à la fin du crétacé. Bien entendu la différence importante est que tous les dinosaures ont disparu, tandis qu’il reste encore quelques humains. Mais ma conclusion est peut-être trop hâtive quant à cette différence : on pense que le tricératops a sans doute été le dernier des dinosaures à disparaître, et il est tout à fait possible que de petits troupeaux de tricératops aient continué à vivre pendant peut-être un demi-million d’années ou plus après la disparition des autres dinosaures, avant de succomber à leur tour aux facteurs qui avaient conduit à l’extinction des autres. Vu sous cet angle, le fait qu’il existe encore quelques centaines d’êtres humains – misérables restes d’une race puissante – n’a peut-être pas grande signification : nous sommes peut-être les tricératops de l’espèce humaine.

Quand les dinosaures et de nombreux autres reptiles se sont éteints, les mammifères qui existaient en nombre inconnu depuis des millions d’années ont rempli le vide laissé par les reptiles disparus et ont proliféré pour prendre leur place. Nous trouvons-nous devant un nouveau cas de l’extinction d’une certaine catégorie de mammifères qui donnerait aux autres vertébrés une seconde chance de s’épanouir hors du poids de la présence humaine ? Ou bien cet aspect de la situation est-il purement accidentel ? L’humanité – ou la plus grande partie de l’humanité – a-t-elle été enlevée pour faire place au développement d’une nouvelle phase de l’évolution ? Et si tel est le cas, quelle est cette nouvelle créature en évolution et où se trouve-t-elle ?

Quand on y réfléchit, ce qui est troublant dans notre cas est l’étrange processus de l’extinction. Un changement de climat, une transformation géologique, une maladie, une variation des paramètres écologiques, ou des facteurs limitant les réserves de nourriture, toutes ces causes sont physiquement, biologiquement ou géologiquement explicables. L’extinction – ou l’extinction proche – de la race humaine ne l’est pas. L’extinction lente et graduelle est une chose. La disparition instantanée en est une autre. Une disparition instantanée s’explique mieux par l’interférence d’une intelligence que par un processus naturel.

Si la disparition est le résultat de l’action d’une autre intelligence, on est amené à se demander non seulement où se trouve et qui est cette autre intelligence, mais aussi et surtout quel est le but qu’elle poursuit ?

Toute la vie dans la galaxie est-elle surveillée par quelque grande intelligence centrale qui ne tolérerait pas certains crimes ? La disparition de la race humaine a-t-elle été une punition, une extermination, une condamnation à mort en raison de ce que nous avions fait à la Terre et aux autres créatures qui vivaient avec nous ? Ou bien s’agissait-il d’un enlèvement, d’un assainissement, d’une mesure prise pour éviter la ruine complète d’une planète de valeur ? Ou peut-être, en cherchant encore plus loin, s’agissait-il d’une mesure prise pour donner à la planète une possibilité de reconstituer pendant le prochain milliard d’années les ressources naturelles dont elle a été dépouillée, afin que de nouvelles couches de charbon se forment, que de nouvelles nappes de pétrole se créent, que le sol ravagé se régénère, que de nouveaux gisements de fer voient le jour ?

Penser à tout cela et se poser ces questions a peu de sens et ne sert à rien, je suppose. Mais l’homme étant ce qu’il est et étant arrivé à sa brève domination sur la planète en se posant des questions, on ne peut lui dénier le droit de s’interroger…

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