— Au début, je me suis simplement promené, dit John Whitney. Bien sûr, c’était merveilleux pour nous tous, mais j’avais l’impression que c’était tout particulièrement merveilleux pour moi. L’idée que l’homme avait son libre-arbitre dans l’univers, qu’il pouvait aller partout où il le désirait, était un miracle absolument incompréhensible, et le fait qu’il parvienne à ce résultat tout seul, sans machines, sans instruments, avec ses seuls corps et esprit, par un pouvoir intérieur que nul humain n’avait connu auparavant, était absolument incroyable. J’ai exercé ce pouvoir pour me prouver encore et encore qu’il existait vraiment, que c’était une faculté solide et permanente dont on pouvait user à volonté, que l’on ne perdait jamais, qui était maintenant inhérente à l’homme et qui ne lui était pas accordée par un arrêt spécial révocable à tout instant. Tu n’as jamais essayé ce pouvoir, Jason ? Ni toi, ni Martha, ne l’avez jamais essayé ?
Jason secoua la tête :
— Nous avons trouvé quelque chose d’autre. Peut-être pas aussi spectaculaire, mais profondément satisfaisant. L’amour de la terre, un sentiment de continuité, l’impression d’un patrimoine qui se transmet, et même de faire partie de manière substantielle de ce patrimoine. Une certitude liée à la terre.
— Je crois que je peux comprendre, dit John. C’est quelque chose que je n’ai jamais eu, et je soupçonne que c’est ce qui m’a conduit de plus en plus loin, une fois mon enthousiasme pour les voyages d’étoile en étoile quelque peu tombé – bien que je puisse encore m’enthousiasmer pour un nouvel endroit que je découvre, car il n’y en a jamais deux exactement semblables. Ce qui est stupéfiant – ce qui me stupéfie toujours –, c’est l’extraordinaire éventail de dissemblances qui existe, même entre des planètes dont les caractéristiques géologiques et historiques sont très voisines.
— Mais, pourquoi avoir attendu si longtemps, John ? Toutes ces années sans revenir à la maison, sans nous donner de nouvelles. Tu dis que tu as rencontré certains des nôtres et qu’ils t’ont rapporté que nous étions toujours sur Terre, que nous n’avions jamais quitté la Terre.
— J’y ai songé, dit John. J’ai pensé de nombreuses fois à venir vous voir. Mais il aurait fallu que je revienne les mains vides, sans rien avoir à montrer après toutes ces années d’errance fiévreuse. Pas de biens matériels, bien entendu, car nous savons maintenant qu’ils ne comptent pas, mais sans avoir vraiment rien appris, sans posséder une nouvelle compréhension supérieure. Une poignée d’anecdotes sur les endroits où je suis allé et sur ce que j’ai vu, mais cela aurait été tout. Le retour du frère prodigue à la maison et je…
— Mais ce n’aurait pas du tout été comme cela, tu aurais toujours été le bienvenu. Nous t’avons attendu des années, et nous avons demandé de tes nouvelles.
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi personne ne savait rien de toi, dit Martha. Tu dis que tu as rencontré certains des nôtres, et bien que je sois continuellement en communication avec ceux qui se trouvent dans les étoiles, personne ne savait rien de toi. Aucune nouvelle. Tu avais tout simplement disparu.
— J’étais très loin, Martha. Beaucoup plus loin que la plupart d’entre eux. J’ai couru vite et loin. Ne me demande pas pourquoi, je me le suis quelquefois demandé et je n’ai jamais trouvé pourquoi, jamais de vraie réponse. Ceux que j’ai rencontrés – deux ou trois seulement, et par hasard – étaient aussi allés vite et loin. Comme des enfants, je pense, qui découvrent un nouvel endroit merveilleux où il y a tant à voir qu’ils ont peur de ne pas parvenir à tout regarder et qui se dépêchent de s’en mettre plein les yeux en se disant que lorsqu’ils auront tout vu, ils retourneront au meilleur endroit – tout en sachant probablement qu’ils ne le feront jamais car, dans leur esprit, le meilleur endroit est toujours le suivant qu’ils découvriront et, peu à peu, ils sont obsédés par l’idée qu’ils ne le trouveront jamais s’ils ne continuent pas à avancer. Je savais ce que je faisais, je savais que cela n’avait aucun sens, et cela m’a un peu réconforté de rencontrer quelques-uns des nôtres qui soient comme moi.
— Mais ta course avait un but, dit Jason. Même si tu ne le savais pas à ce moment-là, le but était quand même là, puisque tu as trouvé les Autres. Si tu n’étais pas allé si loin, je ne pense pas que tu les aurais jamais trouvés.
— C’est vrai, reconnut John. Mais je n’avais pas du tout l’impression d’avoir un but. Je suis simplement tombé sur eux, je ne les cherchais pas. J’avais senti la présence du Principe et c’était lui que je cherchais.
— Le Principe ?
— Je ne sais pas comment t’expliquer, Jason. Je ne peux pas t’expliquer avec des mots. Je n’ai aucun moyen d’exprimer ce que c’est exactement, bien que je sois sûr d’en avoir une idée assez claire. Il est possible que nul homme ne soit jamais capable de savoir exactement ce que c’est. Tu te souviens avoir dit qu’il y avait une présence malfaisante vers le centre ? Cette présence malfaisante est le Principe. Ceux que j’ai rencontrés l’avaient aussi senti et ont dû se débrouiller pour prévenir. Mais, présence malfaisante n’est pas le mot juste, ce n’est pas vraiment malfaisant. De loin, quand on le sent quand on en a conscience, quand on se rend compte de sa présence, cela a une odeur malfaisante parce que c’est tellement étranger, tellement inhumain, tellement indifférent.
D’après les critères humains, c’est aveugle et sans raison. Cela semble aveugle et sans raison parce que c’est incapable de la moindre émotion, du moindre motif ou but, du moindre processus de pensée qui trouverait son équivalent dans l’esprit humain. Comparée à cela, une araignée est notre frère de sang et notre égale intellectuelle. C’est là, et cela sait. Cela sait tout ce qu’il y a à savoir. Et ce savoir est traduit en termes tellement non humains que nous ne pourrions jamais effleurer la surface du plus simple de ces termes. C’est là, cela sait, et cela traduit ce que cela sait. La traduction de ce savoir est si froidement exacte que l’esprit humain recule, car rien ne peut avoir si complètement raison – sans la plus petite possibilité d’erreur. J’ai dit que c’était inhumain, et peut-être est-ce cette capacité d’avoir absolument raison, cette exactitude absolue, qui le rend si inhumain. Car, aussi fiers que nous soyons de notre intellect et de nos capacités de compréhension, aucun d’entre nous ne pourra jamais honnêtement prétendre avec certitude avoir absolument raison sur un point d’information ou d’interprétation.
— Mais, tu as raconté que tu as trouvé les Autres et qu’ils reviennent sur Terre, répondit Martha. Tu ne peux pas nous en dire plus à ce sujet et nous préciser quand ils vont revenir ?
— Chérie, coupa doucement Jason, je pense que John veut nous en dire plus et qu’il a quelque chose à ajouter avant de nous parler des Autres.
John quitta le fauteuil dans lequel il était assis, marcha jusqu’à la fenêtre ruisselante, regarda au-dehors, puis revint faire face aux deux autres, assis sur le sofa.
— Jason a raison, dit-il. J’ai autre chose à ajouter. Il y a si longtemps que je veux le confier à quelqu’un, que je veux partager tout cela avec quelqu’un. Je peux me tromper. J’y ai pensé si longtemps que je peux m’être embrouillé. J’aimerais que vous m’écoutiez tous les deux et que vous me disiez ce que vous en pensez.
Il s’assit de nouveau.
— Je vais essayer de présenter cela aussi objectivement que possible, poursuivit-il. Vous comprenez, je n’ai jamais vu cette chose, ce Principe. Je ne suis peut-être même pas parvenu très près de lui – mais suffisamment près toutefois pour savoir qu’il est là et pour sentir un peu le genre de chose que c’est, mais peut-être pas plus que n’importe qui n’aurait pu le sentir. Je ne l’ai pas compris, bien sûr, je n’ai même pas essayé parce qu’on sait qu’on est trop faible, trop petit pour comprendre. C’était peut-être ce qui était le plus blessant : se rendre compte combien on est faible et petit – et pas seulement soi, mais l’humanité toute entière. C’est quelque chose qui réduit la race humaine au niveau de microbe, et peut-être même à moins que le statut de microbe. On sait instinctivement qu’on est indigne de son attention en tant qu’être humain, bien qu’il y ait des preuves – ou qu’en tout cas je crois qu’il y ait des preuves – qu’il puisse prêter attention à l’humanité, et qu’il l’ait fait.
Je m’en suis approché autant que mon esprit a pu le supporter. J’ai tremblé devant lui. Je ne sais pas ce que j’ai fait d’autre. Toute une partie de ceci se brouille dans mon esprit. Je m’en suis peut-être trop approché. Mais il fallait que je sache, vous comprenez, il fallait que je sois sûr. Et je le suis. Il est là-bas, il observe, il sait, et au besoin, il peut agir – bien que j’incline à penser qu’il soit lent à agir…
— Agir ? Comment cela ? demanda Jason.
— Je ne sais pas, lui répondit John. Il faut que tu comprennes bien que tout ceci n’est qu’une impression. Une impression intellectuelle. Rien de visuel, rien que j’aie vu ou entendu. Et c’est parce qu’il s’agit d’une impression intellectuelle que c’est si difficile à décrire. Comment décrire les réactions de l’esprit humain ? Comment donner une image de l’impact émotionnel de ses réactions ?
— Nous en avons entendu parler, dit Jason à Martha. Quelqu’un t’en a parlé. Te souviens-tu de qui il s’agissait, qui peut être allé aussi loin que John ? Ou presque aussi loin…
— Il n’était pas nécessaire d’aller aussi loin que moi, dit John. On peut le sentir bien avant. J’ai délibérément essayé de m’en approcher.
— Je ne me souviens pas de qui il s’agissait, dit Martha. Deux ou trois personnes m’en ont parlé. Je suis sûre que ce n’était pas une information de première main. Peut-être même cela s’était-il transmis de bouche à oreille une dizaine de fois. Le bruit avait couru d’une personne à l’autre, c’était passé par beaucoup de gens. Il y avait simplement quelque chose de malfaisant vers le centre de la galaxie. Mais aucun signe que qui que ce soit ait enquêté. Ils avaient peut-être peur d’aller enquêter.
— C’est sûrement, ça, dit John, j’ai eu très peur.
— Tu l’appelles « le Principe », dit Jason. C’est une drôle de manière de l’appeler. Pourquoi le Principe ?
— C’est ce que j’ai pensé quand j’étais près de lui, répondit John. Il ne me l’a pas dit. Il n’a pas du tout communiqué. Il n’était probablement pas conscient de ma présence et ne savait sans doute même pas que j’existais. Un minuscule microbe rampant vers lui…
— Mais, le Principe ? C’est une chose, une créature, une entité ? C’est un nom curieux à donner à une créature ou à une entité, il doit bien y avoir une raison ?
— Je ne suis pas sûr que ce soit une créature ou une entité, Jason. C’est seulement quelque chose. Peut-être une masse d’intelligence ? De quoi cela peut-il avoir l’air ? Peut-on même la voir ? Est-ce un nuage, une traînée de gaz, des trillions de minuscules atomes dansant dans la lumière des soleils du centre ? La raison pour laquelle je l’appelle le Principe ? Franchement, je ne peux pas vous dire. Ce n’est pas logique, je n’arrive pas à trouver la moindre raison à cela. J’ai simplement senti que c’était le principe de base de l’univers, le directeur de l’univers, son cerveau central, ce qui le maintient, ce qui le fait fonctionner – la force qui fait tourner les électrons autour du noyau, qui fait orbiter les galaxies autour de leur centre, qui maintient tout en place.
— Pourrais-tu désigner son emplacement ? demanda Jason.
John secoua la tête :
— Aucun moyen de le faire. Impossible d’utiliser la triangulation. On sentait le Principe partout, il me semble. Cela venait de partout, cela vous enveloppait, vous étouffait et vous absorbait. Aucune impression de direction. Et, de toute façon, ce serait difficile car il y a tellement de soleils et d’astres pressés les uns contre les autres. Des soleils qui ne sont séparés que par des fractions d’années-lumière. Vieux, pour la plupart. Et la plus grande partie des planètes sont mortes. Sur certaines restent encore les ruines et les vestiges de ce qui doit avoir été de grandes civilisations, mais elles sont toutes mortes, maintenant…
— C’était peut-être l’une de ces civilisations ?
— Peut-être, dit John. C’est ce que j’ai d’abord pensé. Que l’une de ces anciennes civilisations avait réussi à survivre et que son intelligence avait évolué de façon à devenir le Principe. Mais, depuis, je suis venu à en douter. Il aurait fallu plus de temps que ne le permet la vie d’une galaxie, j’en suis sûr. Je ne peux pas commencer à te raconter, je ne sais pas comment te décrire la force pure de cette intelligence, combien elle nous est totalement étrangère. Pas seulement différente, on trouve çà et là dans l’espace des intelligences différentes, et ces différences nous les rendent étrangères. Mais pas étrangères au sens où le Principe nous est étranger. Cette terrible étrangeté suggère une origine extérieure à la galaxie, ou antérieure à la galaxie. Une origine provenant d’un temps et d’un lieu si différents de la galaxie que ce serait inconcevable. Je suppose que tu connais la théorie de la Création Continue de l’Univers ?
— Oui, bien sûr, dit Jason. L’Univers n’a pas de commencement, n’aura jamais de fin, il est en état de création perpétuelle, de nouvelles matières se forment, de nouvelles galaxies naissent tandis que les anciennes meurent. Mais, avant la disparition des Autres, les cosmologues avaient établi que cette théorie ne tenait pas.
— Je sais qu’ils l’avaient fait, dit John. Mais il y a encore de l’espoir – on peut appeler cela de l’espoir –, car il y avait quelques personnes qui s’accrochaient obstinément au concept de la Création Continue pour des raisons philosophiques. C’était si beau, si superbe, si impressionnant, qu’ils se refusaient à l’abandonner. Ils disaient : « Supposons que l’Univers soit beaucoup plus grand qu’il ne semble, que nous n’en apercevions qu’un fragment, une minuscule bulle locale sur la peau de cet immense univers, et supposons que cette bulle locale traverse une phase qui ne semble pas se rapporter à la création continue mais à un univers évolutif… »
— Et tu crois qu’ils avaient raison ?
— Je pense qu’ils peuvent avoir raison. La Création Continue donnerait au Principe le temps dont il a eu besoin pour naître. Avant son apparition, l’univers était peut-être chaotique. Le Principe est peut-être la force constructrice qui l’a ordonné.
— C’est ce que tu crois ?
— Oui, c’est ce que je pense. J’ai eu le temps d’y réfléchir, de tout assembler, et cela s’ajuste si bien que je suis convaincu. Je n’ai pas l’ombre d’une preuve, pas l’ombre d’un fait, mais j’ai cette idée en tête et je ne puis m’en débarrasser. J’essaie de me dire que le Principe, ou une partie de lui, peut me l’avoir suggérée, mise en tête, j’essaie de me le dire, car c’est la seule explication que je trouve. Et pourtant, je sais que ce doit être faux car je suis persuadé que le Principe n’était absolument pas conscient de ma présence. Il n’y a pas eu le moindre signe qu’il en ait eu conscience.
— Tu t’en es beaucoup approché, dis-tu ?
— Autant que je l’ai osé. J’étais terrifié. Je me suis approché jusqu’au moment où j’ai dû m’arrêter et prendre la fuite.
— Et tu as trouvé les Autres quelque part en chemin. Tout cela a un sens, après tout. Tu ne les aurais jamais trouvés si tu n’avais pas essayé de t’approcher de cette chose que tu appelles le Principe.
— Jason, dit Martha, cela ne semble pas te faire beaucoup d’effet, que t’arrive-t-il ? Ton frère revient et…
— Désolé, dit Jason. Je pense que je ne me rends pas vraiment compte. C’est trop énorme pour que je réalise. Je suis peut-être profondément horrifié, et c’est peut-être pour l’éloigner de moi, par un réflexe d’autodéfense, que je l’appelle « cette chose ».
— J’ai eu la même réaction, dit John à Martha. En tout cas, au début. Mais je l’ai rapidement surmontée. Et c’est vrai, je n’aurais jamais trouvé les Autres si je n’étais pas parti à la recherche du Principe. Je les ai trouvés par hasard. Tu comprends, j’étais en train de revenir, en passant d’une planète à l’autre mais en suivant un itinéraire différent de celui que j’avais pris à l’aller. Il faut être très prudent, je pense que tu le sais, quand on choisit les planètes par lesquelles on passe. On les sonde et l’on peut choisir celles qui semblent les plus propices, il y a beaucoup d’indications très utiles, mais on court toujours le risque qu’une planète possède des caractéristiques que l’on n’a pas pu détecter, ou qu’elle manque de quelque chose qu’on pensait qu’elle aurait et qui ne s’y trouve tout simplement pas. Il faut donc avoir une ou deux solutions de rechange pour pouvoir se tourner très rapidement vers une autre planète si quoi que ce soit ne va pas sur celle que l’on a choisie. J’avais mes solutions de rechange et je suis tombé sur une planète qui n’était pas mortelle mais très inconfortable, je me suis donc rapidement tourné vers une autre, et c’est là que je les ai trouvés. C’était encore assez près du Principe, et je me suis demandé comment ils le supportaient, comment ils pouvaient vivre si près et n’en tenir aucun compte – ou faire semblant de n’en pas tenir compte. J’ai pensé qu’ils s’y étaient peut-être habitués, bien que cela ne me semble pas être le genre de chose auquel on puisse facilement s’habituer. Ce n’est qu’après un certain temps que je me suis rendu compte qu’ils étaient inconscients de sa présence. Contrairement à nous, ils n’ont pas développé de pouvoirs parapsychiques et ils sont complètement sourds en ce domaine. Ils n’avaient aucune idée qu’une telle chose se trouve à cet endroit.
J’ai eu de la chance. Je me suis matérialisé dans un champ – matérialisé n’est pas un mot adéquat, bien sûr, il n’y a pas de mot pour exprimer cela. C’est incroyable que l’homme puisse faire quelque chose sans avoir de mot pour exprimer ce qu’il fait ! Jason, sais-tu, par hasard, si quelqu’un s’est fait une idée de ce qui se passe effectivement quand nous voyageons dans les étoiles ?
— Non, dit Jason, je ne sais pas. J’inclinerais à penser que non. Mais Martha en sait peut-être plus que moi, elle est en communication constante avec les étoiles, elle est au courant de toutes les nouvelles.
— Certains ont essayé de se faire une idée, dit Martha. Mais ils ne sont arrivés à rien. C’était au début. Je ne pense pas que qui que ce soit s’en soit inquiété depuis très très longtemps. Maintenant, ils se contentent de l’accepter, plus personne ne se demande comment ou pourquoi cela marche.
— Ce n’est peut-être pas plus mal, dit John. Mais la situation était telle que j’aurais pu tout rater. J’aurais pu arriver dans un endroit bourré de monde et quelqu’un aurait pu me voir surgir du néant, ou encore, en voyant pour la première fois depuis des siècles des êtres humains en grand nombre et en les reconnaissant pour ceux qui avaient été emmenés, j’aurais pu me précipiter dans leurs bras, dans l’enthousiasme de les avoir enfin trouvés – bien que je ne les aie pas cherchés, c’était bien la dernière chose que j’avais en tête.
Mais je suis arrivé dans un champ et, de loin, j’ai vu d’autres êtres humains, ou ce que j’ai pensé être des humains – des fermiers travaillant avec des instruments agricoles hautement perfectionnés. Et quand j’ai vu ces instruments, j’ai su que s’il s’agissait d’êtres humains, ce n’étaient pas des humains de notre clan car nous n’avons plus rien à faire avec aucune machine perfectionnée depuis des millénaires. L’idée que si ces créatures étaient indéniablement des humains, ce pouvait être ceux qui avaient disparu de la Terre, m’a traversé l’esprit. Et à cette idée, je me suis senti les jambes molles et une grande exaltation m’a envahi, bien que je me sois dit que c’était tout à fait improbable. La seule autre alternative était que je venais de découvrir une nouvelle race de créatures humanoïdes, ce qui était aussi improbable car personne n’a jamais trouvé d’autre race humaine dans toute la galaxie, n’est-ce pas ? Cela fait si longtemps que je suis parti que mes informations ne sont peut-être pas à la page.
— Non, dit Martha. Personne. On a trouvé de nombreuses autres créatures, mais pas d’humanoïdes.
— Il y avait aussi le fait qu’ils possédaient des machines. Ce qui rendait cette dernière possibilité encore plus invraisemblable. Car nous avons bien découvert de nouvelles races technologiques, mais leur technologie était si étrange que nous ne pouvions, dans la plupart des cas, en saisir ni le but, ni le principe. Trouver une autre race humanoïde ayant une technologie basée sur les machines paraissait absurde. La seule réponse possible était que j’avais trouvé les Autres. Quand je me suis rendu compte de cela, je suis devenu prudent. Nous étions peut-être du même sang, mais il y avait cinq mille ans entre nous, et je me suis dit que tout ce temps pouvait les avoir rendus aussi étrangers pour nous que n’importe quelle autre race de l’espace. Nous avons au moins appris que le premier contact avec des races étrangères doit être pris adroitement.
Je ne vais pas essayer de vous raconter maintenant tout ce qui est arrivé. Plus tard, peut-être. Mais je crois que je me suis très bien débrouillé – encore que ce soit surtout de la chance, je pense. Quand je me suis dirigé vers les fermiers, j’ai été pris pour un étudiant errant venant de l’une des deux autres planètes que la race humaine habite – c’est-à-dire pour quelqu’un de très légèrement détraqué qui s’occupe de choses qu’aucun homme normal ne jugerait digne d’intérêt. Quand j’ai compris cela, j’ai continué et cela a couvert les nombreuses erreurs que j’ai commises. Mes erreurs leur semblaient être de l’excentricité. Je pense que ce sont mes vêtements et la langue que je parle qui leur ont fait penser que j’étais un errant. Heureusement, ils parlent une sorte d’anglais, mais qui diffère considérablement de celui que nous parlons. J’imagine que si nous retournions sur la Terre d’il y a cinq mille ans, notre langue, telle que nous la parlons maintenant, ne serait pas facilement comprise. Le temps, les variations de circonstances, les négligences de langage apportent de nombreux changements dans la langue parlée. Leur méprise m’a permis de me promener suffisamment pour découvrir ce qui se passait, pour voir le genre de société qui s’était développé et pour apprendre un peu leurs plans à long terme.
— Et tu as découvert que ce n’était pas joli, joli ! dit Jason.
John lui lança un coup d’œil stupéfait :
— Comment le sais-tu ?
— Tu as dit qu’ils avaient encore une technologie à base de machines, je crois que la clé est là. J’ai deviné qu’une fois qu’ils se sont tirés d’affaire, ils ont continué à peu près de la même manière qu’avant d’être arrachés à la Terre. Et, si c’est le cas, le résultat ne doit pas être joli.
— Tu as raison, dit John. Apparemment, cela ne leur a pas pris trop longtemps pour se tirer d’affaire, comme tu dis. Très peu d’années après s’être retrouvés en un clin d’œil sur une autre planète – ou plutôt, sur d’autres planètes – dans une partie inconnue de l’espace, ils ont retrouvé leur équilibre, ils se sont organisés et ont continué à vivre à peu près comme avant. Il a fallu qu’ils repartent à zéro, évidemment, mais ils avaient les connaissances technologiques, ils avaient à leur disposition des planètes neuves aux ressources vierges et ils sont rapidement retombés sur leurs pieds. Et, qui plus est, ils ont la même espérance de vie que nous, la même longévité que nous. Beaucoup d’entre eux sont morts pendant les premières années de lutte pour s’adapter, mais il en est quand même resté énormément. Et parmi ceux-ci, se trouvaient des gens qui avaient toutes les capacités nécessaires pour développer une nouvelle technologie. Imagine un peu ce qui arriverait si un ingénieur spécialisé et expérimenté – ou un savant imaginatif possédant son métier à fond – vivait de nombreux siècles ? La mort n’enlèverait pas à la société ces talents si nécessaires comme c’était le cas auparavant. Les génies ne mourraient pas mais continueraient à être des génies, les techniciens qui ne construisaient ou tiraient des plans que pendant les quelques années précédant leur mort ou leur retraite pourraient continuer indéfiniment à construire et à tirer des plans. Cela donne à un homme autant de temps qu’il en a besoin pour développer à fond ses théories, et cela lui donne la jeunesse dont il a besoin pour les poursuivre. Évidemment, tout ceci présente un inconvénient majeur : la présence d’hommes d’un grand âge possédant une vaste expérience et occupant des postes importants peut tendre à avoir une influence inhibitrice sur ceux qui sont plus jeunes, cela peut favoriser un conservatisme aveugle à toute nouvelle idée et peut enfin bloquer tout progrès si le danger n’a pas été reconnu et compensé. Les Autres ont eu le bon sens de le reconnaître et d’introduire quelques traits compensatoires dans leur structure sociale.
— As-tu réussi à te faire une idée de leur histoire ? Combien de temps leur a-t-il fallu pour redémarrer, et comment ont-ils progressé ?
— En gros, oui. Rien de précis, bien sûr. Disons qu’il leur a fallu une centaine d’années pour établir une société viable, peut-être dans les trois siècles pour reconstituer une approximation de la situation technologique qu’ils avaient sur Terre. À partir de là, ils ont continué sur les bases qu’ils possédaient, avec l’avantage de s’être débarrassés d’un certain nombre de boulets qu’ils traînaient autrefois derrière eux. Ils sont partis de rien et, au début, ils n’avaient pas besoin de s’encombrer des vieilleries qui leur pesaient sur Terre. Bien avant que mille ans se soient écoulés, les groupes vivant sur chacune des trois planètes – à moins d’une année – lumière de distance – se connaissaient les uns les autres et, en très peu de temps, des vaisseaux spatiaux ont été inventés, construits, et la race humaine a été à nouveau réunie. Le contact physique et le commerce que cette réunion rendit possible donna un nouvel élan à la technologie, car durant le millier d’années pendant lequel ils avaient été séparés, chacun avait développé sa technologie différemment, expérimentant dans des directions différentes. Et puis, ils avaient aussi les ressources de trois planètes au lieu d’une seule, et c’est ce qui doit avoir été un avantage décisif. Les trois cultures séparées se sont fondues en une sorte de superculture qui avait encore l’avantage de racines communes.
— Ils n’ont jamais développé de pouvoirs parapsychiques ? Aucune trace de cela ?
John secoua la tête :
— Ils y sont aussi aveugles qu’autrefois. Il n’y a pas que le temps qui soit nécessaire pour les acquérir puisqu’ils ont tous maintenant autant de temps que nous devant eux. Ce qui est nécessaire, ce doit être une manière de voir différente, une libération des pressions qu’une branche particulière de la technologie impose, non seulement à la race, mais à chaque individu.
— Et cette branche de la technologie ?
— Pour toi et moi, ce serait une contrainte brutale, dit John. Mais pour eux qui ne connaissent rien d’autre et qui voient en elle les buts pour lesquels ils ont lutté, cela doit paraître merveilleux. Sinon merveilleux, du moins satisfaisant. Pour eux, cela représente la liberté – liberté d’être au-dessus, et au-delà de l’environnement qu’ils ont à grand-peine soumis à leurs projets. Pour nous, cela serait asphyxiant.
— Mais ils doivent se souvenir ! dit Martha. Leur transfert de la Terre doit être suffisamment récent pour qu’ils s’en souviennent. Il doit y avoir des récits. Pendant toutes ces années, ils doivent s’être demandé ce qui leur est arrivé et où peut bien se trouver la Terre ?
— Des récits, oui, reconnut John. À moitié mythiques, car il s’est passé un certain temps – de nombreuses années – avant que quelqu’un se reprenne suffisamment pour écrire quelque chose. Et, à ce moment, l’événement était devenu quelque peu brumeux et il n’y avait très probablement pas deux opinions semblables sur ce qui était exactement arrivé. Mais ils y ont pensé, cela n’a jamais quitté leurs esprits. Ils ont tenté de l’expliquer, et il existe quelques merveilleuses théories. La confusion de tout cela peut nous sembler difficile à comprendre car tu as tes archives, Jason, celles que Grand-Père a commencées. Je pense que tu les tiens à jour ?
— Épisodiquement, répondit Jason. Il n’y a bien souvent pas grand-chose à écrire.
— Nos archives ont été délibérément écrites dans le calme et la clarté, dit John. Nous n’avons pas subi de bouleversement, nous avons simplement été laissés en arrière. Pour les Autres, il y a eu un bouleversement. Il est difficile d’imaginer ce que cela a pu être. Une seconde avant, ils étaient sur la Terre familière ; une seconde plus tard, ils se sont retrouvés jetés sur une planète qui était évidemment assez semblable à la Terre mais qui en différait totalement en de nombreux points. Se retrouver là sans nourriture, sans biens, sans abris ! Devenir en un clin d’œil des pionniers dans les pires circonstances ! Ils étaient terrifiés, bouleversés et, ce qui est bien pire, complètement désorientés. L’homme a grand besoin de pouvoir expliquer ce qui lui arrive – ou comment c’est arrivé –, et ils n’avaient aucun moyen de parvenir à une explication. C’était comme si on leur avait jeté un sort – un sort particulièrement méchant et impitoyable. Le miracle est qu’il y ait eu des survivants. Beaucoup d’entre eux sont morts. Et maintenant encore, ils ignorent comment et pourquoi c’est arrivé. Mais je crois que je sais pourquoi et que j’en connais la raison. Peut-être pas la méthode, mais la raison.
— Tu veux parler du Principe ?
— C’est peut-être pure imagination, reconnut John. Je suis peut-être arrivé à cette solution parce qu’il n’y avait pas d’autre explication apparente. Si les Autres avaient eu des facultés parapsychologiques, s’ils savaient ce que je sais, s’ils connaissaient l’existence du Principe, je suis sûr qu’ils arriveraient à la même conclusion que moi. Ce qui ne veut pas dire que nous aurions raison. J’ai déjà dit que je ne pensais pas que le Principe ait eu conscience de ma présence. Je ne suis pas sûr qu’il puisse avoir conscience d’aucun être humain – cela ressemblerait à un humain prenant conscience d’un seul microbe. Mais il a peut-être le pouvoir de se concentrer jusqu’à une perception très fine. Il ne connaît peut-être aucune limite. De toute façon, il est plus probable qu’il prête attention aux humains et à n’importe quelle autre créature vivant en groupe, peut-être plus attiré par la structure sociale et les directions mentales que doit avoir une telle masse d’individus que par cette masse elle-même. Pour attirer son attention, j’inclinerais à penser que n’importe quelle situation devait être unique – et d’après ce que nous avons jusqu’à maintenant trouvé dans la galaxie, il me semble que l’humanité d’il y a cinq mille ans, avec son développement technologique et son point de vue matérialiste en plein épanouissement, devait avoir semblé unique. Le Principe peut nous avoir étudiés pendant un certain temps, s’être interrogé sur nous, peut-être même s’être légèrement inquiété de la possibilité qu’avec le temps nous puissions déranger l’ordre et la précision de l’Univers – une chose qu’il ne tolérerait sûrement pas volontiers. Je pense donc qu’il nous a traités exactement de la manière dont les hommes de cette époque auraient traité un nouveau virus qui aurait présenté des possibilités de danger. Ils auraient placé un tel virus dans un tube à essai et lui auraient fait subir de nombreux tests pour déterminer comment il allait réagir dans différentes conditions. Le Principe s’est emparé de l’humanité et l’a déversée sur trois planètes, puis il s’est reculé et s’est remis à observer, se demandant peut-être s’il y aurait des divergences ou si les tendances morales se vérifieraient. Maintenant, il doit savoir que ces tendances se sont vérifiées. Les cultures des trois planètes différaient, bien sûr, mais malgré leurs différences elles étaient toutes trois technologiques et matérialistes. Et quand elles se sont découvertes les unes les autres, elles n’ont eu aucun mal à réunir leurs caractéristiques pour se fondre en une superculture technologique et matérialiste.
— Je ne sais pas pourquoi, dit Jason, mais quand tu parles des Autres, j’ai l’impression que tu décris une monstrueuse race étrangère et non l’humanité. Sans connaître les détails, ils ont l’air terrifiants.
— Pour moi, ils le sont, dit John. Vraisemblablement pas par des aspects isolés de leur culture – car certains côtés peuvent en être agréables – mais à cause de l’irrésistible impression d’arrogance qu’elle donne. Pas tant par leur puissance – bien qu’ils soient puissants – que par l’arrogance pure d’une espèce qui considère tout comme une propriété que l’on peut manipuler et utiliser.
— Et pourtant, c’est notre race ! dit Martha. Nous nous sommes tous si longtemps interrogés à leur sujet, si longtemps inquiété. Nous nous sommes tellement demandé ce qui pouvait leur être arrivé, nous avons eu tellement peur pour eux ! Nous devrions être heureux de les avoir retrouvés, heureux de voir qu’ils se sont si bien débrouillés.
— Nous le devrions peut-être, dit Jason. Mais bizarrement, je n’y arrive pas. S’ils restaient là où ils sont, cela ne me ferait sans doute pas le même effet. Mais John dit qu’ils reviennent sur Terre. Nous ne pouvons pas les laisser revenir, imagine un peu ce que cela donnerait ! Ce qu’ils feraient de la Terre et de nous-mêmes !
— Nous pourrions avoir à partir, dit Martha.
— Nous ne pouvons pas faire ça, dit Jason. La Terre fait partie de nous. Pas seulement de toi et moi, mais aussi des nôtres. La Terre est notre lien, notre point fixe. Elle nous lie les uns aux autres – nous tous, même ceux des nôtres qui ne sont jamais venus ici.
— Pourquoi a-t-il fallu qu’ils repèrent la Terre ? demanda Martha. Comment ont-ils pu la localiser alors qu’ils étaient perdus au milieu des étoiles ?
— Je ne sais pas, dit John. Mais ils sont intelligents. Très vraisemblablement beaucoup trop intelligents. Leur astronomie, de même que toutes leurs sciences, dépasse largement tout ce que l’homme osait rêver lorsqu’il se trouvait encore sur Terre. Ils se sont débrouillés pour passer toutes les étoiles au crible jusqu’à ce qu’ils aient découvert et identifié le vieux soleil ancestral. Ils ont des vaisseaux qui leur permettent de venir ici. Ils ont prospecté et exploité de nombreux autres soleils.
— Cela leur prendra peut-être longtemps pour venir ici, dit Jason. Nous aurons du temps pour décider de ce que nous devons faire.
John secoua la tête :
— Pas avec le genre de vaisseaux qu’ils possèdent. Ils voyagent à une vitesse qui excède de nombreuses fois celle de la lumière. Leur vaisseau de reconnaissance était déjà parti depuis un an quand j’ai découvert ce qu’il en était. Il peut arriver d’un moment à l’autre.