CHAPITRE XI VENTRESECS

Elleo fait partie des hommes qui sont allés pendant quelques jours prêter main-forte aux permanents d’un mathelle inondé par une crue soudaine de la rivière Abondance. De violents orages ont éclaté en cette fin de saison sèche et provoqué de nombreux dégâts dans les domaines, y compris celui de notre mère. Mais nous avons été moins touchés que d’autres, et Sgen, toujours attentive, toujours généreuse, a envoyé quelques-uns de ses hommes et une part de ses récoltes chez ses consœurs en difficulté.

Je l’ai d’abord maudite de m’avoir enlevé Elleo (je la soupçonne de nous avoir surpris lors d’une étreinte et d’avoir saisi ce prétexte pour l’éloigner de moi), puis, passée cette première réaction de colère, je me suis résignée, mieux, je me suis ressaisie, et je compte tirer profit de son absence pour combler le retard accumulé dans la rédaction de mon journal. J’ai l’impression que mon maître Artien me regarde d’un œil sévère depuis son paradis monoclonal. Il se consacrait avec une telle intransigeance à la danse de la plume qu’il ne tolère sûrement pas les disciples velléitaires de mon espèce. D’un autre côté, s’il reconnaît avoir éprouvé un désir un peu fou et lointain pour Ellula, il n’a jamais vraiment connu l’état amoureux, ce chavirement de la raison et des sens, ce feu sublime qui dévore le cœur et le corps. Il n’a jamais connu, et encore moins en tant que mâle – ou en tant que copie biologique mâle –, ce frémissement ineffable de la chair, cette offrande profonde, troublante à l’envahisseur, au conquérant, cette dépossession magnifique qui, parce qu’elle brise les limites individuelles, parce qu’elle efface la conscience du moi, étend aux dimensions du cosmos.

En théorie, il ne devrait pas y avoir de descendants d’enfants de l’éprouvette dans la population du nouveau monde. Artien estime que les clones souffrent d’insuffisances génétiques et sont incapables de procréer. Il cite en exemple les serpensecs, ces redoutables tueurs issus du laboratoire du moncle Gardy qui, fort heureusement pour les passagers du vaisseau (fort heureusement pour nous par conséquent), ne purent se reproduire et, à de rares exceptions près, furent exterminés tous en même temps par Lœllo et le grand Ab. Mais il s’agissait de reptiles, rien ne prouve que cela se soit passé de la même façon pour les êtres humains. Peut-être suis-je moi-même une lointaine héritière de l’éprouvette (ce mot m’a longtemps posé problème, j’ai fini par m’imaginer une sorte de matrice transparente fabriquée dans un matériau semblable aux éclats des fenêtres du vaisseau des origines), ce qui donnerait un éclairage nouveau, intéressant, à mon tempérament parfois… incohérent, inexplicable. Peut-être mes gènes gardent-ils les traces de cette conception artificielle, me poussent-ils à reculer sans cesse les limites de ce matériau dans lequel mon ancêtre fut conçu ? Peut-être m’ont-ils entraînée sur la piste des écrits du moncle Artien, m’ont-ils incitée à poursuivre son œuvre ?

Tes divagations ressemblent fort à la recherche inconsciente d’une relation père-fille à travers le temps, Lahiva filia Sgen : il n’y a pratiquement aucune chance que tu sois la descendante d’un clone, encore moins d’un moncle, et encore moins du moncle Artien. Tu ne trouveras pas de justification à tes errements présents dans un passé recomposé, fantasmé. Tu manies la provocation comme une arme, mais, en réalité, tu cherches sans cesse à te disculper, à légitimer ta place dans ce monde qui, parce qu’il sombre dans la convention, ne te reconnaît pas. Tu ne t’acceptes pas, Lahiva filia Sgen, voilà la vérité, tu essaies de te nier, de te salir à travers les maux et les mots. Et l’écriture, cette chère écriture que tu négliges avec l’impudente insouciance des fantasques, n’est pas qu’un passage de témoin entre deux époques, mais une tentative désespérée d’explorer tes mécanismes secrets, de dévoiler la fleur noire qui te ronge, de dénuder tes monstres intimes. La grande différence entre le grand Ab et toi (mais non, mais non, rien ne prouve non plus que tu descendes en droite ligne du grand Ab…), c’est justement l’extraordinaire capacité qu’avait l’ancien détenu de Dœq à vivre en compagnie de ses monstres. Contemple-les maintenant, Lahiva, contemple tes colères, tes frustrations, tes mépris, tes haines, tes mesquineries, comprends qu’ils t’appartiennent au même titre que tes cheveux et ton corps, comprends qu’ils ne sont ni bons ni mauvais, mais que, si tu refuses de les apprivoiser, de les dompter, ils finiront par te dévorer comme ils ont dévoré les habitants d’Ester, comme ils ont dévoré Eshan, le jeune Kropte fou d’amour pour Ellula.

Une parenthèse à propos d’Eshan : je me demande s’il n’a pas donné son nom à un sentier, le chemin d’Eshan ou… le chemin des chanes. L’orthographe n’est pas la même, mais la sonorité, elle, reste identique, et personne n’a encore trouvé d’explication satisfaisante à l’origine du mot « chane ». Si j’en crois le moncle Artien, le jeune Eshan aurait choisi de se confier au vide plutôt que de prolonger une existence accablée par les remords. Nos ascendants se seraient-ils servis de son nom pour symboliser le dernier passage, le chemin de la mort ?

J’avais une nouvelle fois l’intention d’évoquer le peuple de l’Agauer, mais mes propres démons… pardon, mes monstres intimes se sont emparés de ma volonté, de mon bras et de ma plume. Elleo, mes monstres intimes : je suis décidément vouée à la dépossession. Quand donc me déciderai-je à exister par moi-même, à trancher les amarres, à voguer dans le silence enfin restauré de mon corps et de mon esprit, libre des désirs et des regrets, emplie du chant ineffable de l’univers, ce chant dont je perçois les échos lointains mais que je ne prends jamais le temps d’écouter ?

Un peu de volonté ! Le peuple de l’Agauer, donc.

Dans sa dernière page d’écriture, juste avant sa mort, Artien évoque un deuxième vaisseau, l’Agauer, parti d’Ester trois siècles après l’Estérion, transportant cinq cents passagers, Kroptes, mentalistes et Qvals (une nouvelle preuve, si besoin est, de l’existence réelle de ces êtres légendaires). J’ai interrogé quelques hommes et femmes parmi nos plus anciens : pour eux, l’Agauer évoque le mythe des magiciens qui viendront un jour sur le nouveau monde nous offrir le bonheur éternel. Ils atterriront selon eux à l’est du Triangle, de l’autre côté de la barrière montagneuse qui porte déjà le nom de leur arche. Mais ils ne se manifesteront aux descendants de l’Estérion que si ces derniers se montrent dignes de les recevoir, ou ils repartiront dans l’espace et apporteront leur magie à d’autres mondes, à d’autres peuples. J’ai demandé aux anciens ce qu’à leurs yeux signifiait l’expression « dignes de les recevoir ». Ils m’ont répondu que nous ne devions à aucun prix sortir des sept chemins d’évolution défrichés par les héros de l’Estérion. Qu’un seul d’entre nous s’en écarte, et c’est toute la population du nouveau monde qui en subira les conséquences. Je ne leur ai pas parlé de ma relation avec mon frère, mais je suppose qu’elle fait précisément partie de ces écarts qu’ils stigmatisent avec une grande véhémence. Je ne leur ai pas non plus révélé que, selon toute vraisemblance, l’Agauer s’était posé sur le nouveau monde depuis plus de quatre siècles (j’espère ne pas m’être trompée dans la conversion des temps : je n’ai pas très bien saisi cette différence entre le temps des vaisseaux et le temps d’Ester, et les précisions d’Artien sur le « voleur de temps » n’ont pas franchement éclairé ma lanterne).

Quoi qu’il en soit, si l’Agauer n’a pas rencontré de difficultés techniques insurmontables, il y a de fortes probabilités que nous ne soyons pas les seuls habitants humains du nouveau monde. Je ne vois rien d’étonnant au fait que les deux populations ne se sont pas encore rencontrées : notre vaste planète compte sans doute plusieurs continents séparés par des eaux plus ou moins difficiles à franchir. En outre, si les descendants des passagers de l’Agauer se sont comme nous consacrés à consolider les fondations de leur société naissante, ils n’ont pas pris le temps d’aller à la découverte de leur environnement plus lointain. Je serais curieuse néanmoins de savoir dans quelle direction ils ont évolué, de connaître leurs croyances et leurs mythes. Parlent-ils le même langage que nous ? Mangent-ils les mêmes aliments que nous ? Se sont-ils comme nous organisés autour des axes fertiles des femmes, autour des mères ? Ont-ils subi le même déclin technologique que nous (oui, sans doute, ou nous aurions déjà entendu parler d’eux) ?

Je serai probablement morte avant de recevoir les réponses à ces questions. Si la nature m’avait faite homme, je crois que je serais partie à leur rencontre… Mais, pauvre idiote, tu la tiens, ta solution ! Il te suffit de persuader Elleo de se lancer dans l’aventure en lui montrant au besoin le journal du moncle Artien. Vous n’y trouveriez que des avantages : non seulement vous auriez la possibilité de renouer les liens entre deux peuples issus d’un passé commun, mais vous pourriez vous aimer en toute impunité, en toute liberté, sur les étendues vierges du nouveau monde, vous mèneriez une existence exaltante, bien loin de la routine abrutissante du mathelle.

Le temps va désormais me paraître encore plus long jusqu’au retour d’Elleo. Ce n’est plus seulement mes mains, mes lèvres, mon ventre qui l’attendent avec impatience, mais un avenir enthousiasmant, glorieux. Pourvu que je ne flanche pas au moment de défricher notre nouveau chemin. J’ai ressenti des nausées toute la journée d’hier et ce matin à mon réveil. Je les ai imputées à l’absence d’Elleo et j’ai tenté de les soustraire à la vigilance maternelle, mais Sgen m’épie avec dans l’œil une lueur que je n’aime guère.

Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.


Orchéron observa les hommes et les femmes rassemblés autour du feu, des ventresecs sans aucun doute. Orchale en recevait de temps à autre au domaine, principalement aux périodes des moissons et des cueillettes de fruits. Grossissant les rangs des permanents et des journaliers, ils travaillaient en contrepartie de trois repas par jour, d’un bain hebdomadaire et de quelques heures de sommeil sur la paille des silos.

Ceux-là étaient une vingtaine, assis autour d’un grand feu où rôtissaient des quartiers de yonk, à l’intérieur d’un cercle d’abris de peau bas et semi-sphériques. Non loin, à demi dissimulés par les herbes, des hommes, des femmes et des enfants se baignaient dans une mare scintillante abandonnée par les orages des jours précédents. En arrière-plan se dressaient les formes dentelées et sombres de la chaîne montagneuse de l’Agauer.

Proche, si proche qu’Orchéron en eut le vertige.

« On s’est perdu ? »

Orchéron sursauta. Une jeune femme s’était approchée dans son dos sans faire de bruit, vêtue d’une robe ajourée qui ne dissimulait pratiquement rien de son corps.

Perdu ? Bien plus que ça ! Il était incapable de dire ce qu’il faisait au beau milieu de la plaine. Ses souvenirs s’arrêtaient à l’instant précis où il voyait les protecteurs des sentiers surgir d’un abri souterrain et, aspergés par la lumière des éclairs et des solarines, se déployer au pied de la colline de l’Ellab. Il avait repris connaissance quelques instants plus tôt, en plein jour, marchant au milieu des herbes dans la direction de l’est. Entre les deux, c’était le trou noir, le néant, un gouffre trop large et trop profond pour pouvoir être exploré.

« Tu es un… lakcha de chasse ? »

Il secoua lentement la tête tout en examinant son interlocutrice. Ses cheveux clairs, ondulants, blonds par endroits, encadraient un visage hâlé volontaire. Ses yeux d’un brun foncé tirant sur le noir le scrutaient avec sous le vernis de méfiance un soupçon d’impertinence. Elle irradiait une énergie qui reléguait l’irrégularité, la grossièreté de ses traits au second plan.

« Alors qu’est-ce que tu fais là ?

— Je… j’ai l’intention d’explorer le Triangle », répondit Orchéron.

La femme le fixa avec une attention redoublée, le front et les paupières plissés, comme si elle essayait de voir au travers de son crâne.

« Tu as plutôt la tête de quelqu’un qui fuit, dit-elle sans le quitter des yeux. Quelqu’un que la mort poursuit… »

Troublé, il détourna la tête pour échapper à l’extraordinaire emprise de ce regard.

« La femme que j’aimais, bredouilla-t-il. Les umbres l’ont enlevée.

— Les négentes ne sont pas les envoyés de la mort.

— Les négentes ?

— C’est le nom que les ventresecs donnent aux umbres.

— S’ils ne sont pas les envoyés de la mort, où sont passés les corps de ceux qu’ils enlèvent ? »

Elle eut le sourire indulgent d’une mère face à l’ignorance de son enfant.

« Dans les mondes de la neutralité, du non-désir, de la non-souffrance. Les négentes enlèvent les plus faibles d’entre nous pour leur éviter des peines inutiles. Ils ramèneront celle que tu aimes quand les temps seront venus de la réunion, de la fusion.

— Je serai probablement mort d’ici là.

— Quelle importance ? Ceux qui ont reçu une belle vie n’emportent pas de regrets avec eux. »

Elle le prit par la main et l’entraîna en direction du feu. L’odeur de viande grillée aiguisa son appétit. Quelques instants plus tôt, il avait voulu saisir l’un des gâteaux d’Orchale dans sa besace, mais ils étaient tous moisis, immangeables, comme si, malgré l’action conservatrice du sucre des fruits, ils avaient subi une décomposition accélérée.

« Viens manger avec nous, dit la jeune femme. Nous les ventresecs, nous partageons tout, la nourriture, l’air, l’eau, la terre, les plaisirs, les joies et les chagrins. »

Elle s’appelait Ezlinn et était l’une des douze femmes du clan, qui comptait également seize hommes et une dizaine d’enfants. Ils n’avaient manifesté ni approbation ni agrément lorsqu’elle leur avait présenté Orchéron, ils avaient simplement salué l’invité d’un petit mouvement de tête ou d’un clin d’œil et lui avaient tendu un morceau de viande ainsi qu’une gourde d’eau.

Les errants partageaient tout, c’était une règle fondamentale. Chaque enfant considérait chaque adulte comme son père et sa mère, et chaque autre enfant comme son frère ou sa sœur. Cependant, Ezlinn expliqua à Orchéron que les femmes ventre-secs veillaient à ne jamais être fécondées par les hommes de leur clan afin d’éviter la consanguinité et l’affaiblissement de leurs lignées. Lorsqu’elles estimaient que le temps était venu d’avoir un enfant, elles s’en allaient à la recherche d’un géniteur, soit parmi les autres errants, soit parmi les permanents des domaines.

« Mais jamais chez les lakchas de chasse ! Eux sont les amayas des enfers, les envoyés de la mort.

— Pourtant, il a bien fallu que vous égorgiez ce yonk, objecta Orchéron en désignant les quartiers de viande qui continuaient de griller sur leurs broches de bois imbibées d’eau.

— Nous ne l’avons pas tué. Il est venu mourir devant nous, s’offrir à nous. »

Assis dans l’herbe encore gorgée d’humidité, Orchéron commençait à se détendre. Les permanents des domaines ne connaissaient pratiquement rien des ventresecs, qu’on n’invitait jamais aux banquets de fin de moisson ou de cueillette. Des rumeurs circulaient à leur propos, qui les dépeignaient tantôt comme des êtres futiles, parasites, paresseux, malveillants, tantôt comme des fanatiques qui interprétaient de manière totalement erronée les légendes de l’Estérion. On ne s’intéressait pas, par exemple, à la façon qu’ils avaient de prévenir les incursions des umbres, eux qui passaient toute leur vie dans les plaines du Triangle sans autre refuge que leurs précaires abris de peau.

« Comment… comment des femmes peuvent-elles décider que le temps est venu d’avoir un enfant ? demanda Orchéron.

— Nous apprenons très tôt à écouter nos corps, répondit Ezlinn. Nous pouvons être couvertes sans danger la plupart du temps. Mais, quelques jours par cycle, il nous faut nous abstenir ou bien trouver un reproducteur extérieur au clan. Et si possible un beau. »

Elle souligna son propos d’un regard égrillard qui le mit mal à l’aise et qui déclencha les rires des autres membres du clan. Certains d’entre eux, hommes ou femmes, n’avaient pas jugé nécessaire de se rhabiller à l’issue de leur baignade dans la mare. Des gouttes d’eau scintillaient sur leurs corps bruns, maigres pour la plupart.

« Où vous réfugiez-vous pendant l’amaya de glace ?

— Les plaines offrent de multiples ressources à qui les connaît, dit Ezlinn. On trouve sous les herbes une infinité de grottes et de sources d’eau chaude. Nos mères ventresecs n’ont jamais manqué du nécessaire, ni dans l’arche, ni sur l’ancien monde ni sur le nouveau. Même lorsque les Kroptes leur ont crevé les yeux.

— Pourquoi vous êtes-vous engagés sur le chemin des ventresecs ? »

Ezlinn posa son morceau de viande sur le sol, se rapprocha de lui, lui plaqua sa main sur le sommet du crâne, lui enfonça ses doigts dans les cheveux et, d’un mouvement pivotant du poignet, le contraignit à regarder dans toutes les directions.

« Qu’est-ce que tu vois autour de toi ?

— L’herbe jaune de la plaine, répondit-il après un instant d’hésitation.

— Pour les permanents des domaines, cette herbe est synonyme de terres à défricher, à conquérir, mais elle a pour nous la couleur et l’odeur de la liberté. Les mathelles ont délimité leurs territoires, nos territoires à nous n’ont ni limites ni frontières.

— Des ventresecs se présentaient pourtant au domaine de ma mère Orchale pour y travailler… »

Elle se pencha sur lui tout en lui maintenant sa main plaquée sur la tête. Il respira une bouffée de son odeur, âpre, musquée, imprégnée d’essences végétales.

« Parfois c’est pour nous une solution de facilité que de louer nos bras aux domaines, dit-elle d’une voix basse vibrante. Mais nous ne sacrifions pas pour autant notre liberté. Et puis cela permet à nos femmes de faire des rencontres. À nos hommes également : tu serais surpris par le nombre de mathelles ou de permanentes qui invitent les errants dans leur chambre. Comme nos ancêtres, nous sommes les indispensables souffles d’air dans les espaces confinés. »

Les cris et les rires des enfants qui s’éclaboussaient dans la mare dominaient par instants le friselis persistant des herbes. Bien que Jael fût encore haut dans le ciel, des courants frais se faufilaient dans la tiédeur mollissante du jour et la chaleur radiante des braises. Venus des cimes de l’Agauer, des vents de plus en plus froids balaieraient le Triangle jusqu’aux premières averses de cristaux de glace.

Ezlinn lâcha Orchéron et revint s’asseoir à sa place. Les autres le regardaient comme un animal curieux, les femmes surtout, intriguées ou attirées par son physique imposant. Il remarqua alors qu’il n’y avait pas d’anciens parmi eux, que les plus âgés n’avaient sans doute pas dépassé les cent ans.

Il ressentit soudain dans la poitrine une infime piqûre, comme une épingle de corne lui perforant le cœur. Il s’agrippa aux herbes, à la terre, pour contenir ses tremblements et ne pas basculer en arrière. La douleur se propagea rapidement vers son bassin et son crâne, s’enroula comme une plante vénéneuse autour de ses membres, autour de ses os. En lui monta une colère noire, terrible, une envie terrifiante d’éteindre chaque étincelle de vie sur ce monde, de répandre le néant autour de lui. Il plongea la main dans la poche de son pantalon et empoigna le manche de son couteau de corne.

« Qu’est-ce qui se passe ? Tu es devenu tout… » Il interrompit Ezlinn d’un regard à la fois autoritaire et implorant.

« Une crise. Éloignez-vous vite… par pitié… »

Dominé par la souffrance, incapable de se contenir, il se releva, dégagea son couteau, déplia la lame et, donnant des coups rageurs et circulaires devant lui, s’avança vers les silhouettes brunes qui s’évanouissaient dans les herbes. Titubant, hurlant, il marcha et frappa sans savoir où le portaient ses pas, aveuglé par la fureur, harcelé par les insaisissables lames qui lui tailladaient les nerfs. Il crut se rendre compte que les errants s’étaient dispersés comme des balles de manne aux premiers vents et, dans les tréfonds de sa conscience, il en éprouva un immense soulagement. Il s’acharna sur les herbes et sur la terre jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent et qu’il s’affaisse de tout son long sur le sol en poussant un pitoyable gémissement.

Que s’était-il passé entre le moment où les couilles-à-masques se rassemblaient au pied de l’Ellab et celui où il avait repris connaissance sur la plaine ? La question surgissait sans cesse d’un recoin de sa mémoire. Il en retirait l’impression que du temps lui avait été dérobé, et que ce n’était pas la première fois. Il avait huit ans, peut-être neuf, lorsque les couilles-à-masques les avaient traînés, sa mère et lui, sur la colline de l’Ellab, onze environ lorsque Aïron l’avait recueilli sur le bord de la rivière Abondance. Il s’était donc passé deux ou trois ans dans l’intervalle, deux ou trois ans que sa mémoire semblait avoir purement et simplement escamotés comme la poignée de jours qui venaient de s’écouler à son insu.

Des frissonnements agitèrent les peaux cousues, liées à une armature de branches souples et entrecroisées. Ezlinn écarta les tentures de l’ouverture, s’introduisit dans l’abri et s’agenouilla près de lui. Elle revenait de la mare à en juger par ses cheveux mouillés et les auréoles d’humidité qui s’épanouissaient sur sa robe claire. La lumière encore blême indiquait que le jour venait tout juste de se lever.

« On dirait que les amayas ont décidé de te laisser en paix, s’exclama-t-elle avec un sourire chaleureux.

— Jusqu’à la prochaine fois. »

Il se sentait encore faible, mais la douleur avait disparu, abandonnant d’imperceptibles frémissements qui couraient le long de ses membres. Il avait peu dormi, coincé une grande partie de la nuit au fond d’un puits de souffrance, prostré sur les peaux que les ventresecs, après l’avoir transporté dans l’abri, avaient étalées sous lui. Lorsqu’il s’était réveillé, il avait été étonné, très étonné, de découvrir son poignard de corne posé en évidence sur ses vêtements pliés à ses pieds.

« Je… je ne maîtrise plus mes réactions quand les crises se déclenchent, dit-il. C’aurait pu être très dangereux pour vous.

— Tu n’as blessé personne. Et puis nous connaissons très bien ce mal. Nous l’appelons le mal des plaines ou la malédiction des ventresecs.

— Moi qui croyais être le seul à…

— Nous ne pensions pas non plus qu’il pouvait toucher un permanent des mathelles. Ni quelqu’un d’aussi jeune. »

Elle pencha la tête sur le côté pour essorer ses cheveux mouillés. Orchéron revit Mael effectuer ce geste, gracieux entre tous, devant l’un des grands Ab de pierre du mathelle, et une vague de tristesse froide, amère, le recouvrit, qui se retira en le laissant au bord des larmes.

« Quel rapport avec la jeunesse ? demanda-t-il d’une voix sourde au bout d’un long moment de silence.

— Le mal des plaines touche les plus anciens. La première crise signifie que leur temps de vie est écoulé, qu’ils sont devenus un poids pour les clans, qu’ils doivent désormais s’effacer. Alors ils s’en vont et ne reviennent jamais.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas… effacé ?

— Ta vie ne nous appartient pas, pas davantage que celle des anciens ou des yonks. Ce n’est pas à nous de décider de l’heure de leur sacrifice. »

Orchéron examina l’intérieur de l’abri : de forme circulaire, il pouvait sans doute accueillir cinq ou six personnes, mais les ventresecs l’avaient réservé à son seul usage le temps de sa crise.

« Je suis un poids pour vous, murmura-t-il. Je vais partir. »

Il se redressa et repoussa la couverture de laine végétale étalée sur son corps. Ezlinn lui agrippa le poignet et, d’une pression continue, l’obligea à se rallonger.

« Tu n’es pas encore en état de partir.

— Et vos anciens ? Ils sont en état de partir, peut-être ?

— Ils connaissent le prix de l’errance, de la liberté, ils acceptent de le payer. S’ils ont eu une belle vie, ils n’ont pas de regrets.

— Qui te dit que je n’ai pas eu une belle vie moi aussi ? »

Elle plissa les yeux et le fixa avec cette attention lointaine qui semblait la projeter au-delà des apparences.

« Tu es comme la plupart des permanents des mathelles, déclara-t-elle d’une voix songeuse. Tu n’as même pas commencé à vivre. »

Elle lui adressa un petit sourire sarcastique avant de se retirer. Trop las pour essayer de comprendre ce qu’elle avait cherché à lui signifier, il se laissa dériver sur le cours paresseux de ses pensées, finit par s’assoupir, puis, réveillé par une rumeur lointaine, il enfila son pantalon avec une maladresse exaspérante, glissa son couteau dans sa poche et sortit.

La fraîcheur de l’air le surprit. Le vent restait froid bien que Jael brillât de tous ses feux dans un ciel d’un mauve très pâle, presque blanc. Il ne vit pas un seul ventresec dans les environs, ni entre les abris de toile ni autour du foyer central d’où s’échappaient encore des volutes de fumée grise, ni sur les bords de la mare. Femmes, hommes, enfants, ils avaient tous disparu, comme soufflés par les rafales. Des morceaux de viande froide et des galettes de farine de manne sauvage jonchaient les herbes, ainsi que des vêtements et des ustensiles épars. Le campement semblait avoir été abandonné en toute hâte, comme devant l’imminence d’un danger.

Il crut discerner des grondements, des mugissements et des cris dans le friselis des herbes et les sifflements du vent. À l’est, la plaine se faufilait entre les courbes de collines affaissées et s’échouait en vagues jaunes sur les premiers contreforts de l’Agauer ; elle s’enfuyait en ondulations aux couleurs changeantes vers les autres points cardinaux. Le croissant gris et terne de Maran, le dernier des satellites nocturnes, flottait encore au-dessus de la ligne d’horizon.

C’est là, dans l’axe de Maran, qu’Orchéron aperçut les formes sombres et imposantes d’une harde de yonks lancés au grand galop en direction du campement. Il eut besoin d’un peu de temps pour distinguer les silhouettes des cavaliers. Ce n’était donc pas un troupeau sauvage mais l’un des cercles de lakchas qui fournissaient les mathelles en viande, en corne et en peaux. Cette constatation aurait dû le rassurer, mais un pressentiment lui soufflait qu’il aurait sans doute mieux valu faire face à un troupeau de yonks sauvages plutôt qu’à des chasseurs. Les paroles d’Ezlinn, « les lakchas sont les amayas des enfers, les envoyés de la mort », remontaient à la surface de son esprit et donnaient un éclairage inquiétant à la disparition subite des ventresecs. Il n’essaya pas de fuir cependant, d’abord parce qu’il n’en avait pas les ressources, ensuite parce que les cavaliers l’avaient certainement repéré et qu’ils n’auraient aucun mal à le rattraper sur cette étendue désolée. Il se demanda où avait bien pu se réfugier le clan errant, puis il se souvint que, selon Ezlinn, les plaines offraient de multiples ressources à qui les connaissait.

Le cœur battant, la main dans la poche de son pantalon, les doigts crispés sur le manche de son couteau, il observa les lakchas et repoussa à plusieurs reprises la tentation de prendre ses jambes à son cou. La terre tremblait sous le roulement des sabots, les cris aigus des cavaliers lui transperçaient la poitrine. La troupe, composée d’une trentaine d’éléments, se scinda en trois parties à proximité du campement, les uns fonçant tout droit sur lui, les autres amorçant un double mouvement tournant. Il dut se faire violence pour rester immobile tandis que les yonks, le mufle baissé, les cornes en avant, avalaient à toute allure la courte distance qui les séparait de lui. Ils réussirent cependant à s’arrêter avant de le percuter, bridés par les saccades brutales des rênes de cuir, la bouche blessée par le mors de pierre, les naseaux écumants, la robe détrempée. D’un bref regard par-dessus son épaule, Orchéron s’aperçut que les montures qui l’avaient pris à revers piétinaient sans ménagement les abris des ventresecs.

Les chasseurs l’examinèrent en silence, les yeux encore brillants de l’excitation de la chevauchée. Tous portaient des vêtements de peau, vestes, pantalons, bottes, ainsi que, au-dessus du genou, un étui rigide d’où saillait le manche de bois d’un poignard. Les uns étaient juchés sur des selles en cuir munies de sangles et d’étriers, les autres sur de simples couvertures de laine pliées en deux ou en quatre et maintenues sur l’échine de leur monture par de fines cordelettes passées de chaque côté de l’encolure. Leurs cheveux, longs pour la plupart, se rassemblaient en tresses plus ou moins épaisses et parfois munies en leur extrémité d’une dent ou d’une pointe de corne. Des restes de nourriture, des brins d’herbe ou des éclats de boue s’incrustaient dans leurs barbes épaisses où se devinaient également de courtes tresses. Les rafales de vent étaient impuissantes à balayer l’odeur des yonks exaltée par la transpiration.

« En voilà un qu’est un peu moins froussard que les autres ! s’exclama un lakcha.

— Ou alors c’est qu’il est plus stupide ! cria un deuxième.

— Ou bien il sait pas courir », ajouta un troisième.

Ils éclatèrent de rire. Orchéron était maintenant entouré d’un cercle de yonks fumants, écumants, qui tiraient violemment sur les rênes pour rapprocher leur mufle de l’herbe ou, pour les plus proches de la mare, essayer de boire un peu d’eau. Des abris ne subsistait rien d’autre que des vestiges informes, des bouts de peau et des éclisses de bois éparpillés.

« Toi, dis-nous pourquoi t’as pas foutu le camp avec les tiens. »

Les cheveux gris et les rides profondes du chasseur qui s’était adressé à Orchéron en faisaient le plus ancien du groupe. La grande corne recourbée qu’il portait à l’épaule semblait en outre traduire un rang supérieur. Peut-être était-il l’un de ces fameux chefs de cercle dont les femmes parlaient avec de l’admiration dans la voix et les hommes avec de l’envie dans les yeux ? De lui émanait en tout cas une grande autorité, et il se tenait sur son yonk avec une certaine prestance.

« Je… je ne suis pas un ventresec, dit Orchéron, conscient de la lâcheté de cette réponse, de cet empressement à renier ceux qui l’avaient recueilli et soigné avec une telle générosité.

— Tu viens d’où ? demanda le lakcha avec une moue dubitative.

— D’un domaine. Le domaine d’Orchale. Je suis l’un des fils de la mathelle. »

Les chasseurs se consultèrent du regard. L’espace de quelques instants, hormis les remuements agacés des yonks, seul le ballet méfiant de leurs yeux agita leur cercle. Les pointes de corne ou de pierre de leurs armes de jet, lances, arcs, flèches, luisaient au-dessus de leurs épaules ou de leurs têtes.

« Qu’est-ce que tu fiches dans un nid de ventresecs ?

— J’ai eu un malaise, je me suis évanoui et je me suis réveillé allongé dans un de leurs abris.

— Et qu’est-ce que tu fous à plus de trente lieues du premier mathelle ?

— Je… » Orchéron resserra le cordon de son pantalon pour se donner le temps de trouver une réponse plausible. « J’ai été envoyé à l’est en mission de reconnaissance…

— Tu mens ! Ça fait plus d’un siècle que les mathelles ont renoncé à explorer le Triangle. Elles ont suffisamment à faire avec leurs propres terres.

— Ma mère, elle, pense que…

— Je crois plutôt que tu es un de ces fichus bons à rien qui rôdent sur les plaines. »

Orchéron glissa l’ongle de son pouce dans l’encoche de la lame de son couteau et se tint prêt à la déplier.

« Quelle différence ça fait ?

— Quelle différence ? ricana le chasseur. La même différence qu’il y a entre un bon lakcha et une bouche inutile !

— En quoi est-ce que les clans ventresecs représentent une menace pour vous ? »

D’un coup de talon au flanc, le chasseur incita son yonk à s’avancer de quelques pas.

« Ils occupent nos territoires, ils détournent nos troupeaux, ils nous volent nos dépouilles et, si on les laisse se reproduire, ces parasites deviendront bientôt les maîtres du nouveau monde.

— Le nouveau monde est assez grand et généreux pour nourrir tous ses habitants.

— Pour l’instant. Il vaut mieux résoudre les problèmes avant qu’ils ne se posent. »

Orchéron eut un geste d’impatience qui effraya le yonk. Le chasseur apaisa sa monture d’une tension à la fois ferme et souple des rênes.

« Une poignée de chasseurs ne peut pas décider de l’avenir d’un monde ! gronda Orchéron.

— Qui te parle d’une poignée de chasseurs ? Ce sont les mathelles elles-mêmes qui ont demandé à certains chefs de cercle d’enrayer la prolifération des ventresecs.

— Absurde ! Pour quelle raison ?

— Les terres ne sont pas aussi généreuses que tu prétends. Il faut bien faire des choix.

— Les mathelles ont de bonnes relations avec les ventresecs. Elles n’hésitent pas à les engager pour les travaux saisonniers.

— Ce n’est pas parce qu’elles leur tendent une main secourable qu’elles n’aiguisent pas le couteau dans l’autre. Elles se veulent les emblèmes de la fécondité, de l’amour maternel, de l’abondance. Elles ne tiennent pas à salir leur image, ou ce serait tout le système des domaines qui risquerait de s’effondrer. »

Orchéron répugnait à recevoir les arguments du chasseur, mais il se demanda si sa mère Orchale avait fait partie des mathelles qui avaient réclamé l’extermination des errants. D’un coup d’œil circulaire il chercha une brèche dans la haie des yonks et des cavaliers. S’il avait eu l’intention de l’épargner, le lakcha ne lui aurait pas confié ces secrets. Ezlinn avait eu raison de dire que la mort le poursuivait. Après lui avoir enlevé sa mère biologique et Mael, après l’avoir poussé à assassiner Œrdwen, elle avait fini par le rattraper, tapie dans les yeux farouches de ces hommes, dans le souffle bruyant de leurs montures, dans la dureté tranchante de leurs armes. Elle le cernait alors qu’il n’avait pas encore commencé à vivre. Peut-être était-il encore temps, peut-être pouvait-il prendre la vie à bras-le-corps avant de s’engager sur le chemin des chanes ?

Il déplia la lame de son couteau et, poussant un hurlement sauvage, il bondit vers le yonk de son interlocuteur.

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