2.

Il n’arrivait pas à oublier ce dernier ours, mais, bizarrement, il n’arrivait pas non plus à se rappeler exactement ce qui s’était passé. Il avait sans cesse pensé à tout cela ces derniers jours, essayant de se souvenir, d’être sûr, mais il n’approchait pas plus d’une réponse qu’auparavant. La bête avait surgi de l’intérieur d’un profond lit de rivière. Elle l’avait surpris alors qu’il n’était pas sur ses gardes et qu’il n’avait aucune chance de pouvoir fuir puisqu’elle était trop près. Sa flèche n’avait pas tué l’ours, il en était sûr, il avait eu peu de temps pour tirer et elle était mal placée. Et pourtant, l’ours était mort, tombant en avant jusqu’à presque lui glisser sur les pieds. Au cours de la fraction de seconde précédant la mort de l’animal, il s’était produit quelque chose – et c’était cela dont il n’arrivait pas à se souvenir. Il était sûr qu’il s’agissait de quelque chose qu’il avait fait, mais il n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait être. À certains moments, la réponse avait presque réussi à atteindre son être conscient, avant d’être rejetée au plus profond de son esprit, comme s’il s’agissait de quelque chose qu’il n’était pas sensé savoir, qu’il valait mieux qu’il ne sache pas, quelque chose que les profondeurs cachées de son cerveau voulaient qu’il ignore.

Il laissa tomber son sac à côté de lui et appuya son arc contre. Il regarda la grande vallée aux teintes automnales qui s’étendait devant lui, les falaises qui la bordaient et le confluent des deux fleuves. Tout était exactement comme le lui avait décrit le groupe de chasseurs de bisons qu’il avait rencontré sur les immenses hauts plateaux, il y avait presque une lune. Il se sourit à lui-même en pensant à eux. C’étaient des gens agréables. Ils lui avaient demandé de rester, et il avait failli le faire. Il y avait une fille qui avait ri avec lui, d’un profond rire de gorge, et un jeune homme qui avait posé sa main sur son bras, comme un frère. Mais, finalement, il n’avait pas pu rester.

Le soleil s’élevait dans le ciel, et les érables qui bordaient la falaise la plus éloignée, touchés par ses rayons, s’enflammèrent et devinrent pourpre et or. Et là, sur le promontoire rocheux qui surplombait le confluent des deux fleuves, se trouvait l’énorme bloc de maçonnerie aux nombreuses et larges cheminées pointées vers le ciel dont ils lui avaient parlé.

Le jeune homme porta à ses yeux la paire de jumelles qui pendait sur sa poitrine. Le mouvement que fit la courroie dérangea les griffes d’ours de son collier qui cliquetèrent.

Jason Whitney termina sa promenade matinale et se dit que c’était la meilleure qu’il eût jamais faite – mais il savait que c’était ce qu’il se disait tous les matins en remontant la pente douce qui menait au patio, tandis qu’une bonne odeur d’œufs et de bacon frits provenait de la cuisine où Thatcher les faisait cuire. Mais c’était vraiment un matin très agréable, se répéta-t-il. Il avait fait si frais, avec une toute petite pointe de froid avant que le soleil levant ne la fasse disparaître. Et les feuilles, pensa-t-il, les feuilles étaient splendides en ce moment ! Il s’était tenu à la pointe des rochers et avait contemplé les fleuves. Ils étaient d’un bleu plus profond que d’habitude, peut-être pour compléter les teintes automnales au milieu desquelles ils coulaient. Un vol de canards était passé au-dessus des terres basses, frôlant la cime des arbres. Il avait aperçu un élan, entré jusqu’aux genoux dans l’une des petites mares qui pullulaient dans la plaine inondée, la tête plongée dans l’eau pour se nourrir de nénuphars. Et, quand l’animal avait redressé la tête, il avait vu l’eau ruisseler en cascade de ses bois puissants. De l’endroit où il se tenait, Jason s’était imaginé entendre le bruit de cette cascade, bien qu’il sût parfaitement être trop loin pour cela.

Les deux chiens qui étaient venus avec lui l’avaient précédé et attendaient maintenant dans le patio, non pas son arrivée comme il eût aimé à le croire, mais leur assiette de nourriture. Le plus vieux, Bowser, avait lourdement et dignement marché à ses côtés pendant leur promenade dans la campagne, tandis que Rover, le chiot tout fou, avait obligé un écureuil matinal à se réfugier sur un arbre dans le bouquet de noisetiers et avait levé une compagnie de cailles dans un champ, au milieu des gerbes de maïs et des potirons.

La porte donnant sur le patio s’ouvrit et Martha sortit, portant les assiettes des deux chiens. Elle se baissa et les posa sur les pierres tandis que les deux bêtes attendaient respectueusement et poliment, les oreilles pointées en avant, agitant lentement la queue. Elle se redressa, sortit du patio et descendit la pente à sa rencontre. Elle l’embrassa et lui prit le bras, comme chaque matin.

— Pendant que tu te promenais, j’ai bavardé avec Nancy, dit-elle.

Il fronça les sourcils, essayant de se souvenir.

— Nancy ? demanda-t-il.

— Mais si, répondit-elle, tu sais bien, l’aînée des enfants de Geoffrey. Cela fait si longtemps que je n’ai pas bavardé avec elle !

— Ah ! oui, maintenant je vois qui c’est, dit-il. Et où est-elle, Nancy ?

— Quelque part au-delà de Polaris, dit Martha. Ils ont changé d’endroit, récemment. Ils sont sur une planète extrêmement agréable…

Tapie dans la hutte, Étoile du Soir apportait la touche finale à la poupée talisman qu’elle était en train de confectionner. Elle avait beaucoup travaillé pour qu’elle soit réussie et elle allait l’offrir au chêne aujourd’hui. C’était un bon jour pour le faire, se disait-elle, beau, doux et chaud. C’était l’un de ces jours qu’il fallait précieusement garder dans son cœur car les beaux jours se faisaient rares. Bientôt, les jours tristes avec leurs fantomatiques brumes froides qui envahissaient les arbres dénudés allaient venir, suivis du glacial vent du nord et de la neige. Dehors, elle entendait le réveil et les activités matinales du camp – le son clair de la hache sur le bois, le vacarme des chaudrons, les saluts amicaux, l’aboiement joyeux d’un chien. Plus tard, on reprendrait le défrichement des anciens champs, on débroussaillerait, on enlèverait les pierres entassées par les gelées des années passées, on ratisserait et on brûlerait les herbes pour dégager le sol et le préparer pour le labourage et les semis de printemps. Chacun serait absorbé par sa tâche (comme elle devrait l’être elle-même), il lui serait alors facile de quitter le camp sans se faire remarquer et de revenir avant que qui que ce soit ne se rende compte de son absence.

Elle se répéta qu’elle ne devait mettre personne au courant, ni son père, ni sa mère, et encore moins Nuage Rouge, le chef du clan et son propre aïeul dont des générations et des générations la séparaient. Car il n’était pas convenable qu’une femme eût un esprit tutélaire. Mais, à elle, cela lui semblait tout à fait normal. Ce jour-là, sept ans auparavant, les signes avaient été trop clairs pour qu’elle eût le moindre doute. L’arbre lui avait parlé, et elle lui avait répondu – comme si un père et une fille s’étaient annoncés l’un à l’autre. Ce n’était pas comme si c’était elle qui avait recherché cette parenté, se disait-elle, c’était la dernière chose qu’elle avait eue en tête. Mais, que peut-on faire quand un arbre vous parle ?

Elle se demanda si l’arbre allait lui reparler aujourd’hui. Se souviendrait-il, après une aussi longue absence ?

Ézéchiel s’assit sur le banc de marbre sous les branches tombantes de l’antique saule et tira sa grossière robe brune sur sa charpente métallique. Et tout cela n’était que prétention et orgueil ! pensa-t-il. C’était indigne de lui, car il n’avait nul besoin de s’asseoir ni de porter une robe. Une feuille jaunie tomba sur ses genoux en voletant – d’un jaune clair, presque transparent, qui tranchait sur le brun de la robe.

Il ébaucha un geste pour la faire tomber, puis la laissa où elle se trouvait. Qui suis-je, pensa-t-il, pour changer le cours de quoi que ce soit, même d’une chose aussi simple que la chute d’une feuille ?

Il cessa de contempler la feuille et leva les yeux. Là-bas, à quelque deux kilomètres au-delà des murs du monastère, solide sur le rempart rocheux qui surplombait les fleuves, se trouvait la grande maison de pierre – une vaste et imposante bâtisse aux fenêtres éclairées par le soleil matinal, levant ses cheminées vers Dieu, comme des mains suppliantes.

Ce sont les habitants de cette maison qui devraient être ici, à notre place, pensa-t-il. Il se souvint presque aussitôt que, depuis de nombreux siècles, il ne restait plus que deux personnes à l’habiter : Jason Whitney et sa femme, Martha. De temps en temps, quelques-uns des autres revenaient des étoiles pour rendre visite à leur maison natale – ou à la vieille maison familiale, selon le cas, car certains d’entre eux étaient nés dans les étoiles. Qu’avaient-ils à faire dans les étoiles ? se demanda Ézéchiel avec une ombre d’amertume. Leur intérêt réel ne pouvait pas être les étoiles, ni ce qu’ils trouvaient là-bas pour se divertir. Normalement, l’intérêt de tout être humain devrait être la condition de son âme immortelle.

Les feuilles bruissaient gentiment dans le bosquet d’arbres à musique à l’extérieur du monastère, mais les arbres étaient encore silencieux. Ils s’accorderaient plus tard dans l’après-midi pour le concert nocturne. Ce serait une chose magnifique à entendre, pensa-t-il avec une certaine réticence. Il s’imaginait parfois que leur musique provenait de quelque chœur céleste, mais il savait que ce n’était qu’imagination. D’autres fois, la musique qu’ils produisaient n’avaient rien d’une musique religieuse. C’étaient de telles pensées, se dit-il, ainsi que le fait de s’asseoir et de porter une robe, qui les avaient rendus, ses compagnons et lui-même, moins aptes à remplir avec foi la tâche qu’ils s’étaient assignée. Mais, un robot nu ne pourrait pas se tenir devant le Seigneur, se dit-il. S’il devait prendre la place de l’homme qui avait si totalement oublié, il devait porter quelques-uns des vêtements de l’homme.

Les vieux doutes et les anciennes craintes l’envahirent, et il resta assis, écrasé par leur poids. On aurait pu croire qu’il était possible de s’habituer à eux, se dit-il, puisqu’ils ne l’avaient pas quitté depuis le début (ni lui, ni ses compagnons), mais le temps ne les avait pas émoussés, ils étaient toujours aussi aigus et le blessaient toujours jusqu’au cœur. Et, au lieu de diminuer avec les années, plus ils lui étaient familiers plus ils devenaient douloureux, quand des siècles de réflexion sur les commentaires méticuleux et les nombreux ouvrages de recherche des théologiens humains n’avaient apporté aucune réponse. Tout cela n’était-il rien d’autre qu’un monstrueux blasphème ? se demandait-il avec angoisse. Des entités sans âme pouvaient-elles servir le Seigneur ? Ou bien, était-il possible qu’elles aient acquis des âmes au cours de leurs années de foi et de travail ? Il chercha une âme en lui-même (et ce n’était pas la première fois qu’il le faisait) et n’en put trouver aucune. Et même s’il en avait une, comment pouvoir la reconnaître ? se demanda-t-il. Quels étaient les ingrédients qui entraient dans la composition d’une âme ? D’ailleurs, pouvait-elle s’acquérir ou naissait-on avec ? Et si tel était le cas, quels étaient les caractères génétiques concernés ?

Lui et les autres robots (les autres moines ?) usurpaient-ils les droits des humains ? Aspiraient-ils, par péché d’orgueil, à une chose réservée à la race humaine ? Entrait-il dans leurs attributions (était-ce jamais entré dans leurs attributions ?) de tenter de sauvegarder une institution humaine et divine que les hommes avaient rejetée et dont Dieu lui-même pouvait bien ne plus se soucier ?

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