CHAPITRE VI GAELLA LA FOLLE

Très vénérée Qval Frana,

Comme vous pouvez le constater, j’ai pris le temps de vous écrire malgré les charges de plus en plus nombreuses qui pèsent sur mes pauvres épaules. Non que le Présent (un bien joli nom, n’est-ce pas, pour un bout de terre, pour un fragment de matière…) soit un échec, bien au contraire : nous sommes, si j’ose dire, victimes de sa générosité ! Nos récoltes de manne précoce et tardive sont si abondantes qu’elles nous occupent quatre ou cinq mois l’an, qu’elles débordent de nos greniers ; nos vergers donnent tant de fruits que la main-d’œuvre saisonnière nous manque pour les cueillir, les entreposer, les sécher, en extraire le précieux sucre… Sans compter les potagers, exubérants, sans compter les plantations de laine végétale, sans compter le petit cheptel de yonks que nous avons réussi à constituer (nous en comptons pour le moment treize, un résultat tout à fait remarquable comparé aux autres mathelles), sans compter les bâtiments et les canalisations qui nous demandent un incessant travail d’entretien… Je suis si fatiguée que parfois, je vous assure, il m’arrive de m’endormir assise sur une chaise de la terrasse qu’Andemeur et Solan ont construite l’an dernier.

Mais je m’aperçois que je ne vous ai pas encore parlé de Solan. Je vous présente donc mon deuxième constant, plus jeune qu’Andemeur et cependant plus sage par bien des côtés. Un homme charmant, doux, modéré en tout, assez peu porté sur les plaisirs de la chair mais néanmoins père de mes troisième et quatrième enfants. Voici bientôt quatre ans que je n’ai pas reçu de volage dans ma chambre (je suis bien trop épuisée pour songer à m’apprêter, je dois être aussi séduisante qu’un épouvantail à nanziers) et qu’Andemeur, qui a reçu un coup de sabot de yonk au bas-ventre, ne m’a pas honorée de ses faveurs. Il ne reste plus qu’à partager la majeure partie de mes nuits avec Solan. Je ne m’en plains pas car il est peu exigeant, respecte mon sommeil, se contente le plus souvent de me tenir serrée contre lui. Je le provoque quand il me vient des envies et il lui arrive de répondre à mes avances. Je n’en retire pas les mêmes satisfactions que celles que j’éprouvais avec Andemeur ou certains volages, mais cela a suffi à me féconder à deux reprises, et, ma foi, les enfants issus de ces étreintes frustrantes sont aussi sains et vigoureux que les autres. Tout de même, il faudra bien qu’un jour je me décide à m’attacher un troisième constant. Et, dans ce but, affûter mes armes de femme, renouer avec le plaisir incomparable (illusoire ?) de se sentir désirée, déshabillée des yeux.

Parlons maintenant du sujet qui nous préoccupe : je n’ai pas de nouvelles directes des protecteurs des sentiers depuis que je me suis établie au nord de Cent-Sources, cela fera bientôt huit ans. Les réunions des mathelles, auxquelles je me rends une fois sur deux, me semblent désormais tourner aux bavardages futiles, aux jérémiades systématiques. Mes consœurs sautent sur tous les prétextes pour se plaindre : la chaleur, le froid, les tempêtes de pollen, les averses de cristaux de glace, l’infertilité des yonks domestiques, la froideur de leurs constants, la tyrannie des chasseurs, l’angoisse de la pénurie d’eau et, bien entendu, les manigances des protecteurs des sentiers… La majorité d’entre elles ont catégoriquement refusé l’idée que je leur avais soumise : hors de question pour les vertueuses reines des domaines de s’opposer par la force aux couilles-à-masques et, dans ce dessein, de recruter des bataillons armés. Ellula n’a pas triomphé de la haine par la haine, m’ont-elles répliqué, mais par l’amour, par la dévotion. Elles ont oublié, me semble-t-il, qu’Ellula était aussi une guerrière, une femme qui défia l’ordre séculaire et despotique des Kroptes, qui souleva les ventresecs et les épouses pour les conduire dans le pays des terribles robenoires par-dessus les gouffres d’eau bouillante. Ellula a su livrer toutes les guerres auxquelles elle était conviée, y compris l’étreinte, périlleuse entre toutes, avec le grand Ab. Elle ne s’est jamais dérobée, et c’est précisément là, dans le renoncement des mathelles, dans leurs interprétations erronées des légendes de l’Estérion, que s’avancent les protecteurs des sentiers. Ils continuent de s’emparer d’hommes, de femmes ou d’enfants qu’ils exposent aux umbres sur la colline de l’Ellab, ils s’obstinent à traquer les lignées maudites.

Après tout ce temps passé hors de l’enceinte de Chaudeterre, je ne sais toujours pas ce qu’est une lignée maudite. Je suppose qu’ils ont eu connaissance de fautes graves qui ont excité leur fureur. En exemple, vénérée Qval, je rappellerai l’interrogatoire scélérat auquel ils m’avaient soumise avant la création de mon domaine. Ils classent certainement les amours exclusivement féminines (et les amours exclusivement masculines ?) dans la catégorie des fautes graves impardonnables. Ou bien ils sont remontés, grâce à la reconstitution précise d’arbres généalogiques, jusqu’aux survivants de l’arche des origines et ont estimé que certaines branches pourries méritaient d’être coupées. Toujours est-il qu’ils poursuivent un but connu d’eux seuls et peuvent à tout moment s’abattre sur nous – nous, c’est-à-dire mon domaine et votre conventuel – comme des nuées ardentes.

Andemeur et Solan m’assurent qu’ils se tiennent prêts à les accueillir comme ils le méritent. Je ne mets pas en doute la bravoure de mes constants, mais les simples lois arithmétiques m’apprennent que je ne dois pas me faire d’illusions, qu’il ne sera guère facile de contenir les légions des couilles-à-masques. En attendant, j’essaie de jouir des présents que m’offrent l’instant (ou des instants que m’offre le présent), l’amour de mes quatre enfants, des trésors dont je vous parlerai plus longuement un jour, celui de mes deux constants, la générosité des terres qui m’ont accueillie.

Dernière chose, vénérée Qval : une sœur séculière m’a confié qu’une novice avait récemment tenté de pénétrer dans l’eau bouillante du bassin de Djema. Cela m’a rappelé mes premières années de noviciat où je pensais, comme cette jeune sœur, que l’épreuve du Qval revêtait une réalité physique. Eh bien, le croiriez-vous, j’en suis à nouveau convaincue après m’être longtemps persuadée comme vous, comme toutes les autres, qu’il ne s’agissait que d’un rituel symbolique. Je ne saurais vous l’expliquer avec des mots, mais j’ai pris conscience que Qval Djema, notre fondatrice, nous a bel et bien quittées en s’enfonçant dans cette eau redoutable, qu’elle nous a bel et bien conviées à la suivre physiquement quand nous nous en sentirions prêtes, quand nous aurions évacué nos doutes et nos peurs. La vérité est que nous nous sommes défilées, vénérée Qval, que nous nous sommes hâtées de nier l’aspect douloureux de cette expérience, de nous évader dans la théorie, dans l’interprétation, dans la chimère, et qu’à cause de cela nous nous sommes dissociées du présent.

Mais qui suis-je pour donner des leçons ? Une femme elle-même piégée par le temps, une mathelle et une mère ployant sous le poids de sa charge, une amante insatisfaite à qui il arrive de regretter les temps innocents de Chaudeterre, les interminables séances de porte-du-présent et l’odeur familière de l’air chargé de soufre.

Oserai-je, cette fois, espérer une réponse ?

Merilliam.

Alma gravissait avec une lenteur exaspérante l’escalier tournant qui menait à la succession de toits en terrasse du conventuel de Chaudeterre. Cela faisait trois jours que la belladore assistante de Qval Anzell lui avait permis de sortir de sa cellule, mais elle ne lui avait sûrement pas donné l’autorisation de se lancer dans une montée aussi longue, aussi exténuante. Et d’ailleurs Alma commençait à regretter de s’être aventurée sur ces marches étroites et raides, mais elle avait parcouru trop de chemin désormais pour songer à revenir en arrière.

Comme le lui avait annoncé Qval Frana au sortir de son inconscience, son pied gauche supportait difficilement le contact avec le cuir d’une chaussure ou même avec la laine fine d’une chaussette, gonflait très rapidement dès qu’elle le sollicitait, était traversé de pointes douloureuses, insupportables, au niveau de la voûte plantaire, du tendon d’Achille et du talon. Le pied droit, lui, ne l’élançait pratiquement plus, ni les brûlures semées par les gouttes bouillantes sur ses jambes, son torse et son visage.

Elle boitait bas lorsqu’elle atteignit enfin le premier toit en terrasse, celui de l’entrepôt des vivres, surnommé le « ventre », en vertu de sa fonction, certes, mais aussi en raison de ses formes arrondies. Là, éblouie par la lumière de Jael, elle s’approcha du parapet de pierre et laissa errer son regard sur les collines qui semblaient veiller sur le conventuel comme des ombres protectrices. De la roche nue, noire, torturée, montaient des fumerolles ocre qui trahissaient la présence de nombreuses sources d’eau chaude et qui, de temps à autre, se transformaient en geysers plus ou moins importants selon les endroits, selon les moments. Au loin, entre les crêtes affaissées, se déployait la plaine jaune d’où jaillissaient les tempêtes de pollen au début de la saison sèche. Le ciel se tendait d’un mauve foncé profond qui annonçait le retour des premières averses de cristaux de glace.

Revoir ce paysage maintes fois observé, maintes fois haï, l’étrangla d’émotion. Elle eut à nouveau envie de pleurer, comme cela lui arrivait fréquemment depuis qu’elle avait repris connaissance dans sa cellule. Elle ne se lamentait pas sur son échec dans la grotte de Djema, sur ses illusions perdues, du moins elle n’en avait pas l’impression, elle pleurait sans raison apparente, comme s’il lui fallait évacuer par les larmes des douleurs profondes anciennes. Peut-être parce que les digues dressées par son orgueil s’étaient effondrées et que les chagrins accumulés depuis sa naissance avaient trouvé des brèches par où se déverser.

Quand ses larmes eurent fini de couler, elle traversa, toujours en boitant, le toit du « ventre » et gravit l’escalier droit qui donnait sur celui du bâtiment principal abritant les cellules, les réfectoires, les ateliers d’enseignement et les salles de porte-du-présent. Une construction de pierres noires comme les autres, mais plus imposante que les autres avec ses hauts murs criblés de fenêtres, son entrée monumentale en forme d’ogive, ses renforts de maçonnerie qui s’élevaient à chacun de ses coins comme des tours tronquées.

De la partie orientale du toit, on avait une vue d’ensemble de Chaudeterre, non seulement des bâtisses mais aussi du potager, du verger, de la retenue d’eau potable et de l’enclos des nanziers. Alma distinguait, entre les arbres au feuillage jaune, roux ou vert, les silhouettes des djemales qui vaquaient à leurs occupations. Les unes remplissaient les grands paniers de fruits, d’autres vérifiaient les canalisations, d’autres encore déterraient des qvelches, de grosses légumineuses au goût fade qu’elles entassaient sur une charrette à bras. Toutes étaient vêtues de tuniques courtes, amples, sans manches, conçues de manière à leur garantir une totale liberté de mouvement. Si la plupart d’entre elles ne portaient rien en dessous, quelques-unes avaient gardé le pan d’étoffe drapé qui leur servait de sous-vêtement et leur donnait l’allure grotesque de nourrissons en couches.

Alma n’avait jamais été affectée à ce genre de corvée. Elle ne s’en était pas étonnée jusqu’à présent, comme s’il allait de soi qu’elle devait consacrer chaque instant de son existence à la recherche de la porte-du-présent. Elle se demanda soudain d’où lui venait cette inexplicable faveur. Elle n’était pas de constitution très robuste, mais elle ne présentait pas de handicap majeur, rédhibitoire, du moins jusqu’à ce jour maudit où elle s’était mise en tête d’entrer dans l’eau bouillante de la grotte de Djema.

Elle décelait de la moquerie dans les yeux des djemales qu’elle croisait, probablement mises dans la confidence par Qval Anzell ou son assistante. Elle serait désormais, et pour longtemps, la novice aux pieds brûlés, l’incarnation de la naïveté, de la prétention et de la bêtise.

« Belle journée, hein ? »

Alma sursauta, se retourna aussi vite que le lui permettait son pied douloureux et vit approcher une vieille femme vêtue d’une longue robe blanche dont l’extraordinaire fluidité l’étonna. Elle croyait connaître toutes les djemales de Chaudeterre, y compris les plus anciennes ou les plus discrètes, mais elle ignorait l’existence de cette sœur dont le visage était un curieux assemblage de grâce et de laideur, de pureté et de corruption. La finesse incomparable des traits se devinait sous les atteintes du temps, les rides, les plis, les affaissements. Le regard, d’un brun qui tirait sur l’or, pétillait de vivacité sous les rideaux las, craquelés et empesés des paupières. Les cheveux, noués en chignon, aussi blancs que la robe, se dressaient au sommet du crâne comme une cime enneigée. D’elle émanait une odeur imprécise d’herbe, de fleur et de putréfaction. Grande, osseuse, elle toisait la novice avec un soupçon d’intérêt sous le vernis d’autorité, de dédain.

Alma exécuta avec maladresse la révérence que toute sœur devait à ses aînées à l’intérieur du conventuel. La vieille femme eut un rire éraillé avant de s’appuyer sur le parapet.

« Pas facile de faire ce genre de simagrées avec un pied ébouillanté, hein ? »

Alma se mordit les lèvres. La rumeur de sa mésaventure s’était répandue plus vite qu’elle ne l’avait pensé. Elle doutait d’avoir la force de supporter les railleries quotidiennes, les chuchotements fielleux, l’ironie des regards. Elle s’était mise dans une situation impossible. Elle garda les yeux rivés sur son ombre qu’étirait la lumière de Jael sur les dalles de pierre.

« Pas facile non plus d’être la risée de tout un conventuel ! »

Un reste de fierté dissuada Alma de s’effondrer en sanglots aux pieds de son interlocutrice dont la voix croassante s’enfonçait dans sa poitrine comme une lame ébréchée.

« La belladore, Qval Anzell, s’est empressée de colporter ton histoire. Elle prétend qu’elle se sert de ton exemple pour ramener les rêveuses aux réalités de ce monde, je crois plutôt qu’elle exerce un penchant naturel pour les ragots, pour la médisance. »

Alma releva la tête et lança un regard perplexe à la vieille femme.

« Que me voulez-vous au juste ? »

Elle avait craché ces quelques mots avec véhémence, avec hargne, bien loin de la déférence que les novices témoignaient en principe aux djemales plus anciennes. Les gloussements des grands nanziers, les éclats de voix et les rires des sœurs affairées dans la cour intérieure se mêlaient à la rumeur sourde des sources chaudes et aux sifflements des geysers.

La vieille femme se redressa avec un large sourire qui dévoila une dentition parfaite et donna à ses traits une douceur inattendue.

« Je te préfère nettement comme ça, réactive, colérique, orgueilleuse. Tu n’es pas faite pour la soumission, pour la révérence, pour la réclusion, tu n’es pas faite pour être djemale !

— Comment pouvez-vous affirmer ce genre de chose ? répliqua Alma d’une voix gonflée d’indignation. Et d’abord qui êtes-vous ? Je ne me souviens pas vous avoir vue dans le conventuel.

— Nous nous sommes croisées à trois ou quatre reprises. Je ne te reproche pas de ne pas m’avoir remarquée : notre chère Qval Frana m’a recommandé la plus grande discrétion.

— Pourquoi ?

— On me surnomme Gaella la folle… »

Alma hocha la tête. Elle avait entendu parler de Gaella la folle, une très vieille djemale, peut-être plus vieille que Qval Frana, une sœur frappée de démence qui hantait les couloirs sombres du conventuel comme un amaya grinçant de l’espace. Elle n’avait jamais douté de son existence, mais elle n’avait pas non plus envisagé de se retrouver un jour en sa présence. Elle comprit en tout cas que les affirmations de la vieille femme n’étaient que des divagations issues d’un cerveau détraqué et, rassérénée, se détendit.

« Et vous l’êtes ? Folle ? »

Gaella renversa la tête en arrière et éclata d’un rire hystérique qui, aux oreilles d’Alma, sonna comme le plus probant des aveux.

« Cette question n’a aucun sens ! C’est aux autres, à celles qui me disent folle, qu’il faudrait la poser. La folie n’est qu’une question de point de vue, de regard.

— Pourquoi vous considèrent-elles comme folle ? »

Gaella contempla un moment les collines noires puis dévisagea la novice avec une intensité qui contraignit cette dernière à baisser les paupières.

« Parce que, comme le grand Ab, comme Djema, j’ai vu le Qval. »

La vieille femme se tut, les yeux toujours fixés sur Alma, comme pour évaluer l’impact de ses paroles sur son interlocutrice.

« Vous l’avez vu ou… vous vous imaginez l’avoir vu ? bredouilla Alma, troublée par l’insoutenable pression de ce regard.

— Je l’ai approché, physiquement s’entend, mais j’ai perdu confiance et je me suis rétractée au moment d’opérer la fusion.

— Et où cette… rencontre se serait-elle déroulée ?

— Dans un endroit que tu connais bien désormais. »

Une fébrilité soudaine s’empara d’Alma qui, frissonnante, s’accouda au parapet. Elle venait tout juste d’entrer en convalescence et avait sans doute présumé de ses forces. Il lui sembla que le toit prenait de la hauteur et que le bâtiment oscillait sur sa base. Les formes claires des djemales qui se lavaient à grande eau à proximité de la retenue s’évanouissaient comme des songes au travers des frondaisons ajourées.

« Dans la grotte de Djema, reprit Gaella. J’ai eu la même idée que toi. Presque deux cents ans avant toi. J’aspirais comme toi à rejoindre le Qval dans l’eau bouillante. Je ne suis pas entrée dans le bassin, je m’y suis jetée tout entière du haut d’un rocher… »

Sa voix s’était hachée, ses yeux agrandis, son souffle accéléré. L’exaltation et la frayeur qui l’avaient traversée au moment de se lancer dans le bassin étaient toujours aussi vives deux siècles après.

« Et ensuite ? demanda Alma, malgré elle captivée.

— J’ai eu l’impression de m’être précipitée dans l’essence du feu. Je m’y étais préparée, mais la douleur était si forte que je me suis affolée, que j’ai perdu le contact avec le présent. Puis j’ai lâché toutes les prises, je me suis abandonnée à ce que je croyais être ma mort et le Qval m’est apparu. »

Gagnée par l’excitation, Alma se rappela qu’elle conversait avec une femme dérangée et s’appliqua à garder la tête froide.

« Quelle… quelle forme avait-il ?

— Il n’avait pas de forme, ou plutôt il en changeait sans arrêt. J’avais parfois l’impression de voir un visage de femme, parfois un tourbillon sombre, parfois une sorte d’animal.

— Il vous a parlé ?

— Pas comme nous le faisons en ce moment. J’entendais une voix à l’intérieur de moi. Sa voix.

— Que disait-il ?

— C’était un chant d’amour, un chant d’une beauté bouleversante. Il m’invitait à me fondre en lui.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? »

Des reflets larmoyants brouillaient le brun doré des yeux de Gaella. Des plis s’étaient creusés aux commissures de ses lèvres, qui couraient jusqu’au bas du menton et en haut des pommettes.

« J’ai eu peur, petite sœur. Peur de perdre mes frontières, peur de passer dans l’autre dimension. Je me suis agrippée à mes souvenirs, à mes désirs, à mon individualité. Alors le Qval a disparu et je me suis retrouvée plongée jusqu’au cou dans une eau bouillante qui me rongeait les chairs.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Je ne sais pas exactement. J’ai perdu connaissance et je me suis réveillée sur les rochers du bord du bassin. C’est là que m’ont trouvée les djemales deux jours plus tard. Deux jours seule, aux prises avec une souffrance atroce, insoutenable. »

Alma se souvint de la douleur qu’elle-même avait éprouvée en pénétrant dans l’eau du bassin et imagina sans peine le calvaire qu’avait enduré Gaella.

« Vous en avez réchappé malgré tout… »

La vieille femme acquiesça d’un battement de cils.

« À quel prix ? Les belladores ne m’accordaient pas une chance de survie. Il faut croire que je suis d’une engeance coriace. Mais ma peau en a gardé des séquelles. Je ne supporte plus les étoffes rêches, lourdes, même en hiver. »

Elle se recula de deux pas, saisit le bas de sa robe et, d’un geste théâtral, la releva jusqu’au menton. Alma ne put retenir une exclamation de surprise et d’effroi. Hormis la forme générale, ce qu’elle avait sous les yeux ne ressemblait pas à un corps. C’était une masse indistincte de chairs torturées, sanguinolentes, suintantes, purulentes, qui, bien que protégées par un baume épais et parfumé, répandait une puissante odeur de viande en voie de décomposition. Horrifiée, au bord de la nausée, la novice se demanda comment cette femme avait pu vivre pendant près de deux cents ans avec une telle infirmité.

Gaella rabattit précautionneusement sa robe sur ses jambes.

« Le prix de ma survie, reprit-elle d’une voix imprégnée de détresse. Tu n’as pas idée des difficultés que soulèvent des mouvements aussi simples que s’asseoir, se coucher ou se lever. Pas idée des précautions qu’exigent des fonctions aussi fondamentales qu’uriner ou déféquer. Si on ne m’avait pas donné cette robe, je n’aurais pas résisté, j’aurais été condamnée à vivre nue en toute saison, sans même la protection de la peau.

— Qui… qui vous l’a donnée ? balbutia Alma.

— Une vieille sœur qui a eu pitié de moi. Elle m’a dit qu’elle la tenait d’une autre sœur qui la tenait elle-même de l’arrière-petite-fille de Djema. Elle affirmait que la robe avait appartenu à Ellula en personne, et même qu’il s’agissait de sa robe de mariage. Je ne sais pas si c’est vrai, mais force est de reconnaître que nous ne savons plus fabriquer des tissus de cette qualité. Et puis cette étoffe a eu pour moi des vertus miraculeuses. Elle a apaisé mes brûlures, elle a épongé mon sang et mon pus, elle m’a protégée des canicules et des grands froids… »

Gaella marqua une pause, comme épuisée par sa tirade et le poids de ses souvenirs. Les rares nuages qui paressaient au-dessus des collines et les fumerolles se teintaient d’un rouge-brun encore peu prononcé qui préludait à l’avènement du crépuscule. Les grands nanziers s’agitaient derrière les barrières de leur enclos dans l’attente de la distribution quotidienne de grains de manne, leur nourriture exclusive. Leurs plumes multicolores, ébouriffées, formaient une mosaïque insaisissable de couleurs vives scintillantes.

Alma laissa passer un long temps de silence avant de revenir à la charge.

« Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi les autres vous considèrent comme folle.

— Je leur ai raconté la même chose qu’à toi.

— Elles ne vous ont pas crue ?

— Et toi, est-ce que tu me crois ? »

Alma soutint cette fois sans faiblir le regard de son interlocutrice. Elle ne discernait aucun signe de démence dans le brun doré de ses yeux mais la limpidité de ces sources cachées dans les recoins désertiques, la sincérité d’une femme dénudée, épurée par la souffrance. L’incorrigible rêveuse qui sommeillait en elle en profitait pour refaire surface, elle en était consciente, mais l’histoire de Gaella donnait une dimension nouvelle à ses propres tourments, un tour un peu moins absurde à ses propres déboires.

« Je vous crois, murmura-t-elle dans un souffle. Pourquoi… pourquoi m’avez-vous parlé à moi ?

— J’ai fait la même chose avec toutes celles qui sont entrées dans le bassin. Elles ne sont pas nombreuses. L’une est morte de ses brûlures, la deuxième a quitté Chaudeterre, la troisième, c’est toi. Qui d’autre que ces trois-là pouvait le mieux me comprendre ? Qui d’autre avait la capacité de tirer les djemales de l’existence fade, tiède, dans laquelle elles se complaisent ?

— Mais… vous… nous avons échoué ! s’écria Alma. Vous, vous vous êtes ébouillantée tout entière, moi, je n’ai réussi qu’à me brûler les pieds !

— Nous avons eu le mérite d’essayer. Il nous a manqué la confiance, cette confiance que Djema exigea de Maran pour plonger dans la cuve de l’arche. Cette confiance qui nous conduit à l’éternité, à l’invincibilité de l’instant. Qui transforme le feu en caresse et la souffrance en félicité. Je ne me suis pas donné la mort parce que je pensais que mon histoire devait être gardée, transmise, qu’il fallait entretenir cette petite lueur dans les ténèbres qui vont bientôt s’étendre sur nous.

— Quelles ténèbres ? demanda Alma, soudain alarmée.

— La nuit de notre passé. Elle nous submerge déjà, elle prend différentes formes, elle s’étend dans notre malédiction génétique.

— Vous voulez parler des lignées maudites ? »

Gaella lâcha un petit rire de gorge.

« Même si je le voulais, je ne pourrais pas être un couilles-à-masque ! Non, non, je parle de cette propension qu’ont les hommes à se fourvoyer dans les sillons du passé. Un nouveau monde nous a été donné, l’occasion d’un nouveau départ, et vois ce que nous en avons fait.

— Il me semble que l’ancien monde était bien pire que celui-ci !

— Sans soute, et c’est la raison pour laquelle nos ancêtres se sont entassés dans une arche, mais ce n’est qu’une question de temps. Le temps nous dévorera si nous refusons d’être ses enfants.

— Il nous dévore même si nous l’acceptons…

— Il nous détruit parce que nous hésitons toujours entre l’avant et l’après, que nous ne nous tenons jamais sur la ligne. Toujours à… contretemps. Mes brûlures, tes brûlures sont des contretemps. »

Alma se redressa, en proie à une émotion intense, inexplicable, suffocante.

« Des paroles, tout ça ! Pourquoi n’êtes-vous pas retournée dans la grotte si vous avez réellement vu le Qval ? Pourquoi n’avez-vous pas essayé de mettre vos théories en pratique ? »

D’un geste délicat, Gaella décolla sa robe plaquée sur sa hanche.

« Le traumatisme. Je n’en ai pas eu le courage. Je me suis efforcée de vivre du mieux possible avec mes brûlures, ce cadeau avisé que m’a envoyé le temps. »

Gagnée par une colère sourde, Alma avait hâte désormais de clore cet entretien. Les ombres des collines s’allongeaient démesurément sur les toits des bâtiments. En bas, sous le regard des deux sœurs chargées de les nourrir, les nanziers se disputaient les grains blancs de manne à coups d’aile, de bec et de patte.

« On ne peut pas vivre dans la seule compagnie des regrets ! lâcha la novice avec agressivité.

— J’ai consacré une grande partie de ma vie à m’en débarrasser, répliqua la vieille femme d’un ton presque joyeux. J’accepte désormais ce que les autres ont fait de moi, la folle de Chaudeterre, l’épouvantail à djemales. Chaque soir je m’endors en pensant que cette nuit pourrait être la dernière, chaque matin je rends grâce au jour qui naît. Peu m’importe ce que me réserve le présent, je prends le temps comme il vient. Je n’ai plus de désir, ni celui de rester ni celui de partir. Je n’ai ni passé ni avenir, petite sœur, ouvre grand ton cœur et écoute, entends que cela est merveilleux.

— Dois-je comprendre que vous n’éprouvez plus le désir de rejoindre le Qval ? »

Gaella prit une longue inspiration et se dirigea d’une démarche aérienne vers l’entrée de l’escalier qui donnait sur le toit du bâtiment voisin, plus bas d’une vingtaine de pas.

« Tu dois comprendre que tout désir éloigne du Qval, y compris et surtout celui de le rejoindre. »

Alma vit disparaître son chignon blanc entre les montants de pierre des parapets. Perplexe, elle observa d’un œil distrait l’agitation habituelle de la cour intérieure du conventuel. Jael s’était couché derrière les collines dans une débauche de mauve, de bleu et de pourpre. Les ondulations de la plaine jaune se jetaient comme des courants obstinés dans l’horizon assombri.

Même si son pied gauche continuait de l’élancer, Alma devait à présent regagner sa cellule afin de recevoir les soins de la belladore.

Elle fut réveillée, au cours de la nuit, par des éclats de voix et des bruits de pas dans les couloirs. Elle avait mis du temps à s’endormir malgré son épuisement, harcelée par les paroles de Gaella, sceptique sur la santé mentale de la vieille femme, doutant de sa propre raison.

Elle se leva, grimaça lorsqu’elle posa le pied gauche au sol, se rendit en boitant à l’entrée de sa cellule, écarta la tenture.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-elle à une djemale qui, vêtue de sa robe de nuit, les cheveux en bataille, passait dans le couloir, une solarine à la main.

— Tu as entendu parler de Gaella la folle ? »

Alma acquiesça d’un mouvement de tête.

« Elle s’est éteinte cette nuit. La sœur qui l’a retrouvée sur un toit – sur un toit, tu te rends compte ? – dit qu’elle est morte avec le sourire. »

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