CHAPITRE XXII CÔNES

Frères du cercle ultime,

Nous nous sommes rendus maîtres des domaines qui s’étaient ligués contre nous sous l’impulsion d’une poignée de mathelles. Vos conseils étaient judicieux : comme elles ne s’attendaient pas à être attaquées pendant l’amaya de glace, les reines rebelles n’ont jamais eu le temps de rassembler leurs troupes, et leurs domaines sont tombés l’un après l’autre.

Nous avons toujours réussi à déjouer les averses de cristaux de glace. Les batailles nous ont coûté des pertes, parfois assez importantes, mais nous savons que Maran réservera une bonne place à nos frères immolés à sa cause. Emportés par l’ardeur des combats, lassés de la résistance adverse, aveuglés par une sainte colère, nous n’avons pas toujours laissé de survivants derrière nous, pas même les mathelles ou leur descendance directe comme vous nous l’aviez ordonné. La responsabilité nous en incombe, à nous les chefs de cercle qui n’avons pas su contenir la rage de nos frères. Pour notre défense, nous dirons que le sang a le même pouvoir enivrant que l’alcool de manne et qu’il est bien difficile à des hommes de réfréner leur ivresse lorsqu’ils commencent à en respirer l’odeur. De même, nos frères n’ont pas toujours songé à marquer les femmes et les jeunes filles de l’amour divin de Maran avant de les tuer, mais, encore une fois, je ne crois pas qu’on puisse les en blâmer dans la mesure où ils ont déployé une bravoure et une volonté sans faille. Nous comptons malgré tout onze mathelles prisonnières, ainsi que leur descendance directe. Nous les avons enfermées dans des pièces du domaine situé au nord de Cent-Sources qui porte le nom de Présent (à en croire les premiers interrogatoires, ce nom ridicule s’explique par le fait qu’une ancienne djemale en est la fondatrice). Nous attendons vos instructions pour ce qui concerne les captives.

Nous avons trouvé une dizaine de domaines dont ce Présent entièrement vidés de leurs occupants, de leur cheptel de yonks et de leurs réserves alimentaires. Nous nous sommes d’abord félicités de ces conquêtes faciles, nous avons pris nos aises, nous nous sommes reposés, réchauffés, restaurés, puis nous nous sommes interrogés sur le sens de ces disparitions : qu’est-ce qui a bien pu pousser ces reines à abandonner leurs territoires, elles qui s’étaient battues avec une férocité insoupçonnable pour les conserver ? Elles s’étaient terrées comme des furves dans leurs bâtiments dès les premiers signes de l’amaya de glace, elles ont dû prendre le risque d’affronter les chutes de cristaux et de voir leurs enfants, leurs constants et leurs permanents réduits en charpie.

Quelques-uns d’entre nous ont donc suivi les traces profondes des chariots, visibles même sous l’épaisse couche de glace qui recouvre les chemins. Elles nous ont conduits en direction du nord, vers les plaines du Triangle où elles finissent par s’effacer dans les innombrables flaques laissées par la fonte des premiers cristaux.

Ainsi donc ces mathelles ont capitulé et choisi l’exil après nous avoir combattus pendant des années. Une de leurs destinations possibles me paraît être le conventuel de Chaudeterre. La mathelle du Présent, Merilliam, est une ancienne confermée comme je vous le disais un peu plus haut, et les autres la considèrent comme leur inspiratrice, comme l’âme de leur résistance. Elle a donc pu les exhorter à se réfugier à l’intérieur des bâtiments de Chaudeterre, intacts et désormais déserts. Nous avons commencé à interroger les prisonnières à ce sujet et, si les réponses restent pour l’instant évasives, il ne fait aucun doute que nous ne tarderons pas à recueillir des renseignements plus précis : les mères sont capables d’endurer de grandes douleurs pour elles-mêmes, mais elles se révèlent d’une faiblesse insigne dès qu’elles aperçoivent une égratignure, une goutte de sang ou l’ombre d’une menace sur leur chère progéniture.

Quoi qu’il en soit, je vous suggère, frères du cercle ultime, d’expédier sans tarder une phalange au conventuel de Chaudeterre. Au cas où notre hypothèse s’avérerait juste, elle pourrait achever la tâche que nous avons commencée ici et mettre fin une bonne fois pour toutes à la rébellion des mathelles, à l’idée même de rébellion. Elle pourrait également incendier et raser le conventuel, car, tant qu’ils continuent de se dresser au milieu des plaines, ces bâtiments symbolisent Qval Djema et enseignements, et risquent un jour ou l’autre de battre le rappel des anciennes idées. Maran accepterait-il de descendre parmi nous si nous laissions ces vestiges de l’ancien monde comme autant d’insultes à sa gloire ? L’heure est proche de son avènement, apprêtons-nous à le recevoir avec tout le respect qui lui est dû.

Nous attendons donc vos instructions. Selon un frère qui sait lire le ciel mieux que personne (et qui nous a été d’une formidable utilité ces derniers temps), vous pourrez expédier votre messager sans crainte entre la nuit prochaine et celle du premier croissant inversé de Mung, ce qui vous laissera un répit de quatre jours et quatre nuits (ce conseil vaut également dans le cas où vous décideriez d’expédier une phalange à Chaudeterre). Les nuages seront lourds, menaçants, mais ne délivreront pas leurs cristaux. S’il galope bon train, votre messager devrait atteindre le mathelle du Présent (et la phalange le conventuel) avant le retour des averses.

Gloire à Maran, l’enfant-dieu de l’arche.

Hyatz, responsable du grand cercle du Nord.



C’est ici que nous nous quittons.

Où sommes-nous ?

À quelques lieues de l’endroit où tu envisages de te rendre.

Je ne sais toujours pas ce que je dois… ce que je viens y faire.

Laisse-toi guider par le présent. L’ordre invisible se modifie sans cesse. Aucune réponse n’est fournie à l’avance.

Je n’ai pas de vêtements, pas de vivres ni d’eau…

Le présent non plus, et pourtant il ne cesse jamais d’être.

Alma s’accroupit sur le bord du bassin et contempla la forme grise incertaine du Qval. Elle aurait été incapable de fournir la moindre estimation de la distance parcourue dans les eaux souterraines du nouveau monde. Elle se souvenait seulement qu’elle avait traversé une quantité invraisemblable de nappes brûlantes, tièdes ou glacées. Elle avait eu la sensation d’évoluer dans les veines d’un immense corps, d’être une part à la fois minuscule et essentielle d’un organisme aux dimensions de la planète. Elle avait croisé des créatures silencieuses et paisibles au fond de failles si noires et profondes qu’elles ressemblaient à des nuits liquéfiées ou à des puits d’encre de nagrale. Elle ne les avait pas vues, elle avait ressenti leur présence, leur densité, leur vigilance, l’importance de leur rôle, obscur mais indispensable, dans les mécanismes profonds du nouveau monde. Elle n’avait jamais réellement su si elle avait voyagé à l’intérieur du Qval ou seulement en sa compagnie. Parfois il lui avait semblé être recouverte tout entière d’une enveloppe protectrice, parfois flotter dans une sorte de tunnel ondulant et foré par un mouvement permanent. Elle n’avait en tout cas jamais souffert des écarts de température, pourtant énormes par endroits, ni du manque d’oxygène malgré les immersions qui pouvaient se prolonger plusieurs heures.

Elle avait émergé à plusieurs reprises dans des grottes sombres ou éclairées par des solarines géantes.

Il faut que tu reprennes des forces, avait suggéré le Qval.

Je ne me sens pas fatiguée.

Tu n’es pas encore habituée aux eaux profondes. Elles engendrent une ivresse qui peut conduire à la folie.

Alma avait ressenti une infime pointe de tristesse dans la pensée-parole de Qval Djema.

Qu’est-ce qui se passe si on devient fou ?

On meurt dans le meilleur des cas, on survit et on souffre dans le pire.

Tu… vous connaissez quelqu’un à qui c’est arrivé ?

Tutoiement, vouvoiement, ça n’a vraiment aucune espèce d’importance.

Vous… tu n’as pas répondu à ma question.

Je connais quelqu’un, en effet, que l’ivresse des eaux profondes a rendu fou.

Alma n’avait pas insisté, persuadée que Qval Djema s’en tiendrait à cette réponse.

Une lumière pourpre se déversait par une large ouverture, inondait la grotte tapissée d’une roche opaque et située tout près de la surface, ce qui confirmait la sensation vertigineuse de remontée qu’Alma avait éprouvée durant la dernière partie du trajet. Frissonnante, les bras croisés sur la poitrine, elle n’avait plus très envie de quitter Qval Djema ni la chaleur bienfaisante des sources bouillantes.

Le froid ne peut pas davantage t’affecter que l’eau bouillante quand tu restes ouverte au présent.

Alma sourit. Les incursions du Qval dans ses pensées l’avaient effrayée lors de leur première rencontre, elles allaient désormais lui manquer.

Et le manque pas davantage que le froid ou l’eau bouillante…

Mais je t’aime, Djema.

Je t’aime aussi, Alma. L’amour est un débordement, pas un vide. En aucun cas il ne peut créer le manque, la tristesse.

J’ai perçu de la tristesse quand tu as parlé de cette personne atteinte par la folie des eaux profondes…

Le visage de Djema apparut à l’intérieur du Qval. Il reflétait en cet instant une joie si pure, si intense qu’Alma en fut bouleversée, qu’elle plongea spontanément la main dans l’eau chaude pour l’effleurer. À sa grande surprise, elle qui s’était toujours imaginé le Qval comme une entité immatérielle, intangible, elle rencontra une surface dense, d’une douceur infinie, qui s’offrait sans réticence à la caresse de ses doigts et de sa paume.

Elle eut la certitude que ce contact prolongé ne lui procurait pas seulement du bien-être à elle-même, mais également à Djema.

Tes mains sont aussi douces que l’étaient celles de ma mère Ellula.

Tu as donc des souvenirs ? Je croyais que l’éternel présent abolissait le passé ?

Il ne l’abolit pas, il évite d’en être affecté, d’en souffrir. Le souvenir de ma mère Ellula et de mon père Abzalon m’est très cher, mais je ne souffre pas de leur absence.

Moi, il m’arrive encore – souvent – d’être affectée par mes souvenirs.

Alma perçut le rire silencieux de Djema.

L’impatience des jeunes filles… Le présent trouvera bien le moyen de te faire déborder d’amour.

J’aurais voulu apprendre tant de choses de toi… Que tu me racontes la vie dans l’Estérion, dans l’espace… Je rêve d’un grand voyage moi aussi.

Les voyages auxquels nous convie le présent ne sont pas souvent ceux que l’on croit. Combien d’habitants du nouveau monde connaîtront l’expérience que tu as vécue dans les eaux profondes ?

Alma eut l’impression que le visage de Djema se déformait, se dérobait sous sa main, puis qu’il lui recouvrait le poignet, l’avant-bras, l’épaule, la poitrine, comme s’il se dilatait pour l’accueillir tout entière. Elle se sentit enveloppée d’une présence attentive, impalpable, comparable à la vapeur chaude bienfaisante qui montait du bassin d’eau bouillante.

Elle perdit les notions de centre, de limites, d’espace.

Elle courait dans des couloirs au plafond bas, elle se faufilait par des ouvertures étroites, elle traversait de grandes salles sombres et habillées d’une matière qu’elle ne connaissait pas, elle filait devant des hommes et des femmes qui discutaient sur le seuil de leur porte, elle croisait des enfants qui jouaient sur des places octogonales, elle se faufilait entre des chariots chargés de plateaux-repas qui avançaient sans aucune assistance, elle apercevait un curieux petit homme vêtu d’une robe noire, au crâne rasé et à l’allure sautillante, elle franchissait une ouverture circulaire, elle pénétrait dans une salle profonde d’où montaient des volutes blanches, elle passait dans un autre labyrinthe de couloirs et de places où les hommes se couvraient la tête de larges chapeaux et les femmes d’étranges coiffes coniques, elle glissait dans une succession de tunnels qui montaient et descendaient comme les toboggans de bois du mathelle de sa mère, elle plongeait dans l’eau bouillante de la cuve en compagnie de garçons et de filles, elle entendait des cris et des rires qui se désagrégeaient dans le silence…

Un silence plus profond encore que celui des eaux souterraines du nouveau monde.

Le silence du vide.

Elle se tenait entre un géant au visage et au crâne cabossés, au regard d’une douceur étrange, douloureuse, et une femme dont la beauté, déjà extraordinaire, se doublait d’une bonté qui donnait une grâce indescriptible à ses gestes, à ses expressions, à ses sourires.

Elle comprit que Djema lui avait ouvert sa mémoire, qu’elle avait déambulé à l’intérieur de l’Estérion, qu’elle s’était assise, à la place de leur fille, entre le grand Ab et la divine Ellula, et elle en éprouva un tel vertige que les images se brouillèrent, s’estompèrent, qu’elle fut brutalement ramenée en arrière, qu’elle se retrouva allongée, interdite, haletante, sur le bord du bassin bouillant.

Eh bien, comment t’ont paru tes ancêtres, Alma ? suggéra le Qval après un long silence.

S’ils sont mes ancêtres, alors tu l’es aussi ! Comment peux-tu être si sûre que je suis de votre lignée ?

Tu portes une part de leur patrimoine génétique, et aussi de celui de Lœllo, comme beaucoup d’habitants du nouveau monde, le présent me l’indique.

Pourquoi en ce cas n’avons-nous pas votre force ? Pourquoi avons-nous brisé votre rêve ?

Les rêves sont faits pour être brisés. Nous, nous n’avions pas d’autre projet que de vivre l’instant. Et mon père Abzalon l’avait bien compris, qui refusa de donner un nom au nouveau monde. Nous parlions d’amour tout à l’heure, c’est la seule force qui a guidé mes parents. Et c’est la seule force qui vous manque. Aimez, peu importe comment, peu importe qui.

Alma se releva et, encore étourdie, fit quelques mouvements pour rétablir sa circulation sanguine. Sa peau ne présentait plus une seule rougeur et ses cheveux, pour autant qu’elle pût en juger, avait recouvré leur épaisseur, leur volume. Elle commençait à prendre ses aises dans ce corps qu’elle avait parfois rejeté avec une haine féroce.

J’ai eu la vision d’une femme et de son enfant l’autre jour. Est-ce que je la verrai ?

Elle n’est plus. Ni son fils. Mais, si tu l’as vue, c’est que tu as certainement quelque chose à faire avec elle ou avec lui, ou avec leurs descendants.

Est-ce que… je te reverrai ?

Tu sais que je ne peux pas répondre à cette question, Alma. Si je te revois un jour, j’en serai heureuse, si je ne te revois plus jamais, j’en serai heureuse aussi.

Alma hocha la tête, se détourna avec brusquerie pour cacher ses larmes et fila à toutes jambes vers la sortie de la grotte. Elle ne se retourna pas, mais elle entendit s’élever derrière elle un chant qui emplissait toute la grotte et dont l’ineffable beauté lui ravit l’âme.

Jael se couchait au moment où elle arriva en vue de ce qui lui parut être un ensemble de bâtiments. Le paysage ne ressemblait en rien aux plaines du Triangle ni aux collines de Chaudeterre. La végétation, ici, se réduisait à quelques arbustes aux feuilles piquantes d’une couleur brun-vert. Ils poussaient chichement sur une terre avare, sèche, rouge, craquelée, où d’anciennes rigoles avaient creusé des lits tortueux.

Alma avait d’abord traversé un immense cirque avant de gravir l’une des murailles rocheuses déchiquetées qui le ceinturaient. Certaines pierres étaient, comme celles des grottes, translucides et gorgées de la lumière de Jael qu’elles restitueraient à la tombée de la nuit. Elles brillaient déjà d’une clarté ténue dans le jour assombri.

Accueillie par un froid vif au sortir de la grotte, Alma avait fini par se concentrer sur sa marche et oublier les conditions extérieures. Oublier également sa tristesse tenace, la douleur sourde à son pied gauche et la sensation de vulnérabilité entretenue par sa nudité. Elle n’avait pas détecté de présence humaine ou animale dans les environs, seulement des déplacements fugitifs – des impressions de déplacements – qui évoquaient les vols d’umbres. Elle n’avait pas eu ces réactions incontrôlables de panique qui l’avaient poussée, enfant, lorsque retentissait la sonnerie des guetteurs, à se jeter sous un lit ou sous une table comme si une misérable épaisseur de bois ou de laine végétale avait le pouvoir d’arrêter les prédateurs volants. En dehors de sa nostalgie sous-jacente, qui n’avait pas seulement pour objet Qval Djema mais également sa mère, Zmera, et ses sœurs du conventuel, elle était baignée de cette sérénité profonde qu’elle avait recherchée en vain dans les murs de Chaudeterre. Elle n’avait plus de comptes à rendre à personne, ni à son passé ni à son avenir, elle ne craignait plus d’exister pour elle-même, de s’engager sur ce sentier personnel inconnu qu’ouvraient chacun de ses pas, chacune de ses décisions.

Les rayons rasants de Jael se reflétaient dans les constructions élancées qui se dressaient dans le lointain. Même si elles se présentaient sous un angle différent, c’étaient bien elles qu’Alma avait entrevues dans sa vision. Elle se demanda si elle ne devait pas attendre la nuit pour s’y aventurer. Elle serait arrivée nue dans un domaine de Cent-Sources, elle aurait pu être chassée à coups de pierres, voire frappée jusqu’au sang sur l’ordre de la mathelle. Elle ne tenait pas à offenser les êtres qui occupaient – si occupants il y avait – ces bâtiments aux sommets effilés, très différents des maisons, des silos et des granges du continent du Triangle. Elle ne discernait cependant aucun mouvement, aucun signe d’activité, rien d’autre que ces miroitements qui composaient une mosaïque scintillante. Elle résolut de continuer sa marche et de se dissimuler à la première alerte. Elle évoluait à présent au milieu d’un plateau jonché de pics rocheux aux formes torturées, un environnement où les cachettes ne manquaient pas. Les reflets bleus ou mauves sur les facettes des roches diaphanes et les touches vertes ou jaunes des arbustes piquetaient le rouge et l’ocre, les teintes dominantes.

Elle arriva au bord d’une gorge étroite et profonde dont elle n’apercevait l’extrémité ni d’un côté ni de l’autre. Elle s’installa en porte-du-présent, inspira profondément et chassa ses pensées parasites. Elle acquit rapidement la certitude que cette faille n’était pas celle de sa vision et qu’elle devait poursuivre sa route. Ralentie par son pied gonflé douloureux, obligée parfois de contourner les amas de rochers qui bouchaient le passage, elle longea la faille sur une distance d’environ deux lieues, à la recherche d’un passage.

Le disque pourpre et gigantesque de Jael – jamais elle ne l’avait vu aussi gros – tombait derrière des crêtes lointaines et obscures d’où jaillissait de temps à autre un éclat incandescent. Au moment où, fatiguée, découragée, elle s’apprêtait à rebrousser chemin pour explorer la direction opposée, elle avisa l’échine arrondie d’une arche naturelle qui enjambait la faille.

La franchir ne s’avéra pas une entreprise aisée : non seulement elle n’était pas large ni vraiment plate, mais sa surface martelée depuis des siècles par les rayons de Jael et les rafales de vent se révélait lisse, fuyante. Alma s’y risqua à quatre pattes, s’immobilisant comme un nanzier effrayé dès qu’elle détectait le moindre déséquilibre, la moindre amorce de glissade. Elle apercevait en contrebas la nappe noire des ténèbres qui montait avec l’avènement de la nuit et n’allait pas tarder à déborder.

Elle se sentit tellement ridicule, à quatre pattes sur ce bout de rocher, les fesses en l’air, qu’elle finit par se moquer d’elle-même. Le trajet dans les eaux profondes du nouveau monde s’était effectué dans des conditions autrement confortables. Elle prenait la mesure, tout à coup, du formidable privilège qui lui était échu. Elle avait partagé l’intimité de Qval Djema pendant plusieurs jours, elle avait communiqué avec elle, elle était entrée dans sa mémoire, elle avait entrevu ses parents, elle avait voyagé avec elle, en elle. Là où l’ordre des djemales décrivait son inspiratrice comme une déesse hautaine et sèche, Alma avait rencontré un être accessible, généreux, joyeux, une magnifique illustration de la fusion entre l’humain et le Qval. Elle n’envisageait pas cependant de réaliser elle-même cette fusion, non parce qu’elle redoutait de sacrifier sa nature humaine, mais parce que, selon les paroles mêmes de Djema, leurs voies n’étaient pas identiques.

Elle reprit sa progression sur le sommet de l’arche, toujours prudente mais légère, lavée de ses peurs. Elle ne sursauta même pas quand un vol d’umbres surgit de la gorge. Un froid intense la recouvrit, beaucoup moins tolérable que la fraîcheur piquante déposée par le crépuscule. Des formes sombres et silencieuses fusèrent de chaque côté de l’arche, comme crachées par l’obscurité. Elle discerna, avec une netteté saisissante, les appendices souples et pratiquement transparents qui ondulaient de chaque côté de leur corps allongé. Les plus petits, de la taille d’un enfant, jaillissaient de la faille avec une vivacité d’étincelle, les plus grands, de la taille de quatre ou cinq hommes, en émergeaient avec une lenteur majestueuse, la pointe triangulaire braquée vers le ciel comme une lance. Ils donnaient l’impression d’être constitués d’obscurité pure, en dehors de leurs appendices latéraux, moins denses, et surtout de leur queue, courte, mobile, gris clair, striée, comme recouverte d’une peau écailleuse. Ils ne produisaient pas un bruit, pas même un léger froissement ni un souffle.

Ils se rassemblèrent au-dessus de la faille sans prêter attention à Alma – ils étaient supposés s’intéresser aux êtres humains lorsqu’ils se jetaient sur eux pour les dévorer. Leur formation, forte d’une vingtaine d’unités, semblait étendre une nuit précoce sur le plateau.

Ils s’évanouirent avec une soudaineté qui laissa la jeune femme un long moment sans réaction. Elle contempla le ciel sillonné de traits enflammés, se demanda si elle n’avait pas rêvé puis réprima une série de tremblements avant d’achever sa traversée de l’arche.

Si les bâtiments flamboyaient avec une telle intensité, c’était que leurs constructeurs les avaient érigés avec des blocs de roche translucide.

Une drôle d’idée : les bâtiments des domaines présentaient au contraire le moins possible de transparence et d’ouvertures pour garder la fraîcheur pendant la saison sèche et la chaleur durant l’amaya de glace. De même leur forme générale, une sorte de cône large sur sa base et très fin, voire pointu, en sa partie la plus élevée, ne révélait pas non plus un esprit très pratique. Ils étaient ou avaient été habités pourtant : Alma distinguait une ouverture centrale et triangulaire au pied de chacun d’eux. Elle en dénombrait une centaine à première vue, trois fois plus hauts que les jaules, rassemblés sur un espace à peine plus grand qu’un mathelle de Cent-Sources. Une volonté géométrique quasi obsessionnelle avait gouverné leur agencement. Alma n’avait pas besoin de mesurer avec ses pas pour se rendre compte qu’ils étaient séparés par des espaces rigoureusement égaux, couverts par endroits d’arbustes ou de touffes d’herbe.

L’impression d’ordre, de symétrie, se renforça encore lorsqu’elle pénétra à l’intérieur de cette forêt de constructions dont les façades obliques réfléchissaient la lumière agonisante du jour comme une batterie de pierres-miroirs. Elle gardait une main sur le bas-ventre et un avant-bras sur la poitrine au cas où quelqu’un viendrait à la surprendre. Les lieux paraissaient déserts, et sans doute depuis bien longtemps à en juger par la végétation qui avait poussé dans les allées, mais elle captait une présence, la trace d’une vie non loin d’elle.

Elle atteignit une vaste place circulaire qui ne contrariait pas l’organisation de l’ensemble mais en était probablement le point de départ, le noyau. D’ailleurs, quand elle fut arrivée au centre, près d’une sculpture aux trois quarts démolie qui avait été une fontaine, elle avait exactement la même vue de quelque côté qu’elle se tournât, les mêmes alignements, les mêmes perspectives, les mêmes façades inclinées et brillantes, les mêmes béances sombres des portes. Seule différait l’intensité de la lumière selon la position des constructions par rapport à Jael. Elle ne distinguait, derrière les murs de roche translucide, que trois lignes sombres et horizontales qui étaient sans doute la vue en coupe des étages.

Elle examina la sculpture. Taillée dans une pierre opaque, d’une hauteur de trois hommes, elle représentait un corps de femme dont il ne restait que la moitié de la poitrine, les hanches et les jambes. Sa blancheur originelle apparaissait par endroits sous le vernis verdâtre qui la revêtait et qui se faisait plus épais entre les cuisses. L’eau s’était sans doute écoulée de sa vulve aux lèvres renflées hypertrophiées. Le fond du petit bassin, circulaire lui aussi, était tapissé d’une mousse jaune, rêche, parsemée de minuscules boules noires.

Alma s’assit sur le muret intact du bassin et regarda la nuit s’emparer des constructions. Seules les arêtes réfléchissaient désormais la clarté diffuse des étoiles et de Mung, le premier satellite. Elle se laissa une nouvelle fois subjuguer par la beauté, l’équilibre, l’aspect apaisant, contemplatif de l’ensemble. Une civilisation plus avancée que celle du Triangle s’était développée sur ce continent, puis avait disparu brutalement, abandonnant derrière elle des habitations d’une telle qualité qu’elles avaient traversé le temps sans dommage. Aucun bruit ne troublait le silence, et pourtant Alma ressentait la présence avec une acuité décuplée par le déploiement des ténèbres.

Le froid de plus en plus vif qui descendait sur les lieux la poussa à se relever et à marcher pour se réchauffer. Elle n’avait jamais éprouvé le besoin de manger dans les eaux profondes du nouveau monde, il en allait différemment sur la terre ferme : un creux à son estomac et la sécheresse de sa gorge lui rappelaient qu’elle mourait de faim et de soif. Son pied gauche avait pratiquement doublé de volume et avait pris une hideuse couleur violacée. Qval Djema lui avait dit qu’elle garderait toute sa vie les séquelles de sa première tentative d’immersion dans l’eau bouillante.

C’est pourtant le passé ! avait-elle protesté.

Nous avons tous et toutes des douleurs présentes qui nous viennent du passé, nous devons apprendre à vivre en leur compagnie.

Même… toi ?

Au nom de quoi en serais-je dispensée ?

Au nom de l’éternel présent.

L’éternel présent nous envoie aussi bien la souffrance que la félicité. C’est notre relation aux événements qui requiert de la vigilance et non les événements eux-mêmes. La douleur à ton pied n’a en elle-même aucune valeur, aucune signification, aucune justification. C’est ta relation avec la douleur qui te permet ou non de franchir la porte du présent.

Les pas d’Alma la dirigèrent vers l’ouverture d’une construction. Elle y serait à l’abri du vent qui se levait et s’annonçait de plus en plus mordant. Des obliques scintillantes, fulgurantes, sabraient la nuit noire.

Large à sa base de cinq ou six pas – cinq ou six pas d’un homme ordinaire, sept ou huit pour elle –, l’entrée semblait reprendre la forme globale du bâtiment et en respecter scrupuleusement les proportions. Alma la franchit et pénétra dans un vaste espace circulaire et nu en terre battue. La température y était supportable, voire très agréable, et la visibilité étonnante, inattendue. Les blocs de roche libéraient une lumière à peine perceptible qui rendait l’obscurité parfaitement déchiffrable. Elle avait l’impression d’avoir soudain hérité, comme certains permanents des mathelles qu’on appelait les « voxions », le don de voir en pleine nuit.

Elle ne remarqua pas d’escalier ni aucun autre moyen d’accéder à l’étage supérieur dont le plancher, translucide lui aussi, se perchait une dizaine de pas au-dessus d’elle. Elle découvrit une ouverture ronde de la largeur d’un homme dont l’œil sombre s’ouvrait à la verticale au-dessus d’un socle cylindrique situé au centre exact du rez-de-chaussée. Elle s’en approcha, s’accroupit et l’examina un petit moment avant d’oser le toucher : son matériau gris était aussi dur que la roche mais beaucoup plus lisse, comme du bois poli et enduit d’un vernis végétal. Elle se demanda à quoi il pouvait bien servir, puis eut l’idée de passer le bras par-dessus, de couper l’invisible verticale qui se tendait jusqu’à l’ouverture de l’étage supérieur.

Son bras s’éleva tout seul, aspiré, happé par un courant invisible et puissant qui la tira tout entière vers le haut, qui l’obligea à se déplier, à se relever. Saisie, elle se jeta en arrière pour échapper à cette extraordinaire attraction. Elle perdit l’équilibre, tomba lourdement sur le dos et, le souffle coupé, demeura dans cette position. Sa longue marche l’avait épuisée, ses jambes fourbues imploraient le repos, ses paupières lourdes se fermaient, elle franchissait déjà la frontière entre les pensées et les rêves.

Une inquiétude. Un bruit. Une sensation de déplacement.

Elle rouvrit brusquement les yeux.

Une silhouette se tenait devant elle. Ni humaine ni animale, les deux à la fois. Elle poussa un cri et eut le réflexe, stupide en la circonstance, de se recroqueviller sur elle-même, autant par pudeur que par peur.

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